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Nous ne faisions qu'un: Roman biographique
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Nous ne faisions qu'un: Roman biographique
Livre électronique287 pages4 heures

Nous ne faisions qu'un: Roman biographique

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À propos de ce livre électronique

Qui ne connaît aujourd’hui le nom de Thomas Cromwell, depuis l’excellente série de la BBC deux fois diffusée par Arte, adaptée des romans à succès d’Hillary Mantel ? Jean Lemaire de Belges, par contre, qui vécut à la même époque demeure encore un inconnu. Tous deux, oubliés durant plus de trois siècles, sans doute pour avoir discrètement mais farouchement soutenu la Réforme, jouèrent pourtant dans la première moitié du XVIe siècle, un rôle capital dans la pensée et la destinée de l’Europe que l’on commence tout juste à leur reconnaître. De larges zones d’ombre recouvrent la jeunesse de l’un comme de l’autre. On s’étonne que le premier, modeste fils de forgeron, simple soldat en Italie, sans fortune ni éducation, surgissant de nulle part, pût devenir avocat, banquier et premier ministre tout puissant d’Henri VIII, exactement quand le second, poète et chroniqueur historiographe dans diverses cours d’Europe, rompu à la finance et à la politique disparaît sans laisser de trace. Or ces deux figures singulières, aux tempéraments et caractères si semblables, qui partagent les mêmes idées, les mêmes valeurs réformistes, le même idéalisme forcené, les mêmes craintes, le même goût du secret et qui excellent en tout, on les retrouve partout aux mêmes moments et dans les mêmes lieux, de l’Italie aux Pays-Bas. Leurs personnalités s’emboîtent et se complètent si parfaitement que l’on finit par se demander : et si ces deux hommes n’en faisaient qu’un ? Mieux qu’à travers une froide enquête, c’est en écoutant la parole et en fouillant l’âme de celui qui seul est sensé connaître la vérité que ce livre se propose d’apporter une réponse cohérente à cette question.
LangueFrançais
Date de sortie22 sept. 2017
ISBN9782312054704
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    Aperçu du livre

    Nous ne faisions qu'un - Marie-Pierre Molle Amodru

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    Nous ne faisions qu’un

    Marie-Pierre Molle Amodru

    Nous ne faisions qu’un

    Roman biographique

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2017

    ISBN : 978-2-312-05470-4

    Lettre à mon fils Grégory

    Mon cher fils

    Un jour, viendra l’heure de rendre mon âme à Dieu. Mais comme les conditions et le moment de notre mort constituent le plus grand mystère de notre vie, je tiens pour essentiel, par amour pour toi, de te révéler, pendant qu’il est temps encore, les tourments qui depuis trop longtemps assiègent mon esprit et mortifient mon âme, lesquels ont pour origine certains mensonges ou dissimulations qui couvrent une grande partie de ma vie,

    Au moment donc où tu liras ces mots, je ne serai plus, mais je veux que tu saches ce que personne d’autre que moi ne sait à ce jour, qui est que ton père n’était point seulement l’homme que tu as connu. Avant Thomas Crumwell a vécu quelqu’un d’autre, connu dans plusieurs pays d’Europe, surtout dans les Pays d’En-Bas et en France où j’ai longtemps séjourné, comme un poète et un chroniqueur de renommée. Il se nommait Jean Lemaire, et voulut se distinguer de tant du même nom en signant ses œuvres Jean Lemaire de Belges.

    Joint à ce manuscrit, tu en trouveras un premier intitulé « Pour ne rien oublier », qu’il conviendrait de lire d’abord, achevé à Beaune en France alors que je croyais mourir, où, je relate ma première vie de façon détaillée. Les circonstances qui ont contraint nombre de nos coreligionnaires à se protéger ont séparé Lemaire et Crumwell, mais ils demeurent liés pour l’éternité par l’histoire que j’e m’empresse de reconstituer ici et que je continuerai de retranscrire aussi longtemps qu’il me sera possible pour les raisons que j’expose à la suite.

