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Tempête: Roman
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Livre électronique332 pages6 heures

Tempête: Roman

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À propos de ce livre électronique

2090.

Les cataclysmes environnementaux menacent une gigantesque métropole peu à peu délaissée par des services publics exsangues. Dans cette atmosphère noire, Colin et Angela mènent une enquête après la sordide découverte de la dépouille d’une jeune femme dans les quartiers malfamés de la vieille ville où la pauvreté est grandissante. À partir de là, tous deux se trouveront embarqués dans une histoire dont ils n’auraient jamais pu envisager les ramifications.

Thriller d’anticipation pessimiste, Tempête explore les thématiques telles que la surconsommation, l’obscurantisme induit par les nouvelles technologies, le dérèglement climatique, les dérives d’un capitalisme débridé et la déshumanisation de la société.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Adrien Loesch considère l’écriture comme un besoin impérieux, un souffle brûlant de l’âme qui doit être expulsé. Avec Tempête, il propose un voyage au cœur des teintes de son essence.
LangueFrançais
Date de sortie14 juin 2022
ISBN9791037758583
Tempête: Roman

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    Aperçu du livre

    Tempête - Adrien Loesch

    1

    Les lumières extérieures fendaient la pénombre de la pièce, caressant de leurs insaisissables faisceaux le cuir fauve du vieux fauteuil. Colin s’en approcha, lentement guidé par le poids écrasant de la fatigue, et toucha du bout des doigts le grain irrégulier du cuir, à la fois froid et craquelé. Les phares des navettes traversant l’avenue engorgée dessinaient des formes fantasmagoriques sur les murs du salon, lui donnant ainsi une ambiance mystique. Le passage régulier des véhicules faisait courir sur les cloisons des ombres longilignes, de longues lames d’obscurité.

    Les volutes de fumée de sa cigarette semblaient dessiner des formes oubliées, de lointains souvenirs désincarnés. Dans cet espace clos et semi-ténébreux où le silence régnait en maître, il peinait à trouver le sentier qui le mènerait au repos, en partie parce qu’il avait vu et entendu trop de choses insoutenables pour s’endormir paisiblement.

    À l’heure où les âmes s’essoufflent après une journée ordinaire, le détective privé et photographe judiciaire restait éveillé à imaginer le monde autrement, se prenant de temps à autre pour le puissant créateur, un idéaliste dépité réarrangeant les événements à sa guise, se conférant ainsi une liberté infinie, seulement limitée par les débordants aléas de son imagination. Au fil des saisons, il avait passé de longues heures à méditer sur des questions sans réponses, laissant ainsi ses méandreuses pensées et sa fine intuition provoquer de fulgurantes étincelles de lucidité parfois capables de lui ronger le crâne telles une maladie incurable, une douleur fantôme se propageant petit à petit dans les profondeurs insondables de son intellect torturé. Les échos du passé tournoyaient dans son esprit, semblables à de violentes vagues, déferlant sans répit sur les côtes d’un littoral ombreux. Pareil à un animal nocturne, Colin vivait la nuit et s’était récemment accommodé de sa vie de loup solitaire. Ses iris vert clair, dont la teinte peu commune était héritée de sa mère, accentuaient un regard magnétique pénétrant, dans lequel un soupçon de mélancolie hivernale s’était insinué.

    Colin détacha l’arme de poing à sa ceinture, son Contracteur KITH II, ce loyal compagnon que l’on garde à ses côtés en cas de besoin, et le déposa sur la table basse du salon. Il rentrait de sa première enquête terminée depuis sa reprise d’activité, et rien ne s’était passé tel que prévu. Le sang sur ses mains avait séché.

    Encore une prime dont je ne verrai jamais la couleur… C’est vrai que tu peux t’en passer, hein ! Tu commences à te faire vieux, ton flair n’est plus aussi aiguisé qu’autrefois. Cela dit, certains quartiers sont de plus en plus hostiles, pensa-t-il.

