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Je suis un lieu
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Livre électronique471 pages6 heures

Je suis un lieu

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À propos de ce livre électronique

Dans ce livre au style très personnel, Jacynthe Tremblay relate la manière dont sa vie a été profondément marquée par sa rencontre avec le philosophe japonais Nishida Kitarō (1870-1945) au fil de son histoire quotidienne longue de deux décennies au Japon et en Chine. On y retrouvera des détails de la vie du philosophe, des exemples tirés de la culture japonaise ou encore des réflexions sur la musique de Bach, qui forment un cadre cohérent pour appréhender la pensée nishidienne. C'est ainsi que l'on pourra comprendre les concepts, déterminants, du «lieu» et de l'«altérité absolue», qui ont pour fonction de montrer comme l'être humain - dégagé d'une subjectivité autocentrée - peut entrer en relation avec les autres. Ainsi abordée, la philosophie de Nishida, selon l'interprétation simple mais très audacieuse qu'en fait l'auteur, devient accessible à tous et rejoint la densité de la vie.

Jacynthe Tremblay est titulaire d'une double spécialisation en philosophie de la religion et en philosophie japonaise. Elle habite au Japon depuis une vingtaine d'années, où elle poursuit ses travaux de recherche concernant Nishida Kitarō, de même que la traduction française de ses œuvres, dont De ce qui agit à ce qui voit (PUM, 2015). Elle a aussi dirigé plusieurs ouvrages collectifs en philosophie japonaise.
LangueFrançais
Date de sortie14 sept. 2016
ISBN9782760636743
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    Aperçu du livre

    Je suis un lieu - Jacynthe Tremblay

    INTRODUCTION

    LES ANGES DE KAHOKU

    En janvier 1992, alors que j’étais dans le dernier trimestre de mes recherches postdoctorales à l’Université de Tōkyō, je décidai de m’accorder un répit et d’aller visiter Unoke, le village natal de Nishida Kitarō.

    Unoke est une petite agglomération de la préfecture d’Ishikawa. Elle est située au bord de la mer du Japon, à 20 km au nord de Kanazawa, capitale de cette préfecture, et à 516 km au sud-ouest de Tōkyō. En 2004, elle a été fusionnée avec les villages d’Unoke, de Takamatsu et de Nanatsuku pour former la ville de Kahoku.

    Par souci d’économie, je pris pour m’y rendre des trains locaux, avec des correspondances. Le voyage, depuis la préfecture de Chiba où j’habitais alors, dura en tout une dizaine d’heures. J’avais anticipé le plaisir de contempler pour la première fois les Alpes japonaises. J’en fus pour mes frais, car la presque totalité du voyage s’effectua dans les nombreux tunnels creusés sous les montagnes.

    Sitôt arrivée à Unoke, je m’empressai d’aller visiter le petit musée consacré à Nishida. Le conservateur du musée, un homme au visage qu’un sourire perpétuel avait creusé d’innombrables plis, m’attendait dans la froidure et l’humidité d’un bâtiment de dimensions réduites. Y étaient exposés, outre quelques-uns des vêtements du philosophe, des manuscrits de ses œuvres complètes, de même que plusieurs de ses calligraphies.

    Cependant, le plus intéressant, à mon sens, m’attendait dans un minuscule bâtiment de bois situé derrière le musée. Il s’agissait du cabinet de travail de Nishida. Au centre de l’unique pièce se trouvait une antique chaise de bois placée devant un bureau. Devant cet ensemble était posé sur le sol un poêle de fer, éteint depuis des lustres. La simplicité du décor témoignait bien du fait que la plus grande richesse de Nishida se situait dans son intelligence philosophique exceptionnelle.

    Mon regard, après avoir été attiré par le mobilier, se promena sur les murs. Le spectacle était proprement impressionnant: à part les deux espaces que découpaient la fenêtre et la porte, ceux-ci étaient tapissés de livres, depuis le sol jusqu’au plafond.

    Fascinée, je commençai à passer en revue les collections de livres en chinois, en japonais et en langues occidentales qui dormaient dans le froid et la pénombre. Mon exaltation fut cependant vite interrompue; le conservateur, qui patientait à l’entrée vêtu d’un simple veston, se plaignit du froid et je dus quitter l’endroit. Il n’empêche que la visite de ce lieu demeura une étape importante dans ma connaissance de ce personnage hors normes que fut Nishida.