    Veuille premièrement ton grand cœur me pardonner ce qui t’apparaîtra sans doute comme une vile lâcheté, un douloureux manque de confiance, et ne voir dans le trop long silence auquel je me trouvai forcé de céder, poussé par les hasards de la destinée, que le souci de préserver ma vie, puis celle de mon épouse et de mes enfants, et la crainte ensuite d’affronter ton clair regard et le reproche de vous avoir, toi, ta mère et tes sœurs aussi lamentablement écartés de la vérité. Cette vérité, je la leur devais à elles aussi. Hélas je ne savais point que toutes trois nous abandonneraient si vite. Mon souhait à présent est qu’à ton tour, pour ta tranquillité et celle des tiens, de même que je l’ai fait, toi seul, mon unique fils de sang que j’aime plus que tout, restes le dépositaire de ces révélations jusqu’à leur transmission à ta postérité, Toutefois, c’est à toi que revient finalement la décision de faire connaître, ou non, de moi ce que bon te semblera,

    J’ajoute, pour être totalement honnête, que trois autres raisons ont présidé à ces révélations.

    La première, d’ordre religieux, est mon désir de chrétien d’être en conformité avec le Seigneur que j’aurai à affronter. Combien de fois, croyant la mort venue, ai-je regretté la souffrance que je Lui infligeais par mes péchés, redouté Sa colère et imploré Son pardon ! Il est temps maintenant de Lui remettre ma déclaration à jour, une vraie confession, sincère, intime et directe qui ne nécessite en vérité aucun témoin et pourrait se contenter d’être muette.

    La deuxième raison, d’ordre sentimental, concerne ma personne publique et le remords, qui m’obsède, d’avoir un jour craint pour ma vie et décidé de disparaître, laissant croire à des parents et amis qui m’étaient chers que j’avais été emporté par la maladie, ou pis encore par la folie et à quelque rancœur qui m’aurait anéanti, suite à de cruels rejets. Je ne nierai point que le fait d’avoir été brusquement un jour écarté des cercles du pouvoir, d’être réduit à l’inutilité et à l’inaction telle que je l’entends, a bafoué mon honneur et meurtri ma conscience. Mais enfin c’était mal me connaître de penser que je n’aie pu me relever de pareilles déconvenues inhérentes à toute haute fonction. Avouer aujourd’hui la vérité, à ces gens qui, je le crains, n’auront jamais le loisir de la connaître peut paraître bien vain, mais curieusement, cela m’apaise et me fait du bien,

    La troisième raison, plus profonde et obscure, a trait à l’orgueil qui est le mien de n’être point reconnu devant l’éternité, ne serait-ce que par un seul être, pour ce que je suis vraiment, dans ma globalité. Il m’est insupportable que celui qui m’a valu ma première notoriété se fonde dans une nuit sale et sans éclat, que son existence connue s’achève dans ce que je considère comme une déchéance, puisque cela n’est point. Mais il me déplaît aussi que le nouveau personnage que je suis devenu, celui qui contribua ou fut à l’origine de grands bouleversements politiques et religieux durant son éphémère passage sur cette terre, demeure un mystère au moins aux yeux de son fils, sur une partie si essentielle de sa vie.

    Voici donc Janus aux deux visages, celui qui, désireux de « faire » plus que de briller, s’éleva modestement parmi quelques autres, soumis aux caprices de la destinée, au rang des personnalités influentes qui, dans l’ombre, ont contribué à celle de l’Europe. Celui qui d’abord, sur le plan littéraire, exalta son Histoire et s’inscrivit dans une pensée nouvelle, favorisant la diffusion du savoir dans la langue de ses peuples et servit ainsi l’art de l’écriture en langue française. Puis celui qui, sur le plan idéologique, politique et religieux ensuite, et alors qu’on le donnait pour mort, finit par orienter à sa manière, presque malgré lui, mais aussi par la force de sa volonté, par son action et surtout par la faiblesse de son maître le roi d’Angleterre, une partie de l’avenir de cette Europe. Si par deux fois, le nom que je portais alors a pu se hisser au sommet de la renommée, nul n’a jamais su que derrière ces deux noms se cachait, en réalité, une seule et même personne.

    Adieu mon fils

    Thomas Crumwell alias Jean Lemaire de Belges

    Londres, le 14 janvier 1540

    PREMIÈRE PARTIE

    1473-1512. Jean Lemaire de Belges

    Premières années

    Que retiendra-t-on de moi au-delà de ma vie d’homme ? D’un côté peut-être mon action, si toutefois elle mérite d’être portée à la connaissance du monde. De l’autre ce qu’il restera de mon œuvre – dont une partie sans doute sera jetée aux orties – et si l’on daigne qu’après moi elle trouve encore grâce aux yeux des lecteurs. Ma correspondance, au moins, attestera que « j’ai existé ». Mais qui reconnaîtra-t-on derrière ce « je » et quelle « existence » m’accordera-t-on ?