    Las, il s’assit lourdement sur la vieille bergère en cuir en faisant tomber un peu de cendre fumante sur le parquet délatté, qui, avec le temps, s’était constellé de petites taches sombres, témoins de ses décadentes habitudes nocturnes.

    Torturé par d’atroces insomnies, il avait essayé tous les remèdes possibles pour trouver le sommeil : la lecture, la méditation, les jeux fléchés et même des infusions à la valériane afin de diminuer son agitation nerveuse. Seule la musique parvenait à faire effet sur lui, mais rien à faire, il s’endormait rarement avant trois heures du matin.

    À ses côtés trônait une pile de livres poussiéreux, dont les couvertures cartonnées dissimulaient les essais des plus grandes têtes pensantes de décennies oubliées. Certains étaient annotés de coups de crayon à papier, et sur d’autres, des phrases étaient maladroitement soulignées.

    Il échappa un long soupir avant d’être à nouveau rattrapé par ses pensées. Depuis plus d’une heure, une migraine subsistait et le traitement qui lui avait été prescrit par son système d’auto-diagnostic ne faisait toujours pas effet. C’était une douleur sourde qui l’empêchait de réfléchir clairement. Des flots de sombres pensées le traversaient, pareil à un torrent déferlant dans un long et puissant grondement, comme une plainte de l’âme, un cri de désespoir. La journée, ses maux s’estompaient quelque peu, attendant patiemment les ténèbres pour se déchaîner à nouveau.

    Le foyer de la cigarette qu’il venait d’allumer se mit à briller dans l’obscurité, pareil à une étoile rouge égarée dans la plus sombre des nuits.

    Colin Longside se décida finalement à écouter de la musique et alluma le vieux tourne-disque qu’il avait récupéré chez un antiquaire, qui, étonnamment, résistait à l’épreuve du temps. Lorsqu’il fut enfoncé dans son siège, véritable autel de sa réflexion intérieure, le monde reprit peu à peu de ses couleurs. Ses nerfs se relâchèrent et sa tension diminua. À présent, les notes mélodieuses de musiciens oubliés s’infiltraient entre deux funestes pensées. Le blues parcourait ses veines, lui rappelant en quelques furtives visions des pages ternes de sa jeunesse. À cette époque, sa vie, simple et modeste, se résumait à une bouteille de whisky bon marché partagée entre amis, un pétard soigneusement roulé et de la musique électronique lourdingue.

    Happé par les sonorités fiévreuses de la musique, le battement chaud des percussions exhuma de son esprit un souvenir nébuleux. Alors que les paroles narraient le destin tragique de milliers d’âmes vagabondes, une humeur immémorée, se mélangeant aux vibrations sonores, poussa son âme en des lieux célestes.

    Le photographe judiciaire, contraint de jongler avec deux emplois, écoutait de vieux albums désormais indisponibles à la vente, du moins dans le monde physique. Au début des années trente, la plate-forme d’écoute en ligne proposée par Esperanza avait laminé toute concurrence ainsi que l’industrie du disque physique. Grâce à ses compositions ainsi que ses compilations, la filiale spécialisée dans le divertissement comblait un grand nombre d’utilisateurs et s’arrachait le pactole de millions d’abonnés, assoiffés de nouveautés. Ainsi les chefs-d’œuvre musicaux constituant le patrimoine de l’humanité avaient quasiment disparu des mémoires.

    Dans un monde digitalisé, rien n’était plus gratifiant pour Colin que de posséder quelque chose qu’il pouvait manipuler, sentir sous ses doigts ; il y trouvait du réconfort même s’il lui arrivait parfois de penser que sa passion le faisait chavirer dans une sorte de fétichisme envers des objets désuets, issus de l’Ancien Monde.

    Le charme perdu des choses vraies, pensa-t-il.

