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Mont-Dauphin - chronique d'une place forte du roi
Mont-Dauphin - chronique d'une place forte du roi
Mont-Dauphin - chronique d'une place forte du roi
Livre électronique512 pages5 heures

Mont-Dauphin - chronique d'une place forte du roi

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À propos de ce livre électronique

À la fin du XVIIe siècle, le duc de Savoie passe la frontière des Alpes pour envahir le Haut-Dauphiné. Conscient d’avoir négligé la défense de cette province, Louis XIV charge son commissaire général des fortifications, Sébastien Le Prestre de Vauban, de faire édifier une place forte assez puissante pour servir de verrou à cette porte d’entrée du royaume. Vauban part pour le Dauphiné et lance en hâte la construction de Mont-Dauphin. L’histoire racontée dans ce livre est celle de ce lieu conservé presque intact jusqu’à nos jours, de ses habitants et de ses hôtes de passage. Point stratégique des guerres de Louis XIV et de Louis XV, Mont-Dauphin, après les périodes tourmentées de la Révolution et des guerres napoléoniennes, a fini par devenir une paisible ville de garnison. Elle a été le séjour du compositeur Rouget de Lisle, du franc-maçon Masséna, futur maréchal d’Empire, du botaniste Lamarck et de bien d’autres. Elle a abrité cultivateurs et marchands, chirurgiens militaires, diplomates, conspirateurs, prisonniers du Premier Empire, alpinistes et voyageurs anglais …Une chronique composée à partir de documents d’époque et éclairée par plus de 150 illustrations.
LangueFrançais
Date de sortie10 déc. 2014
ISBN9782312030043
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    Aperçu du livre

    Mont-Dauphin - chronique d'une place forte du roi - Bénédicte de Wailly

    cover.jpg

    Mont-Dauphin

    Bénédicte de Wailly

    Mont-Dauphin

    Chronique d’une place forte du roi

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    Médaille de la Monnaie de Paris, 2012 : le blason.

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    Photographies des paysages, bâtiments et plans-reliefs :

    Gérard de Wailly

    © Les Éditions du Net, 2014

    ISBN : 978-2-312-03004-3

    En route vers la place forte

    Le train a quitté la gare de Paris-Austerlitz la veille au soir et roulé vers le sud-est pour arriver en Embrunais au petit matin. Il a passé Chorges et Embrun et longé le cours de la Durance avant de s’arrêter dans une petite gare. Des montagnes s’élèvent de part et d’autre au-dessus de la plaine et des sommets enneigés semblent barrer la route menant vers Briançon. C’est l’arrêt Mont-Dauphin-Guillestre, dans le département des Hautes-Alpes, au confluent du Guil et de la Durance.

    Il y a deux mille ans, l’antique voie romaine qui reliait l’Italie à l’Espagne empruntait le même chemin, sur la hauteur. Mais qu’y avait-il sur le vaste plateau escarpé situé sur l’autre rive et dominant la plaine ? Un oppidum gaulois peut-être.

    Ne retournons pas si loin dans le passé, mais seulement à la fin du 17e siècle, quand Louis XIV régnait sur le royaume de France et que le pays était en guerre.

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    La vallée de la Durance, Mont-Dauphin et la gare. La route et la voie ferrée continuent vers Briançon. À gauche, Réotier, où passait la voie romaine. Au loin, le massif du Pelvoux et la Barre des Écrins.

    1

    L’invasion du Haut-Dauphiné en juillet 1692

    En 1692, le département des Hautes-Alpes n’existait pas encore et la province se nommait Haut-Dauphiné. C’était un endroit stratégique, à la frontière des États du duc de Savoie qui comptait parmi ses possessions le Piémont, accessible par le col du Mont-Genèvre, et la vallée de Barcelonnette, accessible par le col de Vars. Ce passage était idéal pour partir à la conquête de l’Italie, comme François Ier en 1515. Il était malheureusement idéal aussi pour se faire envahir. C’est ce qui arriva au cours de l’été 1692.

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    Carte du Haut-Dauphiné, Bodenehr Gabriel, Augspurg, 1704. En bas de la carte, à gauche, Guillestre, le col de Vars, à la frontière de la vallée de Barcelonnette. En haut, Briançon et le Mont-Genèvre. À droite, le long de la frontière du Piémont, les places françaises de Pignerol, Exilles et Fenestrelle.

