Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Le pin d'Oyodo
Le pin d'Oyodo
Le pin d'Oyodo
Livre électronique325 pages5 heures

Le pin d'Oyodo

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Il s’agit d’un roman dont le cadre se situe en partie en Alsace, dans la ville de Colmar, et en partie à Tokyo. Fuko, un jeune japonais qui termine une formation aux techniques de la peinture et des études d’histoire de l’art à l’Université Ueno, arrive devant le Musée des Unterlinden une fin d’après-midi du mois d’Août. Il fuit un naufrage amoureux, mais avec la mission, confiée par son directeur de thèse et son Université, de percer le secret qui se cache au cœur de la biographie de Martin Schongauer, grand peintre et graveur du quinzième siècle. En cherchant à découvrir la véritable histoire qui lie le célèbre artiste alsacien au modèle qui lui a servi à peindre « la Vierge au Buisson de Roses », son œuvre majeure, il essaie de comprendre les raisons qui ont amené l’échec de sa relation avec Sakura, la jeune femme qu’il a laissée à Tokyo. Empêtré dans les souvenirs d'un passé qui ne le lâche pas, il se trouve tout à coup entraîné dans une grave affaire de meurtre qui bouleversera définitivement sa vie et fera resurgir des visages qu’il croyait pouvoir oublier en se sauvant à l’autre bout du monde.
LangueFrançais
Date de sortie19 sept. 2013
ISBN9782312013589
Le pin d'Oyodo

Lié à Le pin d'Oyodo

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Le pin d'Oyodo

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le pin d'Oyodo - Pierre Gustin

    cover.jpg

    Le Pin d’Oyodo

    Ce qui est haïssable

    Ce n'est pas le pin d’Oyodo

    Qui attend

    Mais la vague qui s'en va

    Simplement après avoir vu la plage

    Tanka tiré des Ise Monogatari

    Pierre Gustin

    Le Pin d’Oyodo

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    A mon père, dont la présence silencieuse m’a accompagnée pendant tout le travail d’écriture, et à Antoine et Alain, dont les prénoms commencent par la même lettre que le mot « ami », pour m’avoir prodigué leurs conseils et avoir accepté la tâche ingrate de me relire

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01358-9

    Avant-Propos

    A l’ombre fragile d’un pin de mer, un couple de jeunes gens est assis sur le sable, les yeux tournés vers l’océan. La silhouette du Mont Fuji se dresse derrière eux, imposante et impassible, sans qu’il soit permis de dire si elle est une protection ou une menace. La jeune femme pense au temps qui passe et le garçon aux tableaux qu’il peindra. Ils ne sont sûrs de rien sinon qu’ils s’aiment. De l’autre côté du monde, dans une ville au sud de l’Alsace, on arrive à la fin d’une journée chaude et une jeune femme quitte son père en déposant sur sa joue un baiser léger comme un pétale de rose.

    Qui pourrait penser qu’une histoire va naître entre ces hommes et ces femmes que tout sépare ? Mieux, comment imaginer que celui qui les rapprochera s’appelle Martin Schongauer, l’un des plus grands peintres graveurs du quinzième siècle européen ?

    Il faut dire, pour être complet, que le jeune homme apprend l’histoire de l’art à l’Université Ueno de Tokyo, où il a pour professeur un homme secret que l’on considère comme l’un des plus grands spécialistes de la gravure européenne à l’époque de la Renaissance. Pendant ce temps son amie, qui prête sa beauté aux artistes en leur servant de modèle, fréquente assidument l’atelier d’un sculpteur du Pays de l’Edo, célèbre pour son talent et son mauvais caractère. Que cherche-t-elle donc là-bas avec autant de constance ?

    On pourrait craindre, au moment de lire cette histoire, que le bonheur de ce couple ou celui du père et de sa fille se révèle aussi fragile que l’ombre mouvante du pin de mer. Tant de malentendus, de dangers et d’envies menacent un bonheur…

    On pourrait aussi penser que deux personnes assises côte à côte, quand elles contemplent l’horizon ou qu’elles se regardent au fond des yeux, n’aperçoivent pas la même chose. Tous les futurs, à cet instant précis de leur vie, restent envisageables mais, en avançant dans le temps, l’éventail des possibles se réduira comme une peau de chagrin jusqu’à, inévitablement, n’être plus que la ligne exclusive d’un destin auquel elles ne pourront plus échapper. Dès lors, il faudra bien qu’elles acceptent les rôles écrits pour elles dans le Livre de la Fortune, sans savoir si la pièce qu’elles joueront aura la légèreté d’une comédie, les rebondissements d’un drame ou la brutalité d’une tragédie.