    Il songea un instant à l’industrie musicale contemporaine, qui à ses yeux, semblait avoir perdu toute vie, tout relief, comme si son âme avait été capturée par une entité castratrice, empêchant ainsi les hommes de se laisser bercer par de sublimes mélopées. Remplacée par des lourdes percussions saccadées, sans mélodie ni harmonie, la musique actuelle ne l’intéressait plus. Pourtant dans sa jeunesse, Colin aimait danser sur de la musique électronique, appréciant les sensations qu’elle pouvait susciter, la sueur chaude dans ses cheveux, les perles d’eau salée coulant le long de sa nuque au rythme de collisions instrumentales aussi titanesques que répétitives, les murs d’enceinte crachant des flammes invisibles sur des foules endiablées.

    À bientôt quarante ans, Colin poursuivait avec une certaine fatalité la destinée de ses parents, la vie étant souvent rude pour les artistes aux âmes fécondes, parcourues de pulsions créatrices, magnifique fardeau de la sensibilité. Sa mère, décédée alors qu’il n’était qu’un enfant encore bercé d’illusions et de questions, avait été une musicienne, une pianiste jouant dans les bars miteux de la basse-ville, donnant à ses notes les couleurs d’une vie accablée d’impasses. Une maladie pulmonaire, désormais commune et redoutée de tous, l’avait emportée au jeune âge de trente-trois ans, alors que Colin n’avait pas encore atteint sa sixième année. Le photographe qu’était son père n’avait, lui non plus, pas laissé grand-chose derrière lui, si ce n’est une fine alliance en or, une bergère délabrée, quelques beaux clichés et une dizaine d’appareils photo dont il faisait la collection. Féru de photographies et de documentaires, ses reportages lors de la crise sociale de 2063 lui avaient octroyé une courte célébrité. Malheureusement, son intense et éruptif succès fut aussi court que le montant du chèque à la clé, et pourtant, ses clichés dégageaient une puissance émotionnelle indiscutable. Dans une boîte métallique rangée dans un recoin de son appartement, Colin conservait précieusement ses tirages.

    Aux premières lueurs du matin, une fois par mois jusqu’à ses neuf ans, Georges Longside emmenait son fils sur le toit de l’une des tours de verre du district intérieur pour y prendre des photos de la ville. Grâce à la complicité d’un ami d’enfance, ils accédaient au dernier étage de l’immeuble où il était possible de contempler un impressionnant panorama. Alors que la brume matinale se dissipait et que la cité bourdonnante commençait à s’éveiller, Colin observait les premiers rayons de l’aurore percer timidement le ciel violacé. À l’ouest, entre les cimes bétonnées des murs de protection et l’horizon, ils avaient la chance de contempler une parcelle de ce qu’on appelait autrefois la campagne. De hauts arbres et de vastes plaines tapissaient cette étendue oubliée de toute une génération. Alors que le futur détective privé apprenait l’art de la photographie en jouant avec les lumières éphémères de l’aube, son père lui narrait les péripéties de sa vie : la rencontre avec sa mère, les années difficiles, et bien d’autres histoires dont il était le dernier à détenir les secrets. Certains contes, plus légers, faisaient écho dans le cœur du jeune garçon, alors que d’autres, plus amers et incompréhensibles à sa juvénile innocence, seraient des coups de poing plus tard. Autour de ce qui était pour eux un copieux petit déjeuner, constitué en fait de brioche desséchée recouverte de pâte à tartiner bon marché, les heures semblaient s’éterniser, si bien qu’elles étaient encore aujourd’hui de doux souvenirs. Citadin de toujours, son père avait l’habitude d’arpenter la ville de long en large pour y prendre ses clichés, l’atmosphère glaciale du paysage urbain contrastant avec ses sujets humains victimes d’injustices.

