Au service de la France: Mémoires du service national
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Aperçu du livre
Au service de la France - Jean-Claude Jully
gradé)
Premier jour
Le train à destination de Metz via Sarrebourg serpente lentement le long des contreforts des Vosges du Nord. Bientôt il empruntera en ligne droite l’enfilade des tunnels creusés dans la montagne. Il augmentera peu à peu sa vitesse et débouchera sur le plateau lorrain. En plein jour le grès du massif vosgien offre aux passagers le chatoiement des couleurs des roches, une palette allant du jaune légèrement grisonnant au rouge le plus vif en passant par toutes les nuances du rose. Mais au petit matin de ce 1er février 1983, la nuit d’un noir d’encre n’est pas encore disposée à céder sa place à la clarté du jour. Les passagers, clairsemés dans le wagon faiblement éclairé par quelques rares veilleuses restées allumées, somnolent. Le contrôleur dont on devine à peine dans la pénombre les cheveux grisonnants s’excuse à voix basse auprès des voyageurs de les sortir de leur torpeur à chaque fois qu’il poinçonne leur ticket. Arrivé à ma hauteur, je lui tends mon titre de transport ; il semble pris d’une immense compassion en voyant le billet prépayé estampillé « Ministère de la défense nationale ». Effectivement je voyage gratuitement car les appelés du contingent ne paient pas le trajet-aller simple pour se rendre à leur caserne d’affectation. La France sait se montrer généreuse avec ses enfants.
– Mon pauvre, je vous souhaite du courage. Mais vous verrez ça passe, un an ce n’est pas si long que cela.
L’homme est sympathique, légèrement bedonnant, sans doute un brave père de famille plein d’empathie pour ses semblables. Mais il aurait mieux fait de ne rien dire car ses propos, plutôt que de me rassurer réveillent de nouveau en moi la triste réalité : je pars au service militaire pour douze mois. Le président Mitterrand, élu deux ans plus tôt avait promis avant son élection dans ses 110 propositions d’abaisser la durée du service national à 6 mois. J’espérai bénéficier de cette mesure. Depuis j’ai appris que les promesses politiques n’engagent que ceux qui les écoutent. Un ami membre des « jeunesses socialistes » me disait quelques jours auparavant que la différence entre la droite et la gauche, c’est qu’avec la droite tu faisais un an de service militaire et avec la gauche tu ne te paieras plus que deux fois 6 mois ! Le bercement agréable du train a presque failli me faire oublier ce que je faisais là. Il a fallu hélas que je tombe sur le contrôleur le plus sympa de la SNCF et le spleen des romantiques revenait vers moi comme une vague d’automne vers le rivage noir de la mélancolie.
Le train entre doucement en gare de Sarrebourg, ville de garnisons avec deux unités militaires : le 1° régiment d’infanterie et le 40° régiment de transmissions. Je descends sur le quai numéro 1 : la gare d’ailleurs ne comporte que deux voies. J’emprunte le chemin souterrain éclairé par des néons bleutés menant au hall d’arrivée qui tient lieu également de hall de départ. L’endroit est particulièrement triste en ce matin hivernal, aussi triste et sinistre que peut l’être une petite gare de province dans une ville de garnisons. Une dizaine de jeunes gens de mon âge m’a déjà précédé et s’est arrêtée devant un panneau en bois couleur kaki indiquant 40e régiment de transmission. C’est l’unité à laquelle je suis affecté. Deux soldats en treillis verdâtre, chaussés de rangers noires dégoulinantes de cirage et coiffés d’un béret bleu semblent nous attendre, sans toutefois faire attention à nous. Je devine qu’ils sont gradés car, ils ont sur leur veste des insignes en forme de barre oblique de couleur rouge et bleue. Je saurai par la suite, après avoir appris la symbolique des grades et des galons que nous avions affaire à un caporal-chef et à un caporal tout court, donc non chef. Personne ne parle. Les deux militaires n’ont pas pris la peine de se présenter. Le panneau indiquant 40e régiment de transmission suffit amplement à nous rappeler que nous sommes arrivés à notre terme. De toute manière, la politesse et la cordialité en vigueur dans le monde civil ne sont pas de mise ici. C’est pour cela que l’on parle de règles de civilités pour désigner les bons usages dans la société civile. Comme le terme militarité n’existe pas, personne ne nous demande si nous avons fait bon voyage ! Les deux militaires tiennent chacun une feuille de papier dactylographié dans leurs mains. Je devine une liste de noms et de prénoms. L’un deux, celui qui a trois galons obliques, un rouge et deux bleus prend la parole dans un français rudimentaire mais globalement compréhensible. Il avale les syllabes, omet une voyelle sur deux et hache les finales.
– Les aut’s sont djà d’hors dans l’bus ; on va y’ller. Je fais l’ppel et vous r’pondez p’sent.
