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La vie des autres
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Livre électronique372 pages5 heures

La vie des autres

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À propos de ce livre électronique

Tout au long de leur carrière respective largement médiatisée, Sophie Calle et Annie Ernaux, artistes contemporaines, ont allégrement transgressé les frontières entre la vie privée et la vie publique. Devant ces transgressions, l’auteure de cet ouvrage s’attache aux questions suivantes : quelles libertés peut se permettre la femme artiste aujourd’hui ? Où, comment, et par qui se dessinent les limites éthiques de la création ? Dans une perspective résolument féministe, elle dégage de la réception des oeuvres de Calle et d’Ernaux les « crimes » dont la critique les accuse, notamment obscénité, impudeur, indécence. À la lumière des représentations souvent stéréotypées de la femme criminelle, elle cible aussi les manières subversives et innovatrices avec lesquelles les artistes ont déjoué les perceptions acceptées de la féminité pour s’assurer une liberté totale, devenant de ce fait des hors-la-loi. Cette étude fouillée, écrite dans une langue précise et ciselée, se nourrit du rapport fécond qui existe entre l’oeuvre d’art et son contexte, entre l’éthos de l’artiste et celui de l’art.
LangueFrançais
Date de sortie7 mars 2016
ISBN9782760635340
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    Aperçu du livre

    La vie des autres - Ania Wroblewski

    INTRODUCTION

    Sa mère est malade, elle doit se faire opérer. Elle a une boule dans le sein qui est peut-être cancéreuse. J’ai pensé que c’était de ma faute. Que c’était à cause du livre, que je l’avais tuée. Comme après la sortie de L’inceste quand mon père est mort.

    Christine Angot, Les petits, 2011

    On oublie trop facilement ici le martyre qu’a dû vivre le criminel.

    Marguerite Duras, L’amante anglaise, 1967

    Toute œuvre d’art est un crime non perpétré.

    Theodor Adorno, Minima Moralia, 1951

    Le désordre. Pêle-mêle, dans le couloir reposent des vêtements – pantalons, escarpins, soutien-gorge en dentelle, chaussures de travail – jetés par terre comme à la hâte. À l’intérieur de la chambre, un pyjama foncé s’engouffre entre les deux lits simples défaits. On dirait un corps. Derrière le bureau, des feuilles s’éparpillent; du porte-crayons renversé se dispersent ici et là une dizaine de stylos. Tout autour du verre cassé dans la salle de bains s’étendent les bris de glace. On s’efforce de trouver des traces de sang. À côté d’un objet mystérieux enveloppé dans un sac en plastique noir est posé un petit marteau, objet qui aurait pu une fois servir d’arme. Dans la cuisine, un grand chaos: des chaussons et des torchons traînent sur le sol, le comptoir est plein, la poubelle déborde, et la bouteille d’eau de Javel, un blanchissant efficace, patiente près de l’évier. Le journal, ouvert à la page où est tracé à la main le plan de la maison, semble confirmer ce qu’on soupçonnait déjà: ces images documentent la scène d’un crime.

    Sûrement s’agit-il d’un crime sexuel. On s’imagine tout de suite une attaque-surprise prenant au dépourvu une femme insouciante, assise à son bureau en train d’écrire ou s’affairant dans la cuisine. Le criminel l’avait-il traînée dans la chambre à coucher pour la violer dans l’intimité de son propre lit? La victime a probablement été déshabillée en cours de route. Il est possible qu’un scénario différent se soit joué dans ces lieux. Une soirée paisible et romantique a mal tourné pour des jeunes amants, l’un avait peut-être suscité la jalousie de l’autre en prononçant le nom d’une ancienne flamme ou en recevant un texto inopportun. Les photos chargées de sexe et de violence semblent attester cette sorte d’interprétation. D’elles se façonnent les images floues d’un dîner interrompu par la colère, des ébats transformés en une lutte mortelle. Il se peut aussi que les photos ici reproduites documentent les vestiges d’un moment de folie domestique entre époux. La furie était-elle venue comme un éclair semer un trouble que seule l’eau de Javel aurait pu nettoyer?