    A coup sûr, le pressentiment de cette fatalité n’est pas étranger à la lueur qu’on voit trembler dans leurs regards fascinés.

    Chapitre I

    Aéroport Charles de Gaulle, huit heures du matin. Le soleil, encore bas dans le ciel transparent de juillet, commence à lustrer la carlingue des gros porteurs immobilisés sur les allées de tarmac. Inertes, pareils à des jouets démesurés dans la vitrine d'un magasin extraordinaire, ils sont alignés sur des chemins de velours gris, de l'autre côté du mur de verre où s'affichent, avec des bruits d’élytres, les numéros des vols en partance et les horaires d’arrivées. Autour d’eux s’agitent des petits hommes affairés, que les casques antibruit qui couvrent leurs oreilles font ressembler à des insectes industrieux.

    L'esprit et le corps engourdis par une longue immobilité pendant laquelle il a traversé pas moins de la moitié de la planète, changé d'hémisphère et remonté sept heures dans le cours du temps, le jeune homme qui se laisse conduire par un escalator du Hall 3 de l’aérogare de Roissy essaie de se convaincre qu'il est bien arrivé en France. Tout est allé si vite ! La décision et le billet d'avion pris en trois jours, quelques coups de fils passés à ce qu’il lui reste de famille et quelques amis, une valise bouclée en trente minutes… Pourquoi tant de précipitation ? Pour quitter quelqu'un ou pour fuir quelque chose ? Poussé par le désir de découvrir de nouveaux paysages, l’envie de rencontrer des têtes inconnues ? Peut-être aussi pour démarrer une autre vie… Ce départ qui ressemble à une rupture, s’il n’est pas le simple effet d’une toquade, possède sûrement des motivations fortes. La curiosité ? L’amertume ? La colère ? Le dépit ? Un peu de tout cela sans doute.

    Ces interrogations sont un raccourci des pensées que le jeune japonais ressasse depuis qu'il est monté dans le vol 7112 du Tokyo-Paris de la Japan Air Lines, quelques heures plus tôt. Et, il faut bien le reconnaître, malgré les efforts qu’il fait pour leur trouver des réponses, il en est à peu près au même point qu’avant son départ, quand il hésitait encore à sauter le pas. Une telle impuissance à comprendre les mobiles qui le poussent, l’impression désagréable d’agir sous l’emprise d’une volonté qui lui échappe, le plonge dans un état où son humeur ressemble à un précipité instable qui balance à chaque instant entre la révolte et l’abattement.

    Né d'une mère française et d'un père japonais, tous les deux décédés dans un accident de la route il y a quelques années, le jeune homme se prénomme Fuko et va sur sa vingt-septième année. Il vit dans un petit appartement de la banlieue nord de Tokyo avec sa compagne Sakura, et fréquente l'Université des Arts où il suit depuis plusieurs années un cours d'expression picturale réputé au Japon pour avoir formé plusieurs peintres devenus célèbres. Parallèlement à cette formation pratique, il s'est inscrit au Département des Arts graphiques et d'Histoire de l'Art. Il lui reste à présenter une thèse de doctorat pour obtenir son diplôme de fin d’études. De prime abord, il avait pensé consacrer ce travail à vérifier une hypothèse très personnelle. Les techniques de la gravure européenne auraient été introduites, selon lui, dès le seizième siècle à la cour vieillissante des empereurs Ming par les prêtres de la Compagnie de Jésus, émissaires de la culture occidentale à cette époque et, de là, elles auraient diffusé jusqu’au Japon pour influencer l'art des estampes à l'époque d'Edo. Cette idée a germé dans son esprit depuis deux ans environ et il aurait aimé prendre le temps de la développer.

