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Théories de la politique étrangère américaine: Auteurs, concepts et approches. Deuxième édition revue et augmentée
Théories de la politique étrangère américaine: Auteurs, concepts et approches. Deuxième édition revue et augmentée
Théories de la politique étrangère américaine: Auteurs, concepts et approches. Deuxième édition revue et augmentée
Livre électronique986 pages12 heures

Théories de la politique étrangère américaine: Auteurs, concepts et approches. Deuxième édition revue et augmentée

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À propos de ce livre électronique

Quand il s’agit de comprendre pourquoi les États-Unis agissent d’une façon ou d’une autre dans le monde, les débats sont généralement virulents, et souvent réducteurs. Les théories peuvent alors être très utiles pour éviter ces dérapages dans la mesure où elles permettent de structurer l’expression des enjeux et des arguments.

Conçu comme une introduction générale – et totalement revu et mis à jour –, ce livre vise essentiellement trois objectifs :

✶ Offrir un survol complet des théories qui sous-tendent la politique étrangère américaine. Le menu est très riche et chaque collaborateur a pour mission d’exposer les théories pertinentes, de présenter les auteurs principaux et les lectures incontournables.

✶ Offrir une sélection pluraliste de théories à la fine pointe de la recherche et qui sont parmi les plus couramment évoquées.

✶ Proposer une vision panoramique des principales théories dans une langue accessible, hors de tout jargon.
LangueFrançais
Date de sortie3 avr. 2018
ISBN9782760638587
Théories de la politique étrangère américaine: Auteurs, concepts et approches. Deuxième édition revue et augmentée

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    Aperçu du livre

    Théories de la politique étrangère américaine - Charles-Philippe David

    INTRODUCTION

    L’analyse de la politique étrangère

    Vincent Boucher et Sébastien Barthe

    Si l’on devait résumer l’Analyse de la politique étrangère (APÉ)1 en une seule phrase, la proposition suivante pourrait sans doute servir de point de départ à la discussion: «Au cœur de ce champ se retrouve une enquête sur la prise de décision, les décideurs individuels, les processus et les conditions affectant la politique étrangère et les résultats de ces décisions2.» La force de cette présentation parcimonieuse du sous-champ de l’étude des Relations internationales (RI) se concentrant sur la politique extérieure est qu’elle comprend les trois grandes caractéristiques de l’APÉ. Premièrement, elle insiste sur l’angle fondateur du sous-champ, c’est-à-dire son intérêt pour la prise de décision en matière de politique extérieure. En effet, les études décisionnelles étaient au cœur de l’un des ouvrages qui a lancé l’APÉ: Foreign Policy Decision Making de Robert Snyder, H. W. Bruck et Burton Sapin publié en 19623. L’analyse de la politique extérieure des États à travers le prisme de la prise de décision demeure à ce jour l’un des traits distinctifs de l’APÉ. Deuxièmement, replacer l’agent au cœur des explications du comportement de l’État sur la scène internationale est une des priorités théoriques des approches de l’APÉ4. En effet, elles se distinguent par leur intérêt pour les décideurs individuels, qui sont la «fondation des Relations internationales5». Troisièmement, cette présentation condensée insiste sur l’importance de l’étude du processus menant à l’adoption d’une décision, «[…] c’est-à-dire s’attacher, au moins autant […] aux positions et actions finales […]» qu’«[…] à ce qui avait conduit en amont à leur formulation6». Donc, l’APÉ se démarque du champ plus large des RI par l’attention que ses approches accordent aux agents, en l’occurrence les décideurs responsables de la politique extérieure de l’État, et au processus décisionnel menant à la formulation et à l’adoption de politiques en matière d’affaires étrangères, de défense et de sécurité nationale.

    Nous proposons ici un survol de l’évolution du sous-champ d’analyse des RI propre au phénomène qu’est la politique étrangère, afin de retracer le développement et l’évolution de l’APÉ dans le monde universitaire depuis les années 1950. Là où le présent ouvrage se consacre dans son ensemble à l’étude de cadres analytiques qui ont pris pour objet spécifique la politique étrangère américaine, ce chapitre vise à retracer l’évolution du sous-champ dans lequel ils s’inscrivent. Il s’agit ainsi d’une tentative de raconter l’histoire d’un sous-champ s’étant donné pour mission d’étudier le vaste ensemble des facteurs qui peuvent influencer le comportement des nombreux acteurs (individuels, bureaucratiques, sociaux) impliqués dans l’élaboration, la formulation et l’application de la politique étrangère des États. Dans l’esprit de l’ouvrage, ce survol de l’APÉ se concentre bien entendu sur l’étude de la politique étrangère des États-Unis.

    On pourrait espérer qu’il soit relativement facile de retracer les grandes lignes de l’évolution des théories en APÉ, dans la mesure où il s’agit ici d’un domaine assez spécialisé de la science politique et des RI. Malheureusement, cet espoir est rapidement battu en brèche par l’étonnante diversité des approches développées au fil du temps et la difficulté d’y retrouver une certaine cohérence intrinsèque. Si plusieurs ont voulu offrir, à diverses époques, une vue d’ensemble sur le développement théorique, force est de constater que ces comptes rendus ont souvent été produits par des chercheurs bien actifs dans ces débats, avec tous les biais que cela peut entraîner7. Nous nous inspirons inévitablement de ces nombreuses synthèses, mais nous tenterons quand même d’offrir un regard original sur l’évolution de l’APÉ en proposant une chronologie inédite. Nous allons pour ce faire procéder en trois étapes, marquant chacune une phase clairement circonscrite dans le développement quelque peu chaotique du sous-champ.

    La première de ces phases chevauche les décennies 1950, 1960 et 1970 et peut elle-même être divisée en deux périodes: avant et après 1966. Ces trente premières années de l’APÉ représentent sans nul doute son premier âge d’or, dans la mesure où la majorité des textes considérés comme les classiques dans ce domaine d’étude ont été publiés à cette époque formatrice. Cet âge d’or semble cependant s’être brutalement terminé aux débuts des années 1980, alors que s’amorce la seconde époque de l’histoire de l’APÉ. Il s’agit alors d’une période d’essoufflement et de quête d’identité qui couvrira les décennies 1980 et 1990, et qui fera l’objet de notre seconde section. Finalement, nous tenterons d’expliquer dans une troisième section de quelle manière l’APÉ a retrouvé une vigueur que plusieurs croyaient à jamais perdue au début des années 2000. Cette vigueur, qui ne semble pas pour le moment s’estomper, nous fait croire qu’une troisième phase a ainsi été amorcée8. À chacune des étapes historiques, nous tenterons de guider le lecteur autant vers les sources directes, c’est-à-dire les textes théoriques comme tels, que vers les diverses synthèses qui offrent des appréciations de ces textes et du contexte plus large dans lequel ils ont été produits. La dernière section, portant sur les propositions les plus récentes en APÉ, tentera de faire le pont avec le reste de l’ouvrage en soulignant les développements contemporains de la recherche sur la politique étrangère des États-Unis.

