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La recherche engagée sur le terrain du travail précaire: Réflexions méthodologiques, épistémologiques et éthiques
La recherche engagée sur le terrain du travail précaire: Réflexions méthodologiques, épistémologiques et éthiques
La recherche engagée sur le terrain du travail précaire: Réflexions méthodologiques, épistémologiques et éthiques
Livre électronique515 pages5 heures

La recherche engagée sur le terrain du travail précaire: Réflexions méthodologiques, épistémologiques et éthiques

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À propos de ce livre électronique

Comment produire et diffuser des connaissances porteuses de transformation sociale? Comment la volonté de contribuer concrètement aux efforts d’organisation ou d’actions collectives influence-t-elle les choix méthodologiques et éthiques de la recherche ?

Approche nécessaire pour répondre à ces questions, la recherche engagée, qu’elle prenne la forme de recherche-action, de recherche partenariale ou encore d’ethnographie militante, vise à produire des connaissances pertinentes et vectrices de transformation sociale. La poursuite de tels objectifs soulève néanmoins des défis méthodologiques, éthiques et épistémologiques précis.

Une quinzaine de perspectives, provenant tant de milieux universitaires que pratiques, sont ainsi croisées dans cet ouvrage afin de poser un regard réflexif sur la recherche menée avec une vision de changement social autour des questions du travail précaire et faiblement rémunéré au Québec.

L’ensemble de ces réflexions est destiné à la communauté universitaire ainsi qu’aux équipes de recherche qui travaillent dans des milieux de pratique et qui souhaitent poser un regard réflexif sur leur praxis. Seront explorées les enjeux épistémologiques de l’engagement, les dynamiques de collaboration, les modalités de mobilisation des connaissances et les conditions de réciprocité entre différents acteurs et actrices.
LangueFrançais
ÉditeurPresses de l'Université du Québec
Date de sortie20 nov. 2024
ISBN9782760560796
La recherche engagée sur le terrain du travail précaire: Réflexions méthodologiques, épistémologiques et éthiques
Auteur

Laurence Hamel-Roy

Laurence Hamel-Roy est étudiante au doctorat en études humaines au département Centre for Interdisciplinary Studies in Society and Culture (CISSC) de l'Université Concordia. Ses travaux portent sur les transformations des marchés du travail et le rôle des politiques publiques dans la participation des femmes au marché du travail. Membre du Groupe interuniversitaire et interdisciplinaire de recherche sur l'emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS), elle collabore également régulièrement avec Action travail des femmes (ATF) à titre de chercheuse indépendante sur les questions de discrimination et de harcèlement sexuel dans les secteurs d'emploi non traditionnels.

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    Aperçu du livre

    La recherche engagée sur le terrain du travail précaire - Laurence Hamel-Roy

    Introduction

    La recherche engagée sur le terrain du travail précaire

    Mylène Fauvel, Laurence Hamel-Roy, Rabih Jamil, Yanick Noiseux, Manuel Salamanca Cardona et Cheolki Yoon

    La recherche dite engagée ou militante au sein des études du travail (labour studies) et des études du mouvement ouvrier fait l’objet d’une production universitaire importante et soulève des réflexions méthodologiques, éthiques et épistémologiques fondamentales (Bevington et Dixon, 2005 ; Choudry, 2013 ; 2014 ; 2015 ; Fals Borda, 1992 ; Frampton et al., 2006 ; Jordan, 2003 ; Khan et Chovanec, 2010 ; Martinez et Lorenzi, 2012).

    Le foisonnement des méthodes de recherche et de restitution des résultats – recherche-action participative, recherche collaborative et partenariale, participation observante, ethnographie institutionnelle, militante ou globale, sociologie « publique » ou « clinique », etc. – et de leurs composantes critiques posent cependant un ensemble de défis qui relèvent pour leur part davantage de la praxis de recherche que de leurs composantes méthodologiques.