    Le projet n'enthousiasmait guère Monsieur Akihito Massu, son directeur de thèse, qui le jugeait trop aventureux. Le professeur était plutôt partisan d'un travail sur la vie de Martin Schongauer, un peintre-graveur alsacien de la seconde moitié du quinzième européen. Il faut dire que, depuis de nombreuses années, le Professeur Massu s’est imposé au Japon comme le grand spécialiste de la gravure occidentale du Moyen-âge et de la Renaissance. L’homme, plutôt solitaire, ne semble vivre que pour cette passion dévorante, doublée d’un appétit immodéré pour les femmes. Ces deux objets d’étude accaparent l’essentiel de son temps et ses étudiants font courir mille histoires à son sujet. Fuko l'a choisi comme directeur de thèse parce que le personnage exerce, sur lui comme sur beaucoup de ses compagnons d’études, une sorte de fascination qu’il n’arrive pas à expliquer. Sans doute pourrait-on trouver une raison à cet intérêt particulier dans le mode de vie du Professeur, que l’on dit assez peu conventionnel. En travaillant sous sa férule, Fuko espère apprendre à mieux le connaître. Il est curieux de dissiper le mystère qui entoure cet homme énigmatique et, d’une certaine manière, désireux de se libérer de l’envoutement qu’il exerce sur ses étudiants. A côté de cette motivation, assez peu rationnelle, son choix a sans doute aussi été influencé par l'entregent qu’apporte à ce professeur une solide réputation de critique d'art. Monsieur Akihito Massu anime au Japon un courant de pensées qui connaît de nombreux adeptes dans l’intelligentsia réformatrice du pays. Pour lui, l’inspiration de l’artiste se nourrit des évènements qui émaillent sa vie. Sans eux, pas de créateur ni d’œuvre. On appelle ce courant l'Ecole de l'Existence, et ses adeptes se recrutent plutôt parmi les intellectuels que dans les milieux artistiques, où l’on s’offusque de la place négligeable laissée au génie de l’individu par cette façon de concevoir la genèse de l’œuvre. De telles idées, entend-on dire à l’intérieur de ces cercles, sont une revanche de la critique sur l’élitisme du don. Pour sa part, Fuko trouve assez cohérente l’idée que certains évènements marquants de la vie d’un artiste agissent sur son inspiration. Il fixe cependant une limite à cette théorie plutôt « naturaliste » sur l’art : elle ne doit pas se laisser enfermer dans un déterminisme trop simpliste. Non, vraiment, Fuko n’est pas prêt à admettre qu’on réduise l’œuvre à un banal concours de circonstances.

    Martin Schongauer, le célèbre peintre-graveur alsacien du quinzième siècle, constitue pour les adeptes de l’Ecole de l’Existence un sujet d’étude intéressant, en particulier pour Monsieur Akihito Massu. Afin de mieux pénétrer dans l’œuvre de l’artiste, le professeur de Fuko cherche depuis longtemps à comprendre ce qui a poussé le maître graveur à quitter brusquement Colmar, la ville où il était né et où il avait créé ses principaux chefs-d’œuvre, peu de temps après y avoir acquis une maison et s’y être installé. Le mystère parait d’autant plus troublant que l’exil volontaire de Martin Schongauer ne l’a pas mené très loin. L’homme est allé habiter à une trentaine de kilomètres de Colmar, sur la rive orientale du Rhin, dans la cité de Breisach où il mourra jeune encore, peu de temps après son arrivée. Akihito Massu avait beaucoup réfléchi sur ce qu’il appelait « l’énigme Schongauer ». Il avait acquis la conviction qu’elle constituait la clé qui permettrait d’entrer dans l’œuvre du célèbre peintre. Encore fallait-il, pour résoudre le mystère, séjourner dans la lointaine Alsace assez longtemps pour y mener une enquête approfondie. Ses responsabilités ne lui permettaient pas de s’éloigner du Japon le temps nécessaire à ce travail. Par contre, il s'était efforcé de faire admettre à Fuko qu’une telle enquête, quel qu'en fut le résultat, fournirait un sujet de thèse original et particulièrement utile à l’histoire de la gravure dans le monde.

    Le jeune étudiant en avait d’abord rejeté l'idée, considérant que le projet, aussi exaltant qu'il pût paraître, l'éloignerait de sa compagne Sakura. N'osant pas s'appuyer sur un tel argument auprès de son professeur par crainte de lui paraître quelque peu frivole, Fuko avait d’abord mis en avant le coût du projet. Mais son Professeur avait aussitôt apporté une réponse à l’argument. Une bourse, qu'il se faisait fort de procurer à Fuko, fournirait au jeune étudiant les fonds nécessaires au financement du voyage. Après avoir demandé quelques jours de réflexion, Fuko s'apprêtait à l'informer de son refus lorsqu’était survenu la terrible désillusion qui l’avait abattu. On peut dire sans exagérer qu’à cet instant, sa vie avait basculé.