    Moi-même je n’ai jamais cherché à me dévoiler. En tant que Jean Lemaire, jadis, dans les Pays d’En-Bas, j’ai toujours entretenu le flou sur mes origines et sur mon enfance. En dehors de mon parrain Jean Molinet, à qui je dois tant, j’ai très peu parlé de ma famille. Tout au plus ai-je évoqué mon frère au moment de sa mort et mes deux neveux dont je pris la charge. Puis la mort de ma mère. Mais de mon père, je n’ai jamais soufflé mot. Au point que d’aucuns, interprétant mon parcours, en déduiront sans doute que je n’en avais point ou que j’étais orphelin. Ensuite en tant que Thomas Crumwell, en Angleterre, pays de naissance de celui qui ne retrouva sa famille qu’après une longue absence, j’ai agi de même, ne laissant traîner derrière moi que quelques paroles ambiguës sur ma jeunesse, destinées à soutenir une légende, nécessaire à la justification de ma place à la cour de ce royaume, et suffisante à satisfaire les bavards et les jaloux.

    Mais comme je les comprends ! Comment ne point s’étonner, que ce Crumwell, un simple fils de forgeron, assumé comme tel, fruste, battu et négligé au point de s’engager en Italie pour fuir un père ivrogne et violent, qu’un pauvre soldat de la piétaille, sans éducation et sans le sou, pût s’attirer la bienveillance d’un banquier, s’initier en un éclair aux affaires et au droit, réussir dans le commerce, accéder au Parlement de son pays et devenir le Conseiller favori d’un aussi puissant roi que le nôtre, dont le nom, j’en suis persuadé, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, marquera la grande Histoire ?

    Nul ne connaît mes origines exactes, ni la date et le lieu de ma naissance, ni ma véritable enfance, ni l’intégralité de mon parcours, le long et patient apprentissage d’abord au milieu d’artistes et de hauts dignitaires : à Valenciennes, dans les Pays d’En-Bas, en Bourgogne, en France et en Italie, qui m’a permis d’accéder à la culture et à la renommée, de devenir un poète, chroniqueur et historiographe reconnu, d’approcher ce que l’on appelle « le pouvoir », de nourrir des ambitions, puis d’accéder, ici, en Angleterre, sous la pression d’événements extérieurs, au rang qui est le mien à cette heure.

    Ainsi doit-on me croire sur parole quand j’affirme que j’ai vu le jour le 8 décembre de l’an 1473 – et non en 1485 comme tout le monde le pense concernant Crumwell, – à Putney sur le domaine du Manoir de Wimbledon dans les environs de Londres, qui englobe, outre les paroisses de Wimbledon et de Putney, celles de Rochampton, Mortlake, East Sheen et quelques portions de Wandsworth et de Barnes. Car on ne trouvera aucun des actes relatifs aux années 1473 et 1474, qui attesteraient l’existence d’un premier Thomas Crumwell fils de Walter, ce dernier les ayant, avant moi, fait disparaître afin d’enterrer un passé embarrassant pour tout le monde, comme on le verra. Pour cette raison évidemment, on ne trouvera, dans la région de Bavay en Flandre où j’ai passé l’essentiel de ma jeunesse, aucune trace de la naissance de Jean Lemaire. Nombreux seront ceux, qui ne verront en moi que le neveu de Jean Molinet, le plus célèbre chroniqueur et aussi poète de son époque, une personnalité rayonnante, que j’ai toujours cité en exemple et qui m’a pour ainsi dire fait. Il suffit pourtant de considérer mon premier véritable emploi comme secrétaire des finances de Pierre de Bourbon pour deviner qu’un autre modèle a présidé à ma destinée…

    Pour en revenir au commencement, le berceau des Crumwell n’était point Wimbledon. Celui qui était appelé à devenir mon « grand-père », dénommé John, avait dû quitter sa terre de Northwell dans le Comté de Nottingham autour de 1461, au cours de la guerre des Deux-Roses entre les maisons royales de Lancastre et de York qui dura de 1455 à 1485. Son père, William et surtout son grand-père Ralph que l’on donnait pour l’un des hommes les plus riches du siècle passé, avaient alors connu de catastrophiques revers de fortune et des difficultés telles qu’elles avaient obligé John à émigrer vers Putney.