    Sept ans après la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV et l’interdiction du culte protestant dans le royaume, la guerre a repris entre la France et l’empire des Habsbourg allié aux Provinces-Unies de Hollande et à l’Angleterre dans la coalition européenne de la ligue d’Augsbourg. Victor-Amédée II de Savoie, après des tractations secrètes avec les deux partis, s’est rallié à l’Empereur qui compte faire entrer son armée en Piémont pour envahir le Haut-Dauphiné.

    Pour défendre la frontière des Alpes, Louis XIV vient d’envoyer dans ses forteresses d’Exilles, Pignerol et Briançon les quelques troupes qui ne sont pas sur le front de Flandre. Il a ordonné à Nicolas de Catinat de protéger, pendant l’hiver, à la fois le comté de Nice et la partie de la Savoie qu’il vient de conquérir, Suse et surtout la citadelle de Pignerol, s’imaginant qu’il pourra ainsi empêcher l’invasion. Mais, pour défendre cet espace, Catinat ne dispose que de 20 000 hommes tandis que l’empereur d’Autriche a augmenté son armée de dizaines de milliers de Piémontais, huguenots ou vaudois{1} français réfugiés pour fait de religion, Bavarois et Espagnols qui sont ses sujets. Il a nommé le duc de Savoie généralissime et c’est ainsi qu’en juillet 1692, ce dernier entreprend l’invasion du Haut-Dauphiné avec ses troupes, placées sous le commandement de son cousin le prince Eugène.

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    Places fortes françaises à la fin du 17e siècle. Le camp de Tournoux est installé à la suite de l’invasion de 1692.

    Le duc a feint de vouloir attaquer Pignerol, puis il a détaché discrètement une partie de son armée pour passer le col de Vars, pendant que le comte de Schomberg conduisait ses troupes vers Château-Queyras pour tenter, en vain, de prendre ce château vieux de plus de trois siècles, aménagé en forteresse et barrant la route du Guil.

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    Le Guil au pied de Château-Queyras.

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    Arrivée à Guillestre par le col de Vars.

    La descente du col de Vars, est un endroit magnifique. On y trouve du bois, du fourrage, des faisans en quantité et l’eau claire des innombrables ruisseaux qui arrosent les prés. L’armée alliée dévale ses pentes et, le 27 juillet, met le siège devant le bourg de Guillestre protégé par les remparts qui le relient au château des archevêques, détenteurs de droits sur le pays et les habitants depuis le Moyen-Âge{2}.

    Catinat a confié la garde du lieu à M. de Chalandières qui dispose en tout et pour tout de trois canons et d’une garnison de 600 hommes appuyés par un bataillon de 150 Irlandais catholiques exilés et par la milice locale.

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    Le manque de munitions oblige à capituler après trois jours et trois nuits de siège. L’ennemi exige une contribution de 6 000 livres, envoie la garnison et la milice prisonnières en Piémont, fait sauter quelques tours, laisse près de dix mille hommes sur les lieux, brûle les villages de Risoul et Eygliers, profane quelques églises et ravage le pays au passage avant de se diriger vers Embrun.

    Catinat a confié au marquis de Larray la défense de la petite ville perchée au-dessus de la Durance, à trois lieues de Guillestre, et siège de l’archevêché. Ne pouvant lui-même attaquer par manque de troupes, il se contente de faire occuper tous les passages qui pourraient permettre à l’ennemi de s’avancer vers Briançon, puis il gagne le Mont-Genèvre avec le reste de son infanterie pour surveiller les mouvements hostiles et protéger Pignerol.

    Pignerol reste hors d’atteinte mais les armées ennemies s’avancent dans le Haut-Dauphiné. Le 5 août, un laquais et un déserteur viennent l’informer que les Espagnols campent entre Saint-Clément et Guillestre. Le 8, les troupes commandées par M. de Schomberg campent entre Guillestre et Vars. Catinat est au camp du Mont-Genèvre quand on lui rapporte que les Espagnols ont entre Saint-Clément et Guillestre une partie de leur cavalerie et de leurs dragons, soit près de 2 000 chevaux selon son estimation. Quelques jours plus tard, Embrun est assiégé tandis que, du camp de Pallons, il ne peut qu’inquiéter l’ennemi. N’ayant ni approvisionnement ni munitions, Embrun finit par capituler avec les honneurs après avoir renvoyé à l’ennemi ses propres boulets de canon. Sa chute jette la consternation dans le Bas-Dauphiné où l’on s’attend à voir arriver l’armée ennemie. Le 28 août, le duc de Savoie quitte en effet la ville pour marcher vers Gap. Catinat va se poster à Bourg d’Oisans pour couvrir Grenoble.

