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Patrimoine mondial et développement: au défi du tourisme durable
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Patrimoine mondial et développement: au défi du tourisme durable
Livre électronique479 pages5 heures

Patrimoine mondial et développement: au défi du tourisme durable

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À propos de ce livre électronique

Comment penser l’association entre patrimoine mondial, développement et tourisme? Le tourisme, orienté autour de sites inscrits sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, peut être au service du développement des communautés. C’est à ce nouveau paradigme de tourisme durable que s’intéressent les auteurs, en examinant les acteurs et les bénéficiaires de ce développement local et les recompositions territoriales auxquelles celui-ci donne lieu.
LangueFrançais
Date de sortie5 mars 2014
ISBN9782760539808
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    Aperçu du livre

    Patrimoine mondial et développement - Maria Gravari-Barbas

    réservés

    INTRODUCTION

    Patrimoine, tourisme, développement.

    Une triangulation impossible ?

    L’ enthousiasme suscité par les inscriptions des sites sur la Liste du patrimoine mondial de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) révèle autant la fierté d’une reconnaissance que les espoirs des bénéfices permis par une telle labellisation : médiatisation accrue, aura conférée par le prestige à la fois de l’institution qui inscrit et le voisinage des sites les plus prestigieux et emblématiques d’un patrimoine mondial, tels Venise, le Machu Picchu, le parc national de l’Iguaçu ou la Grande Muraille de Chine, mais aussi espoir d’un développement économique et social, permis notamment par un tourisme international en hausse. Dans le même temps, le dossier de candidature expose les engagements à garantir une protection de la valeur universelle exceptionnelle par la présentation de lois, de dispositifs, de périmètres, de modes de gestion, anticipant aussi les effets d’une pression économique, immobilière et touristique accrue. Les exploitations excessives des richesses d’un site, appelées surfréquentation, folklorisation ou muséification dans leur lien avec le tourisme, peuvent se traduire en dernier ressort par l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial en péril, après plusieurs recommandations adressées par le Comité du patrimoine mondial à l’État partie.

    Un bien inscrit au patrimoine mondial semble nécessiter un équilibre entre un développement porté ou souhaité par divers acteurs (communautés, acteurs publics…) et le maintien, par-delà ce développement, des caractéristiques sur lesquelles se fonde la reconnaissance UNESCO (Benhamou, 2010). Le patrimoine mondial s’inscrit ainsi dans une pensée de type dialogique (Morin, 1990), entre préservation et développement, qui ne se résout pas en faveur de l’un des deux termes. Au contraire, le maintien de l’un et l’autre pôle complexifie toujours davantage la politique du patrimoine mondial : création de nouvelles catégories patrimoniales (paysage culturel dans les années 1990, paysage urbain historique dans les années 2000) qui articulent sens patrimonial et évolutions, déclarations précisant les conditions de cet équilibre, en le déclinant à diverses échelles, en intégrant de nouveaux acteurs (par exemple la Déclaration de Budapest), en opérant la synthèse par la notion de durabilité. Cette relation dialogique entre enjeux patrimoniaux et enjeux de développement complexifie par conséquent la gestion des sites.

    Le tourisme, perçu comme élément perturbant ou instrument à maîtriser, nouveau champ d’étude du patrimoine mondial (Leask et Fyall, 2000 ; Bourdeau, Gravari-Barbas et Robinson, 2012), constitue un des termes de cette relation dialogique et peut être un des points de révélation des enjeux entre conservation et développement. L’afflux touristique apparaît tantôt comme la validation d’une stratégie de développement portée par le patrimoine et la labellisation « patrimoine mondial », tantôt comme une donnée à gérer. Les appels à de nouvelles formes de tourisme, culturel ou durable, constituent alors les modalités de résolution de ces contradictions, tandis que les plans de gestion des sites intègrent le plan d’interprétation et de gestion des visiteurs.

    Toutefois cet ouvrage est porté par une hypothèse qui va au-delà de la simple identification des modalités d’un tourisme opérant une forme de synthèse entre les exigences a priori contradictoires de la conservation et du développement. