Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Frontières: Expériences et représentations dans la France du XVIIe siècle
Frontières: Expériences et représentations dans la France du XVIIe siècle
Frontières: Expériences et représentations dans la France du XVIIe siècle
Livre électronique784 pages10 heures

Frontières: Expériences et représentations dans la France du XVIIe siècle

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Le XVIIe apparaît comme le moment où se seraient définies, dans un même mouvement, les frontières externes et internes de la littérature et de l'État Nation. Les critiques de la notion de classicisme et les nouvelles approches de l'histoire littéraire et politique ont cependant mis en lumière le caractère mouvant, brouillé et essentiellement polémique de ces frontières. Ce sont les usages littéraires, artistiques, historiques et politiques de la frontière, comme ligne de front, limite de territoires et de pouvoirs, et/ou zone d'échanges, de négociations et de transgressions qu'interrogent ces études - transdisciplinaires, puisque les frontières, réelles ou fictionnelles, voire mythiques, sont géographiques, sociales, linguistiques, politiques, génériques, mais se tracent aussi entre la littérature et ce qui n'en relève (relèverait) pas, entre laic et religieux, entre privé et public...
LangueFrançais
Date de sortie17 juil. 2023
ISBN9783381101436
Frontières: Expériences et représentations dans la France du XVIIe siècle

Lié à Frontières

Titres dans cette série (1)

Voir plus

Livres électroniques liés

Critique littéraire pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Frontières

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Frontières - Claudine Nédelec

    Introduction

    MARINE ROUSSILLON

    UNIVERSITÉ D’ARTOIS, TEXTES ET CULTURES

    Les contributions réunies ici sont le fruit du XVIe congrès du Centre International de Rencontres sur le XVIIe siècle, qui aurait dû se tenir à Arras en 2020. La crise sanitaire en a décidé autrement : faute de pouvoir franchir les frontières géographiques qui nous séparaient, nous avons dû tenir ce colloque « à distance », par écrans interposés, un an plus tard que prévu, en tentant tout de même, dans la tradition du CIR 17, de franchir, ou du moins de brouiller les frontières disciplinaires : d’en faire un lieu de rencontres.

    À la fin du XVIIe siècle, le Dictionnaire universel de Furetière définit la frontière comme « l’extrémité d’un Royaume, d’une Province, que les ennemis trouvent de front quand ils y veulent entrer ». Suit une série d’exemples : « La Picardie est une Province frontière ; le Roi par ses conquêtes a étendu, a reculé les frontières de son Royaume ; les déclarations de guerre se font par un Hérault sur la frontière. On dit aussi, une ville frontière, qui est située proche les ennemis ». Arras est une ville frontière, au sens premier du terme : une ville de conflits depuis le début du XVIe siècle, rattachée aux Pays-Bas espagnols en 1526, toujours disputée, conquise par Louis XIII en 1640, assiégée par les Espagnols en 1654, reprise par Turenne puis rattachée à la France par le traité des Pyrénées. Elle est alors intégrée au projet de « pré carré » de Vauban : la frontière se matérialise en une double ligne de fortifications. Cette histoire a fait des frontières un objet privilégié de recherche pour les équipes de l’université d’Artois, attachées aussi bien à retracer l’histoire et les dynamiques propres des espaces frontaliers¹ qu’à explorer les marges et les frontières comme potentiel de création². Au sein du laboratoire « Textes et Cultures », l’équipe TransLittéraires s’est spécialisée dans le franchissement des frontières entre aires culturelles, entre disciplines, mais aussi entre culture légitime et illégitime. Elle travaille ainsi sur tout ce qui établit ou brouille des limites : frontières de la littérature, des genres, du canon…

    De son sens territorial à ces usages métaphoriques, la frontière apparaît comme un objet équivoque : terme commode, se prêtant à réunir différentes approches sous une étiquette commune ? Ou bien objet authentiquement interdisciplinaire ? Nous penchons, on le devine, pour la seconde solution : pour construire la frontière comme un objet interdisciplinaire, non seulement parce qu’il peut être saisi depuis différentes disciplines, mais parce qu’il contraint à interroger la construction même de ces disciplines et nos propres démarches de recherche.

    Revenons au dictionnaire de Furetière. La frontière y apparaît comme une réalité géopolitique : en ce sens, elle fait l’objet d’une intense réflexion au cours du XVIIe siècle, mise en lumière ici par la contribution de Julien Le Mauff. Limite (poreuse) du royaume, elle est surtout lieu et enjeu de conflits, car la frontière est d’abord une ligne de front³. La tension entre d’une part une frontière en mouvement, franchie par les ennemis ou reculée par un souverain conquérant et d’autre part la limite instituée du royaume engage une réflexion sur le signe et la représentation. Du discours du pré carré au mythe de la frontière naturelle, la frontière n’est que concept, porté, comme l’écrit Daniel Nordman dans un ouvrage fondateur, par une « littérature » :

    Massives – des cimes inaccessibles aux réseaux de citadelles – ou immatérielles – la passion de la frontière a été portée par toute une littérature géographique, historique et politique du siècle dernier –, les frontières sont remises en cause. Elles se dérobent, insaisissables. Qui pourrait dire aujourd’hui, non pas où elles passent – en Europe occidentale, ce n’est plus guère l’objet de débats –, mais ce qu’elles sont exactement, entre des terres, des pouvoirs et des hommes, ce qu’il reste et restera de leurs signes⁴ ?

    Ce sont les écrits économiques et les débats sur la protection douanière qui font passer le terme de frontière du domaine militaire au domaine civil⁵. La circulation des livres fournit alors un lieu privilégié d’observation des frontières : publications à l’étranger pour échapper à l’emprise du pouvoir, contrebande, traductions sont autant de pratiques des frontières qui contribuent en retour à la production sociale de l’espace (comme le montre ici la contribution d’Hervé Baudry sur les pratiques de censure).

    Au cours du XVIIe siècle la frontière envahit aussi, sur un mode allégorique, les représentations de la vie culturelle et morale, comme le souligne la contribution d’Alain Viala. À partir des années 1640, le genre de la carte allégorique rencontre un grand succès⁶. De la Carte de Tendre à la Carte de la Cour, en passant par la Carte du Pays de Braquerie et par celle du « Royaume des Précieuses », elles tracent des frontières entre groupes sociaux, séparent les comportements acceptables de ceux qui ne le sont pas, distinguent des mouvements et des valeurs⁷. Les querelles se donnent à voir comme autant de conflits sur les frontières : ainsi dans la Nouvelle allégorique ou histoire des derniers troubles arrivés au royaume d’éloquence de Furetière (1658) ou dans l’Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les modernes (1688)⁸. Cartes et guerres allégoriques constituent l’imaginaire du premier champ littéraire en le figurant comme un territoire, et l’ordonnent en publiant des hiérarchies et des classements⁹. La « force polémique de la frontière¹⁰ » décrite par Louis Marin est réinvestie pour dé-naturaliser des valeurs et des comportements, les mettre en débat et ouvrir des conflits, tout en dessinant les limites de territoires qu’il s’agit aussi d’instituer : la littérature, les sciences, le théâtre, la galanterie… La recherche sur les frontières ouvre alors la voie à une réflexion sur les classements, leur construction sociale et historique, et les conjonctures spécifiques qui les mettent en mouvement. C’est l’objet d’un grand nombre des contributions réunies ici, qui interrogent les frontières des mathématiques (Vincent Jullien), les partages du scientifique et du littéraire (Jean-Luc Robin), du politique et du religieux (Grégoire Menu), de l’histoire et de la fiction (Marcella Leopizzi). D’autres choisissent de prendre pour objet des écrits qui brouillent les frontières pour mieux interroger nos catégories, déplacer nos classements, et proposer de nouvelles manières de saisir les écrits du passé : Laurence Giavarini à partir des « mémoires » de Courtil de Sandrars, Marta Teixeira avec le genre de la pastorale dramatique, Aurélie Bonnefoy-Lucheri en interrogeant la confusion du public et du privé chez Tallemant, Nicolas Garroté en étudiant le lien métaphorique établi par Mme de Sévigné entre promenade et correspondance.

