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L'île pommelée de moutons blancs
L'île pommelée de moutons blancs
L'île pommelée de moutons blancs
Livre électronique113 pages1 heure

L'île pommelée de moutons blancs

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À propos de ce livre électronique

Au mitan de son existence, un homme cherche un « point de fuite » sur une île chaude et belle, au large de la Sicile. Il décide d’y restaurer une ruine et de s’y installer.

Ode à l’île de Lipari, ce livre en explore tout autant la part d’ombre que celle du narrateur lui-même, avec humour et talent.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Journaliste et écrivain, Serge Bimpage a roulé sa bosse autour du monde. Il est l’auteur d’une dizaine de romans, de récits et d’une pièce de théâtre. Avec "L’île pommelée de moutons blancs", il embarque le lecteur en un voyage poétique.






LangueFrançais
Date de sortie21 mai 2024
ISBN9782832113356
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    Aperçu du livre

    L'île pommelée de moutons blancs - Serge Bimpage

    Punto di fuga

    Ce puissant sentiment de libération, d’arrachement quand le navire commence à se mouvoir. La passerelle d’embarquement se relève dans un bruit de tonnerre. Le bâtiment s’ébroue avec une infinie lenteur. Une puissance inquiétante te saisit des pieds à la tête, Europe enlevée sur le dos du taureau.

    Insensiblement, le port, la ville s’évanouissent. Dans le tintamarre des machines et du vent, exalté je m’écrie : « Le moment est venu d’un punto di fuga ! »

    Tu acquiesces comme à la touchante naïveté d’un enfant.

    Point de fuite. L’idiotisme m’accompagne depuis longtemps. J’en connais par cœur la tournure. Point imaginaire, destiné à aider le dessinateur à construire son œuvre en perspective…

    Encore une couche. Navigare è necessario, non è necessario vivere. Le grand D’Annunzio. Tu lèves les yeux au ciel.

    Déjà, le sel rôtit nos peaux déglacées. D’un geste nonchalant, le barman me tend une Messina. « Con teee partirooo ! » beugle le haut-parleur. L’odeur de suie se mélange à celle du malt. Pas de doute, ça sent le large. Les passagers rusés se tiennent calfeutrés à l’arrière, à l’abri du vent, hypnotisés par le sillage moutonneux du navire. Sait-on ce qu’on laisse derrière soi ? Quelques rires et quelques larmes, dis-tu, mais pas plus à plaindre que les poissons.

    Nous tendons la joue aux embruns. Nous laissons bercer. Le temps est calme. Nos âmes s’élèvent.

    La nave va. C’est bateau. Et pourtant.

    Et voilà que le jour a amorcé son déclin. Un voile de brume recouvre le paysage. À présent, plus rien ne se distingue. Ni ciel, ni mer, ni punto di fuga, nous voici dans la nuit astrale. Déjà plus les mêmes. Autres. D’ailleurs.

    La haute mer. Ça commence à tanguer. Je m’agrippe à ma Messina, songeant que plus on avance, plus on redoute que quelque chose n’arrive. En même temps, ne cesse-t-on pas d’espérer toute notre vie que quelque chose arrive ?

    Tu m’assures qu’au milieu de l’immensité océanique certains sont pris de vertige. Comme en montagne. Face à l’insondable, as-tu lu quelque part, un terrible attrait du vide peut nous saisir à tout moment. Alors je te serre très fort dans mes bras pour que tu ne t’envoles pas.

    *

    Enfin, le ciel a eu raison des vagues scélérates. Le calme s’est installé à nouveau. D’une douceur si prévenante qu’on croirait le bateau à présent immobile. Pour un peu on entendrait la musique des sphères, n’était le son criard des haut-parleurs venant jouer les trouble-fêtes : « Con te partirò su navi per mari che, io lo so, no, no, non esistono piùùù… »

    Repli alpin dans la cabine. Je grimpe à l’assaut de la couchette. Te regarde, point de vue insolite, te déshabiller d’en haut puis te glisser en gloussant dans les draps.

    Tu lis le guide à haute voix. Répètes les noms des sept îles : Panarea, Vulcano, Alicudi, Filicudi, Lipari, Salina, Stromboli. Puis tu me demandes de te lire quelque chose, ce poète¹ dont je t’ai parlé :

    J’ai vécu sur mon Lipari

    Comme un naufragé, né sur l’île qui le sauverait un jour.

    Désespérément, sans salut.

    Mille fois mes rêves ont fait le tour de l’île, Comme un tigre en sa cage dorée.

    Naufragé sur mon île, je croyais en une promesse de la tempête.

    Sur le rivage, j’ai récupéré le message dans la bouteille,

    Écrit par un démon dont la voix murmurait de partir.

    J’ai passé la lumière de l’adolescence à imaginer ce qu’il y avait au-delà de la mer.

