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Les outre-monts
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Livre électronique407 pages5 heures

Les outre-monts

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À propos de ce livre électronique

En 1734, après douze années de travail dans une mine de cuivre de la Valsesia, dans le Piémont, Augustineo retourne dans son village, au cœur des montagnes du duché de Savoie. Un village habité par 180 feux, 400 vaches environ, un notaire, un curé, trois vicaires et un syndic nommé par l’intendant de Tarentaise pour administrer la commune. À partir de quelques indices, le jeune homme trouve dans la montagne un gisement de plomb argentifère. Rapidement, la mine devient usine, et Augustineo est dépossédé de sa découverte.
Commence alors pour ce village de paysans une ère de changement et d’innovation. Cette nouvelle activité minière est source de bien des bouleversements sociaux, culturels et économiques, avec notamment l’arrivée de plusieurs dizaines d’ouvriers venus du Piémont, d’Angleterre, du Tyrol du sud, de Franche-Comté. Autant de motifs d’affrontement avec les habitants de ce petit village, qui abrite une société agro-pastorale, patriarcale et religieuse. Mais cette immigration ouvrière recèle une multitude de destins particuliers, à l’image des personnages qui peuplent cette histoire sur trois générations.
Dans ce contexte social mouvant, dans cette Savoie du XVIIIe siècle que le pouvoir sarde, installé à Turin, situe « au-delà des monts », dans cette fin du petit âge glaciaire qui sème mauvaises récoltes et crises frumentaires, tous ne vivent pas les changements de la même façon…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né en 1939, Patrick Givelet fait ses études à l’Institut d’études politiques de Grenoble. De retour en France en 1972, après une dizaine d’années passées en Afrique et en Amérique du Sud, il dirige un centre de formation professionnelle, puis prend la direction du service des affaires culturelles à Briançon, dans les Hautes-Alpes. En 1985, il s’installe dans la petite commune de Peisey-Nancroix en Tarentaise (Savoie), dont il devient maire pendant treize années. C’est là qu’il découvre les ruines d’un ancien site minier datant du XVIIIe siècle. Il entreprend alors des recherches et découvre une singulière histoire peuplée d’étonnants personnages. Membre de la Société d’histoire et d’archéologie d’Aime, il est l’auteur de plusieurs ouvrages : L’École française des Mines en Savoie, Peisey, Moûtiers (1802-1814) et Le plomb et l’argent, histoire d’un grand site minier européen, XVIIIe-XIXe siècles, publiés par la SHAA, et L’or et la pierre, paru aux éditions La Fontaine de Siloé. Son premier roman, Les outre-monts, s’inscrit dans cette continuité.


LangueFrançais
ÉditeurThoT
Date de sortie16 sept. 2022
ISBN9782849215944
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    Les outre-monts - Patrick Givelet

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    Présentation de l'auteur

    Né en 1939, Patrick Givelet fait ses études à l’Institut d’études politiques de Grenoble. De retour en France en 1972, après une dizaine d’années passées en Afrique et en Amérique du Sud, il dirige un centre de formation professionnelle, puis prend la direction du service des affaires culturelles à Briançon, dans les Hautes-Alpes. En 1985, il s’installe dans la petite commune de Peisey-Nancroix en Tarentaise (Savoie), dont il devient maire pendant treize années. C’est là qu’il découvre les ruines d’un ancien site minier datant du xviiie siècle. Il entreprend alors des recherches et découvre une singulière histoire peuplée d’étonnants personnages. Membre de la Société d’histoire et d’archéologie d’Aime, il est l’auteur de plusieurs ouvrages : L’École française des Mines en Savoie, Peisey, Moûtiers (1802-1814) et Le plomb et l’argent, histoire d’un grand site minier européen,

    XVIII

    e-

    XIX

    e siècles, publiés par la SHAA, et L’or et la pierre, paru aux éditions La Fontaine de Siloé. Son premier roman, Les outre-monts, s’inscrit dans cette continuité.

    À Martine,

    qui m’a demandé de lui raconter

    une histoire de sa vallée.