L’opération est rondement menée. Les nouveaux appelés du contingent arrivés par le même train que moi prennent place dans le bus militaire. Il est occupé déjà par quelques jeunes gens aux regards aussi hagards et livides que les nôtres. Venant de Paris, ils ont débarqué au quai no 2, un peu plus tôt ! Chacun s’assied à une banquette libre. Personne ne s’installe à côté d’un futur compagnon d’infortune. Personne ne parle. Personne n’est pressé pour le moment de faire connaissance car il est vrai que nous aurons un an pour cela. Le jour commence à poindre, timidement d’abord puis de manière de plus en plus affirmée. Comme s’il avait attendu que le vieux bus, de la même couleur verdâtre que les treillis, démarre pour daigner paraître dans sa plénitude et faire découvrir Sarrebourg à nos yeux ébahis. Le chemin vers le casernement, légèrement en pente n’est pas très long, même pas un kilomètre. Il doit s’agir de l’artère principale de la ville, bordée de part et d’autre d’un nombre impressionnant de bistrots. Deux régiments dans une petite bourgade, c’est une aubaine pour les cafetiers à condition de vendre autre chose que du café ! La caserne est située sur une hauteur qui surplombe la ville. En arrivant devant deux imposantes bâtisses sinistres en briques orangées, séparées par une immense grille en fer forgée, je regrette de ne pas avoir une année de plus. Je l’avoue, je donnerai tous mes « avoirs » figurant sur mon compte livret juste pour être un an plus âgé. L’honnêteté m’oblige à confesser que compte tenu de la modestie du dépôt à la banque, je n’aurai pas abandonné grand-chose ! Le planton du poste de garde actionne l’ouverture du portail afin de laisser rentrer le bus puis les deux gradés nous font descendre en criant :
– Plus vit…,’ci on n’traine pas.
Ils nous emmènent à travers la cour déserte vers le gymnase transformé l’espace d’un matin en service trésorerie. Chacun de nous reçoit en billets de banque la somme de 340 francs car l’armée comme la fonction publique paie « à terme à échoir » ses agents, avant qu’ils n’aient fournis le moindre effort. Nous sommes donc payés d’avance mais chichement car le montant pour un militaire du rang non gradé de deuxième classe correspond à un dixième de Smic environ. La modicité de la somme ne justifie pas de notre part des remerciements excessifs. Un gradé nous précise, « Vous êtes logés, nourris et vêtus. Même le coiffeur est gratuit ». Tout cela est parfaitement exact bien que le coiffeur ne soit pas coiffeur, je l’apprendrai par la suite, mais maçon dans le civil. En même temps que la solde, les militaires de la trésorerie, appelés du contingent comme nous précisent–ils, nous donnent une carte quart de tarif SNCF (soit 75 % de réduction valable sur l’itinéraire caserne-domicile !). Et ce n’est pas tout : nous recevons un volet cartonné aux couleurs tricolores contenant douze voyages gratuits en chemin de fer 2e classe pour l’année à « utiliser pendant les permissions, quand vous en aurez ! ». Une fiche intitulée ration mensuelle est également à disposition de ceux qui la souhaitent. On peut l’échanger au foyer du soldat contre une cartouche de « troupes », des cigarettes de la marque « Gauloises » existant en deux variantes, filtres et sans filtres. Sans doute les clopes les plus dégueulasses sur le marché. Tellement dégueulasses qu’on ne les trouve pas sur le marché d’ailleurs ! Destinées exclusivement à l’armée, elles sont interdites à la vente ! La remise de la solde et des différents cadeaux et largesses de la Nation reconnaissante à notre égard prend pratiquement trois bonnes heures, occupées essentiellement à attendre patiemment son tour, puis à signer une quantité impressionnante de papiers et formulaires divers.
Attendre, toujours attendre, encore attendre. Les quelques amis déjà libérés du service national m’avaient tous dit à quel point l’attente était la monnaie commune du soldat. Je sais donc à quoi…… m’attendre et je suis servi au-delà de mes espérances.
– Attendez là.
C’est presque un leitmotiv que j’entendrai pendant encore 365 jours. Nous commençons à faire connaissance. Un dénommé Michaux, passablement édenté, aux cheveux longs négligés et à la gouaille populaire se présente à nous le premier. Il est commerçant ambulant sur les foires et marchés. Il vend de tout, nous dit –il surtout des fringues pas chères aux provenances parfois douteuses mais pas systématiquement. On n’a pas de peine à l’imaginer dans un numéro de bonimenteur. Il parle et nous prenons plaisir à l’écouter.
– Les deux dans le bus, vous savez ceux qui nous ont attendus à la gare, vous ne trouvez pas qu’ils se ressemblent. Personne n’aurait gagné au jeu des sept erreurs car à part le galon sur le treillis, on aurait pu les prendre l’un pour l’autre.
Les présentations succèdent aux présentations. Je suis rassuré de découvrir un groupe de compagnons, ceux dont on partage le pain, de l’infortune en l’occurrence, des plus sympathiques. Je ne les aurai sans doute jamais fréquentés dans mon monde à moi, le monde d’avant, celui des étudiants qui pratiquent l’entre soi et regardent de haut tous ceux qui ne sont pas diplômés de l’enseignement supérieur ; ces compagnons tirés au sort à la grande loterie du destin deviendront presque tous des copains très acceptables. Il est pratiquement 11 h 00 et un gradé nous dit en français académique :
– On va manger au réfectoire.
Michaux réagit en riant :
– Mais il n’est que 11 h 00.
– Et alors, c’est l’heure, le réfectoire ouvre à 11 h 00. On mange tôt ici ; on se lève à 05 h 00, on déjeune à 11 h 00, on dîne à 18 h 00 et extinction des feux à 22 h 00. Comme vous êtes encore en habits civils, vous ne marcherez pas au pas pour vous rendre au réfectoire aujourd’hui, mais mettez-vous quand même en rang par deux, bite à cul. Dans le monde civil, on aurait plutôt dit à la queue leu leu ; mais l’expression « bite à cul » a l’immense mérite d’être plus évocatrice et ne nécessite pas l’utilisation d’un dictionnaire pour en comprendre la signification. Le militaire rajoute :
– Un ordre ne se discute pas, mais s’exécute.
Nous n’avons pas encore faim mais nous nous mettons en chemin, en rang par deux comme à l’école primaire et bite à cul comme à l’armée. Nous sommes presque les seuls à nous diriger vers le réfectoire ; Michaux a déjà appris, on se demande bien par qui et comment, que le régiment est parti en manœuvre