    La notion de frontière franchit elle-même, au cours du XVIIe siècle, une frontière : elle passe du domaine militaire à l’éthique et à l’esthétique ; elle se littérarise, pour reprendre la formule de Christian Jouhaud¹¹. Prendre les frontières pour objet, c’est s’intéresser à cette manière d’emprunter au politique pour définir l’éthique et l’esthétique, et les définir justement dans leur autonomie par rapport au pouvoir, dans un processus d’institution paradoxale. C’est aussi, en retour, interroger les effets de cet emprunt sur le politique. Qu’est-ce qui se joue dans la littérarisation de la frontière, devenue sujet de ballets de cour, genre particulièrement transgenre (Claudine Nédelec), d’utopies (Pierre Ronzeaud), de poèmes épiques (Joséphine Gardon et Francine Wild) ou de tragi-comédies (Pierre-Louis Rosenfeld) ? Nous le disions pour commencer : la frontière est un objet interdisciplinaire, pas seulement parce qu’elle peut être appréhendée par différentes disciplines (l’histoire des relations internationales s’attachant aux conflits et aux traités, l’histoire littéraire aux représentations de la frontière et de l’altérité, l’histoire économique aux pratiques douanières…) mais bien parce qu’elle engage une réflexion sur la constitution des disciplines, leur autonomie et leurs échanges, et ce qui se joue dans ces emprunts et ces distinctions.

    On aurait tort, on le voit, de vouloir distinguer la « vraie » frontière – la notion géopolitique – de ses usages allégoriques. Saisir l’objet dans toutes ses dimensions donne à voir des circulations, des passages, qui en modifient le contenu et les enjeux. Nous avons tenté de tenir ensemble les différentes acceptions de la frontière, et d’organiser les contributions autour des actions que cette notion rend possible : disputer les frontières, se saisir de leur force polémique pour ouvrir des lignes de front ; puis établir des frontières : instituer, classer et délimiter ; les franchir, en manifester le caractère poreux, les transgresser ; les brouiller enfin pour ouvrir des espaces de liberté à la création et à l’action.

    La frontière est d’abord une ligne de front. Les conflits frontaliers qui se développent au XVIIe siècle (particulièrement actifs dans la région des Flandres) se traduisent par des opérations militaires, mais aussi par une abondante production écrite. Les satires ménippées étudiées par Nicolas Correard participent aux conflits entre les puissances européennes, tout en produisant un véritable imaginaire de la frontière. Et Clément Van Hamme montre comment Venise a été progressivement constituée par l’écrit en « zone frontière » entre l’espace chrétien et l’ennemi ottoman.

    La transformation de la ligne de front en limite, de la force en pouvoir, passe par une opération de représentation : la carte, le tableau, la description, l’architecture fixent les limites du royaume. Fadi El Hage montre que la distance symbolique de « quarante lieues » censée assurer la sécurité de la capitale est un objet d’écriture : elle circule dans les cartes, les récits, les mémoires, et se nourrit d’un imaginaire biblique. Abondamment écrite, la frontière se matérialise aussi sur le territoire de manière durable par les forteresses de Vauban ou par les établissements religieux de la dorsale catholique étudiés par Marie-Élisabeth Henneau. Au contraire, la frontière entre gascon et languedocien étudiée par Jean-François Courouau, peu écrite et décrite, apparaît comme une frontière invisible et ouverte.

    Le franchissement des frontières, à l’occasion des mariages royaux étudiés par Marie-Claude Canova-Green ou dans les récits d’exilés protestants étudiés par Isabelle Trivisani, superpose à l’image de la limite une autre interprétation de la frontière, comme zone de circulation, de dialogues et d’échanges entre des pouvoirs à la fois partenaires et rivaux. La circulation de la figure de la reine Kétévan entre les empires des Habsbourg, des Ottomans et des Safavides, mise en lumière par Romain Jobez témoigne de cette porosité. Plusieurs autres contributions, sur les traductions hollandaises de La Princesse de Clèves (Andrea Grewe), les sources italiennes de l’Andromède de Corneille (Stella Spriet) ou les récits de divertissements de cour dans La Gazette (Benoît Bolduc), rendent visible la manière dont la circulation et la traduction des livres et des spectacles mettent en jeu les frontières religieuses, politiques et génériques. Sur le territoire comme en littérature, tracer des frontières revient à revendiquer des valeurs et des hiérarchies, tout en ouvrant des espaces de conflits, d’échanges et de transgressions.

    La frontière apparaît comme une zone marginale dotée d’une créativité propre. Les îles flottantes des utopies et des romans héroïques étudiés par Marianne Closson sont des espaces liminaires où des expériences nouvelles et transgressives peuvent avoir lieu : recherche de l’immortalité, refus de toute morale, changement de sexe… Brouiller les frontières, par exemple en multipliant les langues ou les genres au sein d’un même ouvrage, comme le font Molière (étudié ici par Cécile Paringaux) ou Voiture (étudié par Sophie Rollin), revient à mettre en place un espace de liberté pour la création et l’action. Le burlesque, fréquemment utilisé dans des ouvrages polémiques, est ainsi porteur d’une dérision généralisée qui bouleverse et transgresse les frontières linguistiques et génériques, et décompose leurs hiérarchies, écho des hiérarchies du monde réel¹². En étudiant les « airs migrateurs » qui circulent entre différentes cultures et différents publics, Judith le Blanc interroge le lien entre texte et musique, jusqu’à porter une forme de critique de la convention de l’adéquation. Le potentiel polémique des frontières conduit à dénaturaliser tous nos classements, à en percevoir l’historicité, pour mieux comprendre à la fois le passé qui est notre objet, et le présent de nos travaux.

    C’est un véritable spécialiste du franchissement de frontières qui nous a fait l’honneur et le plaisir d’ouvrir la série des contributions, comme il avait ouvert le congrès du CIR 17. Alain Viala a passé sa vie à transgresser les frontières des territoires – entre l’Aveyron, Paris, Oxford et les nombreuses universités où il fut invité – comme des disciplines instituées. Depuis son ouvrage fondateur, Naissance de l’écrivain, qui proposait une « sociologie de la littérature à l’âge classique », puis avec la fondation du Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur l’Histoire du Littéraire aux côtés de Christian Jouhaud, et jusqu’à ce congrès du CIR 17, où il donna l’une de ses toutes dernières conférences, il s’est attaché à « observer ce qui se passe quand les frontières entre des domaines apparemment distincts sont floues, ou se déplacent, bougent, se brouillent¹³ », voire à agir pour ouvrir les frontières qui lui semblaient trop étroites : celles de la littérature, comme objet d’enseignement et de recherche.