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    À droite, vu de Mont-Dauphin, Saint-Clément, sa tour de guet médiévale, son église et son pont caché par les arbres. À gauche, la direction de Guillestre.

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    Extrait de la carte de Nicolas de Fer, Le Dauphiné divisé en haut et bas, 1693. Source : Bibliothèque Nationale de France.

    C’est alors que Victor-Amédée attrape la petite vérole. Trop faible pour aller brûler Gap, il en charge M. de Caprara et se fait porter en litière à Embrun pour y être soigné à l’archevêché. Tandis que l’ennemi incendie Gap, le château de Tallard et tous les villages jusqu’à Embrun, Catinat renforce les volontaires qui occupent le col de la Croix Haute et fait construire entre La Roche et la montagne de Furfande en Queyras un chemin soutenu en plusieurs points sur l’abîme par des corbeaux scellés dans le roc.

    Pendant ce temps, à Embrun, le duc de Savoie est aussi malade que furieux. Les nouveaux convertis ne se sont pas soulevés comme il l’espérait et il n’a pu emporter le Dauphiné dont la conquête aurait eu des conséquences incalculables. Ses espions rapportent que des troupes françaises se concentrent en Provence. Depuis un mois la pluie tombe sans relâche et les sommets commencent à se couvrir de neige. Bientôt les chemins seront impraticables. Il se résout à prendre la route de Guillestre pour repasser en Piémont. Le 21 septembre, Catinat écrit du camp de la Bessée :

    « Les ennemis sont, d’hier au soir, hors des terres de Votre Majesté et ont tenu la route de Vars. Il n’a pas paru possible de leur faire souffrir aucune perte dans leur retraite tant la situation leur était favorable. »

    2

    Premier voyage de Vauban

    SEPTEMBRE 1692

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    Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban, Ingénieur et Commissaire Général des Fortifications, maréchal à la fin de sa vie. Peinture du 18e siècle. Musée du Génie militaire, Angers.

    À Versailles, on parle de dix mille maisons brûlées, de vingt-cinq mille têtes de bétail razziées, de récoltes dévastées et de toute une population mourant de faim. Louis XIV comprend qu’il a sous-estimé les menaces planant sur le Dauphiné. Le 7 septembre 1692, quelques jours avant l’incendie de Gap, le Secrétaire d’État à la Guerre a, sur son ordre, écrit au marquis de Vauban, Commissaire Général des Fortifications encore convalescent d’une longue maladie :

    « Je vous plains de la fatigue que je ne doute point que vous ayez ; mais il est aussi nécessaire que vous y alliez faire un tour pour essayer de mettre cette province en assez bon état pour que l’on ne s’aperçoive point, s’il est possible, de la négligence qu’on a eue pour ce pays-là. »

    Pour se rendre en Dauphiné, Vauban abandonne aussitôt Namur, où il dirige la réfection des fortifications, après le siège victorieux mené par Louis XIV.

    Vauban est un petit gentilhomme de Bourgogne, devenu par ses seules qualités le plus célèbre ingénieur de France. L’inventeur du fameux tir à ricochet{3} utilisé dans l’attaque des fortifications, c’est lui. Il a dirigé une quarantaine de sièges sans connaitre d’échec et les places qu’il a conçues ou remaniées sont imprenables tant il a amélioré la fortification bastionnée de ses prédécesseurs italiens et français.

    En cette fin du 17e siècle, on ne se protège plus par des tours et des murailles élevées que les canons abattraient facilement. Les bastions{4} et les courtines{5} qui les relient sont constitués par d’énormes masses de terre générées par le creusement d’un fossé, ce qui permet à l’enceinte d’absorber l’impact des boulets sans s’effondrer.

    Vauban adapte en outre la fortification au terrain, surtout en montagne. Il calcule l’emplacement des bastions de façon que chacun soit protégé par les tirs des pièces d’artillerie disposées sur les deux bastions voisins. Pour retarder l’ennemi et l’obliger à lever le siège, il ajoute devant l’enceinte le plus grand nombre possible d’ouvrages avancés : demi-lunes{6}, lunettes{7}, ouvrages à corne{8}. Cette méthode est coûteuse, mais une place ne peut être imprenable à bon marché et l’économie en vies humaines est importante.