    Soudain, une vibration accompagnée d’un son aigu sortit Colin d’une torpeur éthérée, si bien qu’il eut l’impression de s’échapper d’un rêve à demi éveillé. Un fond blanc, immaculé, apparut sur le mur en face de lui grâce à l’antiquité qui lui servait de projecteur, solidement fixé par d’épais clous au plafond de son salon. Ses maigres revenus ne lui avaient jamais donné l’occasion de jouir des plaisirs qu’apportaient les nouveautés technologiques, celles permettant de créer artificiellement du bien-être, chassant ainsi les peines et les déplaisirs que l’avenir leur réservait.

    Lettre par lettre, un texte s’afficha en caractères noirs.

    Bonsoir Colin,

    J’espère que tout va bien de ton côté. Ta présence est requise demain matin à 11 h au commissariat. J’ai une affaire à te confier que nous ne pourrons pas traiter en interne. Je vais te faire parvenir le dossier numérique. Hâte de te revoir. Tu nous manques.

    Mark

    La notification, qui s’était imposée à l’ambiance précédemment extatique, clignota trois fois avant de disparaître aussi vite qu’elle était apparue. Le mur retrouva sa couleur terne à mesure que le projecteur s’éteignait. Dans le coin gauche de la pièce, un petit logo orange en forme d’enveloppe resta suspendu indiquant qu’une notification était en attente. Le message était signé par le capitaine du commissariat du onzième district, Mark Torayne.

    Un ami et un bon gars, pensa Colin, étouffé par des conditions de travail hors-norme, passant ses après-midi à mettre des ordres de priorité sur les montagnes de dossiers en cours… Il doit sûrement être en train de passer sa nuit à croquer des bonbons acidulés pour décompresser. Une vraie boule de nerfs, à l’énergie inébranlable. Et pour cause, son commissariat gère la superficie ridiculement vaste du district onze, où la misère et le crime ont définitivement élu domicile… J’espère que l’affaire qu’il va me transférer me sera favorable financièrement. Perdre mon temps pour des primes médiocres n’a rien de plaisant.

    Cela faisait bientôt dix-sept ans que Colin était photographe judiciaire itinérant, par conséquent, il avait toujours été le témoin silencieux, son appareil photo en main, des horreurs perpétrées dans la cité. En raison des restrictions budgétaires, l’autorité administrative avait été contrainte de diminuer le nombre de fonctionnaires et de professionnels dans les rouages de la police, et faisait occasionnellement appel à ses services.

    Malheureusement, médita-t-il, il est devenu tellement simple et banal de prendre des photos avec les appareils modernes, que la profession est en train de disparaître, et cela même dans le milieu artistique. C’est aujourd’hui à la portée de tout le monde de prendre une photo, tellement facile, tellement intuitif. Il y a bien longtemps que ce n’est plus un art, mais plutôt un moyen de se mettre en valeur, de vanter ses qualités physiques. L’image est l’obsession de notre temps…

    Les photographes professionnels chargés de prendre les clichés des scènes de crimes avaient quasiment disparu. Il en restait tout au plus une dizaine dans toute la gigapole ; c’était l’un des métiers rejoignant la longue liste des professions en déclin. Tous les corps de métier liés à la photographie, sauf dans les domaines de la publicité et du mannequinat, se battaient pour survivre et garder une place dans la société. Colin avait la chance de posséder le matériel de photographie de son père, devenu objet de collection pour certains nostalgiques.

    À toute heure de la journée et de la nuit, il recevait des appels pour des interventions en tout genre. Rétribué au noir, il avait l’occasion d’arpenter les différents districts de la gigapole ainsi que les quelques commissariats. Les interventions sur le terrain l’occupaient souvent quelques heures au milieu de la nuit. Ce rythme de vie, pourtant épuisant, lui laissait suffisamment de temps pour effectuer son travail de détective privé en parallèle, un emploi rendu possible grâce à la précieuse aide de son amie et collègue du commissariat, l’inspectrice de police, Angela Rawlk, dont les connaissances lui avaient permis d’obtenir une licence officielle. Ces licences se répandaient peu à peu aux quatre coins de la gigapole, et pour cause, les quelques postes de police de la cité ployaient sous le nombre de crimes et de délits, que les folies administratives avaient rendus intraitables. Souffrant cruellement d’un manque d’effectifs et de fonds, les commissariats des districts reculés disparaissaient progressivement, laissant ainsi certaines zones à la merci du chaos.