    Ainsi, si la pratique de recherche engagée se démarque par sa visée et sa prise de position consciente et volontaire à la faveur des groupes opprimés et exploités (Becker, 1967 ; Freire, 2000 [1968] ; Hanisch, 2000 [1970] ; Hooks, 2014 [1984] ; Smith, 1989), il convient de souligner que sa signification et sa portée sont intrinsèquement liées à son rapport à la connaissance et plus précisément à sa capacité à se répercuter au-delà de l’enceinte universitaire (Bannerji et al., 1991 ; Bevington et Dixon, 2005 ; Burawoy, 2005 ; Carpenter et Shahrzad, 2017 ; Flacks, 2005 ; Frampton et al., 2006 ; Jordan, 2003 ; Meyer, 2005). De fait, les significations accordées à la recherche engagée diffèrent sur le plan de leur radicalité, par exemple, mais aussi en ce qui a trait aux types de pratiques que mettent en œuvre les chercheuses et chercheurs préoccupés par l’« utilité », la « contribution » et la « pertinence » de leurs travaux pour l’avancement des luttes pour la justice sociale.

    La recherche sur le travail précaire offre à cet égard un contexte de réflexion révélateur pour aborder la recherche engagée notamment en raison de ses visées, souvent explicites, de transformation sociale. Cet horizon des possibles, le caractère intrinsèquement politique des sujets de recherche liés au monde du travail et les possibilités concrètes d’agir sur les conditions de travail notamment grâce à la présence de multiples organisations – syndicales, communautaires, institutionnelles – qui interviennent sur le terrain à cette fin contribuent à l’adoption d’une posture de recherche « engagée » dans le cadre des recherches se penchant sur cette thématique.

    Comment produire et disséminer des connaissances porteuses de transformation sociale ? Avec qui ? Comment la volonté de contribuer concrètement aux efforts d’organisation et d’actions collectives menées par des organisations ou par les personnes concernées pour améliorer, ici et maintenant, les conditions de travail et de vie influence-t-elle les choix méthodologiques et éthiques de la recherche ? À quel moment et de quelle façon est pensé le passage à l’action ?

    Ces questions apparaissent d’autant plus importantes qu’en dépit du nombre substantiel de chercheurs et chercheuses au Québec qui s’engagent auprès de groupes de pratique ou de groupes militants dans la réalisation de projets de recherche à visée transformatrice – et, plus largement, dans la production de savoirs critiques –, la diversité de leurs pratiques et postures n’a que trop peu fait l’objet d’un travail de synthèse. La réflexion autour de ces pratiques demeure ainsi, au Québec et à tout le moins dans les écrits francophones, parcellaire, fragmentée et peu articulée à la problématique spécifique du travail et de l’emploi. Cela s’avère d’autant plus critique que les étudiants et étudiantes désirant élaborer un projet de maîtrise ou de doctorat pour produire des connaissances utiles, mobilisables et ancrées dans les besoins des acteurs et actrices en lutte doivent alors apprendre « à tâtons », et ce, dans un contexte où les cursus pédagogiques des universités québécoises sont peu adaptés à la poursuite de ce type de projets.

    L’objectif derrière la réalisation de cet ouvrage était donc de faire dialoguer la connaissance entourant la recherche engagée dans l’amélioration des conditions de vie et de travail des travailleurs et travailleuses pauvres ou précaires et d’explorer les méthodes les plus propices pour conjuguer les intérêts des chercheurs et chercheuses universitaires à ceux des personnes qui militent, sur le terrain, autour de ces enjeux. Afin de mettre en œuvre ce projet, le collectif derrière la direction de cet ouvrage a convié, en juin 2022, une dizaine de chercheuses et chercheurs issus de différents milieux (universitaires, communautaires et syndicaux) – dont plusieurs ayant participé de près ou de loin aux activités du Groupe interuniversitaire et interdisciplinaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS) –, à participer à une journée de réflexion. Cherchant plus particulièrement à ouvrir un espace de dialogue entre personnes issues de différents milieux (universitaire, communautaire, syndical), cette journée de réflexion a mené à un riche partage d’expériences concrètes de recherche dont la diversité a permis de mettre en relief les défis propres aux postures méthodologiques et épistémologiques adoptées ainsi que leurs potentialités et limites en matière de transformation sociale.