    De fait, le choc fut d’une violence extrême. Une sorte de déflagration intime dont la résonance l'agite encore chaque fois qu'il y pense. Il se revoit, un matin comme les autres, dans le petit local qui sert de vestiaire aux élèves de l'atelier de peinture où il reçoit sa formation pratique, en train d’ouvrir la porte du casier dans lequel il range habituellement son matériel. Un paquet attire son attention. Cela ressemble à une liasse de lettres, tenue par un élastique. Quelqu’un l’a déposée là, bien en vue sur la boite d’aquarelle et les pinceaux. Tout de suite Fuko s’interroge. De toute évidence, il aura fallu qu’on ouvre son casier — pourtant fermé à clef — pour y mettre le paquet. A l’idée que quelqu’un ait eu un tel culot, il éprouve une soudaine indignation. Qui s’est permis cette indélicatesse et dans quelle intention ?

    Encore aujourd'hui, Fuko est incapable de répondre à ces questions et elles le harcèlent comme des mouches obstinées qu’il n’arriverait pas à chasser. Tout de suite il a reconnu l'écriture de Sakura. Pas d’erreur possible, les lettres avaient bien été rédigées de la main de sa compagne. Elles étaient adressées à un homme qu'elle appelait Maître, mais sans jamais mentionner son nom. Planté au milieu du vestiaire, il avait parcouru les deux premiers feuillets et il avait dû se rendre à l’évidence : son amie était la maîtresse de l’homme à qui les lettres étaient destinées. Sur le coup, Fuko n'avait pas eu la force d'en lire plus. Atterré par sa découverte, il avait fourré le paquet dans son sac à dos et s’était isolé dans les jardins d’Ueno, tout proches. Longtemps, il était resté assis sur un banc, la tête vide, avant de retrouver assez de courage pour extraire le paquet de son sac. Une petite feuille s’était alors détachée de la liasse. On y avait griffonné quelques mots, d’une écriture maladroite qui ne ressemblait à aucune de celles qu’il connaissait. Sans doute le graphisme avait-il été volontairement contrefait. Le message disait : Voilà ce que font dans ton dos Sakura et Yasuda Mori. Es-tu assez sot pour accepter cela ?

    Depuis qu'il a lu ces mots, il se répète la question plusieurs fois par jour : lui, Fuko, est-il assez sot pour accepter cela ? Evidemment, le message n'était pas signé. Qui pouvait l’avoir écrit ? Un ami indigné, résolu à mettre un terme à cette situation humiliante ou, au contraire, un ennemi décidé à le blesser ? Comment savoir ? Et par quel mystérieux cheminement des lettres aussi intimes étaient-elles parvenues entre les mains de l’inconnu ? Comment avait-il fait pour ouvrir puis refermer le casier sans commettre d’effraction ? Toutes ces questions se pressaient dans sa tête, faisant un tintamarre qu’il était seul à entendre et qui l’empêchait de se concentrer sur autre chose. Les premières nuits, il en avait perdu le sommeil. La torture ne lui laissait aucun répit. Il voyait défiler des galeries de visages, toutes les personnes qu'il connaissait de près ou de loin, et il se demandait, parmi celles qui lui étaient attachées ou, à l’inverse, parmi les rares relations susceptibles de lui avoir gardé quelque rancune, laquelle était capable de manigancer un tel stratagème. Le soir il rôdait dans son quartier, l’air hagard, pour ne rentrer chez lui qu’à la dernière heure, cherchant à éviter un tête à tête pénible avec sa compagne. Leur cohabitation ne pouvait plus durer, il s'en rendait compte mais, curieusement, se sentait incapable d’aborder la question avec elle, comme s’il avait été lui-même responsable de la trahison commise par la jeune femme. Très vite, il était arrivé à la conclusion qu’il n’y avait qu’une seule issue à cette situation insupportable : partir, partir au plus vite et le plus loin possible, fuir… Mais pour aller où ?