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    Premier système Vauban. Cours de fortifications, École militaire de l’artillerie, 1912.

    L’état déplorable des places des Alpes justifie amplement l’intervention de cet exceptionnel commissaire général des fortifications qui, à l’approche de la mauvaise saison, se dirige vers Grenoble. Pendant six mois, les quartiers d’hiver vont mettre en sommeil la guerre dans les Alpes. Il faut pendant ce temps reconstituer toute la défense de la province.

    Vauban rejoint à Grenoble l’ingénieur Richerand, directeur des fortifications du Dauphiné, avec qui il part inspecter les places du Haut-Dauphiné. Après une première reconnaissance, il retrouve Catinat à Pignerol pour commenter avec lui les erreurs et négligences commises les années précédentes et étudier les cartes afin de trouver le moyen de verrouiller l’accès à la province. Il est évident qu’on ne peut compter ni sur Briançon, ni sur Château-Queyras, ni sur Embrun ou Gap, et encore moins sur Guillestre pour assurer une défense convenable. Certes, une mauvaise place en ce pays l’est bien moins que dans un autre puisque le relief rend difficile à l’ennemi l’usage du canon et lui impose des campagnes rapides. Mais le duc de Savoie risque de ne faire qu’une bouchée du Dauphiné à la prochaine campagne.

    En revanche un lieu a attiré l’attention de Vauban, tout près de Guillestre. Catinat lui a signalé cet endroit qu’il a remarqué pendant ses courses sur les hauteurs. C’est un vaste plateau inclus dans le territoire d’Eygliers et rattaché, tel une presqu’île, au hameau principal situé à flanc de montagne. Sur ses trois autres côtés il se dresse en à-pic vertigineux au-dessus de la plaine, enveloppé sur deux côtés par le Guil qui coule au-dessous des escarpements et se jette dans la Durance à quelques centaines de toises{9} de distance. Il y a cependant, sur l’escarpement sud, un petit sentier taillé dans le roc qui part du pont Sainte-Marie sur le Guil pour arriver au sommet du plateau.

    – J’ai trouvé où installer la place forte susceptible de fermer les accès en Dauphiné et de servir de réservoir de troupes, de vivres et de munitions, pense Vauban.

    Le meilleur moyen de s’assurer la victoire est, après tout, d’être approvisionné quand l’ennemi ne l’est pas.

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    Mont-Dauphin, plateau de Mille vents, au-dessus du Guil.

    Le 25 novembre 1692, il visite ce plateau désert balayé par les vents, que les habitants du pays nomment Millaures ou Mille vents, ou parfois, à l’ancienne manière, Bouchet Saint-Antoine. Enthousiasmé, il rédige aussitôt à l’intention du roi, d’après l’étude de l’ingénieur Richerand, cette « Description d’une montagne escarpée sur le confluent de la Durance et du Guil, très propre à bâtir une place. » :

    « Sur la jonction de la Durance et du Guil, près d’Eygliers, et justement dans la fourche de ces deux rivières, il y a une hauteur supérieure à tout ce qui l’environne à une bonne portée de canon, inégalement plate par le dessus, et escarpée presque aplomb aux trois quart de son circuit de 25, 26 à 30 toises de haut ; la gorge de laquelle se peut fermer par un bastion et deux demis de médiocre étendue. Ce lieu me paraît excellent et fait exprès pour la place du monde qui serait la mieux située par rapport à la frontière, à la situation et à nos principales communications, puisqu’elle se trouverait justement dans la rencontre de quatre grandes vallées où débouchent et tombent la plus grande partie des petites du haut-Dauphiné et du Piémont et, en un mot, toutes celles qui peuvent nous accommoder et incommoder ; ces quatre grandes vallées sont celles de Briançon, d’Embrun, de Queyras et de Vars, dans lesquelles tombent toutes les autres, et généralement tous les chemins petits et grands qui peuvent donner en ce pays-ci.

