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Berthe et Kléber
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Livre électronique567 pages7 heures

Berthe et Kléber

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À propos de ce livre électronique

Aquitaine, 1928-1938. Deux amies d’enfance, des presque soeurs, sont confrontées, pour des raisons différentes, à la tuberculose. Elles sont séparées et leur nouvelle vie suit le parcours imparti aux pestiférées à cette époque. Du rejet social et familial à l’enfermement sanatorial il faudra du caractère pour transformer cette épreuve en nouveau départ. Et du caractère, elles en ont. Il parait qu’à quelque chose malheur est parfois bon.
LangueFrançais
Date de sortie22 juil. 2015
ISBN9782312034874
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    Aperçu du livre

    Berthe et Kléber - Bernard Thomas

    cover.jpg

    Berthe et Kléber

    A celle que nous appelions Jeanne;

    Que j'ai appelée Madeleine;

    Et qui s'appelait Madeleine.

    Ce que j'ignorais en écrivant ce livre.

    Le cœur sur la main .

    Bernard Thomas

    Berthe et Kléber

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2015

    ISBN : 978-2-312-03487-4

    Première partie

    Chapitre 1

    PÉRIGUEUX HIVER 1927-1928

    Un couple d’âge mûr remonte, bras dessus-bras dessous la rue principale vers la place du marché.

    Le temps est en accord avec la saison, les gens et les affaires : maussade.

    La dame s’arrête, retient son compagnon par le coude et l’interpelle :

    – Dis-donc André qu’est-ce qu’elles font les gamines là-bas ? La manche ?

    L’homme en question qui, comme tous les hommes que leur femme traîne en ville n’avait rien vu, prend son temps puis, moqueur :

    – La manche ? T’as vu comment elles sont habillées ? La quête plutôt.

    Suzanne, étonnée :

    – M’enfin mon pauvre ami, on est jeudi et il n’y a pas d’église ici. Tiens, regarde, elles ont une espèce de boîte, et la petite dame qu’elles ont arrêtée y a mis quelque chose. Qu’est-ce qu’elles fabriquent ?

    Tout en s’approchant Suzanne détaille la tenue vestimentaire des deux enfants. Un long manteau gris avec une capeline surpiquée sur les épaules et, comme couvre-chef, un bonnet en laine pour la grande et un béret pour la petite. Du bonnet s’échappent des frisettes blondes indomptables et le béret libère une cascade de boucles auburn qui se répandent sur la capeline.

    – On dirait deux sœurs reprend André de plus en plus intrigué. Elles ont une dizaine d’années, non ?

    Maintenant tout près des deux fillettes, Suzanne reconnaît la petite :

    – Oh, mais c’est Hélène. La fille des Bonnin. Tu sais bien les épiciers de la place du marché. Mais la grande c’est pas sa sœur. Elle est fille unique. Je la connais pas.

    N’y tenant plus et la dame partie, Suzanne passe à l’offensive :

    – Bonjour mes mignonnes. Qu’est ce que vous faites là, avec ce mauvais temps ?

    La grande prend un air docte et sûre d’elle :

    – On vend des timbres.

    La dame glapit :

    – Des timbres ?

    La petite prend le relais :

    – Oui, pour tuer les microbes.

    Le couple se regarde, éberlué :

    – Les microbes ?

    Comme dans une pièce de théâtre au scénario bien huilé la grande renchérit :

    – Oui, justement, les microbes de la tuberculose.

    Les sourcils froncés Suzanne insiste :

    – Et qui c’est qui vous a dit de faire ça ?

    En cœur :

    – Le président de la république.

    Trop c’est trop. Le couple flaire la mauvaise plaisanterie. Mais, quand même à cet âge. Où va-t’on ? Faisant semblant de rentrer dans leur jeu, Suzanne contre-attaque :

    – Et vous le connaissez bien le président de la république ?

    La grande se sent piquée par le ton et le sourire narquois :

    – Nous, non. Mais il a fait un grand discours qu’il a écrit dans le journal et que la maîtresse nous a lu. Il a dit que, pour sauver les enfants malades il fallait beaucoup de sous et que si tous les enfants pas malades vendaient beaucoup de timbres on pourrait construire des sanatoriomes pour les guérir.

    La fillette reprend bruyamment son souffle après cette tirade débitée d’un seul trait.

    Suzanne, tournée vers André :

    – T’es au courant de cette histoire ?

    André maintenant intéressé et amusé par la tournure de la discussion confirme :

    – Oui c’est exact, il y a eu récemment un article sur le sujet. Ils expliquaient qu’en 1925 une expérimentation avait été faite dans un département de l’est. En Lorraine, je crois, où ils bénéficient d’une administration organisée à l’allemande. Les résultats ont été tellement favorables que le gouvernement a décidé de l’étendre à tout le pays.

    Suzanne admirative :

    – Et on en fait quoi de vos timbres ?

    Martine, ravie qu’on les prenne au sérieux se tourne résolument vers le monsieur :

    – Oh ! C’est pas pour la poste. Mais pour le courrier de Noël. Papa et Maman en collent un sur les cartes de voeux. Comme ça on sait qu’ils ont sauvé un enfant. Et puis vous avez vu comme ils sont beaux ? Hélène, montre-les.