    Colin se leva en se tenant d’une main à l’accoudoir du siège, puis s’étira, libérant ainsi certaines tensions musculaires persistantes. Sous la douche, il nettoya le sang sur ses mains, puis enfila une chemise blanche froissée et un pantalon marron, trop large pour lui depuis qu’il avait perdu du poids. Adepte de café noir et brûlant, il alluma la cafetière en frottant énergétiquement ses yeux, maintenant rouges et humides. Son dos, qui s’était légèrement voûté au fil des épreuves, faisait perdre quelques centimètres à son mètre quatre-vingt-neuf. Le regard pensif, il caressa les épais poils bruns de sa barbe avant de saisir sa tasse et de la vider d’une seule et unique goulée.

    Il vissa son chapeau en feutre au sommet de sa tête et enfila son long manteau noir. Son masque de protection respiratoire dans une main, il saisit de l’autre son sac à dos en cuir contenant son appareil photo, puis ferma la porte de son appartement derrière lui, avant de disparaître dans les profondeurs de la nuit, oubliant derrière lui son seul et unique moyen de défense, son revolver KITH II.

    2

    Aujourd’hui, et pour la première fois depuis des mois, Angela Rawlk se plaçait au centre de sa propre vie. Un aparté dans son univers de frustrations, loin de la pression et du stress qui empoisonnaient son quotidien. Du haut de son appartement situé au soixante-deuxième étage, elle profitait des quelques instants de calme précédant la tempête. La séance de sport qu’elle venait tout juste de terminer faisait courir en elle les bienfaits de l’endorphine et de la dopamine, déliant ainsi un amas filaire intérieur, des nœuds formés de fins fils de soie négligés. Elle croyait que le corps était composé de millions de fils, de longues et fragiles fibres qui, au détour des habitudes, à force de négligence et de répétition, finissaient par s’entremêler. En début d’après-midi, elle avait senti un intense besoin de se purifier. Pendant deux heures, les efforts physiques avaient été un parfait exutoire pour elle qui avait pris soin de personnaliser son logement en y ajoutant des accessoires sportifs, notamment un tapis roulant et un vélo d’appartement.

    Après s’être douchée, Angela attacha les longues boucles de sa chevelure dorée, les empêchant de s’exprimer en de suaves mouvements aériens. Du produit aqueux brunâtre, qu’elle venait d’y appliquer et de laisser sécher, émanaient des arômes rappelant l’amande artificielle. Les petits échantillons plastifiés, livrés par drone dans sa delivery box, constituaient les rares soins qu’elle s’autorisait, car autrement, sa conscience écologique la culpabilisait. De plus, elle n’appréciait guère de se tartiner de produits chimiques et encore moins de perdre son précieux temps à se maquiller. En se répétant fréquemment devant le miroir ; Je n’ai jamais vu le maquillage imiter le charme, elle avait fini par se convaincre que ces artefacts de la vanité, pourtant massivement commercialisés, ne lui étaient pas indispensables, d’autant plus que, jouissant d’un patrimoine génétique favorable, la nature lui avait offert cet agréable atout qu’accorde la beauté, qui, comme la fortune, ouvre des portes fermement barricadées.

    Le canapé l’accueillit en épousant ses formes athlétiques, et la température des coussins s’ajusta naturellement à sa chaleur corporelle. Toutes les sensations de froid qu’elle éprouvait le long de son dos cambré disparurent. Confortablement installée, elle esquissa un sourire qu’elle ne pouvait malheureusement partager, car à trente-cinq ans, Angela n’avait pas eu beaucoup de compagnons, préférant souvent la solitude aux turpitudes égoïstes de la gent masculine. Comme beaucoup, elle vivait seule dans son appartement.