    Alain Viala nous a quitté quelques mois après avoir donné la conférence reproduite dans ce volume. En guise d’hommage, nous voudrions prolonger, voire relancer, son invitation à interroger les frontières. Le CIR 17 est un centre international, comme le montre la diversité des contributions réunies ici. Il est aussi, de longue date, un lieu de rencontre entre les traditions, les démarches et les disciplines. Reste une dernière frontière à interroger : celle du « dix-septième siècle ». Quelle pertinence scientifique accorder à ce découpage séculaire lié aux exigences institutionnelles – et en particulier à celle des concours de l’enseignement qui structurent l’université française ? Alain Viala avait montré l’intérêt d’une approche qui traverse les frontières séculaires dans ses derniers ouvrages sur la galanterie : il y appréhende une série de pratiques culturelles, des conversations galantes de Madeleine de Scudéry jusqu’aux débats d’aujourd’hui sur la galanterie française, en passant par Watteau et Verlaine, et montre ainsi toute la fécondité d’une démarche qui ne tient pas les frontières pour acquises et les transgresse allègrement. Cette fécondité scientifique a aussi une pertinence pédagogique : dans une université comme celle d’Artois, fondée sur l’ambition d’une démocratisation des études supérieures, et où l’agrégation est loin de constituer le principal objectif de nos étudiants, le dialogue entre les siècles, et la transgression des frontières chronologiques instituées, sont devenus pour nous comme pour beaucoup une nécessité. Mais une nécessité stimulante et fructueuse : celle du dialogue, de l’observation des continuités et des résurgences, de l’interrogation sur l’actualité de nos travaux et de nos objets.

    ¹Marc Suttor (dir.), Les Espaces frontaliers de l’Antiquité au XVI e siècle , Arras, Artois Presses Université, 2020. DOI : 10.4000/books.apu.22395

    ²Voir par exemple les dossiers de la revue L’Entre-deux sur les « Métissages » (Justine Jotham, Patrycja Kurjatto-Renard et Romain Magras (dir.), décembre 2022), sur les écrits de voyages (Odile Gannier et Véronique Magri (dir.), « Écrire le voyage centrifuge : actualités des écritures migrantes » et Camille Bogoya et Nicolas De Ribas (dir.), « Voyages en terres néo-grenadines : de la réalité à la fiction », n°7 (1 et 2), juin 2020) ou sur « Le prosimètre : un ambigu de vers et de prose » (Marie-Gabrielle Lallemand, Claudine Nédelec et Miriram Speyer (dir.), n°6 (1), décembre 2019).

    ³Sur l’articulation entre les deux notions de frontière et de limite, voir l’article fondateur de Lucien Febvre, « Frontière : le mot et la notion » [1928], Pour une histoire à part entière , Paris, SEVPEN, 1962, p. 11-24, et la manière dont il a été repris et discuté par Louis Marin (« Frontières, limites, limes : les récits de voyages dans L’Utopie de Thomas More », Frontières et limites , Paris, Centre George Pompidou, 1991) et par Daniel Nordman (« Des limites d’État aux frontières nationales », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire , Paris, Gallimard, 1986, vol. 2, p. 35-61).

    ⁴Daniel Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire, XVI e - XIX e siècles , Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1998, p. 9.

    Ibid ., p. 53.

    ⁶Bernard Beugnot et Françoise Siguret (dir.), Cartographies, Études françaises , n°21/2, 1985.

    ⁷Madeleine de Scudéry, « Carte de Tendre », dans Clélie, histoire romaine , Paris, A. Courbé, 1654, t. I, p. 398-410 ; Gabriel Guéret, Carte de la Cour , Paris, J.-B. Loyson, 1663 ; Roger de Bussy-Rabutin, Carte du Pays de Braquerie [1654], Clermont-Ferrand, éd. Paléo, 2008 ; Maulévrier, « La Carte du Royaume des Prétieuses », Recueil des pièces en prose les plus agréables de ce temps [ Recueil Sercy ], Paris, C. de Sercy, t. 1, 1658, p. 322-323. Sur tous ces écrits, voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIII e siècle , Paris, Champion, 2001, p. 21-36.

    ⁸Voir Alexis Tadié et Richard Scholar (dir.), Fiction and Frontiers of Knowledge in Europe, 1500-1800 , Londres, Routledge, 2010 ; A. Wygant (dir.), XVII th Century French Studies , n° 29, 2007.

    ⁹Comme l’a montré Alain Viala, Naissance de l’écrivain , Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 152-162.

    ¹⁰ L. Marin, op. cit .

    ¹¹ Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature : histoire d’un paradoxe , Paris, Gallimard, 2000. Pour une réflexion sur les frontières, voir aussi « Frontières des Mazarinades, l’ Inconnu et l’événement », Écritures de l’événement : les mazarinades bordelaises [en ligne]. Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2015. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pub.15678 .

    ¹² Voir Claudine Nédelec, Les États et empires du burlesque , Paris, Champion, 2004.

    ¹³ Alain Viala, « Fêtes galantes », introduction au colloque Fêtes galantes , Oxford, 2014, dans Marine Roussillon, Sylvaine Guyot, Dominic Glynn et Marie-Madeleine Fragonard (dir.), Littéraire. Pour Alain Viala , Arras, Artois Presses Université, 2018, t. 2, p. 10.

    Frontières vues en surplomb

    Bornes, champs et terrae incognitae

    † ALAIN VIALA

    UNIVERSITÉ D’OXFORD/ GRIHL, EHESS-SORBONNE NOUVELLE

    Déambuler un instant le long de l’eau dormante des fossés au pied de la Porte Royale de la Citadelle d’Arras peut sans doute offrir un préambule convenable pour parler de frontières en France à l’âge classique.

    Ill. 1 Citadelle d’Arras, Porte royale

    Cette citadelle fut le premier des cinquante ouvrages fortifiés dont Vauban a hérissé les frontières du royaume. Dès 1667 et la Guerre de Dévolution, Arras devint le pivot d’un vaste programme stratégique qui visait à doter les frontières septentrionales d’une double ligne de défenses, la plus au nord s’articulant, en gros, de Lille à Maubeuge, et la seconde qui passait, donc, par Arras. Vauban en décrivait l’idée directrice en ces termes :

    Sérieusement, Monseigneur, le Roi devrait un peu songer à faire son pré carré. Cette confusion des places amies et ennemies pèle-mêlées ne me plaît point. Vous êtes obligé d’en entretenir trois pour une, vos peuples en sont tourmentés, vos dépenses de beaucoup augmentées et vos forces de beaucoup diminuées ; et j’ajoute qu’il est presque impossible que vous les puissiez toutes mettre en état et les munir. Je dis de plus que si, dans les démêlés que nous avons si souvent avec nos voisins, nous venions à jouer un peu de malheur, ou (ce que Dieu ne veuille) à tomber dans une minorité, la plupart s’en iraient comme elles sont venues. C’est pourquoi, soit par traité ou par une bonne guerre, si vous m’en croyez, Monseigneur, prêchez toujours la quadrature, non pas du cercle, mais du pré. C’est une belle et bonne chose que de pouvoir tenir son fait des deux mains¹.

    La France a été obsédée par ce mythe du pré carré. Il traduisait un élément majeur du spectre sémantique du mot frontière. Car, si l’on en croit le Dictionnaire de Furetière, frontière « vient de frontaria, parce qu’elle est comme le front opposé aux ennemis ». Là où certaines langues ont privilégié la fréquence d’usage de certains termes qui, comme l’anglais boundaries, évoquent les confins, les limites, les langues romanes ont volontiers eu recours à ce mot qui évoque, autant ou plus que la limite, la clôture que jalonnent non seulement des bornes mais des postes fortifiés destinés à filtrer les migrants, surveiller les exilés, contrôler les marchandises (et notamment les livres) mais d’abord à dissuader les ennemis².