    Illustration 1Illustration 2

    Note de l’auteur

    La coutume a été prise dans les registres de l’état civil au

    XVIII

    e siècle de donner aux nouveau-nés le prénom du père ou celui de la mère et un deuxième prénom pour éviter les homonymes d’une génération à l’autre. À l’exception des prénoms composés (Jean-Baptiste, Jean-Marie, Maria-Magdalena…), les prénoms doubles des personnages de ce roman sont donc orthographiés sans trait d’union.

    Premier épisode : 1734-1765

    L’homme au shako en peau de chèvre

    1.

    Pesey,

    juin 1734

    Augustineo Merlo était bâti comme un jeune taureau ; trapu, massif, charpenté, tout en muscle. Sa tignasse noire, bouclée, lui donnait un air jeune malgré ses trente ans. Ses yeux avaient dû être rieurs il y a bien longtemps, mais aujourd’hui, ils étaient voilés d’amertume et de tristesse. Il était coiffé d’un chapeau de feutre noir à larges bords et portait sur le dos une balle en toile forte fixée sur une armature de bois de hêtre, contenant tout son ménage. Ce jour de juin 1734, il montait le chemin qui menait à Pesey, un village de la province de Tarentaise perché en altitude dans la Savoie montagneuse. Son pas était cependant celui d’un homme décidé à vivre, à réagir contre les vilains tours que la vie lui avait joués jusque-là.

    Il avait quitté Pesey douze ans auparavant, croyant quitter l’ennui, le passé, il était jeune, croyait qu’ailleurs était mieux, qu’avant était nul, il entrait dans l’avenir. Il avait franchi le col du Petit-Saint-Bernard avec une troupe de marchands et s’était arrêté dans la vallée de la Sesia en Piémont. Il avait pu s’embaucher à la minière* de cuivre d’Alagna où il avait découvert le travail avec des compagnons, des machines, un salaire à lui, une bourgade qui se donnait des airs de ville, l’indépendance… Son père avait été charpentier, lui était devenu mineur, s’éloignant encore un peu plus de ses grands-parents paysans, un peu plus encore de cette terre, de ces saisons, de cette herbe, de ces bêtes… À la minière d’Alagna, il avait appris les longues journées du mineur, l’angoisse du fond, le plaisir de sortir au jour le minerai* bleuté de cuivre à pleines barelles* ; il avait observé les vieux caporaux renifler le filon, miner les parois dans la bonne direction ; il avait fait l’expérience des dangers de l’eau qui jaillissait soudain des fentes du rocher en jets tumultueux, des craquements sonores roulant de galerie en galerie annonçant les éboulements, du signal des lampes à huile qui s’éteignent les unes après les autres ; il avait appris à calmer l’angoisse des apprentis plongés brutalement dans le noir. Au bout de dix ans, Augustineo était devenu mineur. Puis, pendant les deux années qu’il avait passées aux fonderies de Scopello, un peu plus bas dans la vallée de la Sesia, il avait été brouetteur, puis faiseur de feu, faiseur de lit sur les fourneaux à manche, il avait vu le travail des fondeurs, des coupelleurs*, des affineurs de lingots d’argent.

    Mais aujourd’hui, après douze années passées dans la vallée de la Sesia, son village lui manquait ; là-bas, il avait épousé Clara, une fille d’Alagna, morte en couches avec leur premier, leur seul enfant. Il avait juste eu le temps de lui donner un nom, Giacomo, le prénom de son père, juste le temps, à la demande de la famille de Clara, de présenter le corps du petit dans la chapelle San Marco, une chapelle de répit où le prêtre avait fait croire que le petit Giacomo était encore vivant le temps de le baptiser afin d’assurer à cette pauvre petite âme le chemin vers l’éternité des anges en lui évitant le séjour des limbes. Il avait couché Clara et l’enfant dans le petit cimetière d’Alagna, en pleine terre, les corps enveloppés d’un drap blanc cousu, laissant à sa famille l’entretien de la tombe, la neuvaine et les messes anniversaires des trépassés. Le curé avait eu beau lui dire qu’un cimetière était un champ du Seigneur où l’Église semait pour l’éternité, cette épreuve avait laissé Augustineo au bord du chemin de la foi, suspectant désormais en tout homme d’Église une complicité de tromperie sur la vie, sur la vie de sa femme, sur la vie de son enfant. Dans sa douleur, il s’était juré de tourner la page, de quitter cette vallée de la Sesia qui avait pourtant accueilli les espoirs de ses vingt ans, d’oublier cet amour de Clara la brune, ses yeux serpentine et son sourire lumineux qui l’avaient cloué sur place dès leur première rencontre. D’oublier cette nuit d’orage où les éclats se succédaient sans cesse, où les grondements du tonnerre roulaient d’un versant à l’autre de la vallée, couvrant les cris de douleur de Clara, d’oublier aussi la marque de ses ongles qui s’enfonçaient de plus en plus profondément dans son bras à mesure qu’elle quittait la vie. Et avec elle, toutes les femmes, tous leurs regards et leurs sourires qu’il n’était pas loin de soupçonner sources de malheur et de souffrance. Augustineo était devenu un homme seul, un homme solitaire.