    D’abord pensée en matière de méthodologie de recherche, particulièrement autour de l’accès au « terrain » et de la diversité des méthodes de collecte de données envisagées, la problématique proposée dans le cadre de cette réflexion initiale s’est dans les faits avérée le tremplin d’une réflexion plus large prenant en compte les processus de problématisation, le développement d’outils analytiques, les dynamiques de transmission des connaissances et, plus globalement, les manières de faire par ou avec (et non seulement « pour ») les actrices et acteurs engagés dans différentes formes de luttes et de résistances autour du travail faiblement rémunéré et précaire au Québec. Pour dire les choses autrement, en partant d’un questionnement méthodologique sur la recherche, cette journée – et les échanges qui en ont découlé – ont mené à l’élaboration de différents axes de réflexion non plus cantonnés aux processus de production de connaissance, mais s’étendant également à la praxis de la recherche dite engagée, incluant la prise en compte des enjeux épistémiques qui guident, construisent et valident ces processus ainsi que les modalités de leur mobilisation sur le terrain.

    Cherchant à restituer les échanges et apprentissages émanant de cette journée de réflexion tout en conservant l’intention pédagogique initialement considérée, cet ouvrage se découpe en quatre parties, construites de manière à faire contraster les positions des auteurs et autrices autour de considérations émanant de cet exercice. Ayant pour point commun de viser à l’amélioration des conditions de vie et de travail des travailleuses et travailleurs précarisés par les transformations contemporaines des marchés du travail, les travaux regroupés dans cet ouvrage se différencient par leur localisation (dans l’université, hors de celle-ci ou encore à partir d’espaces interstitiels), par la nature des liens qu’entretiennent leurs auteurs et autrices avec les individus dont ils et elles cherchent à renforcer la capacité d’agir individuelle et collective, et par les choix méthodologiques qui en découlent. L’ensemble des contributions contenues dans cet ouvrage permettent ainsi de contraster les défis auxquels font face les personnes désirant s’engager dans des démarches de recherche visant la production de connaissances non seulement critiques – au sens où elles sont ancrées et orientées politiquement à partir de l’expérience des groupes opprimés, exploités ou marginalisés – mais aussi, et plus largement, les différentes embûches qui guettent la réalisation de travaux poursuivant une visée politique et pragmatique, qu’il s’agisse de renforcement de capacités d’agir, de mise en œuvre et d’adaptation des politiques publiques, de transformation des mentalités et des subjectivités ou encore d’alimenter et de renouveler les cadres d’analyse des organisations.