    Elle commanda un repas qui fut déposé sept minutes plus tard dans sa delivery box, sorte de boîte aux lettres rétractables suspendues aux parois vitrées de chaque appartement. Ces boîtes en verre trempé permettaient de recevoir à toute heure des livraisons par drones. L’algorithme de l’application qu’elle avait utilisée lui avait proposé, en fonction de ses habitudes et de ses goûts alimentaires, un assortiment de sushis. Grâce aux données personnelles collectées par Algos, ses désirs de consommatrice avaient été anticipés avec une effrayante exactitude.

    Pour une majeure partie de la classe moyenne habitant dans la deuxième couronne de la cité, les algorithmes décidaient en partie des événements de leur quotidien, mais aussi des biens et produits qu’ils allaient apprécier et consommer. Les choix individuels qui auraient dû construire les individus tout au long de leur vie étaient maintenant délégués en toute confiance à une intelligence artificielle apprenant et s’adaptant à une vitesse fulgurante.

    Les panneaux télévisés qui tapissaient l’ensemble des murs de son logement, vitres comprises, avaient été agrémentés de cadres numériques flottants dans lesquels figuraient d’anciennes photos de sa famille. L’intégralité de son séjour, pareil à un cube de lumière, était constituée d’écrans numériques projetant un paysage vallonné recouvert d’une forêt de pins verts, faiblement agités par le vent. La démarche paisible d’un cerf aux bois proéminents donnait vie au décor de sa caverne de verre. Angela appréciait baigner dans cette atmosphère, car elle profitait de ces moments de calme pour recharger ses batteries.

    Elle avait vécu à la campagne jusqu’à ses douze ans, dans un cadre familial aisé, dans l’une des dernières exploitations agricoles indépendantes de l’Ancien Monde. Ses ascendants directs, une mère comptable et un père agriculteur propriétaire d’une importante compagnie d’exploitation céréalière, lui avaient octroyé les avantages sociaux d’une éducation privilégiée. À l’approche de la retraite, son père avait vendu son importante exploitation au leader de l’agro-alimentaire, Althéis, et, profitant de son enviable pactole, il avait acheté pour ses enfants de beaux appartements qu’ils avaient reçus peu après leur majorité. Angela n’avait jamais vécu dans le besoin, cependant, passer des grands espaces verdoyants et sains à la froideur macabre de la cité avait été un bouleversement dont elle ne s’était jamais réellement remise. Angela avait fait partie des rares personnes à avoir été rapatriée dans la gigapole bien après l’édification des murs de protection. Dans certains de ses moments de solitude, teintés de souvenirs nostalgiques, elle revenait souvent à des sensations de son enfance, l’herbe fraîchement coupée, les champs dorés à perte de vue, les chemins rocailleux longeant de frais ruisseaux, l’odeur des rosiers dans le jardin de ses parents ou encore ses évasions nocturnes accompagnées de son petit frère. Ce qui lui manquait le plus était la paisible sensation de se retrouver en plein air. Ce précieux sentiment de paix avait aujourd’hui été remplacé par le stress, l’anxiété et les responsabilités de la vie d’adulte dans le fracas ambiant des transports, bars, disputes, cris et klaxons intempestifs de la gigapole.

    Parfois, avant de se coucher, il lui arrivait d’écouter de plaisants fonds sonores naturels pour se relaxer. Elle préférait tout particulièrement la mélodie que pouvait offrir le son de la pluie et de l’orage, car celle-ci lui rappelait les soirées de printemps accoudées aux rebords de sa fenêtre. Dans cet entracte empreint de poésie dans un monde de fous, Angela s’évadait au rythme des aléas de la pluie et du tonnerre avant de tomber dans un sommeil ininterrompu.