    Il retrouva facilement la maison de ses parents au fond du village ; le hameau du Villaret n’avait pas beaucoup changé, sauf cette nouvelle odeur écœurante, douçâtre, qui lui rappelait la tannerie d’Alagna. Des chamoiseurs qui travaillaient les peaux de vaches et de chèvres s’étaient installés sur les bords du Dard, déversant dans le ruisseau qui serpentait entre les maisons du Villaret les eaux putrides de leurs bains de chaux et d’écorces de sapin pilées où surnageaient des résidus d’huile de poisson. Il savait que dans la maison, seule sa mère serait là pour l’accueillir. Son père, le vieux charpentier Merlo, était mort deux ans auparavant. Il avait appris la nouvelle par un voiturier du Val de Tignes de passage aux fonderies de Scopello. Après un seul cri tremblant d’émotion, la vieille Baptista accueillit son fils dans une attitude très digne, sans effusion, les épanchements viendraient plus tard, mais Augustineo sentait bien dans le léger tremblement de sa voix que le cœur de sa mère était en éruption. Douze ans qu’elle ne l’avait pas revu ; un homme maintenant, fort, posé, décidé, qui rentrait dans la maison avec toute son histoire, ses peines, ses joies, ses malheurs, les yeux pleins de ses morceaux de vie qu’il avait laissés derrière lui. Elle devina dans son regard la morsure de la solitude qui l’empêcha de lui demander tout de suite des nouvelles de Clara et du petit Giacomo.

    Augustineo s’installa dans la maison de ses parents, réapprenant à vivre dans son village. Sa première visite fut pour « oncle » Bartholomée Merlo, un cousin de son père, qui l’accueillit avec beaucoup d’affection. Bartholomée était veuf. Il avait hérité de plusieurs belles pièces de terre, dispersées un peu partout dans la paroisse, aux Roches, à Champadret, à la Croix du Brun et ailleurs encore, qu’il avait acensées à plusieurs paysans. Dans les premières années de leur mariage, Bartholomée et sa jeune femme avaient pris l’habitude d’accueillir dans leur grande maison aux Moulins les gens de passage. Colporteurs, muletiers, marchands de bestiaux, parfois même recors* et sergents de justice y trouvaient un bol de soupe et un garde-paille dans le premier village qu’ils abordaient en arrivant dans cette haute vallée. Après la mort de sa femme, en couches avec leur quatrième enfant, Bartholomée avait aménagé dans la grande maison plusieurs petites pièces pour mieux recevoir ses hôtes, et l’habitude avait été prise, dans le village, de lui adresser tous les visiteurs qui y trouvaient ainsi le gîte et le couvert pour un jour ou deux.