    Naissance et âge d’or

    Dans la communauté des chercheurs se réclamant de l’APÉ, les avis sont partagés autant sur les caractéristiques principales et les limites de ce phénomène qu’est la politique étrangère9 que sur la relation entre l’APÉ et les autres sciences sociales, particulièrement avec les RI10. Par contre, un rare consensus a émergé au milieu des années 1990 quant aux origines de cette communauté. De Laura Neack et ses collègues qui offrent en 1995 une des premières synthèses sur l’évolution historique de l’APÉ11, à Valerie Hudson dont l’influence sera notoire dans les premières années de la décennie 200012, en passant par les contributions francophones de Vincent Legrand, Dario Battistella ou Jean-Frédéric Morin13, tous s’accordent pour considérer que l’APÉ naît dans la seconde moitié des années 1950, avec les recherches de Snyder, Bruck et Sapin14. Leur première contribution notable, une note de recherche publiée en 1954, découlait directement d’une insatisfaction grandissante de la part de plusieurs politologues «behaviouralistes» face aux approches réalistes qui étaient déjà en bonne voie d’être largement dominantes dans le domaine alors en formation des RI. Les généralisations construites par les théoriciens réalistes15 manquaient à leur avis de rigueur en considérant les États comme des blocs monolithiques16. Pour Snyder et ses collègues, l’observation empirique des processus par lesquels les États en viennent réellement à favoriser une politique plutôt qu’une autre venait directement en contradiction avec les théories généralistes17. Leur contribution se voulait un effort pour développer un cadre d’analyse qui puisse systématiser cette intuition préthéorique18. En 1989, Michael Clarke et Brian White soulignaient que les efforts de ces premiers pionniers de l’APÉ s’articulaient autour de l’idée centrale que toute politique étrangère étatique est le fruit d’une série de décisions effectuées par un groupe restreint de décideurs, décisions dont la forme dépendait au moins autant de stimuli externes (la situation internationale) que de la nature de l’environnement organisationnel dans lequel elles étaient élaborées au sein du gouvernement19. Sans l’ombre d’un doute, le fait que l’APÉ soit souvent assimilée, à tort, à l’unique développement de théories sur le processus décisionnel découle de ce moment fondateur. Moins de deux ans après la publication de la note de recherche de Richard Snyder, des conclusions similaires seront émises par Harold et Margaret Sprout en 195620. Là où Snyder et ses collègues considéraient que les variables psychologiques, bureaucratiques et culturelles étaient toutes importantes pour comprendre la prise de décision en politique étrangère, les Sprout soulignaient la primauté des dynamiques cognitives pour saisir le comportement des décideurs.

    La note de recherche de Snyder et ses collègues sera diffusée à plus grande échelle à partir de 1962, année de sa publication dans un livre intitulé plus simplement Foreign Policy Decision-Making21. Les premières années de l’APÉ seront ainsi marquées par la prédominance des hypothèses décisionnelles où les dynamiques psychologiques sont à l’avant-scène22. Les choses vont cependant changer radicalement lorsque, en 1966, James Rosenau23, behaviouraliste convaincu fermement engagé à relever le niveau scientifique de la recherche, publie une magnifique recension des principales questions de son époque doublée d’une virulente critique des méthodes employées jusqu’alors pour accéder à la connaissance. S’il semble d’abord applaudir les travaux de ses prédécesseurs, il ne peut s’empêcher de souligner l’éclectisme des sujets de recherche et des méthodes employées. Selon lui, l’APÉ foisonnerait de «cadres d’analyses» et «d’approches» qui dissèquent les fins, les moyens, les capacités et les sources des comportements internationaux des États, sans pour autant proposer un schéma universel permettant d’établir les liens de causalité entre toutes ces composantes. Son argumentaire se tourne alors vers le besoin de développer une «préthéorie» de la politique étrangère, c’est- à-dire un «point de départ commun24» rendant explicites les liens de cause à effet entre les variables retenues pour l’analyse. Proposant lui-même une telle théorie dans le reste de son célèbre chapitre, il engendrera par celui-ci la naissance d’une nouvelle «branche» de l’APÉ, qui sera connue sous le nom de Comparative Foreign Policy (Politique étrangère comparée). Les approches décisionnelles, quant à elles, seront désormais considérées comme celles des «traditionalistes» dans le domaine d’étude.

    Entre 1967 et la fin des années 1970, l’APÉ, maintenant bicéphale, connaîtra tout de même son heure de gloire. Sans être véritablement intégrée à la discipline des RI, puisqu’elle ne participe pas directement aux grands débats interparadigmatiques de l’époque25, l’APÉ demeurera malgré tout un domaine de recherche en pleine expansion. De grands classiques du champ d’études ont été publiés pour la première fois durant cette période charnière. S’il faut se limiter aux contributions ayant eu le plus de rayonnement et d’influence sur la suite des choses, il va sans dire que les livres de Graham Allison, Irving Janis, Morton Halperin et Robert Jervis viennent en tête de liste26. Alors qu’Allison et Halperin s’intéressent tous deux principalement aux dynamiques bureaucratiques et organisationnelles qui font dévier le processus de décision de son cheminement optimal (voir le chapitre 12), Janis et Jervis explorent plutôt l’influence des variables psychologiques dans la prise de décision, faisant ressortir entre autres le concept central de consonance cognitive (voir le chapitre 11). Un peu moins connu, mais tout aussi intéressant, le livre de 1974 de John Steinbruner27 combine adroitement les deux trames en une seule théorie cohérente de la prise de décision. On notera par ailleurs l’absence de tels classiques du côté des chercheurs œuvrant à la même époque en Politique étrangère comparée. Rien de bien surprenant, dans la mesure où leur épistémologie empiriste, suggérée par Rosenau au milieu des années 1960, les a amenés à favoriser l’accumulation la plus substantielle possible de données avant d’être en mesure d’arriver à la formulation d’une théorie achevée. Les limites technologiques en matière de codage et de calcul en cette ère précédant l’arrivée des micro-ordinateurs ne pouvaient que ralentir la collecte et l’analyse de données, activités pourtant essentielles à la bonne marche des programmes de recherche dans ce domaine. Ce n’est que bien plus tard que de véritables synthèses verront le jour28.

    Essoufflement et quête d’identité

    Si le moment de l’émergence de l’APÉ dans les années 1950 et son âge d’or dans les années 1960 et 1970 font consensus, l’histoire devient plus difficile à retracer dès le début des années 1980. À partir de ce moment, en fait, on peut circonscrire deux trames narratives. La première, produite par les chercheurs directement investis dans le travail en APÉ, se concentre sur la multiplication des questions de recherche et des cadres analytiques alors que le sous-champ d’études voit la division entre traditionalistes et empiristes s’estomper. Une seconde trame s’impose cependant lorsqu’on tente de replacer l’APÉ dans l’univers plus vaste de la science politique et des RI, qui connaissent également un impressionnant bouillonnement théorique à cette même époque.

    Du point de vue intradisciplinaire, l’APÉ commence la décennie 1980 avec force. En 1982 un ouvrage collectif important29 dirigé par Patrick Callahan, Linda Brady et Margaret Hermann est publié du côté des empiristes. L’ouvrage réunit une douzaine d’auteurs qui ont tous participé au fameux Comparative Research on the Events of Nations (CREON), le projet de compilation et de mise en relation des données le plus important et le plus avancé jamais réalisé en Politique étrangère comparée. Valerie Hudson mentionne qu’entre 1967 et 1981, la National Science Foundation et le Département de la défense américain ont investi près de cinq millions de dollars dans les divers projets en Politique étrangère comparée30. Du côté des traditionalistes, l’année 1982 voit la publication de Biopolitics, Political Psychology and International Politics, dirigé par Gerald Hopple, ainsi que Cognitive Dynamics and International Politics, dont le maître d’œuvre sera Christer Jönsson31. Ces ouvrages rassemblent alors le gratin des chercheurs en APÉ, dont Matthew Bonham, Michael Shapiro, Stephen Walker, Ole Holsti, James Rosenau et Charles Hermann. Considérés ensemble, ces deux ouvrages incluent des chapitres faisant état des percées d’alors sur des sujets aussi variés que la cartographie cognitive, les codes opérationnels, les dynamiques cognitives à l’œuvre dans les petits groupes décisionnels et la théorie des rôles nationaux. Élaborée initialement par Kalevi Holsti en 1970, cette dernière théorie utilise une métaphore théâtrale pour montrer que les représentants étatiques considèrent que leur nation doit jouer certains rôles particuliers sur la scène internationale. La conception qu’ils auront de ces rôles influencera leur perception de l’environnement interétatique et ce qu’il pourront y accomplir32. Dans les années qui vont suivre, d’autres livres et articles vont faire école et devenir des classiques, dont l’influence demeure encore de nos jours palpable dans les débats contemporains. On peut penser entre autres aux synthèses offertes par James Rosenau, Charles Hermann et Charles Kegley, qui tentent à plusieurs reprises de donner un portrait d’ensemble du champ d’études33. Parmi les nouveautés de l’époque, on retrouve les études axées sur l’utilisation des analogies historiques et personnelles par les décideurs, dont Richard Neustadt, Ernest May et Yaacov Vertzberger seront les pionniers34. De même, le collectif dirigé par Daniel Kahneman, Paul Slovic et Amos Tversky, qui est en fait un ouvrage spécialisé en psychologie cognitive, aura une énorme influence sur les débats entourant l’opérationnalisation de la rationalité limitée (bounded rationality) en APÉ en ouvrant la voie à l’intégration de la théorie des perspectives (prospect theory) dans ce champ d’études35. Concept développé d’abord par l’économiste Herbert Simon à la fin des années 1940, la rationalité limitée prend acte du fait que les décisions purement rationnelles sont impossibles en raison de la tendance des décideurs à vouloir simplifier le monde qui les entoure et à utiliser des raccourcis mentaux pour en arriver à des décisions qui satisfont sommairement leurs critères de sélection. Ce faisant, le postulat de la rationalité limitée est en désaccord avec ceux associés à la rationalité instrumentale, qui imagine plutôt des décideurs capables d’effectuer des choix optimaux à la suite d’un processus où les informations sont abstraitement complètes et exactes.