    Les théories possibles sur les gestes qui ont animé ces chambres vides sont presque illimitées car les clichés en question constituent l’index d’un phénomène qui imprègne toutes les facettes de l’imaginaire actuel – de la littérature à la télévision en passant par l’art contemporain et les médias –, à savoir le crime. Tirées des projets de Sophie Calle et d’Annie Ernaux, les créatrices françaises sur lesquelles porte cette étude (et non pas, comme on pourrait le croire, des archives d’un bureau de police), ces photos signalent l’avènement dans la littérature et l’art français d’une esthétique du crime qui est peu exploitée par les femmes (figures 0.1-0.4). Hors contexte, on ne peut pas différencier les photos de Calle et celles d’Ernaux; elles relatent ensemble un conte sordide de la passion et du meurtre. Remises dans les œuvres auxquelles elles appartiennent – L’hôtel (1984) de Sophie Calle et L’usage de la photo (2005) d’Annie Ernaux et Marc Marie –, les photos illustrent des scénarios qui touchent eux aussi au délit. Calle est l’auteure des images le plus directement liées au crime. Selon la mise en scène de son projet, elle les a acquises de façon illégale: l’artiste travestie en femme de ménage a photographié dans les chambres d’hôtel à sa charge le lit dans lequel disparaît l’esquisse d’un cadavre, le marteau à tuer, la salle de bain parsemée de pièces coupantes et le journal où est dessiné le schéma d’un crime à venir. Quant au second lit dévasté, au bureau ravagé, au couloir peuplé d’habits, et à la cuisine en désordre total, ce sont des lieux – photographiés comme des scènes de crime – où Ernaux et Marie ont apparemment fait l’amour. Qu’il le veuille ou non, face aux photos exposées par les deux créatrices, le lecteur-spectateur est transformé en voyeur et se trouve lui aussi, ne serait-ce que de façon symbolique, voire artistique, mené sur le chemin de la criminalité. Michel Porret, spécialiste des réformes judiciaires instaurées à la fin de l’Ancien Régime, corrobore cette hypothèse: «Sur les lieux du crime, l’auditeur devient parfois l’arpenteur du vice et des sévices1.»

    En fait, il n’est pas fortuit de rapprocher l’art du crime. Telle est la nature humaine que ce dernier, le crime, constituera toujours une source abondante et inépuisable, pleine de sang et d’intrigues, dans laquelle puisera à volonté, le premier, l’art. En témoigne le fait divers, l’événement d’actualité qui réclame particulièrement fort d’être inscrit dans la fiction. Le fait divers fait non seulement «diversion», comme l’affirme Pierre Bourdieu dans Sur la télévision (1996), mais il représente aussi un point de départ propice à la création. Inversement, il arrive parfois que l’on dise inégalable la beauté d’un meurtre commis de façon spectaculaire, inattendue. C’est ce que satirise Thomas de Quincey dans son essai célèbre De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts (1854) et c’est le problème que Jean-Michel Rabaté pose dans son étude Étant donnés: 1° l’art, 2° le crime: la modernité comme scène de crime:

    L’autonomie exigée par l’esthétique signifie que l’œuvre d’art devient sa propre fin et sa propre réalité. Quand le meurtre devient de l’art, il montre de manière hyperbolique que l’art est prêt à «tuer» toute réalité afin d’affirmer ses propres lois. L’œuvre d’art ainsi entendue devient une fois pour toutes réflexive. Sa signification liée au déploiement de procédures formelles, elle met entre parenthèses toutes les autres considérations et ne reconnaît la législation d’aucun tribunal, ni humain ni divin2.

    Loué par les spectateurs, le criminel devient un divin maestro, maniant son couteau comme une baguette de direction. Par sa démesure, le meurtre perçu comme un chef-d’œuvre assassine littéralement et de façon métaphorique toutes les contraintes morales, éthiques, sociales et juridiques qui entravent la création – terme qui prend dans ce sens une signification ironique.