    Cette situation se trouve à 5 lieues de Briançon, 3 d’Embrun, 3 de Queyras, à une petite demi-lieue de Guillestre, 3 de Barcelonnette, 9 de Seyne, 4 du pays ennemi par le côté du Queyras et 2 par celui de Barcelonnette, de sorte qu’une place située sur cette hauteur y conviendrait mieux à l’égard du Dauphiné que Montmélian à la Savoie. Il serait très aisé de faire un chemin à charroi depuis Grenoble, Gap et Sisteron jusques à Briançon et au pied du Mont-Genèvre, passant par le bas de cette place, supposé que le roi agrée d’y en faire une, et comme ce chemin se ferait par notre pays et de notre côté, il serait toujours sûr et ne pourrait être d’aucun usage à l’ennemi ; tout l’avantage en serait pour nous en ce que les approches du haut des Alpes nous deviendraient aisées, au lieu que la difficulté des siens subsisterait toujours ; elle arrêterait toutes ses entreprises par ce côté-ci, sur le Dauphiné et dans ses vallées où il n’oserait plus rien tenter de semblable à ce qu’il fit la campagne dernière.

    Ce poste aurait une telle correspondance avec Embrun et Briançon qu’aucune troupe ennemie, quelque considérable qu’elle pût être, n’oserait plus s’engager entre deux, ainsi on n’aurait plus que faire du château de Queyras ni de Guillestre, fort peu de la fortification d’Embrun et encore moins celle de Gap ; Grenoble même serait fort à couvert, étant moins possible à M. de Savoie et ses alliés d’attaquer cette place que Montmélian en l’état où il est aujourd’hui ; il serait de plus très facile de camper des bataillons là près, et d’y retirer des équipages en sûreté.

    C’est l’endroit des montagnes où il y a le plus de soleil et de terre cultivée, il y a même des vignes dans son territoire, du bois, de la pierre de taille, du tuf excellent pour les voûtes et de la pierre ardoisine, du bon plâtre, de la fort bonne chaux, de l’ardoise et du charbon de terre aux environs de cette situation, et tout cela dans la distance d’une lieue et demie au plus. Il y a beaucoup de fourrage dans le Queyras. On voit de là six grosses paroisses ; le soleil y luit presque toute la journée, ou du moins le double de ce qu’il fait dans toutes les vallées de ce pays-ci, et pour conclusion, je ne sais point de poste en Dauphiné, pas même en France, qui lui puisse être comparé par l’utilité, ni qui favorise plus nos entrées dans le pays ennemi et lui défende mieux toutes les siennes dans le nôtre, et quand Dieu l’aurait fait exprès, il ne pourrait être mieux. M. de Catinat me l’avait indiqué et prié de l’examiner. Je l’ai fait, et voilà ce que j’y ai trouvé. Cette montagne est sans nom, elle en mérite un des plus beaux, supposé l’agrément de la proposition. Comme nous avons des Mont-Louis, Fort-Louis etc., je ne sais plus où les prendre qui soit digne d’elle, à moins que de l’appeler Mont-Dauphin, nom qui conviendrait fort à monseigneur et à la province dont il porte le nom. C’est pourquoi il est nécessaire que le Roi ait la bonté de s’expliquer, de peur que le bruit commun ne lui en donne un qu’on ne puisse plus lui ôter. »

    Sur les pentes environnantes s’étagent les hameaux d’Eygliers, Risoul, Réotier, Saint-Clément où se dresse encore une tour de guet de pierre grise ; ailleurs des châteaux en ruines. Un peu plus loin, dans la direction de Briançon, les villages de Saint-Crépin, de La Roche, au lac plein de carpes, et, de l’autre côté de la Durance, Freissinières, Chancella, Pallons où Catinat a établi son camp le mois passé. La pierre de taille ne manque pas. Une carrière pourra s’ouvrir au-dessus du hameau de La Font-d’Eygliers, non loin de la future place forte.

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    Le gouvernement de Mont-Dauphin et ses environs. En rouge, les routes actuelles.

    Le site est idéal bien que le roc ne soit en réalité qu’un amas de gravier et de cailloux coagulés et vitrifiés ensemble{10}.

    – Comment, et en combien de temps ? songe Vauban, je le voudrais bien savoir, car ce serait un beau secret.

    La première fois qu’il a vu ce pan de montagne entier détaché du plateau de Guillestre et séparé de lui par l’impressionnante gorge au fond de laquelle coule le Guil, il lui a trouvé quelque chose d’étrange :

    « Il n’y a personne qui ne prenne d’abord les masses et gros morceaux détachés qui se trouvent au bas de la montagne, pour des ruines de quelques gros bâtiments. Cependant ce ne sont que des pierres, de cette pétrification dont le débris ne pourra servir que de moillon dans l’épaisseur des murs et non du parement{11} […] »

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    À droite du Guil, le plateau de Mont-Dauphin vu du hameau de la Font d’Eygliers. À gauche, le plateau de Guillestre et, en arrière-plan, la montagne de Risoul. Au loin, la direction d’Embrun en passant par Saint-Clément.