    Aujourd’hui tout le monde craint cette nature et les dangers qu’elle constitue. Elle est source d’inquiétude. En même temps, les catastrophes naturelles n’arrêtent pas de se succéder. Il n’y a qu’à penser aux traumatismes qui hantent notre conscience collective pour s’en rendre compte…

    Soudain, un voile latéral noir balaya le thème forestier qu’elle avait choisi, et apparu sur le mur principal le logo de son émission de télé préférée, celle qui allait la libérer de son stress grâce à de nouvelles histoires scénarisées. Une voix féminine des plus agréables s’éleva dans l’appartement.

    [Esperanza a le plaisir de vous présenter les trois derniers épisodes de sa série événement. Record de la soirée : vous êtes ce soir plus de quarante-trois millions de téléspectateurs à attendre les derniers épisodes de la trente-cinquième saison.]

    Encore deux épisodes avant le grand final, se dit-elle avec une pointe d’excitation.

    [L’épisode va débuter dans un instant. Souhaitez-vous vous faire livrer les sucreries que vous avez l’habitude de manger devant votre série ?]

    Angela ne répondit pas et avala expéditivement les sushis commandés plus tôt. La nourriture était si fade qu’elle n’en éprouva aucun plaisir. Puis, elle s’allongea sur son canapé, une couverture chauffante délicatement posée sur ses genoux.

    L’hologramme de la table basse située aux pieds du canapé affichait les détails de ses enquêtes en cours. Encore des affaires épuisantes et sans issues qui attendraient, tout comme les soixante-trois messages non lus sur son portable. En réalité, le seul message qu’elle attendait depuis des jours n’était toujours pas dans sa boîte de réception.

    Angela ordonna à la commande vocale que sa table basse soit abaissée. L’attente fut inexistante, la réaction instantanée. L’hologramme disparut et la table s’enfonça dans le sol.

    Accro au travail, Angela s’était rendu compte qu’elle devait se poser des limites pour passer du temps avec elle-même, d’autant plus que les affaires qu’elle recevait ne lui permettaient pas de développer son évident potentiel d’inspectrice de police. À ses débuts, elle s’était démarquée par sa témérité et ses capacités d’adaptation sur le terrain. Sa perspicacité, son aplomb et son mental de fer lui avaient valu de nombreux éloges sur les bancs de l’école, dont elle était sortie major de promotion. En plus d’une forme physique hors norme, c’était une fine observatrice. Sans peine, elle détectait les mensonges et les faiblesses cachées en analysant ce que les personnes ne disaient pas, partant du principe que le langage d’un individu se détermine d’une part, grâce aux mots et expressions soigneusement évitées et d’autre part, grâce à la gestuelle. C’était pour elle comme naviguer entre les méandres de la nature humaine.

    Profitant d’une énième coupure personnalisée de publicité, Angela, ou « Angie » pour ses proches, demanda à ce que la vue du salon soit dégagée. La fine pellicule numérique qui recouvrait l’imposante baie vitrée disparut, dévoilant alors, du haut du soixante-deuxième étage, une scène vertigineuse. Les constructions verticales du district sept fendaient le paysage telles des lances d’acier pointées vers les cieux. Des milliers de drones sillonnaient le dédale formé par les gratte-ciels et chacun d’entre eux s’arrêtait aux delivery box des logements pour y livrer des produits en tout genre. Des perles de pluie, colorées par des diodes multicolores, ruisselaient le long des parois vitrées des panneaux publicitaires et des fenêtres numériques. Ces publicités aux couleurs vives recouvraient aussi bien les fenêtres des habitations que les bâtiments administratifs dans lesquels travaillaient encore, sans aucune passion, quelques centaines d’employés de bureau. De nuit comme de jour, les affiches mouvantes faisaient défiler des slogans pour tous types de produits.

    Happée par cette vue à couper le souffle, elle s’extirpa du confort de son canapé pour rejoindre l’étourdissant panorama, sa chemise de nuit dansant de gauche à droite au rythme

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