    Les citations placées en triple exergue font référence au rapport moins évident mais tout aussi prégnant entre l’art lui-même et un crime et qui, dans le même ordre d’idées, transforme l’artiste en criminel. Christine Angot, condamnée juridiquement en mai 2013 à dédommager l’une des dites «victimes» de ses romans, souligne la violence réelle que peut exercer un texte littéraire. La violence d’écriture conduisant à la vie et à la mort est une violence qu’elle assume. Citée à peu près par tous les chercheurs qui ont récemment posé le problème des risques de la création, la petite phrase d’Adorno propose l’œuvre d’art comme quelque chose en devenir, devenir criminel, devenir transgressif, devenir cathartique. Entre les deux, une parole rapportée: celle d’un détective qui joue, dans une œuvre de Marguerite Duras, avec le patron du bar, Alfonso, et le couple Lannes, à la reconstitution d’un crime. Alfonso imagine le corps de la victime meurtrie – qu’il faut éliminer, faire disparaître à tout prix – comme le calvaire et le supplice du criminel. Si le criminel était un artiste, et son œuvre, le délit, quel serait son martyre? Comment vivrait-il l’application implacable d’une loi condamnatrice qui censure? Comment et par qui serait-il jugé, condamné? Et encore si l’artiste-criminel était une femme, qu’est-ce qui marquerait son rapport à la loi patriarcale? D’après quels critères et quels préjugés elle et son œuvre seraient-elles évaluées? Quelle serait la spécificité de son œuvre-crime?

    Le crime, au sens très large du terme, constitue une entrée propice à l’étude des pratiques artistiques de Sophie Calle, plasticienne, et d’Annie Ernaux, écrivaine. Presque jamais relevé par la critique, il imprègne pourtant leurs corpus. Il n’est pas facile d’oublier la netteté et la violence des premières lignes de La honte (1997), l’un des textes les mieux connus d’Ernaux: «Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi3.» Et, un peu plus loin: «Dans la cave mal éclairée, mon père agrippait ma mère par les épaules, ou le cou. Dans son autre main, il tenait la serpe à couper le bois qu’il avait arrachée du billot où elle était ordinairement plantée4.» Le sentiment de ce crime, non accompli mais figé dans l’espace comme une image, traverse l’œuvre de l’écrivaine et, comme elle l’avoue dans les dernières pages de son journal Se perdre (2001), lui sert de moteur créateur: «J’écris d’un lieu horrifié – juin 525». Quant à Calle, le crime pénètre son corpus avec humour et un peu de drame. Par exemple, dans son recueil Des histoires vraies (1994), elle relate et illustre, à l’aide des photos qui font appel aux procédures de documentation de la photographie judiciaire, les crimes marquants qu’elle a perpétrés – petits larcins et trahisons – et ceux, tels que le suivant, dont elle a été la victime tragicomique:

    Le 8 janvier 1981, une de mes «collègues», à qui je refusais de céder ma place sur l’unique chaise de la roulotte, me ficha son talon aiguille dans le crâne après avoir tenté de me crever les yeux avec. Je perdis connaissance. Au cours de la bagarre, elle avait, ultime effeuillage, arraché ma perruque blonde. Ce fut mon dernier strip-tease6.

    Toujours est-il que, sur le plan de l’esthétique, se servir du «look» du crime dans une œuvre d’art relève d’un choix très précis, notamment celui d’inscrire cette œuvre dans la tradition masculine du roman noir où les héros machos, résolus, poussés par l’amour-propre ou par leurs valeurs conservatrices, se mettent en péril pour arrêter les coupables et rétablir l’ordre dans la société, et où la femme est celle qu’il faut secourir, celle qu’on finit par tuer, ou celle, anormale et criminelle, qui est la pire de tous les malfaiteurs. L’œuvre est tout de suite dotée d’une aura de mystère. Le mal est envahissant, l’intrigue ténébreuse, le risque tenace. Le fil narratif qui est reproduit toutes les semaines dans les séries criminelles télévisées les plus populaires (CSI: Les experts, Esprits criminels, Breaking Bad) est le même qui se dégage tout d’abord des photos en noir et en blanc de L’hôtel et de L’usage de la photo. C’est ainsi qu’elles se donnent à lire, c’est ainsi qu’elles se présentent. Avoir recours aux signes du crime – lit défait, chambre vide ravagée, armes, sang, vêtements éparpillés – prend forcément une nuance différente au féminin. Cette décision permet à l’artiste de souligner les rapports stéréotypés de pouvoir qui se jouent, parfois implicitement, sur la scène représentée du crime (quand, par exemple, dans le coin d’une image une botte de travail piétine un sous-vêtement délicat). Un choix créatif comme celui-ci permet à l’artiste de prendre en charge la situation ou l’intrigue imaginée afin d’en faire quelque chose de subversif et d’inattendu.

