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Livre électronique256 pages3 heures

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À propos de ce livre électronique

Amba, surdouée de 12 ans qui lit Shakespeare autant que Tintin, persuade son père, Toni, de tuer le truand responsable de la mort de sa sœur jumelle et de son petit frère. Ce dernier, intello pacifiste fou de haine et de chagrin, ne vit plus que pour réaliser la volonté de sa fille. Il est assisté dans sa vengeance par Marilyn, maîtresse du gangster. Vraies jumelles, faux-semblants, qui va mourir quand Toni surprend enfin son ennemi sans gardes du corps au cours d’une partie de chasse ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Inspiré des « nature writing » d’auteurs américains, Pierre Serra rédige des romans à suspens qui mettent en exergue des intrigues captivantes et un style recherché. C’est ce qui représente, pour lui, le plaisir d’écrire.
LangueFrançais
Date de sortie31 juil. 2023
ISBN9791037795038
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    Aperçu du livre

    Amba - Pierre Serra

    1

    Il n’est pas facile de tuer un homme.

    Je le tenais pourtant à ma merci, le canon de mon Uzi braqué sur lui, face livide et tremblant dans sa tenue de chasse toute neuve.

    J’attendais cet instant depuis des mois, mais à présent je ne pouvais me résoudre à abattre X, à exercer une légère pression de l’index sur la détente ultra-sensible du pistolet mitrailleur. Une brève rafale, une giclée de métal et de sang, qui effaceraient les nuits sans sommeil, la rage qui vous ronge, le chagrin écrasant. Mon calvaire serait terminé.

    Mais le serait-il vraiment ? Une mort rachète-t-elle d’autres morts, et la vie brisée d’une famille ?

    Nous étions au bord d’un plateau couvert de maquis et de landes à lavandin, dominant des collines boisées, joliment ondulées. En Haute-Provence, même fin octobre, la végétation reste très verte. Peu de couleurs d’automne dans les pinèdes et buissons alentour : quelques taches jaune d’or des frênes, jaune pâle des saules et les couronnes écarlates des érables dans les vallons.

    Depuis bientôt un an je ne vivais que pour assouvir ma haine et venger la mort de Taïga, une de mes filles jumelles de douze ans, et la mort de mon fils Pablo, tué à l’âge de six mois – six mois bordel ! En tuant l’assassin de mes enfants, je vengerais aussi ma femme Angélique, cloîtrée dans sa clinique psychiatrique, zombifiée peu à peu par les anxiolytiques.

    Je m’étais procuré des armes, j’avais appris à m’en servir. Plusieurs fois j’avais pris des risques pour éliminer X (ma fille Amba et moi l’appelions X pour ne pas avoir à prononcer son nom maudit) et lui faire payer son crime resté impuni.

    Enfin je l’avais surpris seul, sans garde du corps – et j’étais incapable de passer à l’acte.

    Il fallait pourtant le tuer sans plus hésiter. Quelque part sur le plateau retentissaient des appels, mêlés aux aboiements d’un chien. Le portable de X avait déjà sonné deux fois dans sa poche, avant que je lui ordonne de le couper. Son garde du corps était à sa recherche.

    Le fusil de chasse de X, un Beretta à cinq coups, gisait dans l’herbe rase, sa crosse vernie et son double canon luisant au soleil matinal. Surgissant P.M. au poing quelques instants plus tôt du massif de chênes verts où j’étais embusqué, j’avais forcé X à jeter son fusil.

    Le Beretta de gros calibre valait au bas mot deux mille euros. Je m’étais documenté sur les fusils de chasse, car c’est la seule arme qu’on peut acquérir et transporter dans le coffre de sa voiture sans autorisation de port d’arme, un permis de chasse suffit.

    Autrefois j’ignorais tout des armes et je ne les aimais pas. Jusqu’à ces derniers mois, jamais je n’avais tiré un seul coup de feu, pas même sur une pipe à la fête foraine. À présent j’avais appris à connaître divers types d’armes, et à m’en servir.

    X cachait probablement dans sa veste un pistolet ou un revolver ; je ne le quittais pas des yeux, épiant ses moindres mouvements.

    Je tenais braqué sur lui un pistolet mitrailleur mini-Uzi. Je portais aussi, dans un baudrier sous mon blouson, un pistolet semi-automatique Glock 19. J’avais obtenu tous deux par l’intermédiaire de Marilyn, qui fréquentait les bas-fonds de Toulon et savait où se procurer illégalement des armes à feu. Marilyn était la gérante du Chaud Lapin, une boîte à la mode de la Côte d’Azur, qui appartenait à X. Elle était aussi sa maîtresse.