    La famille de Bartholomée jouissait d’une grande réputation ; depuis quelques années, il assumait avec trois autres paroissiens la charge de procureur aux œuvres pies pour la construction de l’église de Notre-Dame de Pitié au Plan des Chailles. Augustineo s’en souvenait, avant son départ on parlait beaucoup de ce grand projet : édifier un sanctuaire sur le site d’une source miraculeuse qui avait déjà guéri plusieurs malades, pour accueillir les pèlerins qui n’hésitaient pas à traverser les montagnes pour déposer leurs maux et leurs souffrances entre les mains de la mère douloureuse du Christ. La construction du chœur, de la nef et du dôme était maintenant terminée ; l’entreprise avait nécessité beaucoup d’argent et de dons de la part des communiers*. Aujourd’hui, les procureurs devaient organiser le chantier des peintres pour décorer l’intérieur du dôme et les murs. Lucqua Valentino, un maître peintre de la paroisse d’Orta, pays de Milan, s’était engagé dans son contrat à prix-fait* à donner au lanternon du dôme un color di aria, à peindre les têtes des chérubins, des feuillages, des fleurages, des frises et même des rabecs* sur les pilastres et les corniches. À eux seuls les décors du dôme étaient un vaste chantier : des cartouches représentant des anges portant les instruments de la Passion et des fleurs répartis en huit quartiers sur trois rangs concentriques. Le peintre s’était même proposé de représenter à la base du dôme les quatre évangélistes et les quatre pères de l’Église. Ce programme de décor tout en feuillage et fleurage convenait fort bien aux procureurs de Pesey, mais voilà, le peintre exigeait que les maçons laissent en place les ponts qu’ils avaient échafaudés pour bâtir le dôme, confectionner les corniches au sommet des pilastres et plâtrer le tout à une trentaine de pieds du sol. Et les maçons, sous la direction de leur maître Pietro Jacchetto, étaient pressés de retourner dans leur paroisse de Riva dans la vallée de la Sesia. Finalement, Bartholomée avait réussi à mettre tout le monde d’accord : les maçons laisseraient les échafaudages en place, les communiers leur paieraient le prix des ais et le peintre démonterait les ponts à la fin de son travail. Un vrai négociateur, ce Bartholomée…

    Il avait fini d’élever seul ses trois enfants, tout en s’occupant de sa maison qui n’avait ni nom ni enseigne, mais qu’on avait fini par appeler dans le village « l’auberge à Bartholomée ». Depuis quelques années, il y recevait des pèlerins de plus en plus nombreux attirés par le renom du sanctuaire de Notre-Dame de Pitié. L’aîné de Bartholomée, Laurent, un garçon taciturne et maussade, était devenu meunier dans un moulin que la communauté lui avait affermé après l’avoir racheté à la Confrérie du Saint-Esprit.

    Sa sœur, Melchiotte, avait exprimé très tôt le désir de devenir en religion. Son père avait dû vendre quelques journaux* de terre pour payer les frais du noviciat chez les bernardines de Conflans. Et quand elle prononça ses vœux, en 1729, Bartholomée, fier et heureux de donner une fille à l’Église, dut cependant vendre le reste de ses terrains pour constituer une dot qui vînt accroître les biens de la communauté des Filles de la Divine Providence et de Saint-Bernard. Melchiotte Merlo devint sœur Scholastique, religieuse de chœur, revêtit la longue robe blanche, le scapulaire noir, la guimpe et le voile noir du costume des cisterciennes et entra pour toujours dans le silence de la clôture.

    Catherine, la dernière fille de Bartholomée, était destinée, selon l’usage, à veiller sur les derniers jours de son père. Encore une enfant quand Augustineo était parti, elle était devenue une belle jeune femme. Elle l’accueillit avec étonnement, une pointe de malice dans son regard et un sourire moqueur.

    * Les mots suivis d’un astérisque sont définis dans le glossaire en fin d’ouvrage.

    2.

    L’homme au shako en peau de chèvre

    Durant les quelques semaines qui suivirent son retour, Augustineo reprit peu à peu contact avec le village, retrouvant les visages, plus ridés, les sourires, moins rieurs, les silhouettes, plus tassées, mais encore familières, qu’il situait sans hésitation, chacun dans sa filiation familiale, s’informant des décès, des mariages, des naissances, tout en les observant avec une certaine distance. Mais son absence de plusieurs années ne l’avait pas fait oublier pour autant.

    — Tineo ! Tineo !

    Beaucoup l’accueillaient par le surnom de sa jeunesse et de son adolescence. Il s’étonnait de retrouver intactes les amitiés et les aversions qu’il avait laissées douze ans plus tôt, alors que lui avait suivi une route bien différente, mesurant la force de l’adhérence de ses anciens amis et voisins à leur petit coin de vie.