    La petite extrait un carnet de sa poche et l’agite devant les yeux ébahis du couple. On y voit, de dos, une petite fille qui envoie des baisers au soleil. De sa petite voix fluette mais déterminée elle continue :

    – C’est une petite fille comme nous qui l’a dessiné. Le soleil et l’air pur l’ont guérie et elle a gagné le concours de dessin. Comme j’aimerais qu’elle soit notre grande sœur !

    Suzanne n’y comprend plus rien :

    – Ah bon ! Vous êtes sœurs ? Je croyais que tu étais fille unique.

    – Oui mais je m’ennuie tellement toute seule. Alors Martine et moi on s’est dit qu’on serait deux sœurs.

    La grande précise :

    – Moi, j’ai un grand frère, mais il est bête comme ses pieds alors, c’est pas mieux.

    André qui s’amuse de plus en plus :

    – Eh bien mes chéries vous m’avez l’air d’avoir l’esprit vif et la langue bien pendue. Et vous les vendez combien ces timbres ?

    – Le timbre c’est dix centimes mais les gens en prennent tous au moins dix. Ca fait que 1 franc. C’est pas cher pour soigner un enfant.

    – Et en plus ça joue déjà les vendeuses averties. Bien joué ma grande, je vais t’en demander deux. Deux carnets bien sûr.

    Et André glisse un billet de 5 francs dans la fente de la tirelire. Suzanne acquiesce d’un signe de tête :

    – Et ça marche le commerce ?

    Pour preuve Hélène secoue la boîte. Sa tête bouge à l’unisson imprimant une farandole aux guirlandes de cheveux. Il s’en détache mille piécettes dorées qui tombent et résonnent sur le pavé, du même bruit que le trésor de leur tirelire. Son sourire met le feu aux paillettes de ses yeux noisette et le charme opère. Ahuris Suzanne et André restent bouche bée. Pour eux c’est déjà Noël. Les petits anges s’éloignent et les pièces tintinnabulent longtemps après qu’elles aient disparu.

    Arrivées place du marché nos commères font irruption chez les Bonnin. Madeleine et Pierre, les parents d’Hélène. Madeleine fronce les sourcils. Pierre sourit aux anges. Et aux petits anges. Pour peu que la mère d’Hélène soit bien lunée elles auront peut-être droit à un chocolat chaud. C’est décidément Noël et les mignonnes dégustent l’instant, échafaudant déjà la stratégie à mettre en oeuvre samedi, jour de marché. Mais Martine habite loin sur le plateau et reprend son vélo laissant le trésor de guerre à sa « sœur ». Elles font caisse commune car Martine, plus âgée de deux ans, a obtenu la permission de chapeauter la petite. Celle-ci compte et recompte : 22 francs et 40 centimes. Elle ne sait pas vraiment si c’est bien ou non. Elle avait entendu parler de chiffres astronomiques. Plus de mille francs pour le meilleur, un charentais, l’an passé. Mais elles étaient petites encore et le champion en question devait avoir treize ans. Comme Etienne, de la boulangerie. Il leur avait promis de leur donner des « tuyaux » pour améliorer leur chiffre. Mais à condition de ne pas empiéter sur son territoire. Elles iraient le voir et comme Martine avait l’autorisation de rester dormir là, on allait voir qui c’est le meilleur. L’union fait la force. Vivement samedi.

    Le lendemain Hélène se précipita pour annoncer le chiffre d’affaire à Martine et à sa maîtresse qui, rassurée leur confia vingt carnets supplémentaires.

    Samedi, à l’heure dite les fillettes étaient au rendez-vous, devant la boulangerie. Etienne arriva, l’air triomphant. Il avait déjà vendu trente et un carnets. Pressé de questions il accepta de leur expliquer sa technique. On rentra se mettre à l’abri.

    – Bon les filles vous m’écoutez bien ?

    Précision inutile, tous sens aiguisés, les deux sœurs buvaient ses paroles.

    Prenant un air décidé, Etienne s’adresse directement à Martine, décrétée chef de vente :

    – Le mieux, c’est les commerces. Tu passes l’air de rien devant la vitrine et tu jettes un coup d’oeil. S’il n’y a qu’un ou deux clients, vaut mieux attendre. Tu fais comme à la palombière : t’attends que les pigeons viennent à toi.

    S’il y en a trop c’est pas bon non plus parce que la patronne est sur les dents et qu’elle va te flanquer dehors. L’idéal c’est quatre ou cinq. Tu rentres avec un grand sourire et t’oublies pas de saluer. Mais faut pas en rajouter sinon ça fait suspect. Surtout ne propose rien du tout. Tu t’approches du comptoir, discret et respectueux du travail de la patronne. Faudra bien qu’elle vienne encaisser. Et là, c’est le bon moment pour placer ton boniment. Tu ne la déranges pas car elle a fini sa cliente et à chaque fois que la caisse vient de sonner, c’est que les sous rentrent et ça la met de bon poil. Vaut mieux se présenter de la part de la maîtresse que du président. Ca fait pompeux et y’en a qui l’aiment pas. La maîtresse c’est sérieux et rassurant et puis tout le monde l’aime bien.

    Les mignonnes sont subjuguées par le ton professoral. Etienne qui se destine à une carrière commerciale bombe le torse et reprend son cours magistral.