    Malgré les avancées encourageantes des années 1970, des voix discordantes se font toutefois déjà entendre. En 1980, Charles Kegley suggérait de manière drastique d’abandonner les méthodes empiristes et de consolider le champ d’étude autour des études décisionnelles traditionnelles, ne voyant pas comment la Comparative Foreign Policy pourrait un jour produire des résultats pertinents36. Analyse presciente du sort peu enviable que connaîtra effectivement cette branche de l’APÉ vers le milieu et la fin des années 1980, alors que les fonds de recherche se feront rares et que la plupart des projets tomberont en désuétude. Valerie Hudson dresse un bilan de cette période de déclin de la Politique étrangère comparée, qu’elle attribue à trois facteurs: 1) la désillusion quant à la possibilité d’obtenir un jour une «théorie unifiée» de la politique étrangère, ralliant empiristes et traditionalistes; 2) l’impatience de la part de bailleurs de fonds déçus du manque d’applications pratiques des données recueillies; 3) l’insoluble difficulté de quantifier de manière exhaustive toutes les dynamiques pertinentes associées à la politique étrangère des États37. S’amorce ensuite véritablement la période de tergiversations identitaires en APÉ, de laquelle naîtra l’idée d’une nécessaire «seconde génération» de chercheurs, émancipés des querelles internes entre traditionalistes et empiristes et axés sur la consolidation des acquis de l’âge d’or.

    À la fin des années 1970, les débats théoriques en RI vont changer radicalement de direction. Alors que l’APÉ semble encore traversée par les discussions méthodologiques propres au second grand débat théorique des années 1950 et 1960 entre behaviouralistes et traditionalistes38, les RI s’apprêtent à laisser de côté le troisième débat entre réalistes, libéraux et marxistes pour amorcer ce qui deviendra son quatrième grand débat théorique. L’effervescence autour de la théorie des régimes39 et de la stabilité hégémonique40, de même que l’ascension fulgurante d’un «néoréalisme» et d’un «néolibéralisme» tous deux résolument structuralistes avec Kenneth Waltz41 et Robert Keohane42 comme figures de proue, marquent le triomphe irrévocable d’une vision purement systémique amalgamée à une orientation épistémologique positiviste. La mode passe aux théories parcimonieuses s’intéressant presque exclusivement aux effets des structures internationales sur le comportement des États, ce qui fait paraître les préoccupations des théoriciens traditionalistes en APÉ largement dépassées, alors que les empiristes, eux, disparaissent de la scène. De surcroît, la victoire structuraliste en RI ouvrira la porte toute grande à diverses critiques plus ou moins radicales, des néogramsciens aux adeptes de l’École de Francfort, en passant par les poststructuralistes et les féministes43. Dans l’ensemble, l’APÉ sera surtout ignorée à l’époque du quatrième débat, ou alors elle sera considérée à tort par les critiques comme participant uniquement des études internationales positivistes, en raison de l’attachement de ses praticiens à une méthodologie de recherche hypothético-déductive.

    Le caractère imprévisible de la fin de la guerre froide, qui va mettre à nu les limites des approches structuralistes des RI pour comprendre un monde en rapide évolution, aurait pu être une planche de salut pour les chercheurs en APÉ. Les approches décisionnelles, en effet, pouvaient proposer plusieurs outils pour tenter d’expliquer ce qui venait de se passer. Pour le meilleur ou pour le pire, c’est cependant l’ascendance du projet constructiviste qui retiendra l’attention au début des années 1990, avec Alexander Wendt à sa tête44, comme voie médiane entre les phénomènes internationaux micro et macro, entre le positivisme et le post-positivisme45. Depuis l’avènement du constructivisme en RI, des voix s’élèvent régulièrement pour souligner la facilité avec laquelle ce paradigme peut être conjugué avec les théories décisionnelles classiques en APÉ. Cette union semble naturelle à ses promoteurs à cause des profondes racines en analyse sociologique wéberienne qui caractériseraient les deux camps. Les années 1990 verront également une volonté de plusieurs théoriciens réalistes et libéraux en RI de nuancer l’effet des structures internationales sur le comportement des États, en retournant à des analyses intégrant des variables individuelles et sociétales46, ce qui participera également au maintien des travaux en APÉ aux marges de la communauté des internationalistes. Finalement, les grandes interrogations sur la place des États dans la politique internationale, ainsi que sur la perméabilité entre les sphères interne et externe de leurs activités, qui prendront une ampleur inégalée après la guerre froide, viennent accentuer le doute sur la capacité des travaux issus de l’APÉ à s’adapter à un monde en pleine mutation47.

    Cela dit, les recherches en APÉ des années 1990 ne manquent pourtant pas d’intérêt. On peut souligner ainsi les travaux de Yaacov Vertzberger48 et de Yuen Foong Khong49 sur le raisonnement par analogie comme biais cognitif central dans la prise de décision; ceux de George Breslauer et Philip Tetlock50 ainsi que de Jack Levy51 sur l’apprentissage chez les décideurs de politique étrangère; l’approfondissement du concept de pensée groupale par Paul’t Hart52; ou encore l’idée avancée par Zeev Maoz selon laquelle il faut s’intéresser aux tentatives de manipulation politique au sein des groupes décisionnels53. Des voix empruntant par ailleurs au poststructuralisme et au constructivisme critique vont également se faire entendre pour la première fois, avec David Campbell54 et Jutta Weldes55. Du côté des cognitivistes en analyse décisionnelle, une des avancées les plus importantes viendra de Donald Sylvan et James Voss, en 199856. Appuyés par les nouvelles théories en neurosciences qui refusent la séparation entre processus cérébraux cognitifs et affectifs, ces auteurs s’intéresseront ainsi à la phase de conception d’un problème, plutôt qu’à celle de recherche de solution. Ils intégreront par ailleurs les premières réflexions sur le rôle joué par la mémoire à court et à long termes sur la charge émotive associée aux représentations mentales chez les décideurs de politique étrangère57. Finalement, la décennie 1990 a sans nul doute été marquée par l’ascension de deux nouvelles avenues de recherche s’inscrivant dans le débat sur la théorie du choix rationnel, théorie qui s’impose en science politique américaine dès les années 198058. D’un côté, Alex Mintz lancera en 1993 les bases de son cadre analytique qu’il qualifie de «poliheuristique», selon lequel les décideurs en politique étrangère se soucient tellement des retombés domestiques de leurs actions internationales qu’ils placent ces considérations à l’avant-plan de leurs calculs stratégiques59. D’un autre côté, Rose McDermott s’appuiera sur les axiomes de la théorie des perspectives, qui stipulent que devant un choix déchirant les êtres humains ont tendance à vouloir éviter de trop lourdes pertes, quitte à prendre plus de risques, plutôt que de tenter de consolider d’éventuels gains pourtant alléchants60, pour faire avancer la connaissance en APÉ. Cette deuxième phase de l’histoire de l’APÉ fut en quelque sorte une période de transition durant laquelle les chercheurs se nourrirent des débats ontologiques et épistémologiques que connurent les RI durant les années 1990, de même que des avancées émanant de son noyau de recherches cognitivistes et décisionnelles. Ces deux courants agirent comme catalyseurs du renouveau que connaît actuellement l’APÉ dans sa troisième phase entamée au début des années 2000.