    Grâce à leur nature plutôt intime, les photos de Calle et d’Ernaux font plus qu’évoquer le viol ou exposer les traces d’un meurtre. Bien qu’elles adoptent très clairement l’esthétique du crime, les images tirées de L’hôtel et de L’usage de la photo ne documentent pas le plateau de tournage d’un film noir ou d’une série policière. D’après les créatrices, ce ne sont pas non plus des scènes «montées». En fait, si l’on croit aux textes d’encadrement des deux projets, certaines des photographies reproduites dans les pages qui précèdent donnent un aperçu non autorisé de la vie privée des voyageurs insouciants venus à Venise pour le Carnaval. Les autres dévoilent sans aucune pudeur la vie sexuelle d’un couple dans la soixantaine. Compte tenu de cette information, certains critiques ont insinué que les photos prises subrepticement par Calle constituent une attaque à la vie privée des personnes dont elle expose les effets. Par exemple, dans son article «Indiscrétion assurée», Luc Le Vaillant traite Calle de «voleuse d’intimité7» pour les fouilles qu’elle a effectuées. Jérôme Coignard et Béatrice de Rochebouet laissent entendre avec une forte ironie que toutes les petites transgressions de l’artiste servent uniquement ses propres intérêts:

    Sophie Calle chaparde les petits faits de la vie des autres […]. Ad libitum, ad nauseam… Elle charrie ce matériau comme le bousier, ce scarabée coprophage, roule devant lui sa boule. Que c’est triste Venise, avec Sophie Calle en fausse soubrette qui, à l’hôtel, farfouille dans vos petites affaires pour tricoter son mince chandail artistique, photographie les chaussures, inventorie les slips dans l’armoire, le contenu des trousses de toilette […] L’exposition est la somme de ces journaux faussement intimes, de ces intimités cyniquement dérobées, inventoriées avec minutie et aussitôt fanées8.

    Quant aux paysages amoureux des amants de L’usage de la photo, on leur a déjà reproché leur indiscrétion exhibitionniste. Josyane Savigneau et Shirley Jordan remettent en question, pour tenter de l’outrepasser, la nature transgressive ou rebutante du projet d’Annie Ernaux et de Marc Marie. Savigneau reconnaît que le projet pourrait choquer la pudeur des lecteurs-spectateurs – «On n’est pas certain d’avoir envie de lire cela9»; «On devrait éprouver un peu de dégoût10» – et Jordan réfléchit à la gêne qu’ils pourraient éprouver face aux photos: «Que fait une écrivaine célèbre en nous permettant de voir des habits jetés par terre et un désordre domestique qui devraient rester strictement interdits d’accès aux inconnus? Et, n’avons-nous pas honte, ne sommes-nous pas salis par notre propre curiosité voyeuriste de ces scènes11?» Alors que le but des deux articles est de souligner la créativité et l’importance du projet d’Ernaux et de Marie, la langue que Savigneau et Jordan emploient pour le décrire et surtout, le titre que Jordan donne à son texte – «Improper Exposure» –, finissent malgré tout par renforcer le sentiment qu’Ernaux et Marie transgressent un certain interdit, que leur œuvre touche à quelque chose de vulgaire ou de mauvais goût. Évidemment, les photographies de L’hôtel et de L’usage de la photo ont un lien concret avec la vie en tant que telle. Les images agissent encore aujourd’hui dans le monde réel et le discours qu’elles provoquent dépasse la question esthétique ou le souci formel. Par conséquent, le crime qu’elles représentent n’est pas de surface, mais fait partie intégrante du matériel vivant qui les compose. Un simple fait, donc, à souligner: les corps invisibles qui gisent dans les clichés des créatrices sont des corps bien réels.