    – Donc tu dis que, comme tous les enfants de France, la maîtresse t’a demandé de proposer des timbres pour guérir les enfants. Faut pas dire « vendre « . Pas dans un endroit où on vend déjà quelque chose. Ca pourrait faire concurrence. Par contre les enfants malades ça fait fondre les mères de famille. Des fois elle dit non. C’est pas perdu. Tu baisses la tête, tu t’excuses du dérangement puis en partant très lentement, tu relèves la tête vers la file d’attente, les yeux humides dirigés vers la dame qui doit avoir des enfants de ton âge. Si c’est pas ton jour, tant pis. Mais parfois ça marche :

    – Attends mon garçon, c’est quoi cette histoire de timbres ?

    Il faut tout de suite sortir tes billets.

    – Regardez madame comme ils sont beaux cette année. L’année dernière je les aimais moins et pourtant notre école a été une des meilleures de la région.

    Sentant que l’attention baisse un peu Etienne apostrophe l’assistance :

    – Hé ! Les filles ! On va pas se laisser piétiner par ces cagouillards de charentais ? Non ?

    Et c’est reparti :

    – Si la patronne veut bien, t’emballe pas. Faut pas commencer par le premier de la file. Tu le déranges. Il a peur de perdre sa place et la patronne, le client. Pas le dernier non plus car, si ça dure trop, ceux d’avant sont partis. Tu tapes dans le milieu. Si t’as le choix du client t’évites la dame déguenillée. Elle a pas le sou. T’évites aussi la pimbêche à fourrure et bijoux. Si elle a cet attirail c’est bien parce qu’elle a jamais rien donné. Par contre si t’as placé tes billets à celle d’à côté, là, elle est coincée. Elle est même obligée de faire mieux. Tu piges ?

    Bon, les filles je vous soule avec mes trucs. Mais vous verrez c’est mieux comme ça. Et puis vous avez un avantage terrible sur moi : vous êtes des filles et drôlement mignonnes.

    Allez, ouste, dehors, j’ai du boulot.

    Les filles sortent, la tête bourrée de conseils, un peu ivres. Martine conclut :

    – Eh bien dis-donc il en sait des choses. Et puis il est drôlement mignon lui aussi. Allez on retourne dans ton quartier. Ca va barder et on va bien s’amuser.

    Elles n’ont pas toujours bien rigolé. Il y eut des méchants, des bêtes, des gentils, des radins, des généreux. Et c’était pas l’habit qui faisait le moine. Quelle leçon d’éducation civique !

    La pénombre venue elles sont rentrées chez Hélène, éreintées et pressées de faire les comptes : Cent vingt francs. Elles avaient tout vendu et jamais vu autant d’argent.

    Pierre signifia qu’il accompagnerait sa fille à l’école Lundi pour éviter tout risque, vu la somme.

    Couchées, elles eurent du mal à se calmer, se racontant toutes leurs expériences gaies ou moins gaies mais ponctuées de commentaires appropriés. Certains ont dû entendre leurs oreilles siffler.

    Ce qui était certain, c’est qu’elles étaient sœurs pour la vie.

    Au gré des années elles avaient poursuivi leur activité pour les campagnes du timbre. Etienne était passé du stade de conseil à celui de cours pratique puis de cours particulier avec Martine. Celle-ci avait validé son CAP de couturière et au retour du service militaire, Etienne devait faire sa demande de fiançailles. Il avait rapporté de ce devoir civique l’habitude de fumer qui le faisait tousser, pensait-il.

    Hélène, elle, se destinait, par choix maternel, à la sténo-dactylo.

    Les différences ne s’arrêtaient pas là. Certains côtés de leur caractère les opposaient, l’une plutôt enjouée voire extravertie, l’autre réservée trop sérieuse, disait-on. Les relations parentales n’étaient pas simples non plus. Martine avec son père, Hélène avec sa mère. Toutes ces différences les rapprochaient finalement et, comme deux opposés qui se complètent, leur relation presque jumelle fonctionnait bien.

    Très introvertie, Hélène avait glané et analysé des bribes d’explications :

    Son père, Pierre, était revenu indemne de la grande guerre, au moins sur le plan physique, pour découvrir que son père et son frère ne reviendraient pas et que sa mère, recroquevillée sur sa douleur avait laissé le commerce à l’abandon. Elle subsistait grâce à l’aide des siens.

    Peu d’hommes valides étaient revenus et les partis ne manquaient pas. Madeleine était là et avait jeté son dévolu sur Pierre, bien décidée à quitter l’orphelinat. Tout était à reconstruire et à défaut de coup de foudre, le courage communicatif ferait l’affaire. L’amour viendrait après. Une bonne association vaut mieux qu’une passion dévastatrice.

    Pierre et Madeleine se marièrent rapidement. Hélène arriva un an plus tard.

    Par crainte d’une errance éternelle dans les limbes on la baptisa trois jours plus tard : Hélène, Jeanne, Cécile.

    Chapitre 2

    PÉRIGUEUX : PRINTEMPS 1937

    Pierre et Madeleine BONNIN ont pignon sur rue ou plutôt sur place. Celle du marché.