    Très tôt le lendemain, je me rendis sur la plage d’Unoke, à quelques centaines de mètres de l’auberge au confort tout relatif où j’avais passé la nuit. C’était la première fois que je voyais la mer du Japon. Durant plus d’une heure, je restai immobile dans la demi-teinte du jour naissant et le froid qui, en raison de la prégnante humidité des îles japonaises, me transperçait jusqu’aux os. Je me laissai imprégner de l’atmosphère et du milieu dans lesquels Nishida était né et avait grandi.

    Ce n’est qu’en juillet 2014 que j’eus l’occasion de retourner dans ce qui était désormais la ville de Kahoku, afin d’y prononcer une conférence dans le cadre du douzième Congrès sur la philosophie de Nishida.

    Environ deux kilomètres avant d’arriver à destination, j’avais aperçu sur ma gauche, à quelque 800 mètres, un impressionnant bâtiment qui, du sommet d’une colline, dominait le paysage. Aucun doute n’était possible: il s’agissait du Musée philosophique Nishida Kitarō d’Ishikawa, qui accueillait le congrès.

    De l’avis général, ce nouveau musée consacré à Nishida est un chef-d’œuvre d’architecture et de symbolisme spirituel. Conçu en 2002 par le célèbre architecte Tadao Ando, il mélange, dans un souci d’harmonie avec la nature ambiante, le béton, le verre des fenêtres et un jardin en terrasses.

    Au risque de jeter un pavé dans la mare d’enthousiasme qui entoure cette œuvre architecturale, j’avouerai que personnellement, la grisaille du béton, la forte et incommodante odeur de moisissure qui imprégnait la salle de conférence située au sous-sol, de même que le caractère impersonnel du lieu conférait à l’ensemble une grandeur écrasante qui me semblait étrangère à la philosophie de Nishida.

    En d’autres termes, la rigidité du béton contredisait la fluidité des propos de Nishida et la progression spiralante de sa pensée; l’orgueilleuse masse du bâtiment contrastait avec les efforts incessants que le philosophe déploya, pour ainsi dire «à ras de terre», en vue d’approfondir les problèmes les plus importants de l’existence humaine; le symbolisme du zen, omniprésent et incontournable, faisait l’impasse sur l’importance toute relative que ce courant du bouddhisme joua en réalité dans l’ensemble de la philosophie de Nishida. Un temps, je me réfugiai dans la petite salle de lecture, de dimensions plus humaines, avec ses quelques étagères remplies de livres sur Nishida et son mobilier de bois.

    Situé sur un terre-plein à l’extérieur du musée, je retrouvai l’ancien cabinet de travail de Nishida que j’avais visité plus de vingt ans auparavant. Il avait été démonté, transporté sur le nouveau site, puis reconstitué tel quel. Malheureusement, il était désormais interdit d’accès.

    Je quittai le site du congrès au milieu de l’après-midi de la seconde journée, une idée fixe en tête: me réserver du temps pour aller au bord de la mer du Japon, comme en 1992. Cette fois, la chaleur était intense. Peu familière du quartier de la ville où je me trouvais, je m’arrêtai auprès d’un groupe de quatre dames âgées et m’enquis auprès d’elles du meilleur chemin pour atteindre la plage.

    Elles étaient toutes tirées du même moule: entre 80 et 85 ans, petites, râblées, le dos en arc de cercle et la tête penchée vers le sol; mais pleines de vitalité, le verbe haut, le bonheur de vivre éclatant sur leurs visages profondément ridés. En réponse à ma question, elles se lancèrent, les quatre à la fois, dans une explication détaillée concernant la route à suivre. Avec raison d’ailleurs, car le point délicat était de traverser sans trépasser la route nationale qui, à un peu plus d’un kilomètre en contrebas de la longue colline que j’allais devoir descendre, coupait l’accès à la plage. Je les remerciai et poursuivis mon chemin.

    Sans se démonter, d’un même mouvement, les quatre dames entre­prirent de me suivre, et à portée de voix, continuèrent à me crier un chapelet d’indications. Je me retournais ponctuellement pour leur signifier, d’une inclinaison de la tête, que j’avais bien compris leurs instructions et que je les en remerciais. Après une quinzaine de minutes, trois d’entre elles bifurquèrent vers la droite. La dernière, poursuivant son rôle d’ange gardien improvisé, me pilota jusqu’à un étroit passage au bout duquel se trouvait l’unique feu de circulation qui allait enfin me permettre l’accès à la plage et à la mer du Japon.

    J’ai conservé de ma rencontre avec ces femmes un souvenir et des émotions persistantes. Elles me firent d’autant plus impression que le matin même, alors que je cheminais sur un étroit sentier qui menait sur le site du congrès, une dame âgée m’avait accostée pour m’offrir un concombre. Elle venait, avait-elle dit, d’aller en cueillir chez une copine. De fait, des légumes dépassaient des deux sacs de plastique qu’elle tenait à bout de bras.