    Je ne sais d’où mon ancêtre tenait cette si importante fortune, s’il l’avait acquise par ses qualités personnelles ou autrement. Je sais seulement que de tous temps notre famille a eu une réputation de santé robuste et de forte personnalité, et que plusieurs membres de notre lignage, issu dit-on de la vieille noblesse, ont autrefois porté le titre de Comte. Aussi, en regard des divers rôles publics mais mineurs attribués à l’homme qui fut « mon père » au sein de notre contrée et malgré l’empreinte qu’il y a laissée, j’ai toujours trouvé étonnant qu’il fût tombé si bas dans l’échelle sociale, ne faisant valoir d’autres vrais talents que manuels.

    En effet Walter Crumwell, était aussi connu comme Walter Smith pour ce qu’il exerçait le métier de forgeron et d’armurier avec son frère aîné John. Mais l’envergure médiocre de son entreprise l’obligeait à s’adonner aussi à d’autres activités sur le domaine de Lord Wimbledon, comme foulon ou tondeur de drap et tavernier-brasseur de bière. De caractère difficile, souvent pris de boisson et prompt à la querelle, il eut pour cette raison plusieurs fois maille à partir avec les autorités et aussi pour avoir fourni à ses clients de la bière frelatée. Walter était d’autant plus aigri que son frère John qui ne pouvait souffrir ses emportements, avait vite abandonné la forge pour mener une vie plus prospère à Canterbury comme cuisinier de l’Archevêque.

    Ma mère Catherine Glossop, orpheline d’opulents fermiers de Wirksworth dans le Derbyshire était pupille d’un avoué de Putney, un certain John Welbeck à qui avait été confiée l’administration de ses biens. Comme elle était coquettement dotée et de plus, à ce que je crois savoir, jolie et bien faite de sa personne, les prétendants ne lui manquaient point. Mais le notable John Welbeck, qui était en affaires avec nombre d’artisans et de marchands de la région et d’ailleurs, n’était point pressé de la marier et d’abandonner l’argent qu’il faisait fructifier pour son compte. Il recevait notamment des étrangers des Pays d’En-Bas avec lesquels l’Angleterre avait établi le commerce de laine, de métaux, de fromage, de bière et autres alcools, mais aussi de produits issus des manufactures des deux pays.

    Ce fut au cours de fréquentes visites d’un négociant belgeois chez le sieur Welbeck, que ma mère tomba sous le charme et la gentillesse de celui qu’elle eût rêvé d’avoir pour mari, si le galanttransfert de bétail n’avait été déjà marié et père de famille. Malheureusement pour elle, car de leurs amours fautives lui naquit un enfant, sans que le bel amant de passage pût apporter réparation.

    Qui voudrait d’elle à présent ?

    Walter trouva l’occasion trop belle d’améliorer sa position : il prit la femme avec sa précieuse dot et accessoirement l’enfant qu’il accepta pour sien. C’est ainsi que, né le 8 décembre 1473 et dénommé Thomas, quelques mois plus tard, lors de leur union et officiellement reconnu et légitimé comme l’enfant du couple Walter et Catherine Crumwell, je devins Thomas Crumwell.

    Mais le tempérament de Walter ne l’incitait point à la clémence et aux accommodements. Naturellement violent, il manifestait un tel rejet à mon endroit que, probablement désireux au fond de lui de voir succomber ce marmot indésirable, prétextant ma santé fragile et mon caractère rebelle, il me tenait enfermé des jours durant. Craignant pour ma vie, ma pauvre mère, elle aussi objet de ses emportements, parvint à alerter mon géniteur, lequel touché par ses larmes de désespoir décida de m’emmener en son pays.

    Du jour au lendemain je devins « Jehan » et mon vrai père me donna son nom : « Lemaire » que j’ai porté avec fierté pendant quarante années.

    Enfance

    Ma mère adoptive m’accueillit comme son propre enfant. Mon père lui avoua-t-il son infidélité ? Me fit-il admettre pour un enfant trouvé sur le bord du chemin ? Je ne sais. Le fait est que je ne découvris mon passé qu’à la mort, en 1498, de ce père auquel j’ai toujours voué une admiration et un amour sans bornes.