    C’est écrit en gros au dessus de la devanture :

    EPICERIE-FRUITS ET LEGUMES-PRIMEURS.

    Le magasin fait l’angle de la place et de la rue adjacente en face du bar-tabac de Gino : « Le Rital ».

    Le mois de mai n’est pas très beau et bien qu’il soit déjà dix heures, ça ne se bouscule pas. De toute façon c’est l’heure du petit noir et Pierre en a profité pour filer en face. Au travers de la rue Madeleine surveille.

    Madeleine c’est avant tout un rouge à lèvres et un chignon. Framboise le rouge. Et le chignon comme un macaron perché sur le dessus du crâne, reliquat d’une chevelure clairsemée tirée à l’extrême pour que rien ne bouge et vienne compromettre une propreté ordonnée comme le magasin. Cela lui confère une expression figée que démentent les yeux qui surveillent tout. L’étal où les mains irrespectueuses ont tôt fait de presser les fruits, le mari qui confond café et pousse-café, sa fille Hélène qui vient distraire son père alors qu’elle devrait travailler sa sténo.

    Et surtout la caisse enregistreuse. Sa fierté. La justification d’un dur labeur, celle par laquelle transite le fluide qui permet de montrer qu’on a réussi. Non pas qu’on soit radine. Peut-être un peu pingre mais pas pour n’importe quoi. L’affiche de la réussite répond à des normes bien établies.

    Tout d’abord le sourire qui, bien qu’un peu figé lui aussi, mais rehaussé de rouge, donne à penser que tout va bien et attire la confiance. Quelques petites rondeurs aussi, qui sans friser l’opulence éloignent la maigreur qui fait peur, surtout dans le commerce alimentaire.

    Seigneur éloignez-nous de la contagion !

    Le tablier qu’on change tous les jours, frais lavé, amidonné et repassé de la veille. Madeleine ne transige pas avec la propreté. Par hygiène et respect de la clientèle dit-elle. Par phobie disent les mauvaises langues.

    Seigneur, protégez-nous toujours !

    L’entrée de madame Blondeau oblige Madeleine à quitter son poste de gué.

    – Bonjour Madame Blondeau. Sale temps n’est-ce pas ?

    – Bonjour madame Bonnin. Eh bien vous voila toute seule.

    – Pensez-donc, devinez où il est ? Faut dire qu’avec ce temps c’est calme. Et c’est pas ça qui va faire murir les fruits. Après l’hiver qu’on a eu.

    – En tout cas ça va pas faire baisser les prix.

    – Oh chez nous les prix sont toujours tirés.

    – Et votre grande fille on la voit plus. Pas malade au moins ?

    – Non non pas du tout, seulement c’est dur le matin quand on passe son temps à lire. Pensez, hier soir elle avait rouvert les volets pour y voir sans allumer sa lampe. Ca fait un rai de lumière sous la porte et j’ai vite repéré le manège. Je surveille ses lectures. Vous devinerez jamais le titre : » le baiser au lépreux ». Je ne sais pas qui a pu écrire ça mais c’est pas des lectures pour des jeunes filles. Pensez ! la lèpre ! Pourquoi pas la tuberculose ? Heureusement ça ne s’attrape pas comme ça. Qu’est-ce qu’il vous faut de bon ?

    La mère Blondeau partie, Madeleine estime que la récré chez « Le Rital » a assez duré et prend prétexte d’aller chercher le pain pour traverser la rue. Pierre est attablé devant un p’tit blanc limé et discute ferme avec Edouard, un gars réputé pour ses idées plutôt rouges.

    – A la façon dont la porte s’est ouverte Pierre reconnaît la douceur de sa femme et rentre la tête dans les épaules. Puis, comme rien ne vient pivote lentement. Dans le silence qui s’est installé on l’entend soupirer un grand coup.

    Madeleine est là, les poings sur les hanches. Son regard fait le va et vient entre le verre de blanc et le nez de Pierre qui, s’il le pouvait, s’allongerait. Pas un mot n’a franchi le rouge à lèvres. Elle fait volte-face et quitte ce lieu de perdition avec la même douceur qu’à l’entrée.

    Pris en flagrant délit Pierre ne peut rien dire et file au magasin, penaud et renfrogné.

    Un rayon de soleil l’attend. En effet, le samedi, Hélène vient lui tenir compagnie un moment. Au delà de l’amour filial il règne entre eux une connivence qui s’exprime par des détails qui pourraient paraître insignifiants, mais que Madeleine repère très vite et qui l’agacent. Un petit sourire, un chuchotement, un geste doux et le plus souvent un simple regard. Quand ça devient pesant Madeleine y met un terme en distribuant le programme de la journée. Parfois Hélène s’en retourne avant l’attribution des rôles. Le travail de bureau l’ennuie. Elle rêve d’un avenir plus passionnant. Non pas sur le plan sentimental, les princes charmants sont rares, mais sur le plan intellectuel. Elle lit. Non, elle dévore. Souvent tard, sous les couvertures ou dos à la fenêtre tant que le réverbère y consent. Dans ces lectures elle trouve une jouissance intellectuelle qui la persuade que son avenir est là. Institutrice ou professeur d’histoire. Libre de son choix. Pour le moment sa mère régente tout. Y compris son mari. Quant à rêver mariage ? Pour tomber sous la coupe d’un mari pour la vie ? En a-t-elle lu des romans ? Sombres qui la confortent dans ses réticences ou exaltants dont elle se demande si l’auteur n’a pas choisi ce mode d’expression pour rêver à son tour ? Pour le moment elle attend que le destin frappe à sa porte, se demandant à qui s’ouvrir de ses interrogations. Peut-être aujourd’hui car elle est seule avec son père. Espérons que la boulangère est en veine de confidences.