    La variété de cucurbitacées qu’elle me proposait est légèrement amère et gorgée d’eau. Outre l’étanchement de la soif, elle a pour propriété d’abaisser la température corporelle en cas de grande chaleur. C’est toujours ce que j’emporte de préférence à l’eau lorsque je fais des excursions. Ce matin-là, précisément, la chaleur était déjà élevée et promettait d’atteindre plus tard les limites du supportable (du moins pour moi). J’avais donc accepté le concombre qu’elle me tendait et, devant mon sourire de reconnaissance, elle en avait fourré d’office six autres dans mon sac à dos.

    Incidemment, j’ai toujours trouvé le contact avec les personnes âgées beaucoup plus facile qu’avec qui que ce soit d’autre au Japon: elles ne perdent pas de temps à se demander si je parle ou non le japonais avant de m’inonder d’un flot chantant de propos, le plus souvent dans le dialecte local. Elles se montrent très intéressées par l’âge de ma chienne, espérant qu’en retour, elles auront la chance de s’épancher à propos des ennuis de santé de leur vieux shih tzu. Elles n’entreprennent pas de me raconter en détail leur voyage aux chutes du Niagara aussitôt qu’elles apprennent ma nationalité, mais s’éten­dent sur le niveau de la rivière locale qui a passablement monté après le dernier orage ou m’informent que le terrain sur lequel est actuellement bâti mon immeuble d’habitation était couvert de plants de sarrasin il y a une trentaine d’années.

    La dame octogénaire que je croise avant six heures du matin en plein hiver, pelle à la main et le corps à moitié enseveli dans la neige, me salue d’une voix sonore, heureuse d’avoir de quoi occuper une partie de son avant-midi, alors que d’autres auraient été d’une humeur de dogue au vu des six mètres de neige qui se sont déjà accumulés depuis le début de la saison froide.

    Une autre, la sensibilité à fleur de peau, me parle de la dernière fois que son père la prit dans ses bras, ce jour où il partit pour la guerre, ignorant encore qu’il devait n’en jamais revenir.

    Après presque deux journées passées dans l’atmosphère artificielle et confinée d’un musée de béton, et à côtoyer des personnages posant parfois d’importance, c’est au contact de ces femmes de Kahoku que je me suis sentie le plus proche de la philosophie de Nishida. Sans en être conscientes, elles pratiquaient une philosophie «en exercice».

    Nishida avait beaucoup insisté sur la nécessité de se fonder sur un «lieu» commun, plutôt que d’opposer irrémédiablement tous les éléments contradictoires qui peuplent la réalité et la pensée humaine. Chez ces femmes, la discrimination que l’on manifeste habituellement à mon endroit dans les grandes villes japonaises était inexistante (leur vue courte les ayant peut-être aussi empêchées de distinguer sur mon visage les traits caucasiens qui mettent presque immanquablement en branle, chez les Japonais, le mode «peur de l’étranger»).

    Aucun horaire serré n’empêchait ces bientôt centenaires de s’engager totalement dans l’événement de notre rencontre; leur comportement illustrait de manière éclatante l’importance mise par Nishida sur la rencontre de l’autre personne et sur les modalités qui entourent ce thème, à savoir le respect, le dialogue, la responsabilité, voire l’amour.

    De plus, la manière de vivre dans le temps des quatre résidentes de Kahoku comme de beaucoup de leurs semblables était très «nishidienne». Elles surent, compte tenu d’un environnement et de circonstances donnés, faire exactement ce qui leur semblait s’imposer à ce moment précis. Seuls comptaient pour elles le présent et sa qualité événementielle.

    Les moments que nous passâmes ensemble éclatèrent, telles des bulles après avoir un instant diffracté les rayons du soleil. De nouveaux présents les remplacèrent. Pourtant, le meilleur est resté dans ma mémoire, probablement dans la leur aussi, à savoir la capacité de dépasser les oppositions, voire les antagonismes mutuels, pour se situer sur un terrain commun et y interagir véritablement; l’attention sincère apportée à l’autre dans tout type de relation; l’importance d’agir dans le présent, de coïncider avec le moment précis où il advient, afin de se trouver vraiment soi-même et d’agir de la manière la plus adéquate qui soit.