    Il alla sur la tombe de son père dans le cimetière entourant l’église ; une simple croix en bois, Giacomo Merlo, 1652-1732 et quelques fleurs séchées. Il poussa même la porte, un peu par défi, comme pour s’assurer que, désormais, il ne se laisserait plus abuser par les décors, les statues grandeur nature et les ors qui recouvraient l’extraordinaire retable qu’un sculpteur de la vallée de la Sesia avait érigé dans l’église paroissiale, une trentaine d’années auparavant. Pendant plusieurs jours, dans cet automne lumineux, il parcourut la vallée en tous sens, mû par un besoin de retrouver les trajets d’autrefois, les sentiers, les sources, les alpages, la forêt, tous les lieux, les images, les odeurs de son enfance et de sa jeunesse. Curieusement, c’est avec plaisir qu’il retrouvait l’ambiance des montagnettes, des écuries*, des fermes, des granges, lui qui avait quitté sans regret ce monde paysan. Il avait ressenti le besoin, dans sa solitude construite sur plusieurs années d’absence, de retrouver des certitudes oubliées ; celle des heures du coucher du soleil, celle des dangers qui menaçaient les montagnettes en hiver, celle des senteurs poivrées des herbes d’alpage, celle des colères du Grand Nant* qui roulait ses eaux bruyantes au creux de la vallée…

    Ce jour-là, fête de Saint-Jean-Baptiste, en arrivant au Pichu, une pente herbeuse au-dessus du hameau des Lanches, il se souvint de cet été chaud et humide, vingt ans auparavant, où une activité inhabituelle avait envahi pendant quelques semaines le haut du Pichu, à la lisière de la forêt. Il gardait les deux vaches de son grand-père sur une parcelle parsemée de petits rochers blancs par la dernière avalanche du printemps. Il avait alors une douzaine d’années, son père était parti cet été-là sur un chantier dans le duché voisin d’Aoste, et il se sentait déjà envahi par l’ennui de cette vie paysanne. Tout en ramassant les pierres et en les réunissant en murgers* le long des limites de la parcelle, il avait entendu de l’autre côté du bois de mélèzes des Chabottes, des voix, des bruits de ferraille, parfois même quelques explosions sourdes. En s’approchant, il avait vu une troupe d’une vingtaine d’hommes qui creusaient une tranchée peu profonde ; il avait reconnu plusieurs hommes de Pesey : Pierre Silvin-Cadere, Maurice à feu Justin Garçon, Claudio Roux, Claude Trésal et encore les deux frères Rey, Jacques et Jean-Baptiste ; il y avait aussi d’autres hommes qu’il ne connaissait pas. Ils creusaient le sol près de la grange des Adornet bâtie à la limite des communaux, sortant des barelles de cailloux qu’ils chargeaient sur des mulets. Tous travaillaient, semblait-il, sous les ordres d’un homme grand, noir de poil, habillé d’une veste en cuir et chaussé de grandes bottes. Il était coiffé d’une sorte de shako en peau de chèvre qu’il portait penché sur le côté pour tenter de masquer son œil gauche fermé, orbite vide, paupière cousue. Même de loin, il apparut alors à Augustineo brutal et rude, aboyant ses ordres, un homme habitué à commander d’une voix forte et d’une main ferme.

    Le soir, à la tablée de son grand-père, on ne parlait que de ça ; « ils » auraient trouvé en haut du Pichu une minière de plomb portant quelques onces d’argent. Seuls les jeunes avaient été attirés par cette nouvelle, les anciens, paysans, n’avaient vu aucun intérêt dans ces cailloux qui mélangeaient, disait-on, du plomb et de l’argent. Mais comment les séparer ? Et pour faire quoi ? Ces cailloux, ils avaient eu beau les chauffer dans des marmites de gueuse chez Nicolas Baudin à la Chenery, un hameau proche, c’était resté des cailloux, et des cailloux on en a déjà assez comme ça ici, si ça se vendait, on serait riche depuis longtemps !