    Jusque-là, comme je l’ai conté un jour à mon ami Guillaume Crétin il y a une vingtaine d’années alors que je me croyais à l’article de la mort – et là encore il faut accepter de me croire – je menai une vie insouciante et heureuse sur le vaste domaine de l’antique Gaule Belgique de mes grands-parents, dits « maternels », éleveurs de bétail entre la Sambre et Bavay. C’est là que, sans plus de précision, je situe mes origines au début de mon grand ouvrage Illustrations de Gaule et Singularités de Troie.

    Quiconque veut bien se donner la peine de lire entre les lignes, trouvera, dans la jeunesse de Pâris qui couvre une large part du premier livre, un écho de la mienne. Certes ce personnage qui fait partie de notre mythologie préexiste chez de grands auteurs antiques et parmi eux, Dictys de Crète qui a ma préférence et que j’ai souvent plaisir à citer. Mais j’assure qu’une partie de son histoire singulière et surtout sa vie quotidienne telle que je la dessine se rapportent à la mienne.

    Pâris était le fils de Priam, roi de Troie et de la reine Hécube. La reine alors enceinte de son cinquième fils, vit en songe qu’elle enfantait une torche allumée, toute sanglante qui embrasait la grande forêt du mont Ida, incendiant et réduisant en cendres la grande cité de Troie. Informé de ce présage confirmé par l’oracle de Delphes, le roi Priam commanda la mort de l’enfant. Mais quand la reine vit le beau Pâris, émue et attendrie par un penchant naturel commun à toutes les mères, elle renonça au dessein de faire mourir l’enfant si doux, si gracieux qu’elle avait conçu, et sans égard au danger futur, reniant la promesse qu’elle avait faite à son époux, elle le fit conduire chez des pasteurs du roi qui gardaient les troupeaux au pied du mont Ida pour qu’il y fût élevé secrètement, comme leur fils, avec leurs propres enfants. D’une certaine manière la suite, que je relate plus loin, m’appartient.

    Celle que je croyais être ma mère, la seule que j’ai toujours appelée et considérée comme telle et que j’ai toujours tendrement aimée, était sans doute la plus belle femme que j’ai connue avec Marguerite de Savoie. Par bien des côtés de sa personnalité, elle ressemblait beaucoup aussi à Elizabeth, mon épouse regrettée. Parfaite elle aussi dans ce rôle d’épouse, ma mère était un refuge de douceur pour tous ses enfants et totalement dévouée à leur éducation. Mon frère aîné, mes sœurs et moi avons tous reçu d’elle, outre l’apprentissage de l’écriture, de la lecture, du calcul et des sciences élémentaires, celui du latin, des Lettres, de l’Histoire et de la musique. Elle jouait d’ailleurs joliment de la harpe et de l’épinette. Pieuse sans excès, elle nous lisait les Saintes Ecritures comme elle nous contait les grandes chroniques historiques de Frédégaire et d’Eginhard.

    Mon père était fils et frère cadet des Sieurs Lemaire du Moulinet, d’anciens minotiers devenus grands éleveurs de bœufs, de moutons et de chevaux, à Desvres dans le Boulonnais. Je reçus pour nouveau parrain son frère puîné Jean du Moulinet qui connut donc comme je l’ai dit sous le nom de Jean Molinet, bien avant moi, la célébrité de grand chroniqueur, d’abord du Duc de Bourgogne qui l’anoblit, puis de l’Empereur Maximilien et de Philippe le Beau son fils.

    Comme ses frères et sœurs, mon père avait reçu une solide éducation. Suivant la voie de bien des cadets, il aurait dû opter pour les armes, mais son goût réel doublé d’un don pour les affaires le portèrent vers le négoce qui était en plein essor. Lui qui n’avait point son pareil pour sélectionner les meilleurs moutons et choisir les plus belles tontes, vit l’occasion d’écouler directement au meilleur prix la production lainière familiale auprès des ateliers de tapisserie qui surgissaient partout dans le pays. Il devint fournisseur de grandes firmes comme Grenier à Tournai. Mais celles-ci exigeant toujours plus de matières premières, il en vint à s’approvisionner en laines d’Angleterre puis à faire, toujours plus loin, commerce d’étoffes de luxe, de bijoux, de pierreries, de peintures, de meubles précieux et d’épices sur les foires de Bourgogne, de France et d’Italie. Au-delà du thiois, notre dialecte local, du flamand et du français, il maîtrisait mieux que nous encore l’anglais, le parler germanique, le castillan et l’italien, des langues qui étaient indifféremment usitées dans nos contrées, en raison du nombre de marchands, de marins, de pèlerins et surtout de soldats qui les sillonnaient continuellement, eu égard aux guerres quasi permanentes qui s’y déroulaient.

