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La Geste du marquis de Morteterre - Tome 3: Le Cardinal des Ombres
La Geste du marquis de Morteterre - Tome 3: Le Cardinal des Ombres
La Geste du marquis de Morteterre - Tome 3: Le Cardinal des Ombres
Livre électronique581 pages8 heures

La Geste du marquis de Morteterre - Tome 3: Le Cardinal des Ombres

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À propos de ce livre électronique

Depuis la mort de Mazarin, le jeune Louis XIV règne désormais sans partage sur une France en pleine mutation. Nicolas Fouquet disgracié et emprisonné, Colbert est devenu, après le roi, le personnage le plus important du Royaume. Inflexible et brillant gestionnaire, il est la création de feu Mazarin qui voulait laisser à son filleul, le roi, un conseiller efficace et fidèle. Celui-ci appliquant à la lettre les méthodes de l’ancien premier ministre conservera, en outre, la plupart de ses collaborateurs, et notamment le plus mystérieux d’entre eux, le cardinal des Suplis, le chef de la police secrète.

Homme de l’ombre particulièrement retors et dangereux, le prélat a eu vent d’un terrible secret concernant l’origine de la fortune de la belliqueuse famille des Morteterre. Désireux de se l’approprier, en même temps qu’une inestimable relique venue du fond des âges, c’est avec acharnement qu’il œuvre à leur perte.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Metz en 1966, Rémy GRATIER de SAINT LOUIS est un autodidacte passionné d’Histoire et d’aventures épiques.
Il a publié aux éditions ROD
Bran Dents de Loup tome 1 (Heroic-Fantasy)
Bran Dents de Loup tome 2 – La Revanche du Khan (Heroic-Fantasy)
Bran Dents de Loup tome 3 – Ténèbres sur Liin (Heroic-Fantasy) aux éditions Underground
Les Fabuleuses Aventures d’Arielle Petitbois Tome 1 – La Fille de samin (Fantastique) aux éditions de la Banshee
Les Sources du Mal (Fantastique)
blog de l’auteur : http://rgdsl-auteur.blogspot.com/
LangueFrançais
ÉditeurEncre Rouge
Date de sortie27 août 2021
ISBN9782377898831
La Geste du marquis de Morteterre - Tome 3: Le Cardinal des Ombres

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    Aperçu du livre

    La Geste du marquis de Morteterre - Tome 3 - Rémy Gratier de Saint Louis

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    Rémy
    GRATIER de SAINT LOUIS

    La Geste du Marquis

    de Morteterre

    Le Cardinal des Ombres

    ROMAN D’AVENTURE HISTORIQUE

    Du même auteur :

    Éditions Encre Rouge

    Cycle « La Geste du Marquis de Morteterre »

    LA JEUNESSE D’UN BRETTEUR – 2020

    L’AVENTURE BARBARESQUE – 2020

    LE CARDINAL DES OMBRES – 2020

    LA CROIX DE SALAZARCA – 2020

    L’OR DU NAUFRAGÉ – 2020

    Éditions Underground

    Cycle « Les Fabuleuses Aventures d’Arielle Petitbois »

    LA FILLE DE SAMAIN – 2018

    Éditions ROD

    Cycle « Bran Dents de Loup »

    BRAN DENTS DE LOUP – 2015

    LA REVANCHE DU KHAN – 2016

    TÉNÈBRES SUR LIIN – 2018

    Cycle « La Geste du Marquis de Morteterre »

    LA JEUNESSE D’UN BRETTEUR – 2016

    L’AVENTURE BARBARESQUE – 2017

    Éditions de la Banshee

    LES SOURCES DU MAL – 2018

    Site Internet : www.rgdsl-auteur.blogspot.fr

    Facebook : Rémy Gratier de Saint-Louis

    À mon regretté complice et ami, Alain Anceschi.

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    PROLOGUE

    En cette maussade fin novembre 1651, presque une dizaine d’années avant que ne débutât l’étonnant périple méditerranéen de Noris, un épais voile de brume drapait les sombres murailles du château de Morteterre. Juchée au sommet d’un éperon rocheux dominant des collines rocailleuses, la sinistre forteresse, dont on avait peine à deviner les contours, semblait planer sur l’horizon telle une construction maléfique surgie du fond des âges. Véritable nid d’aigle, ceinte d’épais remparts noircis par les siècles, elle lançait crânement vers un ciel de cendre six hautes tours et un massif donjon.

    De tout temps en Gévaudan, les légendes prêtèrent au château de nombreux mystères. Y mêlant tour à tour démons sortis tout droit de l’enfer et divinités païennes, quand ce n’était pas le Diable en personne, chaque génération y apportant son lot de fantasmes, elles entretenaient une crainte irraisonnée des populations envers les seigneurs qui y résidaient.

    Face à une fenêtre de la grande salle de réception, Enguerrand de Morteterre fixait son reflet sur le verre coloré délicatement cerclé de plomb, tandis qu’au-dehors, une pluie fine et froide battant les murailles ruisselait sur le vitrage.

    Bien qu’arrivé à l’automne de sa vie, ce robuste seigneur au regard de loup en imposait toujours à ses semblables. Véritable force de la nature aux manières de soldat, sa seule présence suffisait à jeter le trouble chez ceux qui le rencontraient pour la première fois.

    Une expression grave imprimée sur les lèvres, le marquis tournait résolument le dos aux émissaires du prince de Condé qui, au nombre de trois, leurs chapeaux défraîchis et dégoulinants de pluie à la main, subissaient avec une certaine appréhension l’impressionnant courroux de l’irascible seigneur. Sur une table proche du maître des lieux reposaient pêle-mêle ses pistolets, sa rapière et son couvre-chef, dont il s’était rapidement débarrassé en entrant dans la pièce.