    Dans un premier temps, l’ouvrage propose de revenir sur la notion d’« engagement », en relation avec ce qu’elle implique sur le plan des retombées tant sociales que scientifiques. La première partie pose ainsi le socle d’une définition multidimensionnelle de l’« engagement » dans la recherche qui doit se comprendre à la fois dans la nature des connaissances produites et de leur pertinence pour le passage à l’action. Dialoguant autour de l’idée première voulant que toute production des connaissances soit fondamentalement engagée, le texte de Lucio Castracani (1er chapitre) entend ainsi d’abord (re)politiser le processus de production de connaissances, un exercice d’autant plus crucial vu le contexte d’exacerbation de la dynamique de marchandisation du savoir universitaire. Sur la base de ses recherches doctorales sur le travail agricole et les politiques migratoires de travail temporaire, l’auteur invite à penser les processus de recherche comme étant nécessairement engagés. Dans cette optique, il appelle à produire un « savoir conflictuel » dont l’objectif est de confronter les narratifs dominants et leurs assises fallacieusement neutres afin de faire émerger des analyses porteuses d’émancipation collective. Le texte de Cheolki Yoon (2e chapitre), qui suit, se penche pour sa part sur les modalités de recherche qui mènent à la production de telles connaissances. Remettant en question un certain dogmatisme entourant la recherche-action, l’auteur s’appuie sur une dizaine d’années d’expérience de recherche engagée autour des questions liées au travail migrant temporaire et à la gig economy afin de pondérer les avantages et désavantages liés à cette approche, en comparaison avec d’autres approches plus traditionnelles. Le texte de Yoon démontre ainsi que la pertinence des recherches se disant engagées se comprend d’abord et avant tout à l’aune du contexte et des besoins spécifiques des groupes et individus qui sont en lutte. Dans un esprit similaire, Laurence Hamel-Roy, Élise Dumont-Lagacé et Sophie Coulombe (3e chapitre) soutiennent pour leur part que les chercheurs et chercheuses aspirant à voir leurs travaux de recherche traduits en actions effectives ne peuvent faire l’économie d’une compréhension sérieuse et engagée de l’écosystème militant des luttes dans lesquelles ils s’insèrent. En revenant sur la démarche de collecte de données et d’analyse d’un projet de recherche « par et pour » l’organisme de défense des droits Action travail des femmes (ATF) portant sur les questions de discrimination systémique des femmes dans l’industrie de la construction, leur texte démontre toute l’importance de la prise en compte « de l’aval en amont » de la recherche, c’est-à-dire d’une anticipation des modalités concrètes par lesquelles les connaissances produites seront éventuellement mobilisées sur le terrain. Cette première partie de l’ouvrage se conclut par un entretien réalisé par Cheolki Yoon auprès de Marie-Josée Dupuis et Marie-Anne Paradis-Pelletier (4e chapitre), toutes deux au cœur des recherches menées au sein du Collectif pour un Québec sans pauvreté. En rappelant que la recherche ne constitue pas l’apanage des personnes évoluant dans le milieu universitaire, leur témoignage nous rappelle que le caractère engagé de la recherche est inhérent à toute démarche ancrée dans les luttes quotidiennes des personnes et groupes concernés. Plus particulièrement, le rôle de l’approche avec qui est mise en œuvre dans les projets du Collectif pour un Québec sans pauvreté illustre comment il est possible de produire des connaissances tout en poursuivant des objectifs pragmatiques, utiles et porteurs de transformations sociales.