    Et ce mythe du pré carré dialoguait avec un autre, celui des frontières naturelles – qui s’est cristallisé à partir du Testament politique de Richelieu³. Il a guidé la politique extérieure du régime louis-quatorzien : l’annexion du Roussillon, celle de la Franche-Comté puis celle de l’Alsace ont appuyé le royaume sur les obstacles naturels des Pyrénées, du Jura et du Rhin. Restaient les plats pays du Nord qui n’offrent pas d’obstacle naturel, et les Provinces-Unies n’eussent pas toléré que le royaume s’étendît tout le long du Rhin : c’est à cet égard qu’a pris forme la théorie du « pré carré ». Donc d’une frontière sans rien de « naturel », mais au contraire arbitraire. La même logique du pré carré a d’ailleurs poussé la monarchie à réduire autant qu’elle a pu les frontières intérieures du royaume, à éliminer les frontières linguistiques et élimer les frontières régionales. Le CMR 17 avait organisé dès 1979 un colloque sur La Découverte de la France au XVIIe siècle où les enjeux de ces étrangéités internes ont été bien mis en relief⁴. Mais je ne vais pas entrer dans l’immense bibliographie historienne des questions frontalières, d’autant que nous entendrons bientôt parler des unes et des autres, jusques et y compris dans leur porosité, voire leurs mises en chansons. Cette halte devant la Citadelle d’Arras suffit, me semble-t-il, pour rappeler que cette époque a vu naître une véritable obsession frontalière.

    Entrons dans la Citadelle. Chacune et chacun sait, depuis au moins Hamlet, que les remparts des citadelles reçoivent des visites de spectres et que les tentures d’« Arras » recèlent parfois d’étranges manigances. Et de fait, des spectres frontaliers hantent et l’endroit, et l’époque. C’est ainsi notamment que l’obsession frontalière imprègne l’imaginaire de ce temps à un point tel que l’imagerie géopolitique envahit des domaines où on ne l’attend pas. Elle prolifère en particulier dans les représentations de la vie intellectuelle et culturelle. Toute la longue querelle des Anciens et des Modernes recourt à des figurations de royaumes en guerre et, par exemple, la Nouvelle allégorique des derniers troubles survenus au royaume d’Éloquence représente les dissensions entre mondains et savants par des images telles que celle-ci :

    Les Equivoques, qui se trouvèrent sans emploi, en allèrent chercher au pays de Pédanterie, qui est un grand Etat […]. La domination de ce royaume a été usurpée par le capitaine Galimatias […]. Sitôt que ces troupes furent dans ce pays ennemi elles cabalèrent de telle sorte qu’elles portèrent Galimatias à déclarer la guerre à la Rhétorique […]. Elles lui firent entendre que la Reine avait rompu le commerce et décrié toutes les monnaies et les marchandises qui venaient du pays de Pédanterie. Il envoya donc un héraut […]⁵.

    Et chacun sait que des imageries similaires fleurissent dans, entre autres, La Guerre des auteurs de Gabriel Guéret⁶, puis dans l’Histoire de la guerre entre les Anciens et les Modernes de François de Callières⁷. Cette imagerie qui jalonne la formation du premier champ littéraire retentit en fait en tous domaines ; aussi elle invite à écouter – entre autres et au moins – ce que murmurent deux des spectres frontaliers qui ont obsédé la France de ce temps.

    L’un, que j’appellerai le spectre savant, a naguère été le souci d’un programme d’Initiative Scientifique appelé « Frontières de la Modernité », dont la Maison Française d’Oxford a été le siège de 2003 à 2006. Il a débouché sur un colloque où toutes les sociétés dix-septiémistes ont réuni leurs énergies sous l’égide du CIR 17 autour de la question des « Modernités⁸ ». Le but de ces travaux était d’examiner les critères et enjeux de la qualification de « moderne » dans la première modernité, avec ses querelles, ses retombées intellectuelles et ses limites chronologiques. Cette modernité, qui tient largement à la circulation des hommes et des idées par-dessus les frontières linguistiques, étatiques et religieuses, a fait bouger les bornes des champs intellectuels au moment même où le royaume de France postulait l’unification de ce que sa frontière tenait enclos. Disons, pour emprunter des termes foucaldiens⁹, que l’ordre des discours intellectuels, religieux et éthiques a laissé voir les aléas qui les traversaient. Ces aléas sont si nombreux que ni ce programme de recherche ni ce colloque n’en ont mené à bien l’inventaire, qu’ils ont depuis continué à tracasser les chercheurs, et qu’ils continuent encore aujourd’hui.

    Le mouvement tectonique qui a affecté les champs intellectuels – et qui a lui aussi fait l’objet d’une immense bibliographie que je ne détaille pas – a engendré des tensions qu’on peut percevoir en particulier dans deux espaces qui exigent des modes d’organisation des disciplines : celui des Facultés et celui des bibliothèques et des encyclopédies¹⁰. La distribution et la hiérarchie des disciplines héritées du thomisme et de l’aristotélisme chrétien avaient classé les domaines de savoir selon le principe que la vérité était censée ruisseler d’en haut, de la parole divine. La force de cet usage était telle que même un esprit libre comme Gabriel Naudé, dans son Advis pour dresser une bibliothèque, préconise de classer les livres selon l’ordre des « Facultés¹¹ », ordre qu’il se dispense d’ailleurs de détailler. Le classement des Facultés universitaires servait aussi de base au catalogue de la Bibliothèque Royale et l’Encyclopédie l’enregistre sous le nom de système Martin : « M. Martin divise toute la Littérature en cinq classes primitives comme il suit : La THÉOLOGIE, la JURISPRUDENCE, les SCIENCES & ARTS, les BELLES-LETTRES, & L’HISTOIRE¹² ».

    Mais chacun sait qu’avec le Novum Organum de Bacon s’était amorcée une redéfinition des champs du savoir selon un principe rationaliste. Pour ce qui concerne la France, on peut en discerner toute une lignée, que jalonne notamment La Science universelle de Sorel. Sorel adopte l’image de l’arbre des connaissances, image qui fait monter le savoir depuis l’ici-bas, et il affirme son souci d’un « perfectionnement de l’entendement humain¹³ ». La jalonne également le Discours de la méthode de Descartes, qui déconstruit ironiquement l’ordre des savoirs traditionnels. Une génération plus tard, l’empirisme de Locke reprend les mêmes principes, et chacun sait comment, après lui, le Système figuré des connaissances humaines de Diderot – où on note bien sûr la récurrence de l’adjectif « humain » – régit l’ensemble des données de l’Encyclopédie.

    Il faut cependant noter qu’en plus de cette tension entre tradition et rationalisme dans la distribution des champs intellectuels, l’Encyclopédie contient aussi une autre nuance de la démarche rationaliste. Son article Catalogue mérite à cet égard une attention particulière. Outre le système Martin évoqué tout à l’heure, il présente le « système ou plan méthodique » de l’abbé Girard. Détail significatif, une note indique que l’article a été rédigé à partir d’un manuscrit, « Bibliotheque générale ou Essai de Littérature universelle », que Girard avait laissé à son libraire, Le Breton, qui l’a lui-même confié à l’auteur de l’article, lui-même libraire¹⁴. De sorte qu’on est ici en présence d’une double préoccupation, intellectuelle et – du côté des libraires – pratique. Girard reprend l’image de l’arbre mais l’enracine, lui, plutôt que dans l’entendement, dans une vision des progrès de l’humanité. Ils se scindent en six phases : « M. l’abbé Girard divise toute la Littérature en six genres qui sont : THÉOLOGIE, NOMOLOGIE, HISTORIOGRAPHIE, PHILOSOPHIE, PHILOLOGIE, TECHNOLOGIE ».