    – Papa je voulais te parler en particulier mais c’est pas facile. La sténo ça ne me passionne pas du tout. Passer ma journée dans un bureau miteux avec des gens rasoirs, c’est pas un avenir.

    Pierre vérifie qu’ils sont bien seuls et, prenant la main de sa fille :

    – J’ai déjà abordé le sujet avec ta mère à deux ou trois reprises mais, soit elle détourne la conversation, soit le ton monte et sauf à entrer en conflit ouvert j’ai fait marche arrière, peut-être un peu lâchement, je le reconnais. Il faudrait qu’en contre-partie tu puisses proposer quelque chose de positif, bien construit et sans la mettre devant le fait accompli. L’idéal ça serait de l’amener à penser que c’est elle qui a pris la décision de changer d’orientation. Il y a du travail…

    La conversation s’arrête là car Madeleine arrive avec le pain sur les bras et, sur ses talons, la mère Bigot dont la diarrhée verbale s’entend avant qu’elle ait franchi l’entrée du magasin.

    – Oh mais dites moi c’est votre grande fille qui est là. On tient compagnie à son papa ? On a meilleure mine que l’autre jour, « pa » ? Et on tousse encore un peu ?

    Aucune question ne justifiant de réponses la mégère poursuit.

    – Faut dire qu’avec cette mode du débraillé et le temps pourri plus rien ne m’étonne.

    Le flot de paroles insipides, lâché sur un ton mielleux dont on se demande s’il est voulu pour être désagréable ou simplement bête, n’est pas même interrompu par la palpation appuyée des tomates qu’elle délaisse finalement pour les poireaux.

    – Et le fils Ricoux ? Vous avez des nouvelles ? Je l’ai trouvé tout pâlichot l’autre jour. M’étonnerait pas que… vous voyez ce que je veux dire. Ca s’attrape peut-être pas que par les crachats du trottoir. Enfin ce que j’en dis… Bien le bonjour.

    Même madeleine en a le bec cloué. C’est d’ailleurs préférable, une cliente perdue ne garantit pas dix nouvelles, mais trop c’est trop et le rouge à lèvres s’anime :

    – Non mais vous avez vu c’te mégère. Pour qui ça s’prend de se mêler de la vie des autres ?

    Mais, calomniez, calomniez il en restera toujours quelque chose et Hélène en fait vite l’expérience.

    – C’est vrai que tu tousses ? Et qui c’est ce Ricoux ? Qu’est ce qu’elle a voulu dire par « Ca s’attrape pas que par les crachats » ? Tu le connais ce drôle ? Réponds moi quand je te parle.

    Maligne Hélène recentre la discussion sur Etienne Ricoux plutôt que sur sa santé.

    Une fête est prévue lors du bal prochain pour ses dix-huit ans et pas question de rater ça.

    – Ah oui, Etienne. C’est le fils des boulangers de la rue du cloitre. Il flirte avec Martine. Elle a dû les voir s’embrasser. Il est sérieux, tu sais. Il est mécanicien chez les Martin et il suit des cours pour être à la vente.

    Rassurée qu’il ne soit pas le petit ami de sa fille, Madeleine revient malheureusement à l’autre préoccupation.

    – Il ne serait pas bacillaire des fois ? Je sais que ça touche plutôt les pauvres mais on ne sait jamais. Je t’interdis de le voir. Tu m’as comprise ?

    Les yeux exorbités, la bouche tordue en un rictus de souffrance, elle continue à voix couverte :

    – Imaginez un peu le scandale : le fils des boulangers ; tuberculeux. Ils peuvent mettre la clé sous la porte. Encore heureux que je ne sois pas cliente.

    Puis reprenant un timbre de voix plus en accord avec son caractère elle apostrophe sa fille :

    – Et toi tu vas te couvrir plus que ça. Elle a pas tort la mère Bigot. C’est quoi ce débraillé ? ‘faut pas te croire ma fille.

    Là, Madeleine avait tout dit. Fallait pas se croire. Il est vrai que les braves sœurs de la Visitation le lui avaient seriné à l’envie. Pendant quinze ans. Tous les jours. Entre matines et vêpres. Des fois que le péché d’orgueil viendrait gâter une éducation d’humilité.

    Madeleine était la sixième de sept mais les suites de couches compliquées avaient eu raison de la mère et de l’enfant. Dans l’impossibilité de faire face le père avait dû se résoudre à placer les plus jeunes. Madeleine avait été confiée aux sœurs de la Visitation.

    A trois ans les souvenirs sont fragmentaires ou parfois seulement l’appropriation de ce qu’on a entendu raconter cent fois et qu’on finit par caser dans le tiroir adéquat. En ce jour de deuil point n’est besoin de répéter la scène ni d’avoir dix ans pour se souvenir. Et même sans souvenir exprimable le traumatisme équivaut au fer rouge.