    Que ce soit en tant qu’esthétique choisie, histoire racontée, ou prise de position stratégique, la façon dont le crime est caractérisé, abordé et joué par les deux créatrices témoigne du mouvement perpétuel de va-et-vient entre l’art et la vie qui anime chacune de leurs œuvres. Ainsi se précise la question autour de laquelle s’élabore cet ouvrage, qui pose le rapport entre l’art et la vie dans ses enjeux éthiques et sociaux, et dans ceux qui portent sur la différence sexuelle. Le crime, un manquement grave à la loi et à la morale12, est, en fait, à comprendre comme une métaphore filée permettant d’aborder, de circonscrire et d’interroger ce rapport. Au lieu d’étudier la thématique du crime uniquement au sens littéral, le présent ouvrage vise à élucider les autres sens que peut prendre cette notion dans le domaine de la création, et ce, au moyen d’une analyse d’une sélection d’œuvres tirées des corpus de Sophie Calle et d’Annie Ernaux.

    Vu la multiplication des poursuites et des procédures correctionnelles intentées notamment en France depuis l’année 2000 contre les artistes et les écrivains contemporains – phénomène analysé par Agnès Tricoire, avocate à la cour de Paris, spécialiste de la propriété intellectuelle et fondatrice de l’Observatoire de la liberté de création, dans son Petit traité de la liberté de création (2011) –, le rapport non seulement entre la création et la loi mais aussi celui entre la création et la vie privée est aujourd’hui plus tendu que jamais. On se rend très clairement compte du prix symbolique et en euros du pouvoir sartrien des mots et on découvre autant les risques moraux et éthiques que financiers encourus par celles et ceux qui donnent libre cours à leur liberté créatrice. Comme l’explique Gisèle Sapiro dans les premières pages de son ouvrage La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle), cela se préparait bien avant le moment où Calle et Ernaux ont fait paraître leurs premières œuvres: «Il y a […] une relation étroite et une imprégnation réciproque entre les représentations qui fondent la responsabilité pénale de l’auteur d’écrits, telles qu’elles ressortent des débats qui se sont tenus lors des grands procès littéraires, et les conceptions de l’éthique professionnelle du métier d’écrivain qui se sont élaborées en France aux XIXe et XXe siècles13». D’ailleurs, ajoute-t-elle en citant Michel Foucault, «la loi fait de la publication un acte, elle confère aux discours un pouvoir performatif que le verdict de culpabilité vient ratifier14». On pourrait certainement dire de même de l’exposition d’une image.

    À cette définition concrète et juridique du crime artistique ou littéraire s’ajoute le sens cliché du terme qui fait encore aujourd’hui de chaque femme-artiste ou écrivaine qui aborde des sujets comme le sexe et la violence une sorte de «criminelle», un être à part, jouissant d’une visibilité médiatique accrue et souffrant des tabous, des préjugés et des idées reçues qui teintent la réception de son œuvre. Dans une série d’essais d’initiation aux arts composée d’ouvrages aux titres boursouflés tels que Les femmes qui écrivent vivent dangereusement (2007), Les femmes qui lisent sont dangereuses (2006), Les femmes qui aiment sont dangereuses (2009) et Les femmes qui lisent sont de plus en plus dangereuses (2011), Laure Adler, biographe de Marguerite Duras, de Simone Weil, de Françoise Giroud et de Hannah Arendt, transforme la figure de la créatrice en une héroïne romantique, martyre des lettres et des arts, alourdissant davantage le portrait déjà fermement tracé de la femme-artiste comme un être en marge de la société. Qui plus est, en insistant sur l’existence d’une «cité virtuelle de femmes – galerie et refuge –, […] qui se sont condamnées à vivre dangereusement pour l’amour de l’écriture15», Adler réitère le lien entre le crime et la création au féminin forgé par ceux, comme Olivier Bessard-Banquy, auteur de l’étude Sexe et littérature aujourd’hui (2010), qui ne cessent de ranger les créatrices contemporaines telles que Christine Angot, Annie Ernaux, Virginie Despentes et Catherine Millet dans la catégorie des «auteurs du deuxième sexe» ou, encore, dans celui des «auteurs du beau sexe»16.