    « Plutôt son bouche-trou, précisait-elle avec amertume, son amante à mi-temps… »

    Marilyn était devenue mon informatrice. C’est elle qui m’avait refilé le tuyau à propos de la partie de chasse ce jour-là, une des rares occasions de surprendre X sans ses porte-flingues et dans un lieu isolé, où je pourrais le coincer seul, puis prendre le large après l’avoir abattu.

    Le fusil de X n’avait encore tiré que deux cartouches. Plus tôt, tandis que je le suivais à distance dans le maquis, son chien avait levé dans un carré de lavandes un faisan, qui s’envola mollement, comme à contrecœur. X lâcha un double coup, le faisan s’abattit.

    Son chien lui rapporta le volatile. Le chasseur poussa un cri de triomphe en le tenant à bout de bras, avant de le fourrer dans sa gibecière. Le faisan avait été élevé en enclos avec des centaines d’autres, et relâché le matin même.

    X introduisit deux cartouches dans la culasse du Beretta, puis reprit la chasse. Je me remis à le traquer, me glissant entre myrtes et arbousiers.

    Soudain, le chien sentit ma présence, je le vis rebrousser chemin et venir droit vers moi.

    Il me découvrit, planqué derrière un buisson, et m’observa un instant avec curiosité, langue pendante. Puis il fila comme un trait. Sans doute avait-il flairé la trace d’un lapin ou d’un sanglier, plus amusants à pister qu’un stupide faisan élevé en poulailler.

    À présent les secondes s’écoulaient, inexorables, telles les gouttes d’eau d’un récipient percé. Je continuais à braquer X, sans pouvoir me décider à le tuer.

    On entendait distinctement sur le plateau le gorille appelant son patron et pestant de ne pas obtenir de réponse.

    — Putain, pourquoi il répond pas ! Où il est, cet enculé !?

    Je connaissais cette voix, c’était celle de Jo le Marseillais. C’est lui qui m’avait poursuivi et tiré dessus, quelques mois plus tôt, quand il me surprit espionnant la villa de son boss à Saint-Tropez.

    Pour quelle raison Jo cherchait-il X ? Il était supposé l’attendre, avec un autre garde du corps, à l’entrée du domaine de chasse, où étaient garés leurs véhicules. Un imprévu allait-il compromettre ma vengeance ?

    Je m’étais glissé sous la clôture de la chasse privée peu avant l’aube. Marilyn et moi étions venus l’avant-veille repérer les lieux et chercher un endroit propice où pratiquer à la cisaille une ouverture dans le grillage. Ce ne fut pas nécessaire : je trouvai dans un bosquet un passage creusé par les sangliers sous la clôture, afin d’aller piller sans doute la nourriture disposée chaque jour dans le domaine au pied de miradors, pour attirer cerfs et chevreuils.

    La chasse privée Lou Perdigaou est un vaste domaine entièrement clos, dans l’arrière-pays varois, réservé, comme dit son site web, « à l’élite des chasseurs ». « Perdigaou » c’est la perdrix en provençal, un de ces noms vernaculaires qu’on donne aux restaurants ou aux ensembles immobiliers pour faire couleur locale.

    Une fois dans la place je me suis dirigé dans l’obscurité vers les taillis proches du portail, où je me dissimulai, grelottant de froid et d’anxiété. D’après les informations fournies par Marilyn, X avait loué le domaine entier à son propre usage, et il avait invité un seul ami à la partie de chasse. Il n’y aurait donc que deux chasseurs présents, accompagnés, chacun, d’un garde du corps.

    X avait dû payer le prix fort pour se réserver la chasse privée, du coup le propriétaire avait fait lâcher à son intention un gibier abondant. Dans la grisaille de l’aube, je vis depuis ma cachette un pick-up franchir le portail d’entrée. Je le suivis dans mes jumelles. Le pick-up transportait des cages pleines de faisans et de perdrix rouges, qui furent relâchés en divers points du domaine.

    Les deux employés durent forcer les bêtes avec des piques à quitter leur cage. Nées en captivité, elles semblaient terrifiées par cette liberté soudaine et suspecte qu’on leur offrait.

    Quand tout le gibier fut relâché à l’intérieur du vaste enclos, le pick-up quitta les lieux.