    La forteresse bénéficierait d’une protection exceptionnelle. Dans dix, quinze, cinquante ans peut-être, des réparations seraient nécessaires à cause de l’exposition au Nord d’où vient la forte gelée. Mais alors le pays sera peut-être en paix et ne connaîtra plus la famine actuelle. Pour l’heure la province est menacée et exige la présence de troupes. Les régiments de Turenne, de Berry et de Robec viennent d’arriver en renfort. Le 1er décembre, un messager annonce que les ennemis envisagent de venir brûler. Il faut prévenir M. de Bachevilliers à Embrun pour qu’il envoie un détachement du côté de Vars.

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    Extrait de la « Carte des environs du Mont-Dauphin » par Villeneuve, 1696. Musée des Plans-Reliefs à Paris. Contrairement à la réalité, la fortification et la ville apparaissent achevées. Tout autour, Guillestre et le bois de Combechauve, Rizoul et son château, la Plaine de Fazy, Eygliers et le regard du Mont-Dauphin (regard de la source de la Loubatière).

    Vauban quitte Guillestre pour se rendre à Embrun puis à Gap où il arrive le 6 décembre. Il doit dicter ses projets à partir des notes prises sur place, faire tracer les plans et évaluer le coût des travaux. La fortification toute entière sera mesurée selon les règles, en proportion du bastion polygonal. L’angle et la longueur du glacis{12} devra correspondre à la portée des canons.

    Le 7, il donne ordre à l’ingénieur Chapotot de lever la carte de Mont-Dauphin et de ses environs avec les grandes lignes des fortifications et, à l’intérieur, une véritable ville tracée en damier et une place d’armes.

    Un front bastionné avec demi-lunes devra très rapidement barrer l’accès du côté nord, facilement accessible. Les trois autres sont moins urgents, mais Vauban souhaite construire un ouvrage avancé pour défendre le plateau bas qui coupe l’escarpement au-dessus du pont Sainte-Marie. L’évaluation des dépenses comprend les fortifications, les ponts et les portes, les souterrains, l’arsenal, la poudrière, l’église, la maison du gouverneur, celle du lieutenant de roi, les pavillons d’officiers, casernes, maisons des civils, hôpital, latrines, citernes, fontaine, boulangerie, le pavé des rues, les palissades et même un pont et un moulin à eau fortifié. Le captage de deux sources permettra d’approvisionner la place en eau. Pour cet ensemble, le copiste inscrit la somme assez modique de 772 000 livres.

    Au moment du départ, le projet de la nouvelle place forte est expédié et le mois de décembre bien avancé. Les montagnes se sont couvertes de neige, les routes deviennent difficilement praticables et il reste un long chemin à parcourir sur les mauvais chemins de Provence pour gagner Nice. Vauban y arrive enrhumé et complètement épuisé, pour un séjour de six semaines au cours desquelles il mettra au point avec ses ingénieurs les projets conçus pour la douzaine de forts qu’il vient d’inspecter, en attendant les allocations qui permettront de commencer les travaux.

    Le mémoire arrive à Versailles vers la fin du mois de décembre. Le 30, le marquis de Dangeau, familier du roi et de Madame de Maintenon, note dans son journal :

    « Mardi 30, à Versailles. M. de Catinat est reparti ; Vauban est encore en Dauphiné. Il a envoyé des projets au roi pour fortifier des places en ce pays-là. On va travailler à Embrun ; on fait fortifier un rocher sur la Durance, qui est à demi-lieue en-deça de Guillestre, qu’on appellera Mont-Dauphin. »

    En janvier 1693, Vauban se plaint que les crédits pour Mont-Dauphin ne sont toujours pas arrivés alors qu’il s’agit d’une pièce essentielle de la défense du Dauphiné. En réalité, le déblocage des fonds s’effectue aussi vite que possible car, à Versailles, on craint une invasion du Dauphiné par l’Empereur. Par l’intermédiaire du comte de Tessé, le roi négocie secrètement avec le duc de Savoie, comme il n’a d’ailleurs jamais cessé de le faire. Il s’agit d’expliquer à Victor-Amédée que la cour de France est au courant des manigances de l’Empereur et que le but caché de ce souverain est de faire main basse sur toute l’Italie puis d’y recueillir les territoires de la succession d’Espagne si le roi de ce pays meurt sans enfant, ce qui ne tardera pas.