    La Nomologie mérite une mention spéciale, car Girard la dit née des « progrès [qui] formèrent des patries, des Etats et des empires et produisirent des lois et des coutumes » : elle est donc notamment la science des frontières, aussi bien éthiques que politiques. À ce titre, il y range toute la littérature moraliste et les « Caractères », tandis qu’il classe les biographies et les récits de voyages dans l’Historiographie, et l’éloquence, la poésie et le théâtre dans la Philologie. Bref, sa classification moderne s’écarte de celle de Diderot, mais l’un et l’autre font éclater le rangement traditionnel des Belles-Lettres tel qu’il figure dans le même article sous la forme du système Martin.

    Ces quelques traits suggèrent assez, ce me semble, qu’en matière de bornes des champs disciplinaires aussi les frontières sont en ce temps mouvantes et objets de luttes. Luttes pour la définition légitime d’un ordre légitime des savoirs – pour rependre en l’adaptant un peu une formule classique de Pierre Bourdieu – et lutte nourrie par des préoccupations pratiques au sein même du courant rationaliste affirmé comme tel. On peut ajouter, en passant, qu’aujourd’hui quiconque observe d’un peu près les répartitions des UFR universitaires et les nomenclatures de l’European Research Council, ou, en France, de l’Agence Nationale de la Recherche, du Centre National de la Recherche Scientifique et du Conseil National des Universités, ne peut manquer de relever que les classements des disciplines y sont bricolés selon des exigences pratiques et selon les prés carrés que chaque logique corporatiste essaye de se tailler. Mais, sans insister, il convient de retenir que ce temps fut un temps de déplacements ou de brouillages des frontières, de rêves sur les territoires intellectuels à conquérir (voyez Girard et sa « Technologie »). Et de retenir aussi qu’à l’échelon chronologique, les frontières de la modernité n’ont en ce domaine guère à voir avec les découpages séculaires, qui ne sont, on le sait bien, que des commodités de repérage – passons aussi.

    Écoutons plutôt le murmure que fait entendre, dès que l’on parle de nomologie, un autre spectre frontalier. On pourrait l’appeler le spectre amoureux. C’est celui qui hante les délimitations éthiques, les représentations du monde et de la société, de ses distinctions et de ses hiérarchies, et les bornes entre l’espace public et le privé, comme celles entre le licite et l’interdit, mais aussi entre le bienvenu et le malvenu dans toutes les relations sociales, et en particulier dans les relations amoureuses. Matière surabondante où, plus encore qu’ailleurs, sous la règle perce l’aléatoire, sous le naturel l’arbitraire et sous la norme le précaire. Autre bibliographie immense aussi, dont je n’évoquerai qu’un cas que j’ai fréquenté assez longtemps, celui des discours galants.

    Sans reprendre ici¹⁵ l’histoire des façons dont ont été posées et déplacées les bornes sociales, éthiques et esthétiques entre la « belle galanterie » et la galanterie libertine, entre le « galant homme » et « l’homme galant » – et on sait que c’est encore pire en ce qui concerne les femmes, je voudrais seulement relever la manie de ce temps de représenter le monde galant, lui aussi, sous forme de cartes. Notamment de doubles cartes, l’une du côté de la galanterie polie et l’autre du côté de la polissonne, comme celle du Tendre et celle du Pays de Braquerie.

    Ill. 2 La Carte de Tendre, dans Clélie, histoire romaine¹⁶ de Madeleine de Scudéry – © BnF

    De cette double cartographie, je retiendrai d’abord qu’en pays galants la frontière apparaît à la fois comme un lieu de séparation mais aussi de rencontre. C’est en effet par la rencontre que se fait l’entrée en pays de Tendre. Et dans la parodie du pays de Braquerie, la frontière est une réalité complexe :

    Le pays des Braques a les Cornutes à l’orient, les Ruffiens au couchant, les Garraubins au midi et la Prudomagne au septentrion. Le pays est de fort grande étendue et fort peuplé par les colonies nouvelles qui s’y font tous les jours. La terre y est si mauvaise que, quelque soin qu’on apporte à la cultiver, elle est presque toujours stérile. Les peuples y sont fainéans et ne songent qu’à leurs plaisirs. Quand ils veulent cultiver leurs terres, ils se servent des Ruffiens, leurs voisins, qui ne sont séparés d’eux que par la fameuse rivière de Carogne. La manière dont ils traitent ceux qui les ont servis est étrange, car, après les avoir fait travailler nuit et jour, des années entières, ils les renvoient dans leur pays bien plus pauvres qu’ils n’en étoient sortis. Et, quoique de temps immémorial l’on sçache qu’ils en usent de la sorte, les Ruffiens ne s’en corrigent pas pour cela, et tous les jours passent la rivière. Vous voyez aujourd’hui ces peuples dans la meilleure intelligence du monde, le commerce établi parmi eux, le lendemain se vouloir couper la gorge. Les Ruffiens menacent les Braques de signer l’union avec les Cornutes, leurs ennemis communs ; les Braques demandent une entrevue, sachant que les Ruffiens ont toujours tort quand ils peuvent une fois les y porter. La paix se fait, chacun s’embrasse. Enfin, ces peuples ne se sçauroient passer les uns des autres en façon du monde.

    Dans le pays des Braques il y a plusieurs rivières. Les principales sont : la Carogne et la Coquette ; la Précieuse sépare les Braques de la Prudomagne. La source de toutes ces rivières vient du pays des Cornutes. La plus grosse et la plus marchande est la Carogne, qui va se perdre avec les autres dans la mer de Cocuage¹⁷.

    On le voit, la frontière est « naturelle » (c’est une rivière) et elle sert de lieu de « commerce » et de recrutement d’immigrants autant que de lieu où on « se coupe la gorge » : signe, dit Bussy, que « ces peuples ne sauraient se passer les uns des autres » – il faudrait le faire lire à certains politiques d’aujourd’hui ; signe donc que la frontière fait à la fois séparation et dialogue. Signe, donc, de la porosité si l’on veut, et signe aussi d’une part d’indécis sur ce qui est qualifié comme un mal nécessaire.

    Mais j’en relèverai aussi un autre détail, qui concerne les frontières maritimes. Selon la Carte de Tendre, la Mer est « dangereuse ». La parodie du Pays de Braquerie explicite le danger dont il s’agit : c’est celui des tempêtes de sexualité illicite qui ravagent la « Mer de Cocuage ». Mais la Carte de Tendre indexe aussi cette Mer dangereuse comme un moyen de passage vers des « Terres inconnues ». Je crois que cette métaphore interroge si on la prend un tant soit peu au sérieux et j’ose y voir un indice d’un mode de conception du monde, une catégorie mentale d’ordre anthropologique. Car en logique de Tendre, si les Terres inconnues sont par-delà les mers, c’est qu’elles relèvent d’une sexualité non seulement adultère, mais incontrôlée et incontrôlable. Et la hantise de l’incontrôlable est une dimension de l’anthropologie de ce temps.

    La question des terrae incognitae a été une obsession de l’Ancien Régime – on l’oublie parfois – en matière de délimitation intérieure. Je renvoie ici entre autres à un remarquable article de Philippe Jarnoux¹⁸ : il montre que dans les provinces du royaume subsistaient alors des espaces au statut mal défini qui étaient qualifiés de « terrae incognitae », terres dont il s’agit de déterminer qui peut faire quoi. Et la même préoccupation se manifeste aussi, évidemment, en matière de représentation du monde et de politique mondiale. Ainsi il est frappant que les premières cartes de la Nouvelle France appellent Terres inconnues des espaces qui se situent à l’Ouest de la Louisiane. Très manifestement, les Terres inconnues portent là une double signification. D’une part, elles sont des zones sauvages qui apparaissent comme sources de peurs, face à quoi la frontière protège. Mais d’autre part, elles apparaissent aussi comme de possibles conquêtes à venir, comme les colonies de demain, quand on aura poussé la frontière¹⁹ plus loin ; tant en ce temps – on l’oublie parfois aussi – le monde est vu comme ouvert, non seulement à la rencontre mais à l’expansion.