    Un vent de renouveau

    En 2002, Walter Calrsnaes, effectuant le point sur l’état de l’APÉ, évoquait les «portraits mornes» du sous-champ que certains chercheurs dressaient à la fin des années 1990 et au début des années 200061. Or, un peu plus de dix ans après ce constat, il parlait de la «revitalisation», voire même de la «renaissance», de l’APÉ62. Ce vent de renouveau se manifesta notamment par l’expansion notable de la section consacrée au sous-champ de l’International Studies Association. Le regain d’intérêt pour l’APÉ se traduisit aussi par la publication de nombreux manuels abordant l’état du champ de recherche sous différents angles. La réédition du classique de Snyder, Bruck et Sapin en 2002 avec la préface de Valerie Hudson devint vite un incontournable, rendant accessible à une nouvelle génération de chercheurs un ouvrage fondamental, mais jusque-là difficilement accessible63.

    Surtout, cette vigueur retrouvée de l’APÉ est attribuable au lancement de la revue scientifique Foreign Policy Analysis en 2005, une publication universitaire ayant pour objectif de fédérer la recherche se concentrant sur le rôle des individus responsables de formuler la politique étrangère des États et sur l’importance de l’agent dans l’étude des RI64. Afin de marquer le cinquième anniversaire de la revue en 2010, A. Cooper Drury et ses collègues publièrent une note éditoriale dans laquelle ils réaffirmèrent la mission du périodique65. Pour ces chercheurs, la revue devait continuer à diffuser la recherche de qualité sur la politique étrangère se penchant sur les acteurs et les agents responsables de sa formulation, sans se limiter à une approche théorique ou à une méthodologie spécifique. Bien que Foreign Policy Analysis publie des articles portant sur une multitude de sujets et adopte des approches théoriques et méthodologiques variées, une part importante des contributions diffusées dans ses pages se penche sur la politique étrangère des États-Unis. Parmi les 316 articles scientifiques publiés depuis son lancement en 2005, 38,3% (121 articles) avaient comme principal objet d’analyse un aspect précis de la politique étrangère américaine ou effectuaient une comparaison entre les États-Unis et un ou plusieurs autres pays66.

    Selon Laura Neack, la politique étrangère est un «jeu de niches» dans lequel les leaders nationaux essaient de tirer leur épingle du jeu impliquant à la fois la politique intérieure et extérieure67. Conséquemment, l’APÉ doit prendre en compte des facteurs provenant de différents niveaux d’analyse et aux multiples facettes pour expliquer les phénomènes qui l’intéressent68. Cette proposition se traduit concrètement par des analyses axées sur les décideurs individuels, les groupes et les organisations, les dynamiques de politique intérieure, l’identité et la culture nationale, ainsi que sur les attributs nationaux des États et le système international69. Ce sont ces cinq niveaux d’analyse qui structurent la présentation des principales contributions contemporaines du sous-champ de l’APÉ qui suit, de même que l’ensemble des chapitres du présent ouvrage.

    Les décideurs

    Les approches individuelles de l’APÉ s’appuient sur la tradition des études perceptuelles et cognitivistes qui ont marqué durablement la naissance et l’âge d’or du sous-champ (voir le chapitre 11). La réédition du classique Perception and Misperception in International Politics de Robert Jervis en 2017 fait foi de l’intérêt significatif pour ces approches dans l’étude contemporaine du processus décisionnel. Le postulat voulant que la rationalité des décideurs soit limitée, puisque contrainte par des biais cognitifs et le manque d’information, conserve encore de nos jours son attrait70. Par exemple, Stephen Dyson et Thomas Preston ont pu mettre en lumière les liens entre l’usage d’analogies historiques par les présidents et leurs caractéristiques individuelles (complexité conceptuelle et expertise en politique extérieure)71. Ils concluent que plus un président démontre une complexité conceptuelle élevée, plus celui-ci risque de recourir à des analogies sophistiquées qui ne se limitent pas à une comparaison en surface de deux épisodes historiques. Le recours aux analogies est certainement un phénomène très fréquent dans la prise de décision au sein de la Maison-Blanche. Il suffit de se remémorer les débats animant l’administration Obama en septembre 2013, qui débattait une possible riposte à l’usage d’armes chimiques par le régime de Bashar al-Assad dans la guerre civile syrienne. Le secrétaire d’État John Kerry compara la situation à celle de la conférence de Munich de 1938 – une des analogies les plus utilisées dans l’histoire de la politique étrangère américaine – pour en appeler à une réponse ferme des États-Unis avant que ne soit négociée une solution diplomatique avec la Russie. Qu’il s’agisse d’un «mécanisme» servant à justifier une décision déjà prise ou d’«outils cognitifs» pour donner un sens à des situations complexes72, le recours aux analogies historiques continuera de retenir l’attention des chercheurs en APÉ aussi longtemps que les décideurs responsables de la politique étrangère des États-Unis y recourront.

    Un pan novateur des approches individuelles inspirées des recherches en psychologie traite de l’effet des émotions sur le comportement des décideurs. Partant de l’idée que les présidents sont des êtres humains et qu’ils sont soumis aux mêmes contraintes émotives que leurs semblables, Rose McDermott plaide en faveur de l’étude des conséquences de la colère sur les décisions prises par ces individus73. D’autres recherches abordent également les conséquences des maladies, des problèmes psychologiques et même de la consommation de médicaments et d’alcool sur les décisions74. Ajoutons à cela l’importance des avancées récentes en neurosciences qui portent l’attention de certains chercheurs sur l’influence de facteurs génétiques sur la politique extérieure, affirmant entre autres choses qu’il y aurait des différences génétiques entre les gens s’identifiant comme conservateurs et libéraux75.

    La présidence, le poste le plus influent dans la formulation de la politique étrangère des États-Unis, captive les approches individuelles de l’APÉ. Ce sous-champ de recherche s’est passionné pour le rôle du leadership dans l’élaboration de la politique extérieure76. Conséquemment, les caractéristiques individuelles des leaders, en l’occurrence les présidents, s’imposent comme des facteurs explicatifs privilégiés des décisions de politique étrangère. Plusieurs outils tentent d’évaluer l’influence de la vision du monde des décideurs sur leur comportement. Le code opérationnel demeure l’une des méthodes préconisées par les chercheurs pour évaluer les croyances utilitaires et philosophiques des occupants du Bureau ovale77 et de leurs proches conseillers78. D’abord élaborée dans les années 1960, l’analyse du code opérationnel a été ravivée par l’apparition de méthodes de codage informatique automatisées permettant le traitement d’un grand corpus de textes pour faire ressortir les traits distinctifs de la vision du monde des décideurs79. Dans le même ordre d’idées, les études psychologiques détaillées du parcours de vie des présidents, comme celle de Stanley Renshon sur Barack Obama80, offrent une matière première inestimable pour évaluer l’influence des caractéristiques individuelles sur la prise de décision en politique extérieure. Enfin, les grandes idées et lignes directrices que donnent les présidents à leur politique étrangère, mieux connues sous le nom de doctrines, constituent un autre volet de la recherche sur le commandant en chef américain81. En ce sens, la doctrine America First visant à restreindre l’action internationale du pays pour promouvoir ses intérêts et misant sur une vision transactionnelle des rapports diplomatiques proposée par le président Donald Trump fera sans aucun doute couler beaucoup d’encre.

    Les groupes et les organisations

    Les dynamiques décisionnelles au sein de petits groupes continuent d’être un objet d’étude central pour l’analyse de la politique étrangère américaine. La recherche sur ce sujet «transpose les aléas reliés à l’incertitude de l’individu au groupe de prise de décision […]82». Pour Jean Garrison, il s’agit d’un pont entre approches individuelles et organisationnelles83. La réflexion classique d’Irving Janis sur la «pensée groupale» demeure un point de référence du sous-champ pour les chercheurs travaillant sur ce volet du casse-tête décisionnel (voir chapitre 11). L’intérêt pour les dynamiques propres aux petits groupes décisionnels a donné lieu à la publication de nombreux livres et articles, dont le fameux Beyond Groupthink de Paul’t Hart, Eric Stern et Bengt Sundelius. Dans la même veine, Paul Kowert s’est penché sur l’intersection entre leadership et dynamiques de groupe en démontrant que certains décideurs se nourrissent de l’abondance et de la diversité d’information, pendant que d’autres sont plus à l’aise lorsque le processus décisionnel est hiérarchisé et qu’un sentiment de cohésion prévaut chez leurs conseillers84. Plus récemment, Mark Schafer et Scott Crichlow ont innové en incluant les caractéristiques individuelles des leaders dans leur étude de la pensée groupale, en plus d’illustrer la dimension coercitive de ce phénomène qui est parfois le résultat de l’action d’individus souhaitant marginaliser des points de vue pour imposer un consensus au sein d’un groupe décisionnel85. Au cours des dernières années, la décision ayant mené à l’intervention militaire américaine en Irak de 2003 a alimenté la recherche sur la pensée groupale, fournissant un excellent exemple d’une prise de décision de piètre qualité marquée par de fortes pressions en faveur de l’uniformité et contre la dissidence parmi les décideurs de l’administration Bush86. Dina Badie a notamment démontré que c’est un processus décisionnel marqué par la pensée groupale et non pas les préférences politiques préexistantes des décideurs à l’égard du régime de Saddam Hussein qui sont responsables de cette décision87. Tout comme la débâcle de l’opération clandestine de la baie des Cochons sous John F. Kennedy (1961) et la décision de l’administration de Lyndon B. Johnson d’approfondir l’implication militaire américaine au Vietnam (1965) avaient inspiré la première vague d’étude sur le pensée groupale, celle de l’administration Bush d’envahir l’Irak et de renverser le régime Hussein stimule la recherche contemporaine sur ce phénomène.