    Connu pour être un homme particulièrement belliqueux, le marquis de Morteterre était doté d’un caractère aussi bien trempé que l’acier de son épée. Bretteur redoutable, ce gentilhomme était considéré comme un tueur froid et implacable. Impliqué dans d’innombrables duels, le nombre sans cesse grandissant de ses victimes lui valait une continuelle disgrâce à la cour. Une disgrâce dont ce fier seigneur se moquait éperdument.

    Empruntant les mauvais chemins d’un pays infesté de loups, les émissaires du Grand Condé avaient chevauché deux jours entiers sous une pluie ininterrompue pour parvenir jusqu’au château de leur hôte. Malgré leurs lourds manteaux de toile huilée, cette équipée n’avait pas épargné à leurs somptueux uniformes surchargés de rubans et de broderies les vicissitudes d’un long et pénible périple.

    Le regard obscurci et les mâchoires serrées, Enguerrand, dont les bottes boueuses et l’habit de chasse en velours brun, encore ruisselant, finissaient de souiller l’épais tapis de laine de la salle de réception, tentaient visiblement de réfréner une colère qui ne demandait qu’à exploser.

    Irrité par l’arrivée inopportune de ceux qu’il ne considérait, bien qu’ils soient les envoyés d’un prince, que comme d’indésirables fâcheux, l’irascible marquis avait été dans l’obligation d’écourter sa chasse pour recevoir les envoyés du Grand Condé. En effet, à peine arrivés au château, se gaussant d’être des émissaires importants et sous prétexte d’une affaire de toute première importance, ce noble équipage avait grandement insisté pour le rencontrer sans tarder.

    Le front exagérément plissé du marquis de Morteterre et les mouvements saccadés de ses mains gantées de cuir trahissaient son agacement, mais aussi une grande nervosité.

    — Par Dieu ! s’exclama-t-il. Ce prince aurait-il perdu la raison ?

    Les yeux écarquillés de stupeur et n’en croyant pas leurs oreilles, les émissaires semblaient pétrifiés par l’outrance.

    — Oui, c’est cela, renchérit-il soudain en tapant du poing sur l’un des jambages en pierre de la fenêtre. Condé est devenu fou !

    Se retournant alors brusquement, il fit face aux trois émissaires présents au milieu de la pièce.

    — Ce faquin de Condé a trahi le royaume de France pour quelques coffres d’or !

    — Reprenez-vous, Marquis, se risqua un des émissaires que les propos outranciers de leur hôte scandalisaient. Le prince a besoin de cet or pour lever de nouvelles troupes sans lesquelles nous ne pouvons espérer battre les forces du comte d’Harcourt, forces qui nous ont défaits à Cognac et qui menacent la Guyenne. De nombreux mercenaires sont prêts à venir s’engager sous nos bannières, mais à la seule condition qu’ils puissent obtenir bonne solde.

    L’homme qui venait d’intervenir était un gentilhomme répondant au nom de Guillaume de Bois-Marly qui, bien qu’équipé en guerre et arborant l’écharpe isabelle{1} des troupes de Condé, portait perruque et bel habit comme s’il se présentait à la cour d’un prince.

    Pour Enguerrand, qui le toisait d’un regard venimeux, l’accoutrement ridicule de l’homme qu’on lui dépêchait comme messager ne faisait qu’augmenter sa mauvaise humeur. Ses deux acolytes, de jeunes enseignes visiblement plus courtisans que soldats, figés dans une posture qu’ils pensaient martiale, suivaient la scène en se donnant des airs de matamores. Bien que raides comme des piquiers espagnols, le buste bien droit et leur main gauche crânement posée sur le pommeau de leur épée de fabrication milanaise, ils étaient pourtant bien loin d’en imposer à leur interlocuteur.

    Posté près de la monumentale cheminée de pierre dans laquelle brûlait le tronc d’un chêne centenaire, en compagnie de trois piqueurs faisant, comme lui, partie de la mesnie{2} de Morteterre, l’écuyer Bertrand de Pervent profitait de la bienfaisante chaleur du foyer pour sécher ses vêtements alourdis par la pluie. Bertrand était un des hommes de confiance du sire de Morteterre. Écuyer dévoué, attaché à son seigneur plus qu’à sa propre existence, il lui était plus fidèle et obéissant que l’impressionnant mâtin napolitain{3}, allongé devant l’âtre. Placide, son imposant museau posé sur ses grosses pattes avant, le molosse semblait indifférent à la scène qui se jouait à quelques pas de lui.

    Bertrand de Pervent était ce que l’on pouvait appeler une force de la nature. Doté d’une haute taille et de puissantes épaules, tous s’accordaient à dire qu’il possédait la force de trois hommes. Comme bon nombre de gens de guerre, son visage portait les cicatrices d’une vie passée l’arme à la main au service d’un bouillant seigneur. Des arcades proéminentes et un nez fort épais donnaient à sa figure un aspect massif et disgracieux qu’une bouche effacée et des yeux perdus dans leurs immenses orbites n’arrivaient pas à rendre expressive.

    Se frottant les mains en direction des flammes, il suivait d’une oreille distraite la conversation pour laquelle et à contrecœur, son maître avait dû se résoudre à abandonner sa chasse et le cerf qu’ils étaient sur le point de rattraper à l’entrée du bois Saint-Martin. Bertrand connaissait parfaitement le caractère emporté du marquis. S’attendant au pire, l’écuyer savait que celui-ci était sur le point de se laisser submerger par la colère.

    Ces importuns aux allures de fagotins{4} ne semblent pas vraiment savoir à quoi ils s’exposent en contrariant ainsi leur hôte, pensa-t-il.

    *****

    Farouchement opposé à l’autorité du cardinal Mazarin, comme l’étaient bon nombre de grands seigneurs attachés à leurs privilèges féodaux, Enguerrand avait dès lors pris le parti de la Fronde, révolte qui éclata en février 1650 en réaction à l’arrestation, le 18 janvier, des princes de Condé et de Conti ainsi que du duc de Longueville. Homme aux talents guerriers reconnus, le marquis de Morteterre participa dans cette Fronde, dite « des princes », à de nombreuses actions dirigées contre les troupes restées fidèles au gouvernement de la régence.