    Puis, après quelques semaines de curiosité, l’intérêt était retombé, on avait arrêté les travaux à la Saint-Michel Archange, l’homme au shako était reparti, pour Turin disait-on, les mousses et les jeunes mélèzes avaient repoussé sur la modeste tranchée comblée peu à peu par l’éboulement de ses propres parois. Les vaches des Adornet avaient repris possession de leur parcours habituel, et on n’avait plus entendu parler de cette soi-disant minière pendant vingt ans.

    Seulement, aujourd’hui, Augustineo savait. Il savait qui était l’homme au shako en peau de chèvre. Dès son arrivée à Alagna, il avait reconnu dans le directeur de la minière de cuivre l’homme autoritaire qui avait dirigé les travaux de prospection à Pesey : Giacomo Lorenzo Deriva. Il avait travaillé sous ses ordres pendant près de dix ans, mais lui, simple mineur dans un effectif de plusieurs dizaines d’ouvriers, n’avait jamais osé évoquer cette recherche menée autrefois à Pesey, d’autant que Deriva avait été alors envoyé officiellement par le bureau des Finances royales de Turin pour faire cette prospection. Son rang officiel, ajouté à son attitude autoritaire avec les hommes, en avait dissuadé plus d’un pour établir le contact…

    Une minière à Pesey ? De plomb et d’argent… En tout cas des indices, suffisants pour que les autorités de l’époque déclenchent une recherche, mais pas assez abondants ou de trop mauvaise qualité pour engager une exploitation. Le soir, chez sa mère au Villaret, il se promit d’aller voir sur place ce qu’il restait de ces travaux vingt ans après.

    Simplement pour voir…

    3.

    Pesey,

    octobre 1734

    Claudio Roux profitait du soleil qui éclairait encore les toits du village des Moulins. Dans quelques jours, il resterait caché derrière la montagne pour plusieurs semaines, plongeant le village dans un froid bleuté. Les toits se couvriraient d’abord d’une fine gelée qui resterait blanche jusqu’à la nuit, puis, jour après jour, d’une épaisse couche de neige. Les écuries deviendraient accueillantes, chaudes, où les hommes se rassembleraient volontiers quelques moments dans la journée. Pour l’heure, il était encore temps de regotoyer* le toit de sa maison, de replacer les écoupeaux* en les inversant, de changer ceux que l’humidité chaude de l’été avait corrompus. Il taillait chaque pièce à la hache, puis montait les installer une à une sur le toit. De loin, il vit arriver Augustineo qui s’engageait au sommet de la ruelle. Il savait qu’il était revenu après plusieurs années d’absence, mais les deux hommes ne s’étaient pas encore revus. Bien qu’ils aient le même âge, ils n’avaient pas grandi ensemble, chacun ne s’éloignant guère des parcelles de terre familiales, lui autour des Moulins, Augustineo autour du Villaret. Ils s’étaient croisés parfois à la fête de Saint-Loup ou à la Sainte-Catherine, patronne de la paroisse.

    — Oh ! Tineo ! J’ai su que tu étais rentré. Ça faisait un temps…

    — Oui, douze ans…

    — Je me souviens que tu ne voulais pas rester.

    — Oui, j’ai fait mineur à Alagna, puis sur les fours à Scopello, dans la vallée de la Sesia. Ouvrier, quoi ! Mais, dis-moi, toi aussi, tu as été un peu mineur à Pesey, il y a vingt ans.

    Devant l’air interrogateur de Claudio, Augustineo reprit :

    — Oui, en haut du Pichu, tu te souviens, avec Pierre Silvin, Maurice de Justin Garçon, les frères Rey…

    — Oh ! ça n’a pas duré longtemps, on a gratté, mais ça n’a rien donné.

    — Tu pourrais me montrer l’endroit où vous avez creusé, tu t’en souviendrais ?

    — Pour ça, oui ! Pourquoi ? Tu veux prospecter ?

    — Je sais pas encore. Faut voir. Alors, on peut y aller ? Demain ?

    — D’accord, un peu avant midi, on se retrouve au pont romano…

    Le lendemain, ils firent route ensemble en rive gauche du Grand Nant jusqu’à la passerelle qui enjambait le ruisseau de l’Arc. De là, ils montèrent à travers champs en suivant la rive du torrent qui dévalait la montagne depuis l’alpage de l’Arc. Le froid matinal avait déposé sur ce versant nord une pellicule de givre qui soulignait d’un liseré blanc chaque arbuste, chaque touffe d’herbe crissant sous leurs pas. On entendait une bande de grandes corneilles noires se chamailler dans les bois restés dans l’ombre.