    Une fois arrivée sur le littoral de la mer du Japon, j’enlevai mes chaussures et marchai environ deux kilomètres en direction de la gare d’Unoke, les pieds et les mollets dans les vagues, le bas de la jupe imprégné de sel marin, les cheveux ébouriffés et les joues rougies par un vent brûlant.

    Je ne cherchai pas à retrouver mes impressions de l’hiver 1992. Je m’attardai simplement à contempler les quelque vingt-cinq années qui avaient passé, années au cours desquelles j’avais approfondi toujours davantage la philosophie de Nishida et avais vécu, grâce à son inspiration et aux circonstances qui ont entouré mes recherches le concernant, des expériences interculturelles et interrelationnelles si diversifiées et si nombreuses que j’ai parfois l’impression d’avoir vécu jusqu’à maintenant non pas un peu plus de la moitié d’une seule vie, mais plusieurs existences ajoutées les unes aux autres. Ma vie et ma personnalité ont été profondément marquées par ma rencontre et ma relation prolongée avec l’œuvre de cet être d’exception que fut Nishida.

    C’est ce que je me suis efforcée de relater dans les pages qui suivent, sans chercher à présenter de manière objective la pensée et l’œuvre du philosophe, car le fruit d’une telle entreprise eût été proprement insipide et incolore. Il aurait été antiphilosophique puisque dénué de tout ce dont Nishida n’a eu de cesse de proclamer l’importance, à savoir par exemple l’expérience, la réalité, l’existence dans le temps, la quotidienneté, la rencontre de l’autre, les différents «lieux» où l’être humain se situe, ou encore la place de l’art et de la beauté.

    Je n’ai pas voulu écrire la biographie de Nishida, c’est-à-dire relater le plus de faits possible concernant les ancêtres, l’enfance, les études, la pensée et la carrière du personnage. D’ailleurs, ce travail a déjà été fait, tantôt en partie, tantôt de manière exhaustive, en japonais et dans différentes autres langues. Si je m’y étais lancée à mon tour, je doute que j’aurais pu y ajouter quoi que ce fût de quelque importance, et cette approche ne m’aurait pas nécessairement permis d’approfondir de manière inédite la philosophie proprement dite de Nishida.

    J’ai plutôt choisi de rédiger un ouvrage au style très personnel, largement autobiographique, mais de manière ni superficielle ni arbitraire, puisque mon quotidien fut la trame même de ma rencontre avec la philosophie de Nishida.

    Ce souci d’humaniser la philosophie de Nishida m’a entraînée à laisser de côté le plan scolaire d’une division en chapitres; j’ai opté pour de courts tableaux commençant chacun par une mise en situation (détail de la vie de Nishida, récit d’expériences personnelles, etc.) qui sert de cadre à une meilleure compréhension des concepts nishidiens exposés.

    Ce faisant, je ne me suis pas limitée à fournir une description de la philosophie de Nishida; je l’ai également directement «mise en œuvre»: à tout «contenu» (tel concept ou tel aspect de sa pensée), j’ai fait correspondre un «lieu» (tel ou tel tableau) dans lequel le situer.

    Les souvenirs et les scènes que je rapporte n’ont certes pas la portée d’une théorie générale énoncée au terme d’une série d’expérimentations scientifiquement validées. Néanmoins, ils peuvent être probants, au sens où ils sont directement vérifiables. Leur interprétation est invariablement imprégnée de la philosophie de Nishida, même si je ne le souligne pas toujours.

    Il s’agit donc de la description d’une rencontre qui n’a pas consisté uniquement en l’acquisition d’un savoir conceptuel qu’il aurait suffi de mémoriser pour le comprendre, mais qui a constamment influencé ma propre vie. L’exercice m’a permis de mesurer l’impact profond que peut avoir la philosophie de Nishida non seulement sur la pensée, mais également sur la manière de s’engager dans l’existence et les relations humaines.

    De nombreux exemples tirés de la culture japonaise et de mes contacts plus ou moins réussis avec celle-ci parsèment l’ouvrage. Grâce à des expériences répétées de dépaysement total, à des rencontres de l’«altérité absolue», à des immersions intégrales ou partielles dans plusieurs «lieux» et «milieux» différents (pour employer déjà quelques concepts importants de Nishida), j’ai vécu au Japon, au fil des aléas de la vie quotidienne, quantité de situations dont le philosophe s’efforça précisément de rendre compte sur le plan conceptuel, par exemple l’expérience pure (tableau 8), le rapport entre le soi et la réalité (tableaux 9 à 11), la temporalité (tableaux 17 et 20), le lieu et son contenu (tableaux 40 et 41), ou encore l’insertion du soi dans le monde et dans la société (tableaux 44, 45 et 49).