    Dans un deuxième temps, cet ouvrage interroge les implications des liens tissés avec les individus auprès de qui se réalise l’engagement, et plus particulièrement sur la façon dont cette relation infléchit les démarches de recherche. Si l’on admet que cette relation se répercute dans la façon avec laquelle sont élaborés et mis en œuvre les projets de recherche ayant des visées de transformation sociale, les réflexions proposées exposent la vivacité des liens entre la production de connaissances engagées et les intérêts et besoins de groupes ou individus concrets, de même que les inégalités épistémiques qui fondent leurs rapports. La seconde partie de cet ouvrage s’ouvre par un entretien réalisé par Christophe Cinq-Mars avec Yanick Noiseux (5e chapitre), chercheur principal du GIREPS, autour de l’évolution des pratiques de recherche du groupe et plus particulièrement de l’évolution des modalités de mise en place des principes de coconstruction des connaissances et de partenariat avec les groupes syndicaux et communautaires. Au fil de son témoignage, le chercheur rappelle que les relations entre les milieux universitaire et pratique ne sont pas données d’avance et qu’elles nécessitent une négociation continue qui se doit d’évoluer selon les luttes qui se redéfinissent dans le temps et dans l’espace. La relation du GIREPS et des groupes qui lui sont partenaires constitue à cet égard un laboratoire tout indiqué pour réfléchir à l’évolution et aux potentialités des pratiques de recherche se voulant engagées. Prolongeant cette réflexion, Lise Côté, Colin L’Ériger, Wilfried Cordeau et Lucie Morissette (6e chapitre), du Service de la recherche de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), rendent compte du rôle de la recherche, et plus particulièrement d’un exercice de « prospective » mené en vue de prises de positions politiques du syndicat. Leur contribution démontre que le développement de projets de recherche au sein de cette organisation répond aux interrogations de ses membres, poursuivant de fait une visée pragmatique d’éducation populaire sur les enjeux qui lui sont propres. Ancrée pour sa part dans un cadre universitaire, la démarche de Rabih Jamil (7e chapitre) auprès des chauffeurs d’Uber démontre que le positionnement politique des universitaires entraîne nécessairement des choix méthodologiques dont il convient de prendre acte. Ces choix répondent en effet à des considérations scientifiques, mais reflètent, simultanément, le type de relation qui fonde la relation entretenue avec les groupes étudiés, et, incidemment, son parti pris. Enfin, Marie-Hélène Deshaies (8e chapitre) revient dans son texte sur les différents jalons de sa collaboration avec Rose du Nord – un groupe intervenant sur les enjeux de pauvreté vécus par les femmes à l’aide sociale –, afin de mettre en relief les paramètres épistémologiques et méthodologiques de la prise en compte des voix marginalisées, et les défis que cela pose à la recherche dite traditionnelle. Tel que le défend l’autrice, il est impératif que la recherche engagée pense les inégalités épistémiques qui peuvent se réitérer dans les relations au cœur des démarches de recherche pour pouvoir les combattre.

    Les différentes façons avec lesquelles se matérialise l’engagement en recherche sont traitées dans un troisième temps. Dans cette troisième partie, les auteurs et autrices exposent différentes manières dont les processus de production et de mobilisation des connaissances peuvent être mis au service des luttes sociales. Offrant une perspective ancrée dans sa pratique d’éducateur populaire, Manuel Salamanca Cardona (9e chapitre) montre comment les universitaires peuvent articuler le processus de construction de connaissances à une visée de conscientisation collective des personnes concernées et servant de base à l’organisation collective. Sur la base de ses travaux de recherche doctorale et de son implication au CTTI, l’auteur fait état des bénéfices partagés d’une méthodologie de recherche croisant éducation populaire et validation des résultats. Pour compléter cette réflexion, le texte de Karen Messing, Jean-Paul Dautel et Jessica Riel (10e chapitre) fait état de l’étroite collaboration entre des membres de l’Équipe interdisciplinaire « Santé-Genre-Égalité » (Équipe SAGE, anciennement le partenariat de recherche l’Invisible qui fait mal) et des organisations communautaires et syndicales dans la mise en place d’un mouvement de résistance féministe dans le cadre des travaux entourant le projet de loi 59, Loi modernisant le régime québécois de santé et de sécurité du travail. Ce chapitre expose comment les connaissances produites au sein de la recherche universitaire s’inscrivent parfois dans des partenariats à long terme et rappelle l’importance pour les universitaires de saisir les possibilités de collaborations lorsqu’elles se présentent. L’entretien de Rabih Jamil avec Jamie Woodcock (11e chapitre) souligne enfin l’importance d’ancrer les questionnements que poursuivent les travaux de recherche dans les interrogations des travailleurs et travailleuses et des organisations concernées, et propose à cet effet aux chercheurs et chercheuses de s’impliquer activement dans les mouvements sociaux, mais surtout, insiste sur la réciprocité des liens sur lesquels doivent être fondés les projets de recherche engagée.