    Alors que la pensée groupale promeut le consensus à tout prix, la pensée plurielle (polythink) est caractérisée par une abondance de points de vue contradictoires au sein d’un même groupe décisionnel. Cette antithèse de la pensée groupale se manifeste sous forme de deux symptômes principaux: 1) une forte indépendance d’esprit parmi les membres d’un groupe qui 2) cherchent à défendre des intérêts contradictoires88. Ensemble, ces éléments engendrent la prolifération de positions adverses rendant ainsi presque impossible l’identification de solutions politiques sur lesquelles les membres du groupe peuvent s’entendre. La pensée plurielle peut à terme entraîner une paralysie décisionnelle ou générer un consensus sous-optimal. Alex Mintz et Carly Wayne se sont penchés sur ce phénomène contingent de la prise de décision en matière de politique étrangère aux États-Unis depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Ils proposent un modèle qui place les dynamiques décisionnelles sur un continuum ayant pour extrémités la pensée groupale d’un côté et la pensée plurielle de l’autre, avec plusieurs nuances possibles entre les deux89.

    Outre la recherche sur les aléas décisionnels propres aux petits groupes, le mode de gestion du travail des conseillers du président des États-Unis est toujours d’intérêt pour les chercheurs. Suivant les traces de Richard T. Johnson et Alexander George, William Newmann et David Mitchell continuent d’alimenter la recherche sur les structures décisionnelles de la Maison-Blanche en matière de politiques de sécurité nationale90 (voir le chapitre 12). L’évolution de la structure du processus décisionnel d’une administration, l’impact des facteurs internationaux, nationaux, le jeu bureaucratique, ainsi que le leadership présidentiel et son désir de contrôle sur le processus sur ces changements sont parmi les principaux éléments retenant l’attention de la recherche. Charles-Philippe David a analysé de façon exhaustive le processus décisionnel en matière de politique étrangère depuis la mise en place du système du Conseil pour la sécurité nationale (National Security Council) sous Harry Truman jusqu’au premier mandat de Barack Obama91. L’auteur démontre notamment l’influence du style présidentiel et des structures décisionnelles, tout en insistant sur l’importance que revêt la compatibilité entre ces éléments pour les grandes décisions depuis 1947. William Newmann, quant à lui, approfondit ses recherches sur l’interaction entre les forces institutionnelles et les caractéristiques idiosyncrasiques de chaque président sur l’évolution des structures décisionnelles92. De plus, le rôle des conseillers du président, et particulièrement celui du conseiller pour la sécurité nationale (National Security Advisor)93, dans le processus décisionnel constitue aussi l’un des volets primordiaux de la recherche sur la prise de décision94. Le concept d’entrepreneur de politiques (policy entrepreneur) gagne en popularité pour étudier l’action de conseillers cherchant à déclencher un changement important de politiques ou à forcer l’adoption d’une proposition innovante en s’employant à influencer les idées débattues au sein d’une administration et le processus bureaucratique menant à l’adoption d’une politique de sécurité nationale95.

    Au-delà de l’influence du cercle restreint de conseillers entourant le président, les approches organisationnelles expliquent les décisions de politique étrangère américaine à l’aide du jeu bureaucratique opposant des organisations aux intérêts contradictoires souhaitant protéger leurs prérogatives et ressources respectives. Le livre Essence of Decision de Graham Allison demeure le classique de ce pan de l’APÉ. Ce filon de recherche continue d’étudier les cultures et les routines organisationnelles, les intérêts particuliers des agences et des départements impliqués dans la formulation de la politique extérieure, ainsi que les processus de «négociations et tractations, de marchandages et de compromis successifs […]96» (pulling and hauling)97. D’excellents ouvrages contemporains traitent de ces dynamiques bureaucratiques. Morton Halperin et Priscilla Clapp abordent le processus décisionnel d’une perspective organisationnelle qui met en lumière les principaux acteurs, leurs intérêts, les stratégies et les manœuvres bureaucratiques qu’ils orchestrent pour influer sur les décisions98. Roger George et Harvey Rishikof proposent pour leur part un collectif détaillant les joueurs organisationnels de l’appareil américain de sécurité nationale regroupant les agences et les départements responsables de la diplomatie, de la défense et du renseignement99.

    On utilise le modèle bureaucratique, un incontournable de l’APÉ américaine, pour expliquer pourquoi un président rencontre des obstacles organisationnels d’envergure lorsqu’il tente de concrétiser ses préférences en politiques, comme le constata Barack Obama avec la Nuclear Posture Review en 2010100. En étudiant le processus décisionnel ayant mené à l’adoption de la stratégie de sursaut (surge) en Afghanistan en 2009, Kevin Marsh conclut que les intérêts contradictoires des organisations responsables des politiques de sécurité nationale ont transformé le processus décisionnel en une lutte politique, malgré l’importance stratégique de l’enjeu et le haut degré d’implication du président Obama101. Or certains aspects du modèle bureaucratique sont aussi remis en question. Par exemple, Marsh et Jones s’interrogent sur la pertinence de la fameuse «loi de Miles» (Miles’ law), selon laquelle la position défendue par un individu dépend du poste qu’il occupe (where you stand depends on where you sit)102. Ils soutiennent que le modèle bureaucratique doit réévaluer l’importance du rôle qu’occupe un individu dans une organisation pour expliquer le comportement de cet acteur afin de prendre en compte l’influence des préférences politiques individuelles. Enfin, Amy Zegart s’est penchée sur l’émergence et le développement des organisations formant l’appareil de sécurité nationale américain dans une perspective analytique abordant les agences et les départements comme des variables dépendantes plutôt qu’en étudiant les politiques résultant de leur action103. Cette piste de recherche a été étendue avec l’intégration de l’institutionnalisme historique pour examiner la création de ces institutions, plaçant ainsi le contexte historique au cœur de l’explication de leur émergence104.

    Les dynamiques de politique nationale

    La politique étrangère américaine n’est pas uniquement l’affaire du président, de ses proches conseillers, des agences et des départements. Elle n’est pas pensée en vase clos par le pouvoir exécutif, mais est aussi modelée par les revendications d’une multitude d’autres acteurs gouvernementaux et sociétaux évoluant au sein du système politique américain. L’APÉ tente de comprendre l’influence de ces acteurs sur l’élaboration des politiques en plus d’expliquer leurs comportements dans ce «jeu à deux niveaux» (two-level game) qu’est la politique étrangère. L’expression «jeu à deux niveaux» a été popularisée par Robert Putnam pour désigner le caractère à la fois national et international de la négociation d’accords commerciaux interétatiques. Dans ce jeu, les leaders d’un État doivent simultanément prendre en compte les revendications de leurs partenaires de négociation à l’échelle internationale tout en étant à l’affût des contraintes provenant des différents acteurs internes105. Les approches se penchant sur les dynamiques de la politique nationale américaine évoquent la complexité et le caractère intrinsèquement politique des enjeux d’affaires étrangères, de défense et de sécurité nationale.