    C’est donc en partant de l’idée générale du crime chez Sophie Calle et Annie Ernaux que j’ai pu tracer les moyens avec lesquels les deux créatrices tâchent inlassablement de faire éclater les limites imposées aux femmes par les institutions et les entreprises (universités, musées, tribunaux, maisons d’édition, galeries) qui analysent, évaluent, vendent et jugent les œuvres d’art. Étant donné que Calle et Ernaux bâtissent leur œuvre comme leur carrière autour d’elles-mêmes, autour de leurs propres pensées, de leurs émotions et de leurs passés personnels respectifs, il n’est pas surprenant qu’elles se soient trouvées au cœur des controverses et qu’elles aient été à un moment ou un autre le point de mire de la presse française. Dès l’instant où l’une ou l’autre s’expose dans ses œuvres d’inspiration autobiographique, le lecteur-spectateur attentif a l’impression de connaître tous les détails intimes de sa vie. À cause de l’ouverture envers les autres dont Calle et Ernaux témoignent, certains critiques et lecteurs finissent par prendre leurs œuvres à la lettre. Les textes d’Ernaux et les projets de Calle deviennent alors en quelque sorte des réservoirs de secrets à creuser, à décortiquer, à analyser afin d’atteindre la vérité même de l’écrivaine ou de l’artiste, afin d’arriver à leur personne. Certains des critiques les plus virulents, incapables de différencier l’artiste de la posture d’écriture ou de création qu’elle adopte, ou simplement refusant de le faire, «rédui[sent] le livre à son auteur17», pour reprendre la formulation de Toril Moi. Et, à ce moment-là, ils se mettent à juger. L’un des buts primordiaux de cet ouvrage est de saisir la signification et la portée de ces jugements, car, comme nous le rappelle Gisèle Sapiro, «le scandale que produit une œuvre […] constitue un bon révélateur des frontières du pensable et surtout du dicible ou du représentable dans une configuration socio-historique donnée18».

    Sophie Calle et Annie Ernaux ont toutes les deux été dites, à un moment ou un autre, transgressives. Elles ont toutes les deux été accusées par la critique journalistique et universitaire de «crimes» au sens large du terme le plus souvent identifiés comme des crimes féminins, c’est-à-dire les crimes sexuels de l’obscénité, de l’impudeur et de l’indécence et le crime vaniteux par excellence, le narcissisme. Par une analyse de la façon dont les deux créatrices abordent, remettent en question et brisent les tabous moraux et sociaux qui continuent à encadrer et restreindre la production culturelle des femmes, cette étude donne un aperçu des tensions et des enjeux qui animent le champ culturel français et de ceux qui influencent la réception et l’évaluation des œuvres signées par des femmes. En outre, à l’instar de Joseph Jurt, je suis restée sensible au rôle que jouent les créatrices elles-mêmes dans la conception d’œuvres cherchant à susciter des réactions, à provoquer des controverses et à faire naître des émotions chez les lecteurs-spectateurs espérés. Dans ses recherches en sociologie de la réception, Jurt insiste sur le caractère actif de l’œuvre art. À son avis, l’œuvre d’art n’est pas seulement le résultat final d’un grand travail de création, elle est «facteur dans un processus19» qui ne s’arrête pas à la publication mais qui s’étend à la lecture et à la réception. «Écrite à partir de ses conditions, mais aussi en vue du lecteur, du public20», l’œuvre d’art s’actualise en produisant des interprétations continues et variées.

    C’est dans ce sens que se déploie le second objectif majeur du présent ouvrage, à savoir celui d’examiner la circulation des œuvres d’art à l’étude, de capter leurs échos dans la sphère publique et d’analyser la participation volontaire des deux créatrices dans le champ culturel. En même temps qu’il est indispensable de comprendre à quelles sortes de forces font face Sophie Calle et Annie Ernaux et de cerner l’horizon d’attente de leurs lecteurs-spectateurs, il est essentiel aussi de se faire une idée claire de la manière dont les deux créatrices se façonnent en tant qu’artistes, en tant que figures publiques et en tant que modèles d’une certaine agentivité21 intellectuelle et artistique contemporaine au féminin. Puisque Calle et Ernaux sont conscientes du fait que «ce n’est que la lecture qui peut conférer la vie aux signes abstraits [d’un] ouvrage22», il est vital d’étudier comment elles jouent avec les codes changeants de leur époque pour ciseler leur style, affiner leur personnalité, se rendre reconnaissables et assurer leur singularité tout en circonscrivant ce que Nathalie Heinich nomme le «capital de visibilité23», notamment la valeur de célébrité qui leur est accordée par la critique journalistique et les médias, valeur qui, pour les femmes, est rarement un signe de reconnaissance artistique.