    Dans la quatrième et dernière partie, l’ouvrage présente des réflexions pragmatiques sur la mise en œuvre de projets de recherche se disant engagés pour assurer des relations les plus égalitaires possibles. Exposant les enjeux de bénéfices réciproques de la recherche et les pratiques les plus à même de les soutenir, les derniers textes de l’ouvrage portent un regard réflexif sur les risques d’instrumentalisation et d’exploitation inhérents aux processus mêmes de recherche et de production de connaissance. Revenant sur une démarche de recherche partenariale sur les conditions de travail et d’emploi dans le secteur communautaire, le texte de Mylène Fauvel et Ophélie Couspeyre (12e chapitre) croise le regard d’une chercheuse universitaire et d’une chercheuse issue d’un milieu de pratique. Au fil de leur récit de pratique, soulignant les défis auxquels elles ont été confrontées dans la réalisation de leur partenariat, les autrices racontent différents apprentissages quant aux « conditions de réciprocité » sur lesquelles peut se fonder une relation partenariale juste et équitable, notamment en ce qui a trait à la temporalité et aux modes de fonctionnement interne à une telle démarche. L’enjeu du partage des intérêts et extrants de la recherche est aussi au cœur des témoignages d’Eric Shragge et de Jill Hanley (13e chapitre), chercheur et chercheuse universitaires ayant participé à la fondation du CTTI interviewés par Manuel Salamanca Cardona et Cheolki Yoon. À partir de décennies d’expériences de militantisme et de recherche, Eric Shragge et Jill Hanley discutent des pièges et des apports potentiels des recherches se voulant engagées. Déplaçant le regard vers l’« impensé » de la recherche engagée, le dernier chapitre de cet ouvrage, proposé par Mylène Fauvel et Laurence Hamel-Roy (14e chapitre), attire l’attention sur l’exploitation du travail des étudiants et étudiantes, qui est susceptible d’être banalisée dans le cadre de projets de recherche se penchant sur le travail précaire. Ce texte rappelle ainsi, en toile de fond, les effets délétères de la néolibéralisation de l’université, mais aussi l’importance de politiser les processus de recherche en eux-mêmes, et non uniquement leurs extrants.

    Pour clore cet ouvrage, une mise en dialogue des différentes démarches met en relief les divers constats qui découlent de cet exercice de réflexion collective. En faisant écho aux préoccupations et aspirations des diverses personnes ayant contribué à cet ouvrage, ce chapitre conclusif revient sur la diversité des méthodes de recherche, tout en insistant sur la praxis de mise en œuvre des projets de recherche engagée. Comme discuté dans l’ensemble de l’ouvrage, la recherche engagée constitue non seulement le lieu de prédilection pour forger des alliances entre différents milieux de pratique et le monde universitaire, mais se révèle être un vecteur d’action incontournable pour agir concrètement sur l’amélioration des conditions de travail et de vie des travailleurs et travailleuses précaires.

    Références

    Bannerji, H., Carty, L. et Dehli, K. (1991). Unsettling Relations : The University as A Site of Feminist Struggles. Women’s Press.

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    Smith, D. E. (1989). The Everyday World as Problematic : A Feminist Sociology. Northeastern.

    Partie I

    Produire des savoirs engagés

    Définitions et débats

    Chapitre 1

    Savoir conflictuel

    Penser la recherche auprès des personnes migrantes à statut précaire

    Lucio Castracani

    […] La théorie n’exprimera pas, ne traduira pas, n’appliquera pas une pratique, elle est une pratique. Mais locale et régionale, comme vous le dites : non totalisatrice. Lutte contre le pouvoir, lutte pour le faire apparaître et l’entamer là où il est le plus invisible et le plus insidieux. Lutte non pour une « prise de conscience » (il y a longtemps que la conscience comme savoir est acquise par les masses, et que la conscience comme sujet est prise, occupée par la bourgeoisie), mais pour la sape et la prise du pouvoir, à côté, avec tous ceux qui luttent pour elle, et non en retrait pour les éclairer.

    (Foucault, 2001 [1994], p. 306).

    1.1Est-ce que vous vous identifiez comme anthropologue engagé ?