    Ill. 3 Claude Bernou, Carte de l’Amérique septentrionale, 1681 – © BnF

    Je m’en tiendrai à ces deux détails galants, pour ce qui concerne la frontière comme question « nomologique ». Ils invitent, ce me semble, à garder à l’esprit les vanités frontalières en ce qu’ils rappellent qu’en matière d’éthique, la frontière apparaît comme doublement ambivalente : elle est à la fois séparation et point de rencontre, et elle est aussi porte de sortie. Ambivalence qui s’avère donc tout aussi prégnante en matière d’éthique qu’en matière de politique ou de savoirs. En tous domaines, sous les dehors du naturel géographique ou linguistique ou sous l’optimisme du rationnel, on peut voir poindre l’arbitraire, l’aléatoire et les intérêts les plus pratiques. Et poindre avec eux une tension entre le besoin de se rassurer derrière une frontière qui protège, qui offre les certitudes d’un pré carré, et l’envie ou le besoin de bousculer des limites précaires et, par curiosité ou par contrainte, de passer, dépasser ou transgresser les frontières.

    Bibliographie

    Sources

    Alembert, Jean le Rond d’ et Denis Diderot, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers [1751-1772], en ligne sur ENCRRE.

    Bussy-Rabutin, Roger de, La Carte du Pays de Braquerie [1654], éd. G. Arfeux, Lucenay-le-Duc, Douix, 2014.

    Callières, François de, Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et des Modernes [1688], rééd. fac-similé, Genève, Slatkine, 1971.

    Furetière, Antoine, Nouvelle allégorique ou histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Éloquence, Paris, De Luynes, 1658.

    Guéret, Gabriel, La Guerre des auteurs anciens et modernes, Paris, Girard, 1671.

    Naudé, Gabriel, Advis pour dresser une bibliothèque, Paris, Targa, 1627.

    Scudéry, Madeleine de, Clélie, histoire romaine, Paris, A. Courbé, 1660, 1ère partie.

    Sorel, Charles, La Science universelle, Paris, Le Gras, 1668.

    Études

    Brooks, William et Rainer Zaiser (dir.), Theatre, Fiction and Poetry in the French Long Seventeenth Century, Oxford/New York, Peter Lang, 2007.

    Caire, Guy, « Vauban, la Défense et la cohésion de l’économie nationale », Innovations, 28, 2008, p. 149-175.

    La Découverte de la France au XVIIe siècle, 9e Colloque de Marseille, organisé par le Centre méridional de rencontres sur le XVIIe siècle, 25-28 janvier 1979, Roger Duchêne (dir.), Paris, Éditions du CNRS, 1980.

    Foucault, Michel, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.

    Jarnoux, Philippe, « Terrae incognitae. Les incertitudes de la délimitation des espaces dans la Bretagne d’Ancien Régime. Idéal théorique et réalités quotidiennes », Annales des Pays de l’Ouest, n° 117-4, 2020, p. 121-133.

    Kaiser, Wolfram, « Penser la frontière. Notions et approches », Histoire des Alpes, 3, 1998, p. 62-74.

    Nédelec, Claudine (dir.), Le XVIIe siècle encyclopédique, Rennes, PUR, 2001.

    Nédelec, Claudine (dir.), Les Bibliothèques entre imaginaires et réalités, Arras, APU, 2009.

    Rosellini, Michèle, « Charles Sorel, La Science universelle : monument polygraphique ou vraie philosophie ? », Littératures classiques, n°49, 2003, p. 157-179.

    Tadié Alexis et Richard Scholar (dir.), Fiction and Frontiers of Knowledge in Europe, 1500-1800, Londres, Routledge, 2010.

    Viala, Alain, La France galante, Paris, Puf, 2009.

    Viala, Alain, La Galanterie, une mythologie française, Paris, Le Seuil, 2019.

    Wygant, Amy (dir.), Seventeenth-Century French Studies, n° 29, 2007.

    ¹Lettre à Louvois, 20 janvier 1673, citée d’après Guy Caire, « Vauban, la Défense et la cohésion de l’économie nationale », Innovations , 28, 2008, p. 149-175 (p. 165).

    ²Sur les connotations du terme, voir Wolfram Kaiser, « Penser la frontière. Notions et approches », Histoire des Alpes , 3, 1998, p. 62-74.

    ³« A partir de… » renvoie à un « moment », et non tant à une source unique et avérée, d’autant que le statut de ce Testament politique apocryphe n’a rien d’assuré.

    La Découverte de la France au XVII e siècle, 9 e Colloque de Marseille, organisé par le Centre méridional de rencontres sur le XVII e siècle, 25-28 janvier 1979, Roger Duchêne (dir.), Paris, Éditions du CNRS, 1980.

    ⁵Antoine Furetière, Nouvelle allégorique ou histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Éloquence , Paris, De Luynes, 1658, p. 6-9.

    ⁶Gabriel Guéret, La Guerre des auteurs anciens et modernes , Paris, Girard, 1671.

    ⁷François de Callières, Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et des Modernes [1688], rééd. fac-similé, Genève, Slatkine, 1971.

    ⁸Voir notamment : Amy Wygant (dir.), Seventeenth-Century French Studies , n° 29, 2007 ; William Brooks et Rainer Zaiser (dir.), Theatre, Fiction and Poetry in the French Long Seventeenth Century , Oxford/New York, Peter Lang, 2007 ; et Alexis Tadié et Richard Scholar (dir.), Fiction and Frontiers of Knowledge in Europe, 1500-1800 , Londres, Routledge, 2010.

    ⁹Michel Foucault, L’Ordre du discours , Paris, Gallimard, 1971.

    ¹⁰ Pour ce qui concerne les bibliothèques et les encyclopédies au XVII e siècle, voir notamment : Claudine Nédelec (dir.), Le XVII e siècle encyclopédique , Rennes, PUR, 2001 ; Les Bibliothèques entre imaginaires et réalités , Arras, APU, 2009.

    ¹¹ Gabriel Naudé, Advis pour dresser une bibliothèque , Paris, Targa, 1627 (je le cite ici suivant l’éd. numérisée par l’ENSSIB), p. 37 ; p. 40-41 : « Droit, Théologie, Histoire, Médecine, ou quelque autre que ce puisse être », et p. 100 où il expose que l’ordre « le meilleur est toujours celui qui est le plus facile, le moins intrigué, le plus naturel, usité, et qui suit les Facultés de Théologie, Médecine, Jurisprudence, Histoire, Philosophie, Mathématiques, Humanités, et autres […] ».

    ¹² Je cite ici l’article Catalogue , selon l’éd. numérique ENCRRE.

    ¹³ Je cite La Science universelle dans son édition de 1668 (Paris, Le Gras), t. 1, p. 50. Voir notamment : Michèle Rosellini, « Charles Sorel, La Science universelle : monument polygraphique ou vraie philosophie ? », Littératures classiques , n°49, 2003, p. 157-179.

    ¹⁴ « Cet article a été fait par M. David l’aîné, un des Libraires associés pour l’Encyclopédie, sur un des manuscrits légués par feu M. l’abbé Girard à M. le Bréton, son imprimeur & son ami. Ce manuscrit est intitulé Bibliotheque générale ou Essai de Littérature universelle. On voit par cet ouvrage que M. l’abbé Girard, si connu par ses préceptes de la Langue Françoise, & surtout par ses Synonymes, joignoit à la connoissance des signes, une connoissance très-étendue des choses ».