    Je le regardai s’éloigner sur la piste, quand soudain une branche craqua dans mon dos et une main glacée étreignit mon cœur.

    Je me retournai vivement, P.M. brandi. Un chevreuil sortait à pas mesurés des buissons, une chevrette plutôt, une femelle menue, aux pattes graciles.

    Je restai figé. À contrevent elle ne pouvait me sentir, mais ses grands yeux noirs exprimaient l’inquiétude. La chevrette fit soudain volte-face et plongea dans les taillis.

    Il était presque sept heures. Je poursuivis ma planque, frissonnant plus que jamais.

    Pour les protéger de la rosée, je replaçai les jumelles dans leur étui. C’était celles de mes filles, un cadeau d’anniversaire pour leurs dix ans, à l’époque bénie où toutes les deux étaient encore en vie.

    « Une paire de jumelles pour tes jumelles », avait plaisanté Amba, qui adore les jeux de mots.

    Je leur offris aussi à cette occasion un guide d’identification des oiseaux, leur dernière passion étant l’ornithologie. Au bout d’un mois, Taïga et Amba savaient identifier chaque espèce d’oiseau rencontrée au cours de nos promenades. Jamais je n’oublierais cette marche dans les bois (ma femme Angélique nous accompagnait ce jour-là) où les filles reconnurent cinq espèces de mésanges : mésange bleue, mésange huppée, mésange noire, mésange charbonnière et une troupe de délicieuses mésanges à longue queue, blanches, noires et roses. Les jumelles connaissaient même les noms latins des espèces : Parus caeruleus, Parus cristatus, Parus major…

    Bientôt retentirent des bruits de moteur et trois véhicules, phares allumés malgré le jour naissant, sont apparus sur la piste qui accède au domaine. Une Land Rover roulait en tête, suivie d’un gros 4x4 noir et d’un SUV couleur tangerine, un Lamborghini Urus, celui-là même qui avait causé la mort de mes enfants.

    Un homme en treillis verdâtre descendit de la Land Rover pour ouvrir le portail, puis tous allèrent se garer un peu plus loin sur une aire de parking.

    Je pointai mes jumelles.

    Jo sortit de l’Urus le premier, un P.M. à l’épaule. X apparut ensuite, en tenue camouflée. Un petit homme bedonnant descendit du 4x4 noir, accoutré lui aussi en Nemrod. Je le reconnus, c’était le mafioso Di Marco. Il s’en était fallu de peu, quelques mois plus tôt, que je le réduise en miettes, en même temps que X, en faisant exploser au semtex sa vedette de pêche au gros.

    Un porte-flingue au crâne rasé l’accompagnait, un fusil mitrailleur en bandoulière – une kalachnikov, me sembla-t-il.

    Les gorilles ouvrirent les hayons des 4x4 et un chien sauta de l’Urus. X et Di Marco s’entretinrent un instant avec le type de la Land Rover, sans doute le garde-chasse du domaine, vu son uniforme vert. Les chasseurs s’équipèrent ensuite : fusil, cartouchière, gibecière, gilet de sécurité orange fluo… Je remarquai que tous deux avaient choisi des fusils à cartouches à plomb, pour le gibier à plume. Ils se mirent bientôt en marche, accompagnés du chien furetant de-ci de-là.

    Un soleil rouge sang surgit derrière les collines.

    Les deux bodyguards ne prirent pas part à la chasse. Je les observai, appuyés au capot du SUV, fumant des cigarettes en bavardant avec le garde-chasse. Ce dernier ne tarda pas à les laisser. Avec leurs armes de guerre, destinées davantage à tuer des humains que des lapins, les deux gorilles devaient le mettre mal à l’aise. Le garde alla s’installer dans une guérite, près du portail.

    Je tournai mes jumelles vers X et Di Marco. Ils traversèrent un pré, puis se séparèrent au bout de quelques minutes, pour battre probablement une plus grande surface de terrain. Marilyn m’avait prévenu que X aimait chasser seul. Ma « cible » siffla son chien, avant de prendre le sentier qui grimpe sur un large plateau au centre du domaine.

    Je me mis alors à suivre X à pas de loup dans les fourrés – le chasseur chassé.

    Impossible de le perdre de vue, même à distance son gilet de sécurité faisait une vive tache orange dans le vert du maquis. Je trouvais un peu ridicule de porter une tenue camouflée de commando, puis d’enfiler par-dessus un gilet orange fluo, mais je ne m’appesantis point sur cette énigme.