    L’invitation du Groupe interuniversitaire et interdisciplinaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS) à participer à la journée d’étude puis à la publication de cet ouvrage m’a permis de finalement prendre le temps de réfléchir à un enjeu qui m’a toujours accompagné au cours des années de recherche, du moins depuis mon arrivée à Tiohtià :ke/Mooniyang/Montréal, en 2011. En effet, à plusieurs reprises et dans plusieurs contextes, on m’a présenté comme un anthropologue ou un chercheur « engagé », ou l’on m’a interpellé à ce titre. J’ai toujours été perplexe quant à cette étiquette, jusqu’à la refuser dans les dernières années.

    D’une part, très concrètement, j’ai toujours eu tendance à séparer mes activités de recherche de mes engagements militants, car l’anthropologie, avec le temps, est devenue pour moi un métier. De nombreuses tâches qui ont peu à voir avec la recherche ou l’enseignement, et encore moins avec l’engagement social, entravent mon implication à cause des contraintes temporelles auxquelles elles me soumettent. En même temps, j’ai pris part à des activités militantes qui ne s’inscrivent pas directement dans mes intérêts de recherche et auxquelles je n’ai pas participé avec mes travaux, mais au moyen d’actions très concrètes, comme l’organisation logistique. Je dirais que les deux activités se mènent en parallèle, mais se nourrissent mutuellement. D’autre part, j’assume ma volonté de transformer le politique dans une optique de justice sociale à travers mes recherches, mais je pense que, surtout dans le contexte universitaire, certaines étiquettes qui soulignent l’engagement risquent d’être réduites à un débat scolastique.

    Dans ce chapitre, à partir de ces impressions, je développerai les raisons du refus de l’étiquette de chercheur engagé, tout en présentant certains éléments qui permettent de mieux situer ma démarche de recherche. Notamment, je présenterai certaines réflexions théoriques sur la neutralité de la recherche et sur la recherche appliquée dans le cadre de l’université néolibérale. Celles-ci seront articulées à mes expériences de recherche sur le travail migrant en agriculture et, plus généralement, sur les migrations. Finalement, je terminerai en soulignant la nécessité de produire un « savoir conflictuel » par rapport à des narrations dominantes sur les migrations qui posent ces dernières comme un problème, et de faire communauté avec les personnes qui subissent les politiques migratoires et leurs alliés.

    1.2De quelle neutralité ?

    Un premier aspect qui m’amène à refuser l’étiquette de chercheur engagé est que celle-ci sous-entend l’existence d’une recherche qui ne soit pas engagée. Ce dualisme fictif s’inscrit dans un ancien débat, notamment dans les sciences sociales, sur la neutralité de la recherche. Depuis la publication de Der Sinn der Wertfreiheit der soziologischen und ökonomischen Wissenschaften par Max Weber, en 1917 (Weber, 1965 [1917]), les partisans d’une recherche détachée des valeurs de la personne qui la mène s’appuient sur le concept de « neutralité axiologique ».

    Dans cet essai¹, Weber s’attaque tout d’abord au rôle du professeur universitaire qui prophétise au lieu d’enseigner. Weber souligne l’importance de ne pas transmettre les évaluations pratiques en se limitant aux faits. Il met d’ailleurs l’accent sur le contexte dans lequel se déroule l’enseignement, caractérisé par une relation de pouvoir entre l’enseignant, ses auxiliaires et les étudiants, où le premier a l’autorité et le monopole de la parole pour que ses évaluations pratiques puissent être débattues (Weber, 1965 [1917]). Or, c’est exactement la prétention de neutralité qui renforce l’autorité et le monopole du savant, car, comme le souligne Inanna Hamati-Ataya (2018), l’effort de garder le politique hors de la salle de cours empêche d’analyser aussi le rapport de pouvoir qui s’instaure en classe dans la relation enseignement-apprentissage.