    L’idée libératrice avait émergé peu après la découverte des lettres, un soir en regagnant son domicile : pourquoi ne pas reconsidérer la proposition faite par le Professeur Massu ? La question prit racine et germa dans sa tête durant la nuit et, le lendemain au réveil, le fruit était mûr : il partirait à la recherche du secret de Martin Schongauer. Un peu étonné par la résolution subite de son étudiant, favorablement impressionné par l’impatience qu’il montrait à engager le travail, son Professeur tint parole. En trois jours, le sujet de thèse était enregistré par l’Université, Monsieur Massu avait officiellement accepté de diriger la thèse, et le dossier de demande de bourse avait été déposé par Fuko auprès de son Administration. Au bout d'une semaine à peine, le Conseil d'Université donnait son accord au projet. De mémoire d'étudiant, on n'avait jamais vu un dossier de bourse mené à un train pareil. Tous ses camarades enviaient le jeune homme. C'est ainsi qu'emporté par le tourbillon qu’il avait lui-même déclenché, celui que ses amis prenaient pour le plus chanceux d’entre eux mais qui se considérait, quant à lui, comme le plus malheureux des hommes, se retrouvait assis dans un boeing 747 à destination de la France.

    Depuis son départ de Tokyo, une chose préoccupe tout particulièrement Fuko. Il n’arrive pas à comprendre ce qui l’a empêché de parler des lettres à son amie. Pourquoi ce mutisme alors qu’une mise au point rapide se serait imposée ? A sa place, n’importe quel homme aurait crié son amertume devant une telle trahison. Au lieu de cela, il s’était enfui comme un voleur, sans fournir la moindre explication. A croire qu’il estimait porter une part de responsabilité dans ce qui lui arrivait. Depuis son départ de Tokyo cette idée ne cesse pas de l’irriter car enfin, en choisissant de partir, il s’est tout de même sacrifié. Grâce à la décision qu’il a prise, Sakura pourra recommencer une nouvelle vie. Une telle attitude a quelque chose d’élégant mais, malheureusement, le silence dont il a entouré son départ va suffire à tout gâcher. Sakura ne comprendra jamais les raisons qui l’ont poussé à la quitter. Elle imaginera qu’il lui a préféré son travail et elle trouvera, dans son comportement, la preuve de son indifférence et la justification qu’elle cherchait sans doute pour continuer à lui mentir.

    Sans cesse depuis qu’il a quitté son pays, les pensées de Fuko reviennent à l’homme qui a séduit sa compagne. On ne peut pas dire qu’il soit un inconnu, ce Yasuda Mori. L'Université des Arts de Tokyo l'invite assez régulièrement à faire des conférences dans son enceinte studieuse. Après chacune de ses interventions, elle lui offre également la possibilité d'exposer ses dernières sculptures devant un public de connaisseurs, composé principalement de professeurs et d'étudiants. Les modelages et les sculptures de Yasuda Mori sont devenus très à la mode au Japon depuis quelques années. On considère l’artiste sculpteur comme le leader d'un courant diamétralement opposé aux idées du Professeur Massu. Pour Yasuda Mori, les évènements qui marquent la vie d'un créateur n'ont pas d'influence sur ce qu'il crée. Le véritable moteur de l’artiste se cache dans la relation qu’il entretient avec le temps. Chacun, à travers l’expérience du vieillissement, se trouve confronté tôt ou tard à l’idée de la mort. Ce constat tragique met en lumière l’absurdité de l’existence et l’œuvre d’art propose un sens à ce qui n’en a pas. Selon Yasuda Mori, une complicité muette, nourrie par la conscience partagée de leur finitude, s'établit entre le créateur et son public. La contingence miraculeuse de l’œuvre offre une échappatoire à l’intransigeance du destin. Elle ouvre les portes sur un espace qui s’est affranchi du devenir. Dans ce monde hors du temps, les artistes fabriquent de l’immortalité virtuelle pour un public en proie au désir d’oublier que tout se désagrège. En bref, Yasuda Mori considère un peu l’artiste comme un thérapeute, un rebouteux qui administrerait sa médication pour guérir la maladie du temps qui passe…

    Jusqu'ici, la puissance du personnage impressionnait Fuko, au physique comme au mental. Le romantisme des idées qu’il affichait l’avait conquis, mais depuis qu’il a découvert sa liaison avec Sakura, il est devenu pour lui une sorte d’esprit démoniaque, doté d’une puissance maléfique et hostile. Sa physionomie, empreinte d’une force sauvage, accentue encore l’image peu flatteuse que Fuko se fait maintenant du sculpteur qu’il révérait. Le cou taurin et le front bas du personnage, son visage troué par des yeux vides, ne lui inspirent plus que de l’horreur. Comment une femme aussi belle que Sakura peut-elle trouver du charme à cet être sorti droit d’un bestiaire ? Bien sûr, on comprendra que le jugement de Fuko manque d’objectivité. Il oublie que c’est lui qui a entrainé Sakura aux conférences de l’artiste et que, lorsqu’ils revenaient dans leur petit appartement après s’être longuement promenés, émerveillés, parmi les œuvres du Maître, c’est encore lui qui, tard dans la nuit, faisait écho à leur soirée en commentant ce qu’ils avaient vu.