    ¹⁵ Je me permets de renvoyer à La France galante (Paris, Puf, 2009) et La Galanterie, une mythologie française (Paris, Le Seuil, 2019).

    ¹⁶ Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine , Paris, A. Courbé, 1660, 1 ère partie, p. 394 sq .

    ¹⁷ Roger de Bussy-Rabutin, La Carte du Pays de Braquerie [1654], éd. G. Arfeux, Lucenay-le-Duc, Douix, 2014, p. 8.

    ¹⁸ Philippe Jarnoux, « Terrae incognitae . Les incertitudes de la délimitation des espaces dans la Bretagne d’Ancien Régime. Idéal théorique et réalités quotidiennes », Annales des Pays de l’Ouest , n° 117-4, 2020, p. 121-133.

    ¹⁹ « Frontière » peut alors s’entendre au sens de « Frontier » en anglo-américain.

    Indiscipline et démarcation au XVIIe siècle. Pour une enquête sur la différentiation des champs

    JEAN LUC ROBIN

    THE UNIVERSITY OF ALABAMA

    Un constat motive cette enquête, celui de la concomitance au XVIIe siècle en France de deux révolutions majeures : l’une, classique, en littérature ; l’autre, copernicienne, en science. Ni l’une ni l’autre ne constitue un phénomène simplement adventice dans la culture du Grand Siècle. Une littérature nationale s’institutionalise en France au moment même où le Journal des savants, si attentif à l’actualité littéraire et théâtrale, commence à paraître (1665) et où est créée l’Académie royale des sciences (1666). La révolution scientifique et la révolution littéraire sont comme deux sœurs.

    Ce ne sont pas des sœurs ennemies : leur sororité d’esprit est à son apogée avec la publication d’« une des œuvres importantes de la littérature galante¹ », les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle (1686), bientôt membre de l’Académie française (1691) et secrétaire de l’Académie royale des sciences (1697). Initiant une blonde marquise à la révolution scientifique, les Entretiens anoblissent adroitement la science nouvelle, la philosophie naturelle (la physique) héliocentriste et mécaniste. « Je ne demande aux dames pour tout ce système de philosophie, que la même application qu’il faut donner à La Princesse de Clèves, si on veut en suivre bien l’intrigue, et en connaître toute la beauté² », annonce dans la préface des Entretiens un Fontenelle à la fois galant et cartésien jusqu’au bout des ongles puisqu’il emprunte au Descartes de la lettre-préface aux Principes de la philosophie l’idée assez séduisante d’aborder la physique « ainsi qu’un Roman³ ».

    Si l’idée de mêler science et plaisir si étroitement constitue un apport décisif de Fontenelle, son cartésianisme galant n’a rien d’une contradiction dans les termes, Descartes ayant toujours pris soin d’exposer sa science à un auditoire authentiquement universel, donc aussi féminin. En outre, la qualité du dialogue que Descartes entretient avec son interlocuteur privilégié, la princesse palatine Élisabeth de Bohême, l’influence de leur correspondance sur la direction prise par ses publications, le fait, enfin, qu’il meure (1650) au service d’une reine, Christine de Suède, font déjà flotter autour du cartésianisme une aura de galanterie.

    Dans les années 1660-1680, parler de cartésianisme galant serait presque faire un pléonasme, vu le talent de société des Cartésiens. En témoignent les nouvelles précieuses ridicules de Molière, ces femmes savantes héroïnes éponymes de sa dernière comédie régulière (1672), aussi versées dans le roman mondain que dans la cosmologie cartésienne et amalgamant plaisamment dualismes néoplatonico-précieux et cartésien. L’exposé de la cosmologie des tourbillons, point d’orgue érotico-galant des Entretiens sur la pluralité des mondes⁴, se nourrit d’ailleurs peut-être, pour ce qui concerne son art délicat de l’assemblage du savoir et du plaisir, de l’orgie poétique insinuée dans la scène 2 de l’acte III des Femmes savantes par d’équivoques métaphores subtilement caractérisantes que le malicieux Molière laisse ses pédantes fausses prudes comiquement filer. Si la tonalité et la visée des deux textes diffèrent, l’équivoque et même une tension érotique s’y trouvent entretenues en filigrane. Dans le Cinquième soir, le personnage du Philosophe explicite même le principe méthodologique et analogique réglant la dramaturgie des Entretiens : « puisque nous sommes en humeur de mêler toujours des folies de galanterie à nos discours les plus sérieux, les raisonnements de mathématiques sont faits comme l’amour⁵ ». Cartésien galant et praticien habile du système combinant educere et seducere cher au roman libertin des XVIIe-XVIIIe siècles, Fontenelle n’ignore pas que « learning about science mandates undergoing a process of seduction. Philosophical, intellectual seduction uproots sexual, bodily seduction, though the connotations of the latter persist », selon Tita Chico, dans un chapitre au titre pour le moins direct – « Scientific Seduction » – consacré aux « seduction plots in texts devoted to teaching scientific ideas⁶ ». Plaisamment cruel, le Philosophe semble même régler ses comptes avec la pudibonderie de la Bélise des Femmes savantes par l’entremise de la Marquise de G… des Entretiens en déniant à cette dernière l’illusion bélisienne d’un amour sans commerce et contact des corps : « j’aime à voir [dit la Marquise] comment ce combat fait entre eux un commerce de lumière qui apparemment est le seul qu’ils puissent avoir. Non, non, repris-je, ce n’est pas le seul⁷ ».

    Le plaisir visuel participe au succès des tourbillons cartésiens. Au dépliant légendé représentant le tourbillon solaire de la première édition des Entretiens⁸ s’ajoute dans l’édition de 1701 un frontispice mettant en scène les deux personnages dans l’élégant parc de la Marquise devant une palissade à l’orée de fontaines et de ce qui semblerait être une grotte.

    Ill. 1 Dépliant des Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris, G. Blageart, 1686

    Ill. 2 Frontispice de l’édition de 1701 (Amsterdam, P. Mortier) Courtesy of The Linda Hall Library of Science, Engineering & Technology

    Surtout, le ciel nocturne au-dessus des personnages et des frondaisons est un ciel tourbillonnaire, celui du dépliant, sans la légende, ciel que le Philosophe désigne à la Marquise de son index gauche pendant que sa main droite semble pointer le sol comme pour comparer ciel et terre. Une édition britannique de 1715, qui inverse le frontispice, reprend plus nettement cette gestuelle figurant le régime analogique des Entretiens.

    Ill. 3 Frontispice de l’édition britannique de 1715⁹ Courtesy of The Linda Hall Library of Science, Engineering & Technology

    Dans cette nouvelle scénographie, la frondaison a disparu, car le champ s’est resserré devant la grotte : la Marquise porte bien un négligé, son éventail s’est rapproché de sa bouche, sa tête est nue, sa coiffure relâchée. Le Philosophe, campé en élégant et éloquent blondin, porte l’épée. Curieusement, alors que le frontispice britannique accentue tous les motifs galants du frontispice français, l’illustration sépare toutefois nettement cette scène de science galante du ciel tourbillonnaire nocturne puisque s’insère entre parc et ciel la légende du dépliant figurant le tourbillon solaire, reprise de l’illustration de l’édition originale (ill. 1). S’agit-il de rompre, pour le lectorat de langue anglaise, le continuum entre galanterie et physique auquel les Entretiens doivent précisément leur mérite ? La simple juxtaposition verticale de la scène de nuit du parc galant et du ciel cartésien n’enlève cependant rien au plaisir visuel, au caractère fascinant, hypnotique, voire quasi psychédélique, du spectacle que procure la cosmologie tourbillonnaire. La réussite littéraire des Entretiens sur la pluralité des mondes réédités et remis à jour au gré des découvertes scientifiques pendant des décennies par l’immortel Fontenelle illustre l’indiscipline¹⁰ du Grand Siècle, bien en amont de notre inter-multi-pluri-transdisciplinarité.