    Une autre critique soulevée par Hamati-Ataya concerne la place réservée par Weber à la signification de la science et à la vocation du savant. Hamati-Ataya souligne que, pour Weber, ces deux questions sont abordées d’une façon « philosophique », comme des « a priori » indépendants du sensible (Hamati-Ataya, 2018, p. 1001). De fait, Weber ne reconnaît pas la dimension historique de la science et la soustrait ainsi à une analyse sociologique.

    Nous pouvons aussi trouver une argumentation contraire à celle de Weber dans les écrits d’Antonio Gramsci. Dans un fragment des Cahiers de prison, Gramsci souligne le fait que la science est aussi une catégorie historique, car les vérités scientifiques ne sont jamais définitives et que par cela, ce qui intéresse la science n’est pas l’objectivité du réel, mais les conceptions du monde qui soutiennent l’objectivité (Gramsci, 2007a [1975]). Évidemment, avec cette conception de la science, Gramsci arrive à une tout autre conclusion que Weber par rapport au rôle du savant : il définit ce qu’il appelle un « intellectuel organique » (Gramsci, 2007b [1975], p. 1514), à savoir un savant qui défend les intérêts de son groupe social en participant à la vie publique et dont le but principal est d’orienter les discours dans des luttes hégémoniques.

    Cette opposition entre une recherche qui se détache de ses valeurs et une recherche qui assume ses valeurs pour la compréhension et le façonnement du monde, ici personnifiée par Weber et Gramsci, a accompagné les recherches en sciences sociales pendant des décennies. Dans les années 1960, dans un discours désormais célèbre prononcé à la Society for the Study of Social Problems, le sociologue Howard Becker souligne que les sociologues qui étudient des problèmes de société se « heurtent à des critiques contradictoires » (Becker, 2013 [1967], p. 476). D’une part, on leur demande de faire preuve de neutralité et de réaliser des recherches techniquement correctes et sans valeur. D’autre part, un engagement profond à l’égard d’une position de valeur est attendu, faute de quoi le travail est considéré comme « superficiel et inutile » (Becker, 2013 [1967], p. 476).

    Or, Becker soutient qu’il s’agit d’un faux débat, car les chercheurs et les chercheuses ne peuvent jamais se dépouiller de leurs valeurs dans la construction et dans l’analyse de leur objet de recherche. Pour Becker, le problème n’est pas celui de prendre ou non position, mais de quel côté nous prenons position (Becker, 2013 [1967]). Notamment, il remarque que la partialité de la recherche est dénoncée quand elle accorde du crédit aux groupes dominés.

    Les enjeux soulevés par Becker sont encore de grande actualité et débattus par les sciences sociales contemporaines. En 2017, dans un ouvrage intitulé Penser dans un monde mauvais, Geoffroy de Lagasnerie s’est penché sur le rapport entre culture et politique ainsi que sur le rôle de l’intellectuel, en soulignant comment ces questions « hantent la philosophie, la théorie et les sciences sociales » (de Lagasnerie, 2017, p. 7). Selon de Lagasnerie, à l’instar de Becker, du moment qu’on s’investit à des activités intellectuelles (comme celle d’écrire, publier ou créer), il est impossible de se soustraire à la prise de position :

    En revanche, sitôt que l’on écrit, sitôt que l’on prend la décision de publier, de chercher, de créer, tout change. Se lancer dans de telles activités suppose d’avoir décidé, plus ou moins consciemment, à un moment ou à un autre, de faire partie des producteurs d’idées, de faire circuler des discours, et donc de contribuer à façonner le cours du monde. Par conséquent, à ce moment-là, nous avons choisi de nous engager. Nous sommes engagés dans quelque chose. Et là, nous ne pouvons plus reculer et nier la dimension politique de notre action (de Lagasnerie, 2017, p. 14).

    L’indissociabilité de la relation entre action et dimension politique soulevée par de Lagasnerie est évidente dans les études

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