    Au sein du gouvernement, le Congrès est un acteur à l’influence variable dans le domaine de la politique extérieure ayant à sa disposition divers moyens d’action, législatifs ou non, pour tenter d’infléchir les décisions prises par l’exécutif (voir le chapitre 7). Grâce à ses pouvoirs spécifiques (ratification des traités internationaux, approbation des nominations présidentielles, etc.), le Sénat demeure au cœur des recherches les plus récentes sur le Congrès et la politique étrangère106. Les pouvoirs de guerre de la législature constituent également l’un des sujets les plus étudiés par ces chercheurs107 et les experts en droit constitutionnel (voir le chapitre 6)108. Néanmoins, d’autres dynamiques du comportement du Congrès continuent de faire l’objet de recherches, comme le soutien législatif aux interventions humanitaires, l’adoption de sanctions économiques envers d’autres États et la place de la politique extérieure dans les campagnes électorales109.

    Les acteurs gouvernementaux ne sont pas les seuls pouvant influencer la politique étrangère d’un État. Dans une perspective pluraliste, il est possible d’envisager le système politique américain comme un carrefour où de multiples acteurs cherchent à laisser leur marque sur l’élaboration des politiques en fonction de leurs préférences. Ces acteurs disposent de nombreux points d’entrée pour se faire entendre par les décideurs. Ainsi, l’APÉ s’affaire à saisir les modalités de l’influence de différents groupes d’intérêts et centres de recherche connus sous le nom de think tanks (voir le chapitre 8). Dans la lignée de la désormais classique étude du lobby israélien effectuée par John Mearsheimer et Stephen Walt110, les chercheurs continuent de scruter à la loupe l’action de groupes d’intérêts ethniques111. À ce titre, l’étude comparative des groupes d’intérêts musulmans aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni menée par Liat Radcliffe Ross112 ainsi que celle de Jason A. Kirk sur le lobby indo-américain113 sont de bons exemples de la place de cet objet d’analyse dans l’APÉ américaine. De façon complémentaire, le rôle des diasporas présentes en sol américain est aussi à l’ordre du jour de la recherche du sous-champ114. Enfin, les organisations non gouvernementales (ONG), qui sont largement étudiées en RI, retiennent aussi l’attention des chercheurs, notamment pour évaluer leur influence sur les politiques américaines d’aide étrangère115.

    Nous sommes bien loin de l’époque où l’on assumait que les citoyens américains ne s’intéressaient que très peu, ou même pas du tout, aux enjeux de politique étrangère et qu’ils étaient incohérents en cette matière116; l’opinion publique américaine est de nos jours un objet de recherche important en APÉ117 (voir le chapitre 9). Des travaux récents évaluent, par exemple, l’influence de la religion ou encore des idéologies politiques sur les attitudes des Américains à l’égard d’enjeux aussi divers que les politiques de commerce international et les conflits au Moyen-Orient118. De plus, les chercheurs jugent qu’il est pertinent d’étudier l’opinion publique, car elle peut exercer certaines contraintes sur les décisions prises par le président et les législateurs en ce qui a trait, par exemple, au recours à la force dans un conflit119. Ainsi, le calcul décisionnel d’un président sera teinté par l’importance que l’opinion publique semble donner à un enjeu120. Sur le plan méthodologique, de nouvelles avenues de recherche dans ce domaine s’ouvrent avec l’utilisation d’expériences permettant aux chercheurs de manipuler l’information que reçoivent les répondants à un sondage. Un exemple frappant du potentiel de ces méthodes est celui des travaux de Clemons, Peterson et Palmer, qui ont changé le teint de Bashar al-Assad sur une photo présentée à des participants afin d’évaluer s’il existait un préjugé ethnocentrique favorable à ce chef d’État, étant donné que son apparence ne concorde pas avec les stéréotypes d’hommes du Moyen-Orient. Ils cherchaient ensuite à évaluer l’influence d’un tel préjugé sur les vues exprimées par les participants au sujet de la politique étrangère des États-Unis en Syrie121.

    L’identité et la culture nationales

    Dans la foulée du tournant constructiviste des années 1990 en RI, l’APÉ a résolument été marquée par les approches misant sur les facteurs idéels122. Ainsi, l’identité est devenue un concept central du sous-champ. Dans l’étude des RI, l’école constructiviste entrevoit la réalité comme socialement construite et applique sa vision interprétative aux concepts clés du champ que sont les intérêts et les identités. Incidemment, les intérêts des acteurs étatiques ne sont pas définis objectivement en matière de puissance, comme l’assument les réalistes, mais sont plutôt pluriels et changeants, car ils découlent directement des identités non fixées de ces mêmes acteurs123. L’identité d’un acteur comme les États-Unis est donc construite en interaction avec les autres États. La construction identitaire se fait parfois dans un processus de différenciation par rapport à un autre défini comme menaçant et malveillant, par exemple l’Union soviétique durant la guerre froide124, ou par opposition à plusieurs groupes au sein d’un État. Cette différenciation peut aussi s’effectuer de manière plus complexe en évoquant plusieurs autres; par exemple dans les discours de George W. Bush, il y a juxtaposition des représentations identitaires de Saddam Hussein et de son régime qui sont présentés comme des acteurs malveillants vis-à-vis d’un peuple irakien victime d’oppression125.

    Un excellent exemple du pont effectué entre le constructivisme, dans ce cas-ci sa version critique, et l’APÉ est l’étude discursive des doctrines Truman et Bush effectuée par Roxanna Sjöstedt126. Pour cette chercheuse, les concepts de sécuritisation, de normes et d’identités propres au constructivisme et à l’École de Copenhague en études de sécurité permettent d’expliquer comment une doctrine de sécurité émerge à un moment précis dans l’histoire des États-Unis. L’idée de sécuritisation a aussi été utilisée pour démontrer que la modification des rapports entre les États-Unis et l’Inde sous Bill Clinton est le résultat de discours changeants créant «une vision du monde dominante qui restreint les options s’offrant aux décideurs de politique étrangère127». En d’autres mots, les discours donnent un sens aux enjeux, déterminent ce qui est considéré comme un problème de sécurité et contraignent le champ d’action des acteurs responsables d’y trouver une solution politique (voir le chapitre 3).

    Négligée par l’APÉ dans le passé, la culture demeure néanmoins un élément essentiel de la formulation de la politique étrangère: elle agit à la fois comme une trame de fond et comme une «grammaire qui définit la situation, qui révèle les motifs, et qui met de l’avant une stratégie de réussite128». Étudier l’influence de la culture sur la politique étrangère revient à étudier l’environnement dans lequel cette dernière est formulée. Les grands mythes fondateurs des États-Unis, comme celui du caractère prétendument exceptionnel de la nation (voir les chapitres 2 et 3), font partie intégrante de cette trame de fond et colorent à la fois les idées formulées par les décideurs et le contexte dans lequel ils prennent leurs décisions.

    La culture américaine ne se limite pas aux grands idéaux de la nation. Elle peut aussi prendre d’autres formes et façonner les politiques de sécurité et l’action internationale du pays. Outre les grands principes et les idéologies politiques américains, les chercheurs s’intéressent à des aspects plus spécifiques de cette culture, dont voici quelques exemples. K. P. O’Reilly a étudié l’influence de la culture stratégique sur la politique extérieure de l’après-guerre froide par le truchement du code opérationnel des présidents Clinton et W. Bush. Ce faisant, il montre que la «doctrine des États voyous» façonne en partie le système de croyances des décideurs américains et les pousse à adopter des politiques plus agressives dans leurs interactions avec ce type de régimes. La religion est un autre élément culturel qui retient de plus en plus l’attention des chercheurs en APÉ129. Sous la forme d’un récit cognitif, William Steding a analysé le poids de la religion dans les décisions en matière d’affaires extérieures prises par Jimmy Carter et Ronald Reagan130. Enfin, on note un intérêt marqué pour les produits de la culture populaire américaine (romans, bandes dessinées, cinéma, séries télévisées, jeux vidéo, etc.) puisqu’ils proposent des représentations contribuant à façonner «les connaissances qui permettent aux gens de comprendre les identités d’États et la politique étrangère131». L’analyse de ces représentations culturelles nous amène à dépasser le cadre des sources officielles et des textes politiques plus traditionnels pour approfondir notre compréhension des discours politiques dominants et autres (voir le chapitre 3).