    Avant que la foudre ne lui tombe sur la tête, Fuko s'était souvent demandé à quoi ressemblerait sa vie, une fois ses études terminées. Il hésitait entre le parcours balisé d'un enseignant sage et la vie d'artiste, du moins telle qu’il l’imaginait : imprévisible, marginale, mais en même temps terriblement attirante. Depuis qu’il les fréquente, il s’est aperçu que l'ambiance amicale des ateliers exerce sur lui plus d’attrait que la froideur des grands amphithéâtres. Certes, il a le gout de l'analyse ; il aime comprendre et faire partager aux autres ses découvertes. Mais il ne peut pas ignorer cette chose mystérieuse qu’il sent remuer en lui et qu’il voudrait extirper. Souvent, pour s'amuser, il compare son état à celui d'une femme enceinte. Il est gros d'une vie latente qui respire dans sa poitrine et qui vibrionne. Cela ne ressemble pas à la rondeur d’un enfant, plutôt à l’évanescence d’un désir. Mais un désir très différent de ceux qui s’apparentent au manque. C'est, à l’inverse, plutôt le besoin de laisser couler hors de lui un excès de vitalité, un trop plein oppressant qui l’étouffe. Voilà trois bonnes années qu'il partage sa vie avec Sakura. La jeune femme occupe un poste d'hôtesse dans une galerie d'art au centre d'Edo. Depuis plusieurs années, elle sert de modèle aux étudiants de la formation à laquelle s’est inscrit Fuko. Il l’a rencontrée en débutant ses cours de peinture. Dès le début de leur relation, il avait ardemment désiré qu’elle posât pour lui mais, chaque fois, sous des prétextes divers, Sakura lui avait refusé ce plaisir. Sans comprendre les raisons d’une telle attitude, Fuko a fini par se résigner. Il s’est habitué à contempler Sakura au lieu de la peindre. Quand il la regarde, sur la plage où ils se rendent ensembles chaque dimanche d’été, la jeune femme se confond au paysage marin qui l’entoure. Elle est changeante comme la mer sous le voile mouvant des nuages ; ses yeux ont la vivacité languissante des vagues et ses cheveux légers sont les escarbilles d’un grand feu d’écume. Quand il passe la journée assis à ses côtés, Fuko s’efforce de peindre ce qu’il observe : les nuages que le vent déchire et retisse inlassablement sur le métier du ciel, les infatigables étreintes de la mer et du sable, la frilosité ondulante du vent qui caresse leurs corps. Mais toute cette fluidité le ramène immanquablement à Sakura. Il n’a pas besoin de la regarder pour se nourrir de sa présence. Sakura donne à l’air son goût de sel, au ciel sa lumière et l’océan, dans le bleu profond de son regard, devient un abîme d’azur où il aime se noyer.

    Maintenant que ses études s'achèvent, voilà Fuko arrivé à un carrefour. Le moment de décider de ce que sera sa vie d’adulte est venu. Jusqu'ici, il n’était sûr que d’une chose : il entrerait dans l’avenir comme il avance vers l’océan, le dimanche, sur la plage d’Oyodo, sa main tenant la main de Sakura. De cela au moins il ne doutait pas. Aujourd’hui les choses ont bien changé, il n'est plus assuré de rien. Il se sent désorienté, perdu, habité par un désert qui grandit en lui chaque jour et le dessèche. S’il ose encore entretenir un espoir, c’est que son exil volontaire l’aide à chasser les terribles incertitudes qui l’assaillent.