    Les enfants avaient dû défiler devant la famille réunie et embrasser leur mère morte. Le contact des lèvres chaudes sur la joue atone et glacée avait laissé une empreinte indélébile qui se traduisait, des années plus tard, par une répulsion au contact physique, une peur panique de la mort et une phobie de la saleté.

    Madeleine était froide et maniaque.

    Selon l’ampleur des sujets d’angoisse la réaction pouvait donner lieu à des rituels expiatoires ou à un état panique où Madeleine était prise de manies de propreté, se lavant jusqu’à l’érosion cutanée. Seules quelques sœurs compréhensives arrivaient à la calmer. Prières, confession où Madeleine n’avait rien à dire, rites liturgiques l’agaçaient et les braves sœurs avaient fini par conclure que Madeleine n’épouserait pas Dieu mais qu’elle allait être difficile à caser. Elles réduisirent les rites au minimum légal pour insister sur des préoccupations beaucoup plus terrestres. Et cela s’avéra profitable, Madeleine préférant l’efficacité au spirituel.

    Couture, cuisine, repassage, ménage devinrent son lot quotidien pour le bénéfice de tous et une meilleure garantie d’avenir socio-familial.

    A dix huit ans Madeleine avait pris ses distances avec Dieu dont la grande bonté lui paraissait trop sélective. La seule expression tangible de son passage en ces lieux accueillants fut la manie de faire brûler un cierge dont la taille suivait le niveau d’espoir, à chaque étape décisive de sa vie. Elle fit donc brûler un cierge à trois francs dans l’espoir de rencontrer l’homme qui voudrait bien d’elle et la sortirait du carcan.

    Les trois francs avaient été bien placés car, à la fête patronale suivante, Madeleine fit la connaissance de Pierre.

    On les maria rapidement.

    Hélène-Jeanne-Cécile arriva l’année suivante.

    Chapitre 3

    PÉRIGUEUX. PRINTEMPS 1937.

    Dix-sept ans plus tard les bons préceptes d’humilité étaient toujours d’actualité et leur fille unique priée de ne pas se croire. Cela expliquait sans doute son manque d’attrait pour le flirt, lui préférant la lecture ou les rêveries éveillées dont elle modifiait le dénouement à sa guise, un peu comme l’écriture d’un roman.

    Elle avait fait l’expérience de quelques baisers qui ne lui avaient pas laissé un souvenir impérissable.

    Martine, plus extravertie, la taquinait sur ce sujet essayant sans grand succès de lui faire prendre confiance en elle. Il n’était que de regarder autour d’elles pour voir qu’elles ne laissaient pas les garçons indifférents. Mais, soit qu’ils fussent trop entreprenants ou trop timides, Hélène n’y prêtait pas grande attention.

    A dix-sept ans les filles se trouvent très belles ou pas assez. Question de caractère, question d’éducation. Ce concept divisait les deux amies.

    Hélène avait beau questionner son miroir elle ne voyait qu’un ovale encadré de cascades de cheveux auburn alors qu’elle les aurait aimés blonds comme Martine. Et des yeux dont la couleur restait difficile à cerner, changeante avec l’éclairage passant du marron foncé au marron clair pailleté de vert. Et surtout, cette apparence de sérieux qu’on aurait pu prendre pour de l’austérité et que démentait le sourire. Tantôt à peine esquissé comme une madone dont le portrait vous irradie et vous paralyse. Tantôt libéré et qui lui mangeait alors le visage privant les matous du coin de salamalecs qu’elle jugeait insipides.

    Non, vraiment, Hélène n’est pas jolie. Elle est belle.

    Ce physique attirant cache pourtant un caractère affirmé, expliquant les frictions avec sa mère dont le caractère également affirmé suit une autre option. Hélène n’aime pas qu’on empiète sur son espace vital. Espace qui inclut une certaine réflexion sur ses choix de vie. C’est encore un peu flou mais, clairement la paperasse et l’emploi de bureau ne peuvent pas constituer un horizon. Et celui-ci reste encore brumeux, Hélène ne pouvant procéder que par élimination par manque d’expérience ou excès de contrainte familiale. Son ouverture au monde ne peut transiter que par la lecture. Surveillée. Comme le reste.

    Car Madeleine avait jalonné la vie de sa fille : Ecole - CAP, salariat, mariage.

    Sur le premier point le dosage devait être subtil entre le défaut d’instruction et l’ouverture à d’éventuelles idées subversives philosophiques, politiques ou autres. Donc CAP.

    Le second point posait peu de problème : Au commerce très aléatoire on lui préfèrerait le salariat si possible dans la fonction publique. Par les temps qui courent rien n’est bien assuré…

    Restait le difficile problème du mariage. Là, Madeleine n’arrivait pas à classer ses idées, n’ayant finalement que peu de repères en la matière. Fallait-il autoriser Hélène à sortir s’amuser avec le risque d’une mauvaise rencontre ? Dans ses cauchemars les plus fous elle voyait sa fille revenir avec un bellâtre bêtifiant ou pire, un manipulateur rouge. Mais, sans sortie point de rencontre, et, sauf à faire un choix pour la belle. De toute façon elle savait très bien que sa fille n’accepterait personne qu’elle n’ait librement choisi. Au bureau peut-être ? Mais ce qu’en racontait Hélène n’était guère plus encourageant. Non ; décidément Madeleine se perdait en conjectures.