    Le cartésianisme galant souligne des continuités indisciplinaires naturelles au XVIIe siècle, mais que l’actuel cloisonnement disciplinaire obscurcit. Alors qu’une étudiante de philosophie à l’Université française du XXIe siècle devra choisir pour option soit l’esthétique, soit la philosophie des sciences, la « jeune personne » du chapitre VIII (« Des compliments ») ajouté à la deuxième édition du Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens d’Antoine de Courtin¹¹ dirige spontanément la conversation de la marine qu’elle se plaît à copier « en mignature » vers la « Philosophie de M. des Cartes » grâce à la question (déjà furieusement galiléenne, soit dit en passant) du « flux & reflux », illustrant avec brio un principe de continuité et d’analogie de la peinture à la philosophie naturelle dont se sert Descartes en virtuose de l’exposition scientifique dans le Discours de la méthode¹² : ut pictura philosophia naturalis, pour ainsi dire pédantesquement. Est-ce en toute ingénuité que Courtin, dans cet « exemple » de conversation pour une simple visite de courtoisie, introduit par la bouche de sa « jeune personne » de qualité à l’esprit primesautier et du « jeune cavalier » qui vient lui faire son compliment d’abord un simple mais vif éloge du cartésianisme et des novateurs, présentés par la jeune femme comme non dogmatiques et même comme respectant un principe élémentaire de falsifiabilité scientifique ; ensuite l’idée d’une transformation dans le rapport des femmes au savoir si remarquable que les sciences seraient « tombées en quenouille » (sous la domination des femmes) et si spectaculaire « qu’à la Cour [elles sont] toutes savantes à l’envi l’une de l’autre » ; enfin, puisque désormais « la terre tourne au lieu du Ciel », celle d’une « révolution » copernicienne « dans les personnes » comparable à celle « dans les choses » par laquelle le beau « sexe occup[er]ait à présent les charges de l’état¹³ » et donc l’idée d’un renversement dans l’ordre des sexes répliquant celui que les Coperniciens ont causé dans l’ordre cosmologique ? Le sage et catholique Courtin, pour mettre au goût du jour son Nouveau traité qui fleurait un peu trop la Renaissance dans sa première édition, souligne non seulement la continuité indisciplinaire des « sciences », mais aussi le pouvoir de libération de la révolution scientifique et ses effets en cascade d’hypothèses nouvelles et d’idées d’autres révolutions.

    Comment aborder la question des frontières au XVIIe siècle sans enquêter sur cette souvent heureuse et surprenante indiscipline, qui caractérise la génération classique ? Surprenante, car loin que science et littérature soient programmées à se démarquer l’une de l’autre, ce sont, plutôt que les scientifiques, les littéraires du Grand Siècle qui se chargent de la tâche de la démarcation entre la science et la pseudoscience. Le Parnasse, champ protolittéraire dont Corneille serait le « Roy¹⁴ » et Boileau le législateur, proclame même à cet effet sa souveraineté, comme l’indique plaisamment le titre de l’anonyme mais désopilant opuscule publié par François Bernier en 1671 et rédigé avec ses complices Boileau et Racine en réponse aux attaques dirigées contre le cartésianisme : Requête des maîtres ès arts, professeurs, et régents de l’Université de Paris présentée à la cour souveraine de Parnasse : Ensemble l’Arrêt intervenu sur ladite Requête. Contre tous ceux qui prétendent faire, enseigner, ou croire de nouvelles découvertes qui ne soient pas dans Aristote¹⁵. Cartésiens, dits Cartistes, Gassendistes, futurs partisans des Modernes ou des Anciens, s’unissent ainsi en défense et illustration de la révolution scientifique et pour établir une démarcation burlesque mais rationnelle et scientifique entre la science nouvelle copernicienne et la pseudoscience encore officiellement enseignée par les philosophes et les médecins rétrogrades de l’Université. La stratégie du Parnasse, qui consiste à « marquer les frontières du scientifique en riant du pseudoscientifique¹⁶ », équivaut à ce qu’on pourrait appeler une épistémologie comique, une démarcation ridendo à l’usage de la société honnête, pour détourner le castigat ridendo mores de Jean de Santeul conçu pour la comédie.

    La réaction de Madame de Sévigné et de sa fille donne une idée de la réception dans les salons et les cercles élégants de l’Arrêt burlesque, « pièce » dont il est ici question : « Pour moi, je vous avoue que je la trouve parfaitement belle ; lisez-la avec attention, et voyez combien il y a d’esprit ». Le jugement se trouve porté à partir de catégories esthétiques, littéraires et mondaines – « belle », « admirable », « esprit », – y compris, semble-t-il, de la part de la cartésienne Madame de Grignan (« jolie »), élève d’un converti à Descartes, l’abbé Pierre de La Mousse : « Je suis fort aise que vous ayez trouvé cette Requête jolie. Sans être aussi habile que vous, je l’ai entendue per discrezione, et l’ai trouvée admirable. La Mousse est fort glorieux d’avoir fait en vous une si merveilleuse écolière¹⁷ ». La science des novateurs cartésiens et gassendistes, dont l’Arrêt burlesque présente un bilan positif et remarquablement bien informé, n’est nullement perçue comme une discipline étrangère et obscure. Sa valeur littéraire se voit soulignée, sa valeur scientifique va de soi et le simple discernement (« discrezione ») des gens de qualité permet même à une moins « habile » en cartésianisme de l’apprécier.

    Cet activisme en faveur de la science nouvelle reflète-t-il une sorte d’hégémonie culturelle de la part du Parnasse, sur laquelle les Entretiens sur la pluralité des mondes n’auront que le mérite d’avoir su brillamment surfer quinze ans plus tard ? L’Arrêt burlesque, burlesque mais insolemment souverain, ne serait-il pas le signal qu’une sorte de putsch littéraire a déjà eu lieu dans la civilisation classique française ? L’exemple des démêlés de Galilée ou de Molière avec la religion semble indiquer que les mouvements de démarcation seraient, au moins initialement, plutôt des réactions antihégémoniques que des tentatives de substitution d’hégémonie. Il s’agirait donc peut-être moins d’un putsch que de com. L’engagement littéraire en faveur de la révolution scientifique pourrait simplement avoir pour origine ce devoir de « communication lettrée » animant quiconque se sent citoyen de « cet espace lettré et savant qui caractérise la vie intellectuelle des deux derniers siècles de l’Ancien Régime », autrement dit la République des Lettres. Un de ses espaces privilégiés, le salon, fonctionne lui aussi comme un « laboratoire » d’idées nouvelles où se pratique « l’art de la convenance » : « le salon permet à la nouveauté radicale des discours (littéraires, philosophiques, scientifiques) de se mettre à l’épreuve d’un public curieux et avisé, voire de s’ajuster à l’horizon d’attente incertain d’une époque ». Émanation ou prolongation de l’espace social du salon auquel elles servent de caisse de résonance, les lettres de Madame de Sévigné témoignent aussi à la fois de ce devoir de « communication lettrée » et de l’importance de cet art

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1