    Les références à la culture japonaise furent aussi un expédient efficace pour parler de l’école de Kyōto et de quelques-uns des philosophes japonais les plus originaux (tableau 1), pour présenter l’aspect englobant du style de Nishida (tableau 26) et la manière d’aborder sa philosophie depuis l’extérieur (tableaux 29 et 30), ainsi que pour préciser le rôle exact de ses références à la religion (tableau 51).

    Autrement dit, les nombreuses années que j’ai vécues au Japon ont fait en sorte que je ne tombe jamais dans le travers qui consiste à étudier de manière livresque un philosophe, puis à s’efforcer, dans un second temps, d’appliquer ses différents concepts sur le monde de la quotidienneté, c’est-à-dire d’entreprendre d’insérer ce dernier dans des cadres conceptuels déjà construits, peu importe si certains angles sont écornés au passage. Ce type de méthodologie aurait été contraire à Nishida, puisque la limite de tout système construit, qu’il s’agisse de théories de la connaissance ou de systèmes de croyances, consiste dans une tendance à se cristalliser. Les systèmes conceptuels ou comportementaux sont confortables, encadrants. Par habitude et parfois par paresse, nous préférons nous y tenir et nous rassurer quant à notre pouvoir de les maîtriser. Ils finissent ainsi par opérer en boucle et par se suffire à eux-mêmes.

    La pensée de Nishida, elle, se situe du côté de la vie qui poursuit son cours pendant que les multiples relations matérielles, biologiques et humaines qui la composent continuent à exercer leur mouvance dans des directions quelquefois prévisibles, souvent inhabituelles.

    J’ai aussi traité passablement de la musique de Jean-Sébastien Bach, notamment de ses œuvres pour orgue. Qu’on se rassure: la compréhension des exemples musicaux que j’ai fournis ne requiert pas de savoir lire la musique, ni d’être musicien, puisqu’ils sont avant tout d’ordre visuel, schématique.

    Bien que Nishida ait préféré aborder les questions d’esthétique par le truchement de la peinture, de la sculpture et de la calligraphie, j’ai choisi de passer par la musique, d’abord parce que c’est la seule discipline artistique que je connais d’expérience, et surtout parce qu’il s’agit d’un angle d’approche intéressant et non encore exploité pour présenter et contribuer à démystifier plusieurs concepts de la philosophie de Nishida réputés difficiles, notamment la concomitance (tableau 13), le néant absolu (tableaux 14 et 50) et l’autoéveil (tableau 15), ou encore l’unité sujet/objet (tableau 17) et l’unité corps/esprit (tableaux 18 et 19).

    En utilisant des exemples tirés du domaine musical, j’ai aussi tenté, autant que possible, de rendre plus accessibles les rapports interculturels (tableau 7), le mode de pensée en réseau de Nishida (tableau 12), son style argumentatif (tableau 31) de même que les relations entre le soi et le monde historique (tableau 37).

    Enfin, j’ai fait de nombreuses allusions à la Chine, dont je n’ai véritablement connu que certains quartiers de la ville de Shenzhen. Durant les quelques semaines qui suivirent mon installation dans cette ville, en juillet 2005, j’ai déambulé dans les rues comme un fantôme, obnubilée par une quantité encore plus saisissante d’expériences immédiates que celles que j’avais faites au Japon. Ma pensée discursive s’épuisait à tenter de réconcilier deux réalités à première vue sans rapport aucun. Qu’est-ce que mes recherches sur Nishida, dans lesquelles j’étais plongée plus que jamais, pouvaient bien avoir de commun avec l’urbanisation rapide, la pollution chimique et industrielle, les travailleurs migrants sous-payés et les enfants mendiants, bref, avec la série de drames qui se déroulaient quotidiennement sous mes yeux?

    Devant le caractère extrême de ces expériences, plusieurs des concepts importants de la philosophie de Nishida s’humanisèrent. Plus encore, mes trois années chinoises m’aidèrent à développer encore davantage cette aptitude à l’ouverture radicale à l’altérité et à la différence (tableaux 43 à 54) que j’avais contractée jadis au contact de Nishida. Elles m’ont entraînée, toujours sous son inspiration, à poursuivre mes réflexions concernant les rapports interculturels et les différents modes de pensée (tableaux 6 et 7).

    En somme, la Chine me permit d’apposer enfin des visages sur certains des concepts les plus importants de Nishida, par exemple l’altérité absolue (tableau 43), les mondes matériel (tableau 44), biologique (tableaux 44 et 45) et historique (tableau 49), ainsi que l’auto­négation (tableau 50) et l’agir réciproque des individus (tableau 53).