    Puisant dans son trésor personnel, tout acquis à cette cause, il fit immédiatement don aux troupes insurgées d’une somme de cinquante mille livres, ce que peu de seigneurs fortunés avaient concédé ou été en mesure de faire. Un an plus tard, après la libération des princes et de leur beau-frère le duc de Longueville, Enguerrand de Morteterre fut appelé par le prince de Condé qui, déjà très satisfait de ses actions sur le terrain, fit à nouveau appel à sa générosité en lui demandant d’autres subsides, ce que le généreux marquis accepta sans rechigner.

    Cependant, quand Enguerrand de Morteterre apprit que malgré la trahison envers le royaume qu’un tel acte représentait, le prince de Condé avait signé le 6 de ce mois de novembre, un accord avec les Espagnols par lequel il leur promettait de leur livrer le port français de Bourg-sur-Gironde en échange de cinq cent mille écus destinés à lever des troupes, il entra dans une colère noire. Dès l’annonce de ce qu’il jugeait n’être qu’une inacceptable infamie, quittant avec fracas la cité de Bordeaux où étaient installés les chefs de la Fronde, le marquis s’en était immédiatement retourné sur ses terres.

    Même son épouse, la douce et sage Élise, n’était pas parvenue à lui faire retrouver son calme et sa raison tant la trahison du Grand Condé, en qui Enguerrand avait placé toute sa confiance, l’avait ébranlé et déçu.

    Depuis son retour, cherchant résolument à oublier ceux qu’il estimait n’être que des traîtres au royaume, le marquis n’avait réussi à calmer son humeur qu’en s’adonnant à la chasse, sanglante activité qu’il pratiquait avec une passion et une assiduité éreintantes tant pour ses gens que pour ses chiens. Peu à peu, au fil des jours et des semaines, Enguerrand était enfin parvenu à ne plus penser à l’objet de sa colère. Alors qu’enfin le calme semblait être revenu dans sa mesnie, les exigences de ces émissaires couverts de broderies et de rubans venaient raviver les braises d’un feu qui risquait de les consumer.

    Dans un coin de la pièce, avachi dans un vieux fauteuil de velours brun usé, plongé dans la lecture du Tiers Livre de Rabelais{5}, un adolescent n’accordait qu’une attention discrète à la colère de son père. Olivier de Bahonville, un des deux enseignes accompagnant Bois-Marly, le messager du prince de Condé, ne pouvait détacher ses yeux du jeune garçon, tant l’apparence de celui-ci lui paraissait étrangement sinistre pour un enfant de cet âge.

    Soudain et un bref instant, le regard noir de l’adolescent se posa sur lui. Un regard froid et pénétrant qui le glaça d’effroi. L’effet en fut si troublant que, malgré les nombreux candélabres éclairant la grande salle, l’atmosphère lui parut même brièvement s’obscurcir autour de lui.

    Encadré par une cascade de cheveux noirs comme la nuit lui retombant sur les épaules, le visage du fils de leur hôte était fin et d’une pâleur extrême. Loin d’être disgracieux, l’adolescent ne manquait pas de charisme, même si le teint de sa peau pût faire craindre qu’il fût doté d’une santé fragile. Risquant parfois un regard dans sa direction, l’émissaire observait qu’au fil d’une lecture qui devait sans doute être plaisante, un rictus plus qu’un sourire arrivait de temps à autre à déformer les fines lèvres de l’énigmatique jouvenceau, avant de disparaître aussitôt pour laisser reprendre à son visage l’aspect lugubre et froid d’un masque de cire.

    Après un long silence durant lequel son regard aussi froid qu’une lame avait intensément fixé Bois-Marly, blanc de rage, le marquis grogna soudain d’une voix déformée par la colère :

    — Mordieu ! Apprenez qu’au début de cette aventure, j’ai sans hésiter mis mon épée, mon sang et mes biens au service d’un prince dont les desseins que j’estimais fondés visaient à chasser ce porc d’Italien à robe écarlate qui l’avait fait si vilainement incarcéré. La cause de Condé me semblait alors noble et juste, car s’opposant à la régence de ce fourbe de cardinal, elle allait dans l’intérêt du royaume. Dès mon engagement à ses côtés, je n’ai pas hésité un seul instant à lui verser cinquante mille livres en or pour l’aider à armer des soldats.

    — Comme de nombreux autres gentilshommes désireux de soutenir notre noble et juste cause, se permit d’ajouter le messager avec un sourire pincé.

    Visiblement agacé par cette intervention, le marquis retint difficilement la sourde rage qui bouillonnait en lui et qui ne demandait qu’à s’exprimer. Évitant alors de regarder son visiteur, il se tourna à nouveau vers la fenêtre et reprit :

    — Il est vrai qu’alors, j’avais promis au prince qu’avant la fin de cette année je lui verserais une somme de deux cent mille livres, nouvelle preuve de mon engagement et de mon dévouement à sa cause.

    — Je le sais, Messire, c’est en fait le but de ma visite, intervint sèchement l’officier.

    Serrant les poings et fermant les yeux tandis qu’il luttait pour ne pas exploser, Enguerrand poursuivit, sans tenir compte de l’impertinente intervention de Bois-Marly :

    — En embrassant la cause de la Fronde et après le premier versement de cinquante mille livres, effectué dans les coffres du prince, j’ai rejoint les rangs de son armée avec mes gens et avec plus de cent mille livres supplémentaires afin qu’il puisse armer ses troupes qui manquaient de tout. Sachant que malgré ces fonds l’or lui faisait toujours défaut, je lui avais fait entendre que je pouvais encore lui en bailler{6} le double.

    — C’est justement pour vous rappeler votre engagement de lui verser ces deux cent mille livres que le prince m’envoie à vous céans, se permit effrontément d’ajouter Bois-Marly. Comme vous le savez, l’armée a fort besoin de…

    — Il n’aura plus un denier de moi ! le coupa le marquis. Condé a perdu la tête. Le prince n’est plus un opposant au pouvoir de Mazarin, mais un traître au royaume de France !