    X atteignit le plateau et s’engagea dans un champ de lavandin, fusil au bras. C’est là que, peu après, il abattit un faisan.

    Je fis un large détour pour contourner sa position puis je l’attendis plus loin, dissimulé dans un massif de chênes verts. Le soleil montait dans le ciel teinté de rose, ses rayons rasants vinrent effleurer le plateau, libérant des bouffées aromatiques de sarriette et de lavandin.

    X ne tarderait pas à passer devant moi, sur le sentier qui longeait le bosquet de chênes.

    Conscient que je risquais fort de mourir au cours des minutes suivantes, je jetai un regard circulaire sur les lieux, m’imprégnant du paysage baigné de lumière lilas et inspirant profondément l’air parfumé.

    Ma femme Angélique, férue d’ésotérisme, m’avait fait lire un jour le Livre des Morts des Tibétains. Pour réussir sa mort, si on peut dire, le Bardo Thödol prescrit d’emporter avec soi, au moment du trépas, une ultime vision de sérénité et de beauté, dans l’espoir d’obtenir une incarnation propice.

    Quand X déboucha sur le sentier, je quittai l’ombre des arbres, je le mis en joue et lui ordonnai de lâcher son fusil et de lever les mains.

    Combien de temps avait passé depuis ? Dix secondes ? Dix minutes ? Sans oser jeter un coup d’œil à ma montre, je braquais toujours X, qui me fixait avec un air de stupeur et de terreur mêlées.

    Jo, toujours en quête de son boss, se rapprochait sans cesse. J’entendais clairement ses grossiers jurons et les craquements des branchages agités.

    Les chênes touffus nous dissimulaient à la vue, mais il fallait agir sans plus tarder : presser la détente, supprimer, effacer, trucider X, l’expédier en enfer, tenir le serment fait à Amba. Ma fille avait exigé que nous fassions le serment solennel de nous venger, en entaillant nos poignets pour mêler nos sangs, comme les Sioux au cinéma.

    Amba aurait aimé m’accompagner pour assister à la mise à mort, mais j’avais refusé. Elle m’attendait au moment même dans la maisonnette de l’arrière-pays où nous vivions cachés, son jeune cœur battant sans doute comme celui des bêtes apeurées autour de nous, avec pour seule compagnie sa sœur imaginaire.

    Amba refusait d’admettre que sa sœur jumelle Taïga avait péri dans l’accident.

    J’avais fait une autre promesse à ma fille : fourrer sous le nez de X, au moment de le tuer, la photo de Pablo, mon fils, mort à l’âge de six mois par sa faute.

    « Je veux qu’il sache avant de crever pour quelle raison il va mourir. »

    C’est ce qu’avait déclaré la veille Amba en me tendant la photo, prise dans l’album de famille.

    On y voit Pablo, âgé d’à peine trois mois, sérieux comme un pape, roulé dans une couverture que ma femme porte sur son dos, à la mode africaine. Ses yeux écarquillés expriment la stupéfaction émerveillée des nouveau-nés qui découvrent le monde.

    Je renonçai à tirer la photo de la poche de mon blouson. Une insidieuse lassitude m’envahissait, une sorte d’indifférence, comme si j’étais étranger à la scène. À quoi bon tout ça, n’y avait-il pas eu déjà assez de morts et de violence ?

    X avait entendu les appels de Jo, il savait que son gorille venait à sa rescousse.

    Il se mit du coup à parler très fort, pour que Jo localise sa voix.

    — T’es le père eh ? Je te reconnais ! Ouais, j’ai vu ta photo. C’était un accident bordel, tu comprends ça ? Un accident !

    Ses mensonges éhontés ravivèrent ma haine meurtrière, me tirant enfin de ma torpeur.

    Je savais sans l’ombre d’un doute que X avait suborné ou fait éliminer des témoins, et avait dépensé son sale fric sans compter pour cacher les véritables circonstances de l’accident, échappant ainsi à la justice.

    Ce salopard devait mourir.

    Serrant à la briser la crosse de l’Uzi, je pointai le canon sur le crâne de X, comme Marilyn m’avait conseillé de faire pour le tuer à coup sûr, au cas où il porterait un gilet pare-balle.

    La vengeance est dans mon cœur et la mort dans ma main.