    Les attributs nationaux et le système international

    Même si les chercheurs de l’APÉ se targuent de placer les décideurs individuels au centre de leurs entreprises théoriques et analytiques, ils continuent de porter une attention particulière aux attributs des États et aux contraintes qu’exerce le système international sur la formulation de la politique étrangère. La taille du territoire d’un État, ses ressources naturelles et démographiques, sa situation géographique, son système politique, ainsi que ses capacités militaires et économiques déterminent en partie les choix possibles s’offrant aux décideurs132. Ces éléments sont au cœur de l’analyse géopolitique du rôle des États-Unis dans le monde élaborée simultanément par les penseurs militaires et universitaires (voir le chapitre 5).

    À la lecture de ce chapitre, on comprend mieux la volonté assumée des chercheurs en APÉ de réaffirmer l’importance des acteurs comme élément explicatif des décisions de politique étrangère133. Cette préférence envers l’agent ne signifie pas que les contraintes structurelles émanant du système international soient ignorées par tous les chercheurs. De nombreuses théories structuralistes, qu’elles soient d’orientations réaliste, libérale, marxiste ou constructiviste, peuvent apporter un éclairage pertinent sur la politique extérieure américaine134. Parmi ces approches, c’est sans contredit la variante néoclassique du réalisme qui illustre le mieux les possibilités de rencontre et de dialogue avec l’APÉ. Alors que plusieurs théoriciens structuro-réalistes ont affirmé qu’ils ne traitent pas de politique étrangère des États135, les réalistes néoclassiques estiment que la distribution relative de la puissance dans le système international façonne le comportement étatique de manière indirecte. En effet, ces pressions systémiques influencent la politique étrangère de l’État par le biais des variables intervenantes que sont ses caractéristiques internes. Pour William Wohlforth, le réalisme néoclassique «est, simplement, du réalisme pour l’analyste de politique étrangère136» (voir le chapitre 4). Bien que cette forme de réalisme «s’ouvre explicitement à l’analyse des agents137», la volonté de ses principaux auteurs d’engager le débat presque exclusivement avec d’autres chercheurs en RI mine son potentiel d’intégration avec les approches de l’APÉ138. Or une approche qui se penche sur la manière dont les décideurs et les institutions de l’État évaluent les menaces internationales, sur les interprétations potentiellement conflictuelles de ces menaces, sur les personnes qui décident au sein de l’appareil gouvernemental et sur les possibilités d’influence des acteurs sociétaux sur la politique extérieure139 fait pourtant écho de manière quasi naturelle aux approches de l’APÉ.

    * * *

    Disposant depuis 2005 d’une revue phare (Foreign Policy Analysis) pour rassembler les contributions sur le cas américain, mais aussi sur une multitude de différentes réalités nationales de formulation de la politique étrangère, l’APÉ continue de rayonner et d’étendre le dialogue avec les RI, mais aussi avec d’autres champs de la science politique et des disciplines des sciences humaines. Voici trois pistes de recherche prometteuses pour l’APÉ axée sur les États-Unis: le changement de politiques, la synthèse constructiviste-cognitiviste et la poursuite du dialogue avec les RI.

    La question du changement de politiques est au cœur de l’agenda de recherche contemporain du sous-champ140. Cet intérêt prend plusieurs formes: les possibilités d’adaptation à l’adversité au sein du processus décisionnel dans une perspective séquentielle, le changement ou la continuité dans les cultures organisationnelles des agences et des départements de l’appareil de sécurité nationale, ou encore les tentatives de changement lancées par des acteurs individuels évoluant parmi ces organisations ou les conseillers du président141. Conséquent avec la posture théorique de l’APÉ privilégiant l’étude de l’agence, le concept d’entrepreneur de politiques s’avère particulièrement utile pour analyser les possibilités de changement et d’innovation découlant de l’action de ces individus142. La recherche sur l’entrepreneuriat en politique étrangère américaine tente non seulement d’expliquer pourquoi certains individus réussissent à lancer un changement majeur de politiques ou à proposer une solution innovante pour régler un problème, mais aussi pourquoi, sous des conditions données, d’autres échouent143.

    L’apport du constructivisme à l’APÉ a été déterminant pour le renouveau du sous-champ entamé au tournant des années 2000. Les concepts d’identité et de normes continuent de stimuler la recherche sur la politique étrangère américaine144. Selon David Patrick Houghton, l’influence du constructivisme sur l’APÉ devrait s’étendre pour permettre au sous-champ de retrouver ses lettres de noblesse dans les RI145. Pour ce faire, l’auteur suggère une meilleure intégration du constructivisme aux études cognitivistes du processus décisionnel en politique étrangère. Ces deux approches misent sur une vision subjectiviste du monde ouvrant ainsi la porte à une synthèse146. Par ailleurs, l’intégration du constructivisme conventionnel, qui privilégie l’analyse structurelle, permettrait aux approches cognitivistes de l’APÉ d’incorporer la structure dans son effort théorique et ainsi de répondre à la critique de Walter Carlsnaes, qui estime que l’APÉ ne tient qu’accessoirement compte des facteurs structurels147. Comme l’ont montré Oppermann et Spencer, l’analyse du rôle des métaphores et des analogies historiques se prête fort bien à l’intégration des facteurs cognitifs de la prise de décision dans une perspective constructiviste148. Une réflexion plus large sur la collaboration entre les approches psychologiques et constructivistes est déjà bien entamée, comme l’illustrent Vaughn P. Shannon et Paul A. Kowert, en évoquant une «alliance idéelle149» entre les deux écoles. Cependant, des contradictions ontologiques et épistémologiques (par exemple l’héritage rationaliste des études cognitivistes et le post- positivisme de certaines approches constructivistes) compliquent les tentatives d’intégration de ces pans de l’APÉ et des RI150.

    Finalement, l’appel à un dialogue renouvelé entre les RI et l’APÉ dépasse la synthèse cognitivisme-constructivisme. Les approches psychologiques en vogue depuis longtemps en APÉ reviennent au goût du jour en RI, notamment pour montrer que les perceptions qu’ont les décideurs de leurs homologues étrangers ont parfois préséance sur les considérations de puissance militaire dans l’évaluation des intentions d’un État rival151. Le programme de recherche des «Relations internationales béhaviorales» (Behavioral IR) porté par des figures de proue de l’APÉ comme Alex Mintz et Stephen Walker participe à ce tournant individuel et psychologique152. De même, Juliet Kaarbo soutient que l’intérêt croissant pour les facteurs nationaux et la prise de décision dans les théories dominantes des RI – au premier chef le réalisme néoclassique – représente une occasion en or pour l’APÉ d’apporter un regard novateur au champ avec une approche axée sur la psychologie et le rôle de l’agence plutôt que celui de la structure153. Une posture analytique misant sur les perceptions subjectives des individus et des groupes 154 en regard des contraintes nationales et internationales peut effectivement contribuer au tournant national en RI abordé par Kaarbo. Il n’en demeure pas moins que le débat classique agence-structure continue d’être un obstacle d’envergure à la réintégration complète de l’APÉ dans le champ des RI.

    Les auteurs importants

    Richard Snyder (1916-1997). Après avoir obtenu son doctorat de l’Université Columbia en 1945, il a travaillé brièvement au Council on Foreign Relations avant d’être engagé par l’Université Princeton en 1946 où il œuvrera jusqu’en 1955. Il y écrit, avec H. W. Bruck et Burton Sapin, l’influente note de recherche «Decision-Making as an Approach to the Study of International Politics». Il a aussi enseigné et fait de la recherche à l’Université Northwestern de Chicago (1955-1965), à l’Université de Californie à Irvine (1965-1970), ainsi qu’au Mershon Center de l’Université d’État de l’Ohio (à partir de 1970). Il a également été président de l’International Studies Association en 1971-1972.

    James Rosenau (1924-2011) obtient son doctorat de l’Université Princeton en 1957. Il a d’abord enseigné à l’Université Rutgers (au New Jersey) et à l’Université d’État de l’Ohio (à Columbus), d’où il a lancé ses travaux sur la politique étrangère comparée au milieu des années 1960. En 1973, il se joint au département de science politique de l’Université de Caroline du Sud à Dornsife, qu’il quittera en 1992 pour l’Université George Washington dans la capitale. Époux de la politologue d’origine québécoise Pauline Vaillancourt Rosenau, il a été préoccupé tout au long de sa carrière par l’intersection entre les dynamiques nationales et internationales dans l’élaboration de la politique étrangère des États, ainsi que par la complexification des rapports sociaux, politiques et économiques à l’ère de la mondialisation.