    Si j’ai le sentiment d’avoir peu vu mon père durant les premières années de mon enfance, je me souviens qu’à partir de mes huit ou neuf ans, lorsqu’il n’était point en voyage, il m’emmenait avec lui sur son cheval dans quelque atelier de tapissier où je m’ébahissais devant les métiers à tisser, la profusion de cylindres, de bobines de fils teints de toutes les couleurs. Certaines fois, entre deux visites à ses clients, à ma demande il me confiait à des artistes chargés de réaliser des cartons, auprès desquels j’appris le dessin. D’autres fois, il m’autorisait à pénétrer avec lui dans de somptueuses demeures comme je n’en avais encore jamais vues, beaucoup plus grandes et plus richement parées encore que la nôtre située à quelques pas de la grand place de Bruxelles, ce carrefour de l’Europe où mes parents qui baignaient à présent dans l’aisance avaient emménagé avec fierté. Alors, retranché dans un coin de bureau feutré de quelque palais, j’assistais silencieux à d’âpres discussions, à d’interminables tractations financières et à d’incompréhensibles échanges de pièces d’or et d’argent, de diamants, de papiers, bref, à toutes sortes de manipulations secrètes qui éveillaient en moi une étrange et troublante sensation de mystère qui me réjouissait.

    J’ai aussi beaucoup séjourné chez mes grands-parents paternels, également éleveurs de bétail comme je l’ai dit, à Desvres, à moins de sept lieues du Calaisis occupé par les Anglais et à dix lieues de la cité fortifiée de Calais, près du détroit du même nom. C’est là, inspiré par le décor de forêts giboyeuses, l’entrelacs de ruisseaux, de riantes rivières se jetant dans le fleuve Liane, et les monts Hulin et Pelé, qu’est né le cadre où allait se dérouler sous ma plume l’enfance de Pâris dans mes Illustrations de Gaule et Singularités de Troie.

    Dans mon imaginaire, la cité de Troie et le palais de Priam se confondent avec la citadelle anglaise de Calais, symbole d’une moitié de mes racines. De même, j’ai fait de cette partie du Boulonnais où se situe Desvres le territoire de la région de Troas en Phrygie sis sur l’Hellespont qui sépare l’Asie de l’Europe, la grande contrée bordant la mer d’un côté, en partie montagneuse et en partie plate où grandit Pâris. Ses montagnes très renommées appelées Ida, fertiles et étendues, plaisantes au regard, sont couvertes de riches herbages et pâturages et toutes revêtues de hautes forêts comme les nôtres. J’ai représenté Pâris adolescent avec ses frères et ses amis en train de s’adonner aux mêmes exercices du corps et aux mêmes jeux que ceux auxquels je me livrais en compagnie de mon frère aîné, de mes cousins et des autres garçons de mon âge lorsque nous nous élancions dans les prairies et simulions des batailles bien ordonnées, lorsque nous allions à la chasse dans les bois, à la pêche dans la Sambre ou la Liane devenues le Xanthe ou Scamandre et le Simoïs qui naissent en divers endroits loin l’un de l’autre, pour venir se rejoindre dans la plaine de Troie. Ou bien encore lorsque nous aidions nos oncles, nos cousins et nos voisins aux transferts du bétail, car nous aimions à nous faire valoir auprès de nos sœurs et plus encore à capter l’attention des autres jeunes filles en nous donnant de l’importance. C’est là aussi que je connus mes premiers émois amoureux qui m’ont inspiré la rencontre de Pâris avec sa compagne Œnone.

    Maintes scènes de pillages perpétrés en ce temps-là par les Anglais ou les Germains sur nos terres m’ont inspiré l’histoire des affrontements entre Cébréniens et Scepsiens auxquels je mêle Pâris dans mes Illustrations de Gaule et Singularités de Troie et que je veux évoquer ici. Elle reproduit d’autres combats que je relaterai plus loin qui opposèrent bien des années plus tard mon héroïque peuple des pays d’En-Bas et ceux du Duché de Gueldre au cours duquel mon frère fut tué.

    « Un soir, les Sceptiens (comme

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