    Le CAP était dans la poche. Un bon point.

    Le salariat, lui, restait aléatoire, avec ces temps de grève et la cascade de faillites mais sa fille avait trouvé un emploi.

    Hélène travaille chez Martin. Martin et fils :

    VENTE ET REPARATION DE MACHINES AGRICOLES.

    A l’arrivée des premiers tracteurs le père Martin avait senti qu’il y aurait quelque chose à piocher dans cette voie et avait ouvert un petit garage. Travailleur infatigable, rusé et bon vendeur, il avait su convaincre les agriculteurs pourtant récalcitrants à la nouveauté, de s’équiper. Après des études de comptabilité son fils s’était associé et avait donné une solidité financière à l’entreprise.

    Etienne Ricoux, mécanicien dans l’atelier de réparation, avait fait savoir à Hélène, par l’entremise de Martine, sa presque fiancée, qu’il y avait un poste de sténo-dactylo à pourvoir. A la recherche d’un emploi qui lui donnerait un peu d’indépendance, elle avait écrit une lettre de motivation qui avait reçu bon accueil puisqu’on l’avait convoquée rapidement pour un entretien d’embauche. Epreuve réussie malgré une frappe encore hésitante. Elle avait paru dégourdie et directe. On la formerait.

    La dactylo n’était pas son fort. A ses débuts Hélène la comparait à une calligraphie sans pleins et déliés où le bras armé du progrès travaillait pour elle. Elle apprit à ses dépends que la machine avait ses limites. Finies les lettres biscornues et bavantes mais gare à la faute de frappe. En début de page, passe encore, mais au fur et à mesure des retours à la ligne effectués d’une pichenette, la tension monte et le rythme ralentit. Les doubles croches se dédoublent, les alertes à la faute se multiplient et commencent à parasiter la belle alliance des dix doigts. L’auriculaire devient timide, l’annulaire fléchit et le poignet s’enraidit. Voilà notre virtuose de l’Olivetti ravalée au rang de simple mortelle. La blanche pointée a remplacé la noire, les touches se superposent et c’est la faute à deux doigts du succès. Avec un peu de chance il s’est fourvoyé entre deux touches et elle en est quitte pour une grosse peur. Mais le plus souvent le doigt a frappé deux touches voisines ou les a inversées. Inutile de gommer, le pougnac qui en résulte est garanti et l’on ne voit que lui. La surfrappe enlève l’erreur mais la remplace par un trou à l’emporte pièce. Peut-être aura-t-elle droit à l’indulgence ou à défaut la distraction salvatrice.

    Mais le père Rigault, méticuleux et qui en avait vu d’autres ne se faisait jamais piéger. Le doigt sur la faute, les yeux dans les yeux, point n’était besoin de discours pour comprendre qu’elle était démasquée. Pas de sourire narquois, pas de sourcils froncés, il ne tirait aucune jouissance de cette autorité. A l’idée qu’on puisse lui reprocher une erreur par négligence, il était pris d’élancements d’estomac qui ne cédaient qu’avec du bicarbonate de soude dont il gardait toujours un sachet en poche.

    Hélène préférait la sténo. Au moins elle avait en face d’elle un être vivant et non une bête machine qui n’en faisait qu’à sa tête. Elle lui parlait souvent, l’invectivait parfois mais jamais ne la brutalisait comme elle l’avait vu faire, une fois, lors de ses études. L’élève s’était énervée et avait fini par frapper à coups de poing le clavier qui s’en fichait complètement, jusqu’à décréter qu’il n’irait pas plus loin. L’élève non plus d’ailleurs.

    Cet épisode l’avait marquée. Qu’on puisse perdre ainsi le contrôle de ses actes lui paraissait une déchéance.

    Généralement la sténo était prise par la secrétaire du patron. Il ne s’agissait pas de commandes mais d’une correspondance plus élaborée ou l’idée devait rejoindre le style. En cas de force majeure on l’appelait. Le sens aller se faisait sans trop de problèmes, personne n’étant susceptible de vérifier ce qu’elle transcrivait. C’était comme écrire en anglais ou en espagnol qu’elle n’avait pas appris, car sa mère ne voyait pas bien à quoi ça servait en France. Ca se compliquait parfois dans le sens retour, quand les signes cabalistiques ne signifiaient plus rien. Elle essayait alors de se souvenir de l’idée et inventait les mots espérant que l’esprit du courrier en sortirait indemne et que le style collerait. Cette entourloupette l’émoustillait mais lui faisait un peu peur.

    Conscient ou non de cet état de fait, le patron s’en était toujours contenté, ce qui la rassurait et la valorisait. Pour une fois qu’on lui lâchait un peu la bride…

    Sous un prétexte fallacieux ou plus rarement pour les besoins du service, Hélène se rendait à l’atelier où elle bavardait deux ou trois minutes avec Etienne. Sauf quand le chef d’atelier l’apercevait. Elle le redoutait car outre un regard qu’elle qualifiait de « chafouin », il avait la main baladeuse.