    Laura Neack a obtenu son doctorat en 1991 de l’Université du Kentucky. Elle a enseigné aux universités de l’Ohio, d’Oxford et de Miami. Elle a été présidente de la section Foreign Policy Analysis de l’International Studies Association en 2010-2011. Au milieu des années 1990, elle a lancé avec Jeanne Hey et Patrick Haney l’idée que l’APÉ voyait émerger une seconde génération de chercheurs qui fait école depuis dans le monde anglo-saxon.

    Alex Mintz a d’abord étudié à l’Université de Tel-Aviv avant d’obtenir ses diplômes d’études avancées à l’Université Northwestern, à Chicago. Il devient professeur à l’Université A&M du Texas en 1993, où il dirigera le programme sur la prise de décision en politique étrangère jusqu’à son départ en 2005. C’est là qu’il développe l’essentiel de sa théorie poliheuristique, entouré d’une solide équipe de recherche. En 2006, il se rend en Israël, son pays natal, pour joindre le Centre Interdisciplinaire Herzliya, d’où il dirige la Lauder School of Government, Diplomacy and Strategy depuis 2008.

    Rose McDermott est professeure de relations internationales à l’Université Brown, à Providence au Rhode Island. Après avoir terminé ses études en psychosociologie expérimentale et en science politique à l’Université Stanford, elle a enseigné à Cornell, à l’Université de Californie à Santa Barbara et à Harvard. Auteure prolifique, ses travaux intègrent des idées associées à la science politique, aux Relations internationales, à la psychologie, à la biologie, et aux études de genre et les font converger.

    Les ouvrages fondamentaux

    Hill, Christopher, Foreign Policy in the Twenty-First Century, New York, Palgrave, 2e éd., 2016. Christopher Hill, professeur émérite au département de politique et d’études internationales de l’Université Cambridge, propose la seconde édition de son ouvrage maintenant classique (The Changing Politics of Foreign Policy, 2003) pour comprendre l’étude de la politique étrangère. Évoluant dans des cadres britannique et européen, Hill présente une vision de l’APÉ moins américano-centrée que ses collègues outre-Atlantique. Ce livre comprend notamment des chapitres fort éclairants sur les dynamiques bureaucratiques et transnationales de la politique étrangère, ainsi que sur les grandes questions de l’APÉ (la rationalité, les acteurs, le rôle de la politique nationale, etc.).

    Hudson, Valerie M., Foreign Policy Analysis: Classic and Contemporary Theory, Lanham, Rowman & Littlefield, 2e éd., 2014. La seconde édition de l’incontournable manuel de Hudson, professeure à la Bush School of Government and Public Service de l’Université A&M du Texas, est, à notre avis, l’ouvrage que doivent lire tous les étudiants désirant se familiariser avec l’APÉ. On y trouve la somme des travaux de réflexion sur l’étude de la politique étrangère d’une chercheuse qui a joué un rôle clé dans le renouveau du sous-champ. Sa présentation de l’histoire de l’APÉ, son survol des différents niveaux d’analyse ainsi que sa réflexion sur les possibles avenues d’intégration de la recherche en font autant un point de départ accessible pour les néophytes qu’un ouvrage de référence complet pour les chercheurs établis.

    Mintz, Alex et Karl R. DeRouen Jr., Understanding Foreign Policy Decision Making, Cambridge, Cambridge University Press, 2010. Dignes héritiers de Richard Snyder, H. W. Bruck et Burton Sapin, Mintz et DeRouen (professeur à l’Université d’Alabama) effectuent un survol complet de l’étude de la prise de décision en politique étrangère. Les approches cognitivistes et celles se penchant sur les dynamiques de groupe y sont présentées de main de maître. Il s’agit d’un ouvrage essentiel pour qui s’intéresse plus particulièrement au processus décisionnel menant à l’adoption d’une politique étrangère. Les auteurs y traitent de manière détaillée de l’incontournable question de la rationalité, des dynamiques de groupe, des biais cognitifs nuisant au travail des décideurs, ainsi que des influences nationales, internationales et culturelles sur la prise de décision.

    Morin, Jean-Frédéric, La politique étrangère. Théories, méthodes et références, Paris, Armand Colin, 2013. Ce livre du professeur agrégé au département de science politique de l’Université Laval est l’un des ouvrages en français les plus complets sur l’APÉ. Passant en revue les différentes approches théoriques et les niveaux d’analyse constituant le sous-champ, Morin recense les principales définitions de la politique étrangère comme objet d’étude et résume les grands débats qui animent la recherche. Ce livre aborde des aspects parfois négligés, comme la culture, qui a été au cœur du renouveau du sous-champ sous l’impulsion des enseignements des approches constructivistes en RI.

    Smith, Steve, Amelia Hadfield et Tim Dunne (dir.), Foreign Policy: Theories, Actors, Cases, Oxford, Oxford University Press, 3e éd., 2016. Les directeurs Smith (Université d’Exeter), Hadfield (Canterbury Christ Church University) et Dunne (Université du Queensland) regroupent quelques-uns des auteurs les plus prolifiques qui proposent des réflexions inspirantes sur les grandes questions de l’APÉ, comme celle de Walter Carlsnaes sur le débat agence-structure. De plus, ce livre comprend des chapitres sur l’apport des principales écoles des RI dans l’étude de la politique extérieure: William C. Wohlforth sur le réalisme, Michael W. Doyle sur le libéralisme et Trine Flockhart sur le constructivisme. Les approches critiques sont elles aussi bien représentées avec un chapitre sur l’analyse de discours et le poststructuralisme signé Lene Hansen.

    1. Nous traduisons l’appellation anglophone foreign policy analysis par le terme «Analyse de la politique étrangère», avec majuscule. Nous utilisons l’acronyme APÉ pour alléger le texte.

    2. Chris Alden et Amnon Aran, Foreign Policy Analysis: New Approaches, New York, Routledge, 2e éd., 2016, p. 3. Les citations ont été traduites par les auteurs du chapitre.

    3. Richard C. Snyder et coll., Foreign Policy Decision Making (Revisited), New York, Palgrave Macmillan, [1962] 2002. Initialement, les travaux de Snyder et ses assistants ont été publiés sous forme d’une note de recherche en 1954 sous le titre Decision-Making as an Approach to the Study of International Politics dans le cadre des activités de l’Organizational Behavior Section de l’Université de Princeton.

    4. Juliet Kaarbo, «A Foreign Policy Analysis Perspective on the Domestic Politics Turn in IR Theory», International Studies Review, vol. 17, no 2 (2015), p. 189-216.

    5. Valerie M. Hudson, «Foreign Policy Analysis: Actor-Specific Theory and the Ground of International Relations», Foreign Policy Analysis, vol. 1, no 1 (2005), p. 1.

    6. Frédéric Charillon, «Introduction», dans Frédéric Charillon (dir.), Politique étrangère: nouveaux regards, Paris, Presses de Science Po, 2002, p. 16.

    7. On peut penser aux synthèses plus anciennes comme celles de James Rosenau (dir.): International Politics and Foreign Policy, New York et Londres, The Free Press et Collier-Macmillan, 1961; The Scientific Study of Foreign Policy, Londres et New York, Frances Pinter Publishers et Nichols Publishing Company, 1968; International Politics and Foreign Policy, New York, The Free Press, 2e éd., 1969.

    8. Laura Neack et coll. (dir.), Foreign Policy Analysis: Continuity and Change in Its Second Generation, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1995, ainsi que Valerie M. Hudson, Foreign Policy Analysis: Classic and Contemporary Theory, Lanham, Rowman & Littlefield, 2e éd., 2014.

    9. Considérée de manière classique comme un phénomène étatique, voire exclusivement interétatique, l’idée même de politique étrangère doit être repensée, selon plusieurs analystes contemporains. Le lecteur francophone pourra se référer à ce sujet aux contributions récentes de Charlie Mballa et Nelson Michaud (dir.), Nouvelle politique étrangère, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2016, ainsi que Jean-Frédéric Morin, La politique étrangère . Théories, méthodes et références, Paris, Armand Colin, 2013. En anglais, les livres de Laura Neack, The New Foreign Policy: Power Seeking in a Globalized Era, Lanham, Rowman &

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