    Puis tu t’endors dans la moiteur, à demi nue, au rythme de ta poitrine qui se soulève et s’apaise. Je peine à trouver le sommeil et me demande à quoi tu rêves.

    *

    Au lever du jour, tel un spectre dans l’azur, émerge le Stromboli. Tu ris aux éclats en lisant le guide. « Écoute ça : aux yeux des insulaires, les éruptions du volcan ne sont pas plus incommodes que les ronflements d’un conjoint ! D’ailleurs, les habitants le nomment Iddu. Ce qui signifie Lui, comme un bon copain. On ira, dis ? »

    Les cris des passagers se mêlent à ceux des mouettes. Lipari ! L’île est encore loin. Cependant bien là, oblongue, alanguie, lascive. Planquée au creux des reins de la péninsule italienne, à une enjambée de la Sicile et de l’Afrique. Il faut une bonne raison pour s’y rendre.

    Pour beaucoup, le long voyage touche ici à sa fin. Pour nous, c’en est un nouveau qui commence.


    1 David Cortese, Douce mer.

    La ruine

    Les premiers instants de toute découverte. Décisifs. Ils impriment les sens, la raison, puis la mémoire de leur vérité instantanée. Je les revois avec une netteté, une pureté quasi photographiques.

    Anna et Angelo venus nous accueillir au port. Autant que nous, ils brûlaient d’impatience de nous montrer leur maison. La Suzuki s’était bien vite lancée à l’assaut des hauteurs, et Angelo avait annoncé :

    – On y est bientôt !

    La voiture avait ralenti, un voile de poudre blanche avait recouvert le pare-brise.

    – Sirocco ? avais-je demandé.

    – Poussière de ponce ! avait corrigé Angelo.

    La route était bordée de dunes, nous avions roulé quelques instants comme au milieu du désert. Lorsque, soudain, une fois sortis du nuage, s’étaient présentés les tas de ferraille rouille sur fond de mer turquoise, offrant un spectacle étrange, d’une beauté bizarre. « Les anciennes industries », avait marmonné Angelo.

    Puis notre ami avait avisé la maison, nichée sur un surplomb. La voiture s’était acharnée, arrachée à la pesanteur. On y était. Il avait tiré le frein à main. Nous nous étions extraits un peu groggy de l’habitacle, avions gravi les marches bordées de plantes grasses, et voici le décor inouï des îles, comme vues du ciel, seins cosmiques surgissant de l’onde aux couleurs arc-en-ciel, tirant vers le bleu, le violet, l’indigo.

    Anna nous avait conduits à la terrasse. Désignant l’île en face, elle avait remarqué qu’elle figurait une silhouette d’éléphant. Là-bas, sur la gauche, c’étaient Filicudi et Alicudi, les plus primitives. Sur la droite, Stromboli. Tu avais plaisanté : « Iddu. Il paraît qu’il ronfle ! »

    Angelo avait retourné le pesce spada. Ses yeux pétillaient comme la croix de sa chaînette d’or sur sa poitrine. Anna avait rempli les verres de Donnafugata. J’avais levé le mien. Si ce n’était pas le bonheur, cela s’en rapprochait furieusement, avais-je dit, comme trop souvent. Et j’avais aimé, comme toujours, ton air tendrement exaspéré.

    Italophone, tu avais répondu à Anna que donna fugata signifiait « femme enfuie ». Vous aviez échangé un sourire indéchiffrable, tandis que le ciel avait éteint la lumière et qu’Angelo avait allumé les bougies. C’étaient les vacances.

    Alors m’avaient traversé l’esprit ces moments d’extase, en voyage. À Leh, Tivoli, Athos, Huahine. Lieux d’une beauté telle – comme ici – qu’on se jetait à terre pour se prosterner de reconnaissance. « J’ai vu Dieu, j’ai vu son passage et ses traces, et je suis demeuré saisi et muet d’admiration », écrivit Linné à propos de ces îles d’ici même.

    *

    Un peu plus tard, nous nous étions retrouvés toi et moi sur la plage. Ta peau cuivrée contrastait avec les galets noirs. Sur elle, je déposai délicatement quelques pierres de lave chaudes, elles te faisaient tressaillir : Ulysse et ses compagnons, fourbus et suffocants, sur l’île des cyclopes. Les voilà qui remontent le long de ta cuisse. Venez, une grotte pour se réfugier ! La roche suinte, enfin à boire. Tu gloussais. Et, soudain, qu’était-ce ? L’œil de Polyphème ! Voilà que le monstre avale quatre membres de l’équipage. Mon Dieu ! à présent il barre l’entrée d’une grosse pierre. Vite, le vin ! Ulysse l’offre au cyclope, ils sympathisent. Comment vous nommez-vous ? « Personne ! » répond Ulysse. Et le géant de s’effondrer, saoul. Alors, d’un coup de pieu…

    Nous riions de

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