    On intensifie en même temps la défense de la frontière. Dès le 4 janvier, l’intendant de Dauphiné a donné ordre de faire planter des poteaux ou des croix dans la totalité des entrées et détours des grands chemins pour indiquer la route à suivre aux régiments envoyés dans la province. Dans les forteresses, en particulier à Pignerol, on se tient sur ses gardes. Le 15 février, Vauban écrit à Catinat :

    « J’apprends par M. de Langallerie, Monsieur, que vous êtes présentement à Embrun et que vous y devez demeurer quelque temps […] Comme M. de Richerand vous y aura accompagné, il vous aura sans doute fait voir le dispositif de la fortification de Mont-Dauphin et les facilités qu’il y aurait d’y bâtir une excellente place en peu de temps, pourvu qu’on pût y être en sûreté les six à sept mois de travail de la première année, ce qui ne se peut guère, à mon avis, que par le moyen d’un camp qui se pourrait là très bien poster ; pour l’hiver il n’y a rien à craindre, moyennant Guillestre devant soi […] Il est de la dernière conséquence de mettre cette frontière en état, eu égard au présent et à l’avenir ; surtout je vous demande en grâce spéciale de prendre vos mesures pour que les ouvrages de ces places ne soient pas interrompus par l’absence des troupes quand vous les ferez marcher ailleurs de temps à autre […] »

    Le 4 mars, la première allocation pour Mont-Dauphin arrive. L’ingénieur Robert, qui était affecté à Embrun pendant le siège, sera chargé des travaux sous la direction de Richerand. Sur quoi Vauban fait ses bagages. Il doit se rendre à Paris, puis à Versailles où le roi l’attend. Il y arrive le 30 mars.

    3

    Une nouvelle place-forte du roi

    Depuis le début du mois de mars 1693 un camp s’installe sur le plateau de Mille vents pour la construction de Mont-Dauphin. Seules trois ou quatre parcelles sont cultivées sur ce promontoire dépourvu d’eau où les autorités ont réquisitionné les terrains. À l’aide de piquets et de cordes, des arpenteurs ont matérialisé sur le sol le tracé des ingénieurs et établi la pente du glacis.

    Vauban a prévu sur le front d’attaque un bastion central à orillons{13} relié à deux demi-bastions appuyés sur les escarpements du rocher. À son avis, rien ne vaut les bastions à orillons faits « à la moderne », avec des flancs bas intérieurs qui peuvent aussi servir de souterrain. En cas d’attaque, les canons disposés sur les courtines et sur les flancs et faces{14} des bastions pourront battre{15} à la fois le fossé et le glacis.

    Le bastion central sera nommé « Bastion Royal », les deux autres « Dauphin » et « Bourgogne », en hommage à la famille royale. La porte d’entrée dans le corps de place s’ouvrira au milieu de la courtine reliant le bastion de Bourgogne au bastion Royal. Deux demi-lunes placées en avant renforceront la défense{16}.

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    Plan-relief de Mont-Dauphin. Au premier plan, le front d’Eygliers ou front d’attaque. À gauche, derrière les arbres, les premières casernes. Les latrines sont suspendues sur l’escarpe. On prévoyait dans les places une double rangée d’arbres sur le rempart terrassé (ayant reçu ses parapets pour l’artillerie) pour disposer de bois en cas de siège. Musée des Plans-Reliefs.

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    Les 3 bastions et les deux demi-lunes du front d’Eygliers en 2014.

    La nouvelle de la construction s’est répandue au-delà des frontières. Maçons et roqueteurs savoyards, qui ont l’habitude de s’expatrier pour gagner leur vie, sont les plus nombreux à se présenter à Guillestre, mais il en vient aussi de Flandre, de Franche-Comté, de Suisse et d’ailleurs. Pierre Renckens, de Flandre, et Louis Anglart, du Nord, tous deux entrepreneurs des bâtiments du roi, ont été nommés, par adjudication, entrepreneurs des fortifications de Mont-Dauphin. Ils se sont engagés par là à exécuter tous les travaux, amasser les matériaux et recruter les ouvriers, en particulier les tailleurs de pierre et les mineurs, si rares sur le marché. On a fait afficher les devis expliquant le plus simplement possible le détail des

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