    Au fil des pages de cet ouvrage, la notion de l’artiste criminelle – représentation aux connotations péjoratives plus souvent projetée sur une artiste par quelqu’un d’autre qu’assumée par elle – se trouve supplantée par une posture beaucoup plus féconde et prégnante, soit celle de l’artiste hors-la-loi. Hors, bien sûr, la loi patriarcale et les contraintes en général, hors les normes génériques, hors les discours réducteurs et stéréotypés sur la différence sexuelle, mais aussi et surtout hors les paradigmes normatifs qui limitent la liberté de création au féminin. La posture d’artiste hors-la-loi est une posture qui s’adopte sciemment, qui se définit, s’expose et se défend tout au long d’une carrière; c’est une prise de position, née d’un profond désir d’indépendance, qui permet à celle qui ose la prendre de répondre à toute admonestation. À force d’élaborer leurs pratiques sans concession et sans compromis au cours d’une quarantaine d’années, Sophie Calle et Annie Ernaux se sont érigées en figures prépondérantes et respectées dans leurs domaines où, sans aucun doute, elles ont élargi le champ des possibles. Elles jouissent aujourd’hui d’une liberté créatrice considérable, position privilégiée qui n’est pas dispensée d’obligations. Que font-elles de la liberté qu’elles assument? Quels sont les coûts de leur succès? Il ne s’agit pas ici de porter un jugement de valeur sur le contenu des œuvres de Sophie Calle et d’Annie Ernaux ou d’encourir la réprobation morale quant à l’éthique de leurs projets (quand, par exemple, elles font paraître des œuvres inspirées de leur vie intime qui exposent d’une façon ou d’une autre la vie d’un proche ou même d’un inconnu). Les chemins, par endroits accidentés, qu’elles ont toutes les deux arpentés pour s’assurer un rôle intéressant dans la sphère culturelle française méritent une étude attentive et réfléchie qui ne reproduit pas les discours réducteurs et stéréotypés auxquels les deux créatrices s’opposent avec finesse dans chaque nouveau projet.

    Intitulé «L’autobiographie trop révélatrice», le premier chapitre étudie l’influence du mouvement de valorisation de l’intime survenu en France après les contestations de Mai 68 concernant la production culturelle des femmes pour ensuite s’intéresser à la réception de certaines œuvres controversées de Calle et d’Ernaux. Afin de pouvoir déterminer en quoi ou par rapport à quoi Calle et Ernaux sont pensées transgressives ou criminelles par certaines branches de la critique journalistique et universitaire, il faut tout d’abord établir ce que signifient les termes «transgression», «provocation» et «impudeur» quand ils s’appliquent à la production culturelle des femmes, et ce après le bouleversement symbolique et temporaire – on le constate bien de nos jours – des hiérarchies dans le domaine des arts: décrire le champ, donc, où Calle et Ernaux situent leurs œuvres. Les trois chapitres suivants ciblent les diverses manières innovatrices dont Calle et Ernaux déjouent les perceptions acceptées de la féminité pour se forger plus de liberté en création. Le deuxième chapitre, «Sophie Calle et Annie Ernaux, flâneuses», étudie le regard provocateur que les deux créatrices braquent sur le monde extérieur et explore comment l’artiste et l’écrivaine se servent de l’acte physique de marcher pour se frayer de nouvelles pistes créatives dans un espace aux connotations très marquées pour la femme: la rue. Partant de l’idée de Tom McDonough que le flâneur duplice – tantôt détective, tantôt criminel – est toujours sur la piste du délit, mais ré-imaginant cette idée au féminin, je dégage les éléments

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