    Le but de ces références à la Chine était triple: mettre l’accent sur le concept nishidien d’altérité absolue; souligner la nécessité d’une ouverture radicale à cette altérité dans les relations interculturelles; et mettre au jour les difficultés qui surgissent malgré cette volonté d’ouverture. Il n’aurait donc servi à rien de présenter une Chine (et un Japon) de carte postale (comme on l’a fait, hélas! trop souvent), voire d’édulcorer la réalité sous prétexte d’une certaine rectitude politique. Sans exprimer de propos désobligeants, il me semblait essentiel de faire état, en toute honnêteté, des différences culturelles dont tout un chacun est en mesure de se rendre compte, des diverses réponses émotionnelles et comportementales que ces différences peuvent susciter, puis de montrer de quelle manière la philosophie de Nishida fournit les moyens de dépasser les oppositions et de résoudre les antagonismes.

    Nishida construisit sa philosophie par un dialogue constant avec d’autres philosophes et avec plusieurs grands noms des sciences humaines et des sciences exactes, notamment Kurt Lewin, Leibniz ou Einstein. J’ai accordé beaucoup d’importance à cet aspect, et ajouté moi-même quelques auteurs à la liste des «interlocuteurs» du philosophe; en invoquant Gadamer et la question du jeu, par exemple, j’ai pu approfondir le concept nishidien d’unité sujet/objet.

    J’ai dû laisser de côté certains aspects de la philosophie de Nishida de même que certaines disciplines reliées à celle-ci dont je ne puis me targuer d’être l’une des spécialistes, en particulier la philosophie politique et l’histoire du bouddhisme.

    Quel est le point de départ de la philosophie de Nishida auquel se sont greffés les thèmes retenus pour ce livre? Comment l’écheveau de ces thèmes peut-il être dévidé?

    Dans le chapitre sixième de La Filiation de l’homme (1871), qui traite des affinités et de la généalogie humaines, Charles Darwin fait remarquer pertinemment que la raison pour laquelle l’être humain s’est placé dans un Ordre séparé est qu’il a été l’artisan de sa propre classification. Il en va de même dans la philosophie occidentale depuis Descartes (1596-1650). Le sujet pensant s’est placé d’autorité au centre du discours philosophique et a ordonnancé autour de lui tous les autres éléments qui composent la réalité.

    En tant que philosophe, Nishida s’inscrivit dans cette tradition, non pas pour la ratifier telle quelle, mais pour en cerner les limites et en proposer des voies différentes. Il effectua pour lui-même sa propre révolution copernicienne. Alors que jusque-là, tout avait gravité autour du soi, Nishida délogea celui-ci de sa position péremptoire, puis le plaça sur la trajectoire d’un astre beaucoup plus vaste et englobant que ne l’est le sujet de connaissance, à savoir le monde historique (tableaux 2, 12 et 49), celui de la réalité véritable (tableau 10). En excentrant de cette manière la subjectivité humaine, Nishida s’efforça de comprendre non plus «le monde à partir du soi» mais bien plutôt «le soi à partir du monde». Au sein de ces nouveaux rapports, l’humain existe en tant que soi véritable (tableau 11).

    Si la philosophie de Nishida demeure concernée au premier chef par l’être humain, ce n’est plus en tant que chose placée au centre de l’universel philosophique, mais parce qu’à titre de manière dont le monde s’exprime, à titre d’élément du monde parmi d’autres, il entretient avec nombre de ces derniers divers types de relations qu’il s’agit de faire apparaître sous un jour nouveau, notamment le rapport entre le soi et la société (tableau 4).

    Depuis ce point de départ, la pertinence du choix des concepts nishidiens retenus dans le cadre du présent ouvrage s’éclaire d’elle-même. Tous ont pour fonction de préciser le statut de ce nouveau type de subjectivité décentrée d’elle-même et gouvernée, au sein du monde historique, par une logique de la relation. Celle-ci affecte le soi de trois manières différentes.

    La première a trait au rapport du soi à lui-même, en tant qu’apte à entrer en relation. Ce rapport est exprimé par Nishida dans son exposition des concepts d’autoéveil (tableaux 15 et 24), d’unité corps/esprit (tableaux 18 et 19), de néant absolu (tableau 14), d’autonégation (tableau 50) et d’autoidentité (tableau 52).