    La semaine passée Hélène n’avait pas eu l’occasion de faire sa petite visite et, inquiète des propos de la mère Bigot, avait résolu d’y voir un peu plus clair. Par la même occasion elle lui parlerait de la fête à venir. Mais Etienne était absent depuis plusieurs jours. On ne savait pas pourquoi. Il toussait de plus en plus.

    Le temps lui parut plus long encore qu’habituellement et, la journée finie, elle fit un détour par la rue du cloitre pour trouver porte close à la boulangerie. Décontenancée Hélène envisagea de filer chez Martine mais la ferme est trop excentrée et il n’y a pas de téléphone. Et puis tout retard était susceptible d’entraîner un interrogatoire policier qu’elle n’avait pas envie de subir. Elle devrait attendre toute la semaine.

    Ce fut d’autant plus long que Madeleine avait repéré un changement dans l’attitude de sa fille. De nature peu causante, Hélène donnait souvent l’impression de rêvasser, répondant aux questions pratiques de sa mère par phrases concises, les yeux dans les yeux, avec une intonation claire qui donnait le change quant à l’intérêt réel ou le plus souvent fictif qu’elle y portait. Là, ça n’était plus le cas. Elle était toujours sur sa planète mais n’en redescendait pas. Les réponses sortaient sur un ton monocorde ; le regard restait perdu dans le vague.

    Alors, le thème des questions changea. On passa du registre cirage de chaussures, rangement de la chambre ou lessive de sous-vêtements à l’interrogatoire sur la santé ou le travail. Mais les réponses furent de plus en plus brèves et évasives :

    – Oui-oui, non-non, ça va, pas de souci.

    Madeleine finit par s’énerver.

    – Tu m’agaces à la fin avec tes oui-oui, non-non. Qu’est-ce que tu as. C’est Martine qui te met des idées dans la tête ?

    Au nom de son amie, Hélène atterrit et sauta sur l’occasion pour justifier une visite à « Clair Bois ».

    – Oui, c’est ça. Tu sais qu’elle se fiance à l’automne et ça ne se passe pas très bien entre son père et Etienne. J’avais promis de passer la voir mais avec le travail… et puis il faut que je t’aide à la maison… si tu veux bien je vais me dépêcher de faire un brin de ménage et les courses avant de filer. Mais c’est loin et je ne rentrerai peut-être pas très tôt. Tu veux bien ? En brossant dans le sens du poil on arrivait de temps en temps à un accord.

    Madeleine regarda sa fille d’un air suspicieux puis céda.

    Hélène faillit lui sauter au cou mais se retint. D’abord ça ne se faisait pas et puis une telle manifestation de joie risquait de démasquer la manipulation. Elle fit volte-face pour parer à toute velléité de revirement.

    Chapitre 4

    SAMEDI 29 MAI 1937. FERME DE CLAIR BOIS.

    Dès qu’elle le put Hélène enfourcha sa bicyclette et partit vers « Clair Bois », la ferme des Martignas. Il fallait traverser Périgueux vers la route de Mussidan, suivre l’Isle quand elle voulait bien s’en rapprocher, puis grimper sur le plateau calcaire où les champs de maïs et de tabac sont parsemés de noyers. Hélène a souvent fait la route avec Martine, sprintant pour rattraper un tronc d’arbre flottant, remplissant leurs poches de noix tombées au bord du chemin et le plus souvent éclatant de rire à leurs insouciances.

    Aujourd’hui la route lui paraît longue et sans intérêt. La côte est pénible. Elle force sur les pédales et s’arrête bloquée par une quinte de toux, les jambes coupées et la tête qui tourne. Petit à petit Hélène retrouve son calme et continue en poussant sa bicyclette. Ca n’est pas la première fois qu’elle tousse. Il y avait même eu, une fois, cette curieuse sensation de fer dans la bouche et un peu de sang dans la salive. Depuis lors, le tiraillement au creux de l’estomac resurgit à chaque quinte de toux. Cette fois, le goût de fer dans la bouche ne vient pas. Elle se traite de sotte et se rassure ; ça ira mieux au retour.

    La longue sente en craie jalonnée de noyers, mène à la ferme. Le vieux portail en fer rouillé ne ferme plus. On entre dans la cour librement. A droite du portail, une sulfateuse à dos, mal repeinte, sert de réserve d’eau pour se rincer les doigts. Il n’y a pas l’eau courante. Une pompe à main, près de la porte d’entrée est protégée par une avancée en verre qui fait office d’auvent. Le puits est commun avec les habitants de l’autre corps de bâtiment. Lequel est occupé, sur ce que lui a raconté Martine, par son oncle. Au décès de son grand-père la propriété a été partagée entre les deux fils qui se sont fâchés. Incapable de les départager le notaire avait fini par trancher au sens propre et figuré puisque la maison avait été scindée en deux lots et le puits déclaré copropriété. Les frères ennemis avaient pris l’habitude de surveiller que l’autre ne soit pas occupé à en tirer un seau pour s’y ravitailler. Même chose pour le jardin qu’une allée en terre partage comme la raie sur le crâne, jusqu’au bout du terrain. Là se trouvent les toilettes, sorte de cabanon aménagé de deux sièges en bois, un pour l’Antoine, un pour l’Edouard. La cloison empêche

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