    — C’est là, dit Claudio en s’arrêtant au bout d’une vingtaine de minutes de marche.

    Avec son pied, il brisait la fine couche de givre, dévoilant un tapis ocre d’aiguilles de mélèzes tombées sous le vent d’automne. Augustineo eut du mal à repérer la trace d’une tranchée ; seule l’ombre portée par le relief blanchi laissait deviner dans le jeune mélézin un vague sillon qui longeait le torrent en direction de la montagne, vers le sud.

    — On a gratté sur trois pieds de profondeur, pas plus, sur une cinquantaine de toises*. Regarde, on peut en trouver encore, dit-il en ramassant quelques blocs.

    Augustineo comprit tout de suite pourquoi Deriva avait abandonné les recherches : dans les blocs que lui montrait Claudio, les traces de mine* étaient vraiment très faibles, enchâssées dans la gangue. Il avait vu, à la fonderie de Scopello, les bocambres* broyer les blocs pour les réduire en sable : la mine était beaucoup plus apparente. Mais là, ce que lui montrait Claudio, c’étaient des cailloux dans lesquels ne brillaient que d’infimes traces argentées dans de maigres filets gris. Des masses de matières à bocarder* pour jeter beaucoup de stérile et garder bien peu de mine ! Une minière bien pauvre, trop peut-être pour justifier une exploitation…

    Mais il y avait autre chose qui paraissait bizarre à Augustineo quand ils longèrent les restes de ces anciens travaux : la tranchée suivait le cours d’eau, comme si ruisseau et filon obéissaient à la même histoire. Son expérience de mineur à Alagna lui avait appris que la surface et le sous-sol n’étaient pas toujours liés, les vieux mineurs ne se fiaient pas à l’une pour trouver l’autre.

    — Pourquoi les travaux se sont-ils arrêtés là ? demanda-t-il à Claudio.

    — On ne trouvait plus rien, et le signore Deriva a décidé de tout arrêter, il disait qu’on perdait notre temps…

    Augustineo regarda autour de lui ; la pente du terrain venait buter au pied d’une paroi de roche jaune, friable comme celle du Barmaÿ au-dessus de Beaupraz, une paroi qui marquait la limite des communaux. C’est là, pensa-t-il, qu’il fallait chercher ce filon, au contact de ces deux roches… Ça ne servait à rien de suivre le ruisseau… Une évidence qui soudain rendait possible ce vague projet qui lui trottait dans la tête depuis son retour à Pesey : prospecter à partir des indices de mine mis à jour, vingt ans auparavant, en 1714, en mettant à profit toute son expérience de mineur. Ne plus se fier au relief du terrain. Oublier la pente, le versant, le ruisseau, les arbres. Penser sous-sol et fouir comme la taupe aveugle qui s’oriente avec son museau sensible… Prospecter à partir d’une galerie d’où il pourrait comprendre les roches, leur direction, leur inclinaison. Repérer celles qui enserrent le filon minéral*. Renifler la mine comme les vieux mineurs le faisaient pour le cuivre d’Alagna. Avec un peu de chance, il pourrait devenir, lui, Augustineo, fils de feu Giacomo Merlo, habitant le Villaret, paroisse de Pesey, il pourrait devenir le vrai découvreur d’une minière de plomb et d’argent et jouir de tous les avantages que les Royales Constitutions réservaient aux sujets de Sa Majesté en pareil cas : une récompense proportionnée aux soins et aux peines qu’il se serait données et aux frais qu’il aurait faits pour découvrir la minière, et surtout un pourcentage sur les profits qu’on en tirerait annuellement.