    Une fois exposée cette conception de la subjectivité humaine qui vise à l’ouvrir à l’altérité, j’ai montré que la logique relationnelle de Nishida affecte le soi à un second niveau. En effet, Nishida tente de faire échec aux antagonismes classiques de la métaphysique occidentale en réexaminant le statut traditionnel du sujet au sein de la connaissance conceptuelle, de même qu’en s’efforçant de viser, par-delà celle-ci, les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes. Il s’y emploie à travers les concepts d’expérience pure (tableaux 7 et 8), de concomitance des contraires (tableau 13), d’unité sujet/objet (tableaux 16 et 17) ainsi que de temporalité (tableau 20).

    L’ensemble des concepts qui viennent d’être évoqués convergent vers celui de lieu, développé par Nishida au cours de la seconde période de sa pensée (1923-1932).

    Suivant le schéma interprétatif habituel, la logique du lieu, que je préfère appeler «topo-logique», aurait commencé à prendre forme en 1926 avec l’essai intitulé «Le lieu» et aurait pris en quelque sorte la relève d’une suite de concepts (susmentionnés) élaborés successivement par le philosophe entre 1911 et 1926, afin de rendre compte des liens entre l’être humain et l’expérience. Cette succession peut être comparée à la conduite d’une personne indécise qui, un jour, revêt les unes après les autres différentes tenues, abandonnant chaque fois sur le dossier d’une chaise la tenue qu’elle porte pour en enfiler une autre qui convient mieux à l’humeur du moment, et qui sera à son tour abandonnée, quelques heures plus tard…

    Le concept de lieu, correctement compris, n’est pas réductible à cette manière habituelle de concevoir l’agencement des thèmes de la philosophie de Nishida, ni en regard de la série de concepts élaborés préalablement par lui, ni en regard de tous ceux qui suivirent. Il serait plutôt comparable à l’Agnus Dei de la Messe en si mineur de Bach, dont le grand contreténor Robin Blaze dit qu’il est, par rapport à l’exubérance et l’effervescence générale déployées dans cette œuvre, tel un halo de lumière sur la surface immobile d’un plan d’eau. L’image illustre parfaitement le statut du concept de lieu, lequel eut des retentissements déterminants sur le développement de la pensée tardive de Nishida, mais également sur ce qui précéda celle-ci, en en modifiant a posteriori l’angle d’interprétation.

    Le concept de lieu apparaît ainsi comme le centre de gravité permettant de regrouper les autres concepts nishidiens et d’en montrer les diverses articulations réciproques. Au vu de son importance, 22 des 54 tableaux qui composent ce livre (c’est-à-dire les tableaux 21 à 42) lui sont consacrés. Loin d’être circonscrit aux développements épistémologiques privilégiés par Nishida au cours de la seconde période de sa pensée, ce concept était déjà en germe entre 1911 et 1923 sous diverses formes, puis se retrouva après 1932 réinterprété, voire retransposé à l’aide de plusieurs nouveaux concepts, notamment ceux de corps (tableaux 18, 19, 45, 46), de société (tableau 34), d’englobement (tableaux 21, 26 et 41), de contenu (tableau 34), de champ (tableaux 35 et 36), d’espace topologique (tableaux 37 et 38), de lieu du néant absolu (tableau 42), de technique (tableau 46), de milieu (tableaux 44 et 49), d’animalité de l’humain (tableaux 45 et 46), ou encore d’auto-identité contradictoire (tableau 52).

    Sur le concept de lieu et inséparablement relié à celui-ci se fonde la troisième manière dont l’être humain est affecté par la logique relationnelle nishidienne: ses rapports à l’altérité absolue. Envisagée sous les quatre figures principales qu’elle prend en regard du soi humain – le «tu» de la relation je/tu (tableau 43), le monde matériel (tableau 44), l’animal (tableaux 45 et 46) ainsi que le «soi passé» (tableau 47) –, l’altérité absolue implique des concepts corrélatifs aussi diversifiés que le langage (tableau 48), le monde historique (tableau 49) et l’autonégation (tableaux 50 et 51), de même que diverses modalités relationnelles (tableau 53) dont le point culminant est l’amour de l’autre et l’amour de soi (tableaux 53 et 54).

    J’ai esquissé en tout cinquante-quatre tableaux, que j’ai répartis en onze sections. En voici une description sommaire:

    Les cinq premiers tableaux relatent mes premiers contacts avec le Japon et ma rencontre avec Nishida.

    Les deux suivants abordent le problème de l’interprétation de la philosophie de Nishida à partir de notre propre vision du monde et de l’appareil conceptuel occidental.

    Les tableaux 8 à 11 sont centrés sur l’expérience, la réalité véritable, de même que sur le soi véritable.