    Arrivé à Paris où, en dépit de sa jeunesse, il a de vieux rêves à réaliser, il s’octroie quelques jours de liberté. Par exemple, il a toujours voulu visiter le musée Guimet, dont il connaît la riche collection de gravures remontant à l'époque d'Edo, les merveilleux paravents à six voiles et les troublantes peintures d'éventails. Il brûle aussi de faire un saut jusqu’à Giverny pour saluer Monet, ce parisien de la campagne qui aura fait connaître à la France l’art délicat de la peinture sur bois dans son pays. Après ces incontournables, il passe encore deux jours entiers au Louvre. Dans cet incroyable palais des merveilles, il découvre une multitude d’œuvres dont il ne connaissait que de pâles reproductions. D’autres aussi qu’il ne connaissait pas, comme ce Pygmalion et Galatée peint par Anne-Louis Girodet. Si les circonstances avaient été différentes, il ne se serait pas arrêté devant un tableau dont le style lui apparaît un peu trop académique. Aujourd’hui cependant, le mythe qui l’a inspiré fait écho en lui. Dans son guide, il est écrit qu’Anne-Louis Girodet aurait peint cette toile sur le tard et qu’il aurait mis plusieurs années à l'achever. Sans doute pressentait-il qu’elle marquerait l’aboutissement de son œuvre et, en même temps, qu’elle sonnerait le terme de son existence. Avec ce tableau, se dit Fuko, Girodet voulait apporter, avant de mourir, une forme au désir qui l’avait fait vivre et lui avait donné le goût de peindre. Il a tout simplement inventé la femme que le destin lui avait refusée. Mais pour qu’elle accède à la vie, il a fallu qu’il sacrifie la sienne.

    Lui, Fuko, s’est cru comblé quand le destin lui a offert Sakura. Il n’avait pas besoin de l’inventer, elle était là, près de lui, en chair et en os, il entendait sa respiration et voyait son ombre dessinée sur le sable. Mais aujourd’hui il ne lui reste rien, pas même un dessin, une huile ou une aquarelle. Les mois qui suivirent l’accident survenu à ses parents, il s’était senti terriblement seul. Quand il se rappelle ces heures difficiles, il s’aperçoit qu’il ne souffrait pas tant de l’absence des chers disparus que de l’impossibilité de partager avec eux ses émotions. Le tableau de Girodet réveille cette douleur. Depuis deux jours il contemple des merveilles mais n’a personne avec qui les évoquer. Non, la solitude ne ressemble pas à ce qu’on imagine et le plus difficile n’est pas de retrouver seul. Devoir garder pour soi ce qu’on voudrait partager, là est le pire. Toutes ces émotions orphelines sont des plaisirs inaboutis, des jouissances avortées que le temps empile dans un désordre de catastrophe et la mémoire prend brusquement des allures de capharnaüm. Désemparé, honteux de la faiblesse qu’il avoue en agissant ainsi, Fuko ne résiste pas à l’envie d’adresser à Sakura une reproduction du tableau de Girodet. Au dos, il a écrit quelques mots, aussi confus que son esprit à l’instant où il les griffonne : « Si l’amour se nourrit de la vie des amants, qui peut dire s’il leur restera assez de temps pour s’aimer vraiment ? »

    A Paris, plus que partout ailleurs, l’existence a des allures de canter et les heures filent à la vitesse d’un cheval lancé au galop. Fuko serait volontiers resté quelques jours de plus mais son Professeur, qui a exigé de lui un rapport journalier, l’aurait mal accepté. « N’oubliez pas, Monsieur Fuko, que vous êtes en mission », lui aurait-il certainement rappelé avec la froide courtoisie dont il est coutumier. Fuko serait vexé qu’on dût lui rappeler le contrat qu’il a signé. Il sait aussi, à condition qu’il s’y consacre sans réserve, que cette mission est sa meilleure chance pour oublier la raison qui l’a conduit à accepter de partir.

    Trois jours après avoir atterri à Roissy, l’esprit moins maussade qu’il ne l’aurait craint, Fuko prend le TGV Gare de l’Est et file à la rencontre de Martin Schongauer. La perspective de l’aventure qui l’attend lui fait oublier ce qu’il fuit. Pour la première fois depuis quelques semaines, ce n’est plus lui qu’on poursuit.

    Chapitre 2

    Le jeune japonais qu’un taxi vient de déposer au boude la rue de la Cavalerie hésite un instant, debout sur le trottoir, son sac à dos posé devant lui. Il est assez grand et donne l’impression d’un garçon bien bâti. Sa tête, encore juvénile, contraste avec le

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1