    — Co… comment osez-vous ? balbutia le messager totalement interdit par le ton et les paroles du marquis. Le prince n’est point un traître !

    Lui faisant face à nouveau, Enguerrand planta son regard dans le sien, comme on porte un coup de poignard. Puis les mâchoires serrées et le visage déformé par une colère de moins en moins contrôlée, il ajouta d’une voix sourde :

    — Et comment nommez-vous un prince qui cède un port à un roi qui nous fait la guerre, jeune écervelé ? Par Dieu, moi je nomme cela un traître !

    — M… mais vous vous parjurez, Messire ! Le prince avait votre parole, vous êtes son obligé.

    — Apprenez, pauvre fou, hurla alors le vieux marquis, qu’un seigneur de Morteterre n’est l’obligé de personne ! Il n’a de devoir qu’envers son roi, même si ce dernier n’est qu’un enfant incapable de gouverner seul. Se rebeller contre ceux qui accaparent son pouvoir comme le font sa putain de mère et ce porc de Mazarin est une chose, trahir le royaume en cédant ses possessions à l’ennemi en est une autre ! En cédant aux exigences de l’Espagne, Condé s’est fourvoyé. Ce prince n’est qu’un traître !

    — Vous… vous refusez donc de verser l’or promis ? s’entêta à demander maladroitement l’envoyé du prince.

    — Non seulement je ne lui verserai pas le moindre écu, lui répondit-il en retournant près de la fenêtre, mais de plus, je quitte définitivement cette Fronde qui, de toute évidence, n’a pour but que de servir l’ambition personnelle et démesurée de Condé.

    Estomaqué par la brutale décision du marquis et dangereusement confiant dans l’importance que lui donnait le statut de messager du puissant prince de Condé, l’élégant Bois-Marly se raidit soudain, pensant à tort impressionner son interlocuteur en affichant un port plus martial. Puis s’avançant lui aussi jusqu’à la fenêtre devant laquelle se tenait le marquis, il se permit de lancer d’un air supérieur, oubliant sottement à qui il s’adressait et le risque inconsidéré qu’il prenait :

    — Comment ? Vous quittez la Fronde ? Vous désertez les rangs de notre glorieuse armée ?

    Devant le mutisme de son hôte qui, fixant à nouveau le vitrail armorial ornant la fenêtre devant lui, tentait de se calmer, il renchérit imprudemment en pointant un doigt accusateur en direction d’Enguerrand :

    — Apprenez, Messire, que le prince sera informé de votre attitude indigne, et il ne fait aucun doute qu’il saura agir en conséquence. Votre félonie est inacceptable et sera sévèrement punie. Notre noble cause et les gentilshommes qui la servent ne sauraient admettre une telle lâcheté.

    À peine avait-il achevé sa phrase qu’interdits par son audace, tous les témoins assistant à la scène se figèrent. Un pesant silence s’empara alors de la grande salle, un oppressant silence que seul le crépitement du feu dans la cheminée arrivait à perturber.

    Devenu subitement livide, Enguerrand approcha instinctivement sa main du côté où sa rapière se trouvait habituellement. Réalisant qu’il l’avait posée sur la table en revenant de la chasse, il se ravisa aussitôt. Consumé par la fureur, il se retourna lentement et fit face à l’outrecuidant Bois-Marly, sa moustache et sa barbiche poivre et sel, qu’il portait à l’ancienne mode des mousquetaires, frémissant de rage. Plantant alors son terrible regard dans celui du messager, il empoigna fermement ses épaules. Puis, poussant un terrible cri de rage, d’un formidable coup de reins, il le décolla du sol avant de projeter l’arrogant émissaire à travers la fenêtre qui, sous l’impact, se brisa en mille éclats de verre coloré.

    Hurlant de terreur et battant pitoyablement des bras en tous sens, le malheureux messager s’écrasa avec un bruit mat sur les rochers situés en contrebas de la haute muraille.

    Enguerrand de Morteterre fit alors un rapide signe de tête. Ordre muet adressé à son écuyer, celui-ci scella le destin des deux enseignes qui, totalement interdites ne semblaient savoir que faire. En un instant l’épée de Bertrand et celles des trois piqueurs furent tirées. Malgré leurs déchirantes suppliques, les malheureux furent impitoyablement lardés de coups.

    En regardant d’un air satisfait ses gens essuyer leurs lames sur les atours des dépouilles des émissaires, le colérique marquis aperçut la perruque et le feutre de l’infortuné Bois-Marly, que celui-ci avait certainement perdus au moment où il passait à travers la fenêtre. Tout en les ramassant pour leur faire prendre le même chemin que leur propriétaire, il s’adressa à son écuyer :

    — Bertrand, fais donc transporter les dépouilles de ces imbéciles emperruqués dans la souille de sangliers que nous avons découverte ce matin dans le bois de Saint-Martin. Ces braves bêtes y trouveront certainement leur compte et nous débarrasseront à peu de frais de cette vermine.

    Ensuite, tandis que ses hommes s’occupaient à débarrasser ses tapis des corps sans vie des deux enseignes, il s’adressa à son fils qui, toujours affalé dans son fauteuil, le regardait distraitement par-dessus son livre.

    — Auriez-vous quelque chose à rétorquer, Noris ?

    Détournant un temps les yeux vers la fenêtre brisée, puis fixant à nouveau son père, l’enfant répondit alors qu’il se replongeait dans la lecture de son ouvrage :

    — Mère aimait beaucoup ce vitrail, Père. Je pense qu’elle en éprouvera quelques peines que vous l’ayez brisé.

    I

    LA CONFESSION D’ÉLISE

    Le souffle court et les yeux exorbités par une indescriptible terreur, Jean tentait désespérément de percer l’obscurité du regard à la recherche d’une issue salvatrice. Sa poitrine ensanglantée se soulevant au rythme de sa respiration devenue sifflante, fébrile, il serrait des deux mains une dague à la longue lame effilée. S’attendant à tout moment de voir surgir l’un de ses poursuivants, son cœur battait la chamade.