    Leur font suite les tableaux 12 à 15 qui, en établissant des parallèles avec l’exécution musicale, passent en revue plusieurs autres concepts clés de Nishida, à savoir la concomitance des contraires, le néant et l’autoéveil.

    Les tableaux 16 à 20 portent sur les concepts d’unité sujet/objet et d’unité corps/esprit; leur exposition fait appel à différents «jeux»: le jeu d’échecs, le jeu musical et l’art du sabre japonais.

    À partir du tableau 21, le ton change puisqu’il s’agit de préparer la compréhension du concept nishidien de lieu. Jusqu’au tableau 28, il est question du style écrit de Nishida, de la langue japonaise et de la conception du monde que celle-ci présuppose et conditionne tout à la fois.

    Les tableaux 29 à 33 traitent, dans la même veine que ceux de la section précédente, du style d’argumentation de Nishida, de même que du problème général de la traduction de ses écrits.

    Un problème très important pour une juste compréhension du concept de lieu et de la logique de Nishida, celui de l’influence des sciences de son époque sur sa pensée, est ensuite examiné dans les tableaux 34 à 39.

    Le terrain est ainsi dégagé pour une exposition détaillée, dans les tableaux 40 à 42, de la logique de Nishida réputée si difficile, mais que divers jouets pour enfant permettent de rendre passablement plus accessible.

    Le tableau 43 annonce un autre changement de perspective: jusqu’au tableau 47, il est question de l’altérité et des différentes figures qui s’expriment sous ce mot, de même que de leurs relations avec le «je». Il s’agit en somme d’exposer les divers moyens par lesquels Nishida aboutit à un thème dont les ramifications sont très nombreuses dans sa pensée, celui de la relation je/tu.

    Enfin, les tableaux 48 à 54 développent cette relation je/tu annoncée jusque-là de plusieurs manières en mettant désormais l’accent sur ses diverses modalités. À l’aide de différentes mises en situation, ils démystifient en particulier les importants concepts d’autonégation (tableau 50) et d’auto-identité contradictoire (tableau 52), tout en montrant de quelle manière ceux-ci opèrent non seulement dans le cadre de l’analyse de la relation je/tu, mais également dans l’ensemble de la philosophie de Nishida.

    SECTION 1

    MA RENCONTRE

    AVEC LA PHILOSOPHIE DE NISHIDA

    1. Le sourire d’Ueda. L’école de Kyōto

    Je n’étais pas totalement inconsciente des défis que présente la vie dans une culture passablement différente de la mienne lorsque, à la fin de l’été 1985, le Japon commença à faire partie de mon univers. Au moment où j’achevais la rédaction de mon mémoire de maîtrise à l’Université de Montréal, mon directeur de recherche, Maurice Boutin, eut l’occasion de se rendre au Japon.

    En juin et juillet (selon le calendrier universitaire japonais, le début du congé d’été est fixé à la fin de juillet), il fut invité par Ueda Shizuteru à enseigner à la Faculté des lettres de l’Université de Kyōto. Ueda y était alors directeur du département de religion, poste détenu avant lui par Nishitani Keiji dont il avait été durant plus de cinquante ans le disciple.

    Ueda fut longtemps le chef de file de l’école de Kyōto, un courant très important de la philosophie contemporaine qui s’étend sur trois générations de philosophes et dont le point commun est d’avoir tenté, tout en étudiant soigneusement la philosophie occidentale, d’apporter quelque chose de neuf à la philosophie mondiale. Cela suppose un esprit créateur qui était encore absent chez les philosophes de carrière qui précédèrent Nishida. Ceux-ci s’étaient limités à assimiler le contenu de la philosophie occidentale et à l’enseigner tel quel. Il s’agissait d’universitaires qui s’étaient donné pour tâche de promouvoir la nouvelle philosophie qui avait été importée au Japon durant l’époque Meiji (1868-1912).

    Après la mort de Nishida, les membres de l’école de Kyōto s’appliquèrent à perpétuer certains aspects de sa pensée. La première génération est celle des disciples directs de Nishida, à savoir Tanabe Hajime (1885-1962), Nishitani Keiji (1900-1990) et Hisamatsu Shin’ichi (1889-1980), de même que Kōsaka Masaaki (1900-1969), Shimomura Toratarō (1902-1995) et Suzuki Shigetaka (1907-1988). Parmi eux, c’est Nishitani qui est le plus connu en Occident; il contribua grandement à hisser la philosophie japonaise sur la scène mondiale, non seulement parce qu’il fit de nombreux séjours à l’étranger, mais aussi en raison des quelques traductions dont firent l’objet

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