    Amba avait inscrit cette citation au dos de la photo de Pablo que j’avais en poche. Elle était tirée de la pièce Titus Andronicus. Oui, ma fille de douze ans est fan de Shakespeare.

    X vit la lueur assassine dans mon regard et comprit qu’il lui restait moins d’une seconde à vivre.

    Il ouvrit les bras pour exposer sa poitrine.

    — Allez vas-y, bute-moi ! Ouais, rends-moi service, je dors plus, je vis plus depuis ce foutu accident !

    Des larmes brillèrent dans ses cils. J’en étais presque à croire à sa sincérité, quand surgirent du bosquet deux hommes cagoulés, armés de fusils mitrailleurs.

    2

    Un jour plus tôt, j’étais retourné avec Amba à Venturon, dans le but de saluer Pablo et l’informer que la vengeance était proche. C’est dans ce coin isolé du Haut-Var, perdu au milieu des bois, que j’avais loué pour un temps une maison, peu après l’accident.

    Le propriétaire était un vieux sauvage qui vivait seul dans une bergerie désaffectée, à deux kilomètres de là, et ne parlait qu’à son chien. De vastes forêts de pins sylvestres, de pins d’Alep et de chênes pubescents entourent la maisonnette. Par-dessus les hautes collines, on voit par beau temps les sommets enneigés des Alpes du Sud.

    L’endroit solitaire me convenait parfaitement. Je m’étais débarrassé de mon téléphone, je ne payais plus mes factures et je n’envoyais plus Amba à l’école. Personne ne savait où nous habitions. Mais au bout de quelques mois, je ne m’étais plus senti en sécurité à Venturon, et nous avions déménagé.

    À neuf heures du matin, en cette fin d’octobre, il faisait déjà chaud. Le bel été du Midi « ne craint pas l’automne », comme chantait le poète à gueule de métèque. La journée s’annonçait parfaite. La brutale lumière estivale passée, tout baignait dans une buée argentée un peu mélancolique.

    Il avait fait au cours de la nuit un orage violent. Tonnerre tonitruant, éclairs fulgurants, la maison où nous vivions à présent, une vingtaine de kilomètres au nord de Venturon, à la limite du département des Alpes-de-Haute-Provence, tremblait et craquait dans la tourmente. Derrière les carreaux de la fenêtre, le grand pin du jardin tordait ses branches noires sur le fond violacé du ciel.

    Amba et Taïga, sa sœur invisible, vinrent se réfugier dans mon lit.

    — On dirait la fin du monde, me souffla Amba, pelotonnée entre Taïga et moi.

    Retrouvant son courage, elle s’appuya à l’oreiller et se mit à compter les secondes entre chaque éclair déchirant le ciel et le moment où nous parvenait le grondement du tonnerre.

    — Une… deux… trois secondes. La vitesse du son est de 320 mètres par seconde, donc la foudre est tombée à presque un kilomètre d’ici. Alepensis ne craint rien pour l’instant, et nous non plus.

    Alepensis c’est le pin d’Alep centenaire – Pinus alepensis – qui abrite la maison.

    Au matin, l’orage passé, le monde luisait comme un sou neuf, des parfums d’humus embaumaient la forêt. Si le temps chaud se maintenait, et si j’étais encore vivant dans deux jours, nous ferions une belle récolte de champignons.

    Amba marchait devant sur l’étroit sentier. Nous nous dirigions vers l’autel de Pablo, un humble monument érigé dans une clairière au milieu des bois, où nous avions dispersé ses cendres.

    Mon fils a été incinéré en même temps que sa sœur Taïga, au cours d’une cérémonie sordide dans un crématorium flambant neuf (c’est le cas de le dire) situé dans un faubourg de Toulon, entre une déchetterie et une casse d’automobiles. Seule Séraphine, ma belle-sœur, était présente. Ma femme Angélique était à l’hôpital, souffrant de multiples fractures aux jambes, délirante et bourrée d’analgésiques. Des deux côtés de la famille, nous n’avions plus de parent proche, et je n’avais contacté aucun de mes rares amis. Amba refusa d’assister à la cérémonie.

    Avant d’actionner la commande du tapis roulant pour envoyer les deux petits cercueils dans le four crématoire – c’est le terme utilisé –, une employée nous a lu d’une voix monocorde un extrait du Petit Prince. J’avais décliné l’accompagnement musical optionnel.

    « 600 degrés, indiquait la brochure publicitaire, à cette température la crémation d’un corps adulte ne prend

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