    Terrorisé, le jeune homme n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait. Sa chemise déchirée ne le protégeant pas de l’humidité et du froid mordant qui régnait dans ces étranges souterrains où il s’était engagé, complètement transi, le malheureux tremblait de tous ses membres.

    Entre deux silences lui parvenaient des échos de voix et des frottements de souliers sur des dalles. Déformés par la résonnance des souterrains, ceux-ci lui annonçaient l’approche de ses bourreaux.

    À quelques pas de là, des hommes aux faciès de brutes, qu’éclairait la lueur incertaine de lanternes qu’ils portaient à bout de bras, parcouraient, armes en mains, le dédale obscur à la recherche du fugitif. À leur tête, un individu au visage émacié et aux yeux chargés d’une haine malsaine vilipendait les membres de cette vilaine troupe. Jurant comme un charretier, il les menaçait des feux de l’enfer s’ils ne débusquaient pas au plus vite l’homme qu’ils avaient stupidement laissé s’échapper.

    Le dos plaqué contre une froide paroi de pierre suintante d’humidité, immobile et silencieux, Jean tentait de réfléchir à ce qu’il allait faire. Le dédale de couloirs qu’il avait emprunté pour parvenir jusque-là était totalement plongé dans le noir. À l’affût du moindre bruit ou de la plus petite lueur, indécis, le fugitif hésitait à choisir une direction vers laquelle se diriger.

    Enfin décidé, après avoir instinctivement récité une courte prière à la Vierge et repris son souffle, il s’élança à nouveau dans l’obscurité, bien décidé à s’échapper d’un cauchemar qui avait commencé trois jours plus tôt.

    *****

    En ce mois de novembre 1666, installé avec son maître le médecin François Morand depuis presque cinq ans à Paris, Jean était heureux d’avoir enfin pu quitter Mende et la petite vallée du Lot pour venir découvrir la capitale. Le logement qu’ils avaient transformé en officine, rue du Petit Mur, près de la porte Saint-Antoine et de la Bastille, était spacieux et confortable. Le quartier animé la journée, était assez calme la nuit venue grâce à la vigilance du guet et des nombreuses patrouilles qui le sillonnaient jusqu’à l’aube.

    De par les tensions et les querelles politiques qui avaient opposé les Marmaux et les Catharinaux{7} à Mende au sujet du pouvoir épiscopal, et ce durant près de quinze ans, installé alors dans cette petite ville du Gévaudan et ne voulant prendre parti pour aucune des factions, le docteur Morand avait eu, de facto, toutes les peines du monde à se créer une clientèle. Dans leur infinie bêtise, les bourgeois et les notables des deux factions se persuadaient à tort que si le médecin n’était pas partisan de leur cause, c’était sans contestation possible qu’il devait avoir quelques sympathies pour leurs adversaires.

    Ne voulant surtout pas confier leur santé à un de leurs détracteurs, tous évitaient soigneusement de le consulter, obligeant l’infortuné praticien à n’avoir à s’occuper que du petit peuple, une clientèle démunie et qui, bien souvent, n’avait pas assez d’argent pour s’offrir ses services.

    Victimes de cette atmosphère particulièrement délétère, la vie à Mende s’était révélée particulièrement difficile pour Henri Morand et Jean, son jeune assistant. Continuellement dans la gêne, il leur était devenu coutumier de ne pas manger à leur faim. Ne pouvant exercer de façon satisfaisante en ville, maître Morand se voyait donc contraint de battre la campagne pour aller à la rencontre de malades solvables, parcourant quelquefois de très longues distances à la recherche d’une clientèle rémunératrice.

    Ce fut au cours d’un de ces voyages qu’un jour de décembre 1656, le hasard amena le brave médecin jusqu’au château du marquis de Morteterre.

    Malgré son jeune âge d’alors, Jean se souvenait très bien de la sinistre forteresse où, avec son maître, ils avaient été sommés de se rendre, alors qu’ils prodiguaient des soins à l’abbé Alexandre Guérin de Châteauneuf, victime de fortes fièvres dues à un refroidissement contracté en son monastère de Sainte-Énimie.

    Ce fut sans ménagement aucun qu’on les fit venir au chevet de l’épouse du seigneur des lieux. La pauvre femme était à l’agonie. En proie à de terribles crises de démence, elle délirait sans cesse, s’exprimant en plusieurs langues, dont certaines, aux consonances particulièrement gutturales, semblaient totalement imaginaires.

    Brisé par le chagrin, le vieux marquis était prêt à tout tenter pour chasser le mal qui rongeait son épouse et l’affaiblissait jour après jour, malgré les soins de frère Eudes. Ce moine défroqué{8} qui, jusqu’à ces instants tragiques, du fait de ses connaissances en latin et en grec, assistait la marquise dans l’étude de livres anciens qu’elle affectionnait et possédait en très grand nombre, avait en vain usé de ses rudiments de connaissances en médecine pour tenter de la soulager.

    Celui qui, bien que défroqué, aimait à ce qu’on l’appelât toujours « frère Eudes », avait deux années auparavant été chassé de l’ordre des Bénédictins et de son abbaye de Saint-Maure, pour jansénisme{9}, mais aussi pour de nombreuses fautes commises envers les règles de sa congrégation religieuse. Refusant cette disgrâce et portant toujours l’habit de moine, le proscrit avait longtemps parcouru les routes du royaume en vivant d’expédients avant, et grâce à ses connaissances en grec et en latin, d’être présenté à la marquise de Morteterre par maître Arnaud Bazin, un notaire dont elle avait un temps loué les services. L’homme de loi ayant eu l’occasion d’apprécier les talents du moine, celui-ci semblant posséder une très grande érudition, tant dans le domaine des langues anciennes qu’en sciences et même en herboristerie, il le recommanda chaleureusement.

    Âgé d’une cinquantaine d’années, frère Eudes, qui avait longtemps été copiste puis bibliothécaire, possédait un esprit vif et calculateur. En connaisseur, il s’était vite intéressé aux ouvrages qu’étudiait la marquise et dont pour certains, la valeur était inestimable. Redoublant d’efforts et de séduction, le moine avait rapidement su se rendre indispensable par l’étendue de ses connaissances. Installé au château, il bénéficia dès lors de toute la confiance de la belle et encore jeune marquise.

    Après plusieurs mois passés au domaine à étudier et à traduire ce que contenait l’extraordinaire bibliothèque que possédait la famille de Morteterre, gagnant en assurance, frère Eudes n’hésitait pas à harceler la marquise pour qu’elle concède à lui confier quelques-uns des ouvrages qu’elle jugeait un peu trop subversifs pour figurer au grand jour sur les rayonnages et qu’elle disait tenir scellés dans un lieu secret du château. Si elle consentit à certaines de ses requêtes, elle ne lui permit cependant jamais de se rendre dans la pièce où se trouvaient les documents les plus précieux, et dont elle lui présentait souvent des extraits recopiés par ses soins, pour qu’il l’aide à les déchiffrer.

    Malgré l’influence grandissante qu’il prenait auprès de la châtelaine, Eudes évitait soigneusement tout contact avec l’intendant Lazard Dupuis.

    Le considérant toujours d’un œil soupçonneux, à force d’observations, le domestique avait vite découvert que la seule présence d’Enguerrand ou de son fils Noris suffisait à mettre mal à l’aise le défroqué. La réaction d’Eudes, qu’il n’appréciait guère, n’étonnait que peu le fidèle domestique qui le soupçonnait de se livrer à de mauvais agissements. Sa surveillance n’en était que plus insistante et suscita de nombreuses récriminations à son encontre de la part de celui qui en était le sujet. La tension qui naquit alors entre les deux hommes se mua rapidement en une farouche animosité.

    Quand Élise de Morteterre était subitement tombée malade, Eudes s’était proposé de lui concocter des remèdes à base de plantes qui malheureusement, et malgré tout son supposé talent, s’étaient montrés inefficaces à combattre son mal. Continuant ses travaux de traduction, il demeurait des journées entières auprès de la marquise, s’éclipsant prudemment à chaque fois que son fils venait la visiter.

    Sous l’effet de fièvres malignes et d’interminables crises spasmodiques, la santé de la malheureuse ne cessa de se dégrader. À mesure que la mort s’emparait de son corps, l’esprit de la jeune marquise sombrait toujours plus profondément dans la folie.

    Amené à son chevet et constatant, impuissant, que son état ne cessait de s’aggraver malgré toute sa science, maître Morand ne put rien faire pour la sauver. Après une dernière nuit d’indicibles souffrances, la belle Élise finit par s’éteindre, partageant ses derniers instants avec frère Eudes et un jeune prêtre convoqué à la hâte et qui, malgré ses accès de démence, l’entendit en confession avant de lui donner les derniers sacrements.

    Avant de prendre congé de la maisonnée endeuillée, maître Morand fut mandé auprès du corps de la défunte, afin de le préparer en vue de la veillée funèbre. Examinant une dernière fois celui-ci, le médecin eut la surprise d’y déceler de nombreuses taches bleutées, qu’il identifia sans peine comme les traces évidentes d’un empoisonnement. Troublé par sa découverte, le praticien recommença plusieurs fois ses minutieux examens, toujours avec la même conclusion, les indices étaient formels, la marquise avait été empoisonnée par l’ingestion de graines de baies d’if, une substance particulièrement toxique.

    Ne pouvant se résoudre à passer sa découverte sous silence, Henri Morand en fit immédiatement part au marquis. Croyant à tort que comme le lui avait assuré frère Eudes, victime d’humeurs malignes, son épouse avait sombré dans la folie puis dans la mort, bouleversé par le chagrin, Enguerrand de Morteterre ne savait quoi penser.

    Les conclusions du médecin étaient cependant sans appel, un insidieux poison était la cause de l’effroyable agonie de la marquise. L’absence d’ifs aux abords du domaine écartant toute possibilité d’ingestion accidentelle, il s’agissait bien d’un crime.

    Le chagrin céda aussitôt le pas à la colère, de lourds soupçons pesant sur le défroqué, le tempétueux marquis ordonna que frère Eudes lui soit amené sans délai. Malheureusement, au grand désarroi de toute la maisonnée lancée à sa recherche, celui-ci avait disparu en même temps que différents objets précieux et livres anciens qu’il avait certainement dérobés dans la bibliothèque et emportés dans sa fuite. Fouillée, sa chambre fournit alors d’irréfutables indices de sa forfaiture. Un creuset de pierre dans lequel le moine broyait les plantes composant ses soi-disant remèdes empestait les graines de baie d’if. Plus aucun doute n’était permis.

    Ne voulant pas ajouter les causes de la mort de son épouse à l’immense chagrin que son fils éprouvait déjà, Enguerrand fit jurer au médecin et à son assistant de taire ce qu’ils avaient découvert. Puis, une fois que fut religieusement portée en terre la dépouille de la défunte, bien décidé à exercer à son encontre une terrible et impitoyable vengeance, le marquis se lança à la poursuite du moine fugitif que tout accusait.

    Ce triste épisode était oublié depuis longtemps quand, suite à la mort de son oncle survenue à l’automne 1662, François Morand hérita d’une coquette somme d’argent, ainsi que d’un logement fort spacieux situé à Paris. Profitant de l’aubaine pour quitter Mende où ses affaires allaient de mal en pis, le praticien décida de s’installer à la capitale où il espérait pouvoir exercer avec plus de réussite.

    Effectivement, à Paris, tout se révéla être très différent. Visité par beaucoup de monde, maître Morand passait pour être un bon médecin, même si son accent campagnard en faisait sourire plus d’un. Les affaires étaient florissantes et la reconnaissance de ses compétences était telle, que même des personnes importantes faisaient appel à ses services, vantant ensuite à tous ses qualités et son grand savoir. Son maître ayant suffisamment d’argent, Jean n’était plus obligé de s’occuper des ingrates tâches domestiques. Celles-ci désormais confiées à un laquais, il pouvait enfin pleinement se consacrer à sa fonction d’assistant, ce qui le comblait d’aise. Avant que ne survienne l’événement dramatique qui venait de briser sa vie, l’avenir semblait être devenu prometteur pour Jean qui, tout à sa joie d’être à Paris, espérait bientôt pouvoir commencer des études afin de devenir médecin à son tour.

    Malheureusement, ce rêve avait pris fin deux jours plus tôt quand une douzaine d’hommes s’étaient introduits dans le logis de son maître pour les enlever sous la menace de leurs armes. Avant que les malfrats n’eussent eu le temps de lui enfiler un sac de toile sur la tête, Jean avait aperçu le corps sans vie de Jacques, le laquais. Étendu au milieu d’une flaque de sang à proximité de l’entrée de l’appartement, leurs agresseurs ne lui avaient laissé aucune chance. Le malheureux avait eu la gorge tranchée d’une oreille à l’autre, vision d’horreur qui glaça d’effroi le jeune assistant. Ne parvenant pas à se défaire de sa peur, il fut alors totalement incapable d’opposer la moindre résistance aux malfaiteurs.

    Maître Morand, qui s’était courageusement débattu, avait, lui, été violemment rossé puis, comme son assistant, solidement ligoté et enfin jeté dans un chariot qui attendait devant la maison où ils résidaient.

    La tête enfermée dans un sac crasseux et malodorant durant un voyage qui lui avait semblé interminable, Jean avait complètement perdu la notion du temps. Ligoté, il avait senti contre lui le corps inconscient de son maître. Ce dernier, endolori par les coups reçus, gémissait faiblement à chaque cahot de la route et recevait aussitôt un coup de pied délivré par la brute chargée de surveiller les prisonniers. Coups que ponctuait généralement une invective colorée.

    — La ferme, bouquet sans queue !{10}

    Jean, qui possédait autant de courage que d’envie d’être rossé, prit prudemment le parti de ne point bouger et de demeurer silencieux, finissant même par somnoler tant il était bercé par le roulis du chariot.

    Arrivés à destination, leur tête toujours enfermée dans un sac, maître Morand et Jean furent brutalement extraits du chariot pour ensuite être conduits dans ce qui, du fait du silence qui y régnait et de l’humidité ambiante, devait être un vieux bâtiment abandonné. Malmenés par leurs geôliers, ils furent contraints de descendre une succession d’escaliers de pierre aux marches irrégulières et glissantes. Parvenu à destination, un des malfrats débarrassa Jean de ses liens et du sac qui lui recouvrait la tête, puis le jeta dans un réduit qui ressemblait à s’y méprendre à un cachot. Aucune fenêtre ne donnait sur l’extérieur du sombre local dont l’entrée était scellée par une épaisse porte de bois ferré. Le seuil de celle-ci laissant filtrer la lueur dansante d’une torche brûlant dans ce qui devait être un couloir, Jean pouvait deviner l’ombre d’un geôlier passant devant la flamme.

    Le visage enfoui entre ses mains, au bord de la crise de nerfs, le jeune assistant essayait de comprendre les raisons de sa présence en ces lieux.

    Au moment où le logis de son maître avait été attaqué, Jean dormait profondément. Les malfrats l’avaient sans ménagement tiré du lit, ne lui laissant que le temps de passer une chemise et une culotte avant de l’emmener. C’était couvert de ces seuls vêtements qu’il grelottait à présent sur le sol humide et froid de sa prison souterraine. Luttant contre l’engourdissement, terrorisé à l’idée d’être tourmenté, le jeune homme restait à attentif au moindre bruit. De temps à autre, le bruit métallique d’un verrou que l’on tirait sèchement le faisait sursauter. Puis venait le frottement d’un soulier sur le dallage, ou l’éclat inaudible d’une voix rauque, quand ce n’était pas le bruissement d’un rat fourrageant dans la paille moisie lui servant de paillasse. Peu à peu, la fatigue, la peur et le froid eurent raison de sa résistance. Recroquevillé comme un chiot, il s’endormit à même le sol, une prière sur les lèvres et le corps secoué de frissons.

    Le violent claquement d’un verrou fit sursauter le prisonnier endormi, le tirant brutalement d’un mauvais sommeil peuplé de cris et de cauchemars effrayants. Jean ouvrit péniblement les yeux, mais ne distingua que le faible rayon de lumière filtrant sous le seuil de sa cellule. Son dos tuméfié le faisait grimacer alors que le froid et l’humidité qui régnaient dans son cachot secouaient son corps endolori de frissons convulsifs.

    Des voix et des bruits de pas en provenance du couloir menant à son cachot précédèrent l’arrivée d’un petit groupe d’hommes. Des cliquetis et les grincements d’une serrure qu’on martyrise précédèrent l’ouverture de la porte. Après l’avoir violemment poussée, une silhouette massive apparut sur le seuil.

    — Viens par ici ! grogna le geôlier, un air mauvais s’affichant sur sa face vérolée.

    Jugeant que le prisonnier ne se levait pas assez rapidement, l’homme l’empoigna et le tira à lui sans ménagement.

    — Mais quel empoté !

    Jean, ne pesant pas bien lourd, fut violemment propulsé contre un des chambranles de la porte et laissa échapper un cri de protestation et de douleur. Se tenant l’épaule endolorie par le choc, il fut brutalement extirpé de sa cellule et confié à deux autres malfrats qui attendaient dans le couloir.

    Contrairement au geôlier qui portait de simples vêtements d’assez mauvaise facture, les deux hommes étaient vêtus, à l’identique, d’un pourpoint de drap gris au col sans dentelle et d’une culotte du même ton. Armés, ils portaient tous deux une dague au côté. Peinant à se remettre debout, Jean fut aussitôt empoigné puis, fermement maintenu, se retrouva à nouveau la tête dans un sac de toile. Incapable de résister, le jeune homme ne put qu’obéir quand l’un des gardes lui demanda d’avancer. Ce fut miné par une grande appréhension et l’estomac noué qu’il fut emmené vers une destination inconnue.

    Après avoir gravi une vingtaine de mauvaises marches, le prisonnier fut introduit dans une pièce où on le força à s’asseoir sur un tabouret. D’un geste brusque, un des malfrats lui retira le sac qui lui masquait la vue, lui dévoilant une scène particulièrement intimidante. Devant lui, siégeant à une table sur laquelle étaient posés des documents, éclairés par deux imposants chandeliers, quatre inquiétants personnages vêtus de robes à capuchon, comme en portaient quelquefois certains moines, semblaient former une sorte de tribunal.

    Alors qu’il observait ces inconnus et cherchait à distinguer leurs visages en grande partie dissimulés dans l’ombre de leurs capuchons, Jean sursauta. Un long et déchirant hurlement de douleur semblant provenir des entrailles mêmes de la Terre résonna à travers la pièce. Tournant la tête en tous sens pour tenter d’identifier l’origine de l’horrible plainte, il découvrit qu’un cinquième personnage était assis dans un large fauteuil situé quelques pas derrière lui.

    Jean n’eut que le temps d’apercevoir la silhouette du mystérieux inconnu, avant de recevoir une gifle magistrale de la part d’un des deux malfrats restés en faction derrière lui.

    — Regarde devant toi, maraud !

    Sous l’impact, le jeune homme fut déséquilibré et s’effondra sur le sol, la joue en feu. Dans sa chute, il aperçut cependant et durant un bref instant le bas d’une robe écarlate dépassant du manteau gris que l’individu assis sur le fauteuil portait pour dissimuler sa vêture.

    Immédiatement relevé par les malfrats, à moitié sonné, Jean fut réinstallé sans ménagement sur le tabouret, la tête maintenue bien droite par la poigne de l’un d’eux afin qu’il ne soit plus tenté de regarder derrière lui. Se frottant la joue, celle-ci étant devenue brûlante et douloureuse, le jeune assistant baissa les yeux en signe de soumission.

     Un nouveau hurlement de douleur, plus déchirant encore que le précédent, résonna entre les murs humides et couverts de salpêtre. Brisant le pesant silence faisant suite à ce cri, un des deux hommes qui lui faisaient face prit en main un document et s’adressa à lui d’une voix calme :

    —  Vous vous nommez bien Jean Fourrier, résidant chez le sieur François Morand, médecin de son état, en qualité d’assistant, dans un logement situé rue du Petit Mur, à Paris ?

    Un peu surpris, le jeune homme hésita un instant avant de répondre. Puis timidement, il dit d’une voix à peine audible :

    — Euh… oui, c’est exact.

    Enfin, rassemblant le peu de courage qu’il lui restait, il osa demander à l’homme à qui il venait de répondre :

    —  Mais que me voulez-vous ? Pourquoi suis-je ici ?

    Une violente bourrade lui laboura aussitôt le dos.

    — Ce n’est pas à toi de poser les questions, maraud ! éructa l’un des deux malfrats toujours postés à ses côtés.

    — Il a raison, contentez-vous de répondre à nos questions et tout ira bien, ajouta l’inconnu au visage masqué.

    Après avoir consulté l’homme assis à côté de lui, l’inconnu reprit d’une voix grave et monocorde :

    — Expliquez-nous quelles sont vos fonctions auprès du docteur François Morand et pourquoi ce dernier a-t-il quitté Mende pour venir s’installer à Paris.

    Ne comprenant pas vraiment le but de ces questions, le jeune homme tarda à répondre. Une nouvelle bourrade lui endolorit le dos et le rappela aussitôt à l’ordre.

    — On t’a posé une question, maraud !

    Plus violent que le précédent, ce nouveau coup lui arracha un cri de douleur. Reprenant péniblement sa respiration, les larmes aux yeux, il demanda :

    — Mais pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? Que vous ai-je fait ? Qu’avez-vous fait de mon maître ?

    Secouant la tête d’un air agacé, l’homme lui faisant face s’adressa à l’un des malfrats :

    — Je pense que ce jeune homme n’a pas très bien compris la situation dans laquelle il se trouve ni le fait que c’est nous qui posons les questions. Faites-lui donc comprendre qu’il serait dans son intérêt d’assimiler rapidement cette information.

    Aussitôt, une pluie de coups s’abattit sur le malheureux prisonnier qui fut battu comme plâtre par les deux hommes de main, visiblement ravis de pouvoir se défouler sur un corps sans défense. Projeté au sol, Jean tenta du mieux qu’il put de protéger son visage des coups de pied que les deux brutes lui assénaient. Quand, sur un signe de leur chef, les deux tourmenteurs cessèrent de le frapper, il resta encore un long moment prostré sur le sol, recroquevillé sur lui-même, les bras repliés sur le visage.

    — Aidez-le à s’asseoir ! ordonna l’homme qui menait l’interrogatoire.

    Soulevant brutalement le jeune assistant et tout en arborant des sourires sadiques sur leurs faces de butors, les deux brutes le réinstallèrent sur le petit tabouret. Jean avait mal à la mâchoire et à la tête. Un coup de poing reçu au menton lui avait certainement brisé une dent et son arcade sourcilière gauche ayant en partie éclaté, un filet de sang chaud s’en échappait, maculant de rouge la moitié de son visage.

    Prenant volontairement une intonation autoritaire, un des autres personnages attablés intervint à son tour :

    — Je pense, jeune homme, que vous aurez compris qu’il est dans votre intérêt de répondre sans détour à nos questions ! Dans le cas contraire, il est fort probable que votre séjour en notre compagnie devienne des plus pénibles

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