    Le soleil était déjà passé derrière la crête quand les deux hommes redescendirent vers le village des Moulins, inondant de lumière les alpages de l’adret et laissant le froid couler sur l’envers resté dans l’ombre. Un vent froid descendant des sommets entraînait les filets bleutés des quelques cheminées allumées dans le village de Nancruet. Ils se séparèrent, chacun gardant une image différente de cette petite virade. Pour l’un, on avait remué des souvenirs vieux de vingt ans, qui n’avaient mené à rien, il oublierait vite, retournant aux tâches les plus urgentes : les réparations du toit, le ménage du soir des deux vaches, finir de remplir le coffre à grains avec l’orge de l’automne et le seigle tardif… Pour l’autre, une promesse, un projet qui se formulait plus clairement, mais aussi qui soulevait beaucoup d’obstacles, de questions, d’incertitudes…

    4.

    Pesey,

    novembre 1734

    La maison de maître Costerg était située en dessous du Grand Chemin qui conduisait au village de Pesey d’amont. Elle ne comprenait pas moins d’une cuisine, une grande pièce faisant poële*, une cave, trois chambres et un galetas. Notaire royal et collégié, maître Costerg recevait dans la grande pièce, aidé de son fils qui, installé devant une fenêtre haute ouvrant sur la lumière du couchant, recopiait fidèlement tous les actes passés par son père : « contrats établis à tout ce qu’il appartiendra en présence des témoins à ce requis et bas nommés », ventes de terrains conclues « n’étant contraint, séduit ni suborné de personne », prêts que l’on promettait de rembourser « sur tous ses biens présents et advenir à peine de tous despens, dommages et intérests », « testaments nuncupatifs, inter liberos, olographes ou en faveur de la cause pie », successions « viri et uxoris », héritages « ab intestat », legs « tanquam corpus loco circumscriptum », inventaires, partages, transactions diverses que les parties font « touchant les Saintes Écritures et après avoir déclaré pour la seule vérité en cette part comme si elles étaient par devant leur juge compétent »… Le secrétaire-fils recopiait tous ces actes sur des papiers timbrés à l’effigie de l’Aigle de Savoie couronnée et entourée du collier de l’Annonciade, tarifés à quelques sols* ou à quelques deniers, pour les insinuer, selon les dispositions de Sa Majesté sarde, dans le tabellion* du bourg de Saint-Maurice. Des actes rédigés dans une langue alambiquée, d’apparence savante, parsemée de mots latins, que le notaire était obligé de traduire en mots simples à ses interlocuteurs pour s’en faire comprendre, mais qu’il s’empressait de compliquer dès lors qu’il les écrivait… Les compatriotes d’Augustineo, très portés sur les actes notariés, faisaient le bonheur et la bourse des notaires de villages…

    Néanmoins, malgré sa répulsion devant ce galimatias, c’est auprès du notaire qu’Augustineo avait décidé de se renseigner sur les démarches qu’il aurait à faire. Qui était mieux placé en effet que maître Costerg – qui plus est domicilié à Pesey – pour connaître les lois, décrets, arrêtés, édits ? Pour savoir les droits de la couronne sur le sous-sol et les minières et les privilèges réservés à son vassal le seigneur marquis Chabod sur les terres du mandement de Saint-Maurice ? Le notaire Costerg lui dirait aussi à quelle instance il aurait affaire, de l’intendant de Tarentaise à Moustier, du Sénat de Savoie à Chambéry ou de la Cour des comptes de Turin… Augustineo savait que le roi de Piémont Sardaigne avait réglementé, par ses Royales Constitutions, la prospection et l’exploitation des minières dans son royaume. Bien sûr, avec les garçons de sa génération, il avait appris à lire et à écrire à l’école de Pesey qui fonctionnait l’hiver sous la houlette du régent, le révérend Trésal ; cela lui avait permis de signer son nom sur le registre des salaires quand d’autres n’y apposaient qu’une croix. Mais de là à lire les Royales Constitutions et les manifestes de Sa Majesté…

    En tant qu’ouvrier mineur, il ne s’était jamais intéressé à ces questions. Propriétaire ? Exploitant ? Droit de seigneuriage ? Comment fait-on pour déclarer la découverte d’une minière ? Quels seraient ses droits, ses obligations ? Devrait-il payer des taxes ? Et à qui ? Et voilà qu’aujourd’hui il était obligé de se les poser. Et puis, ce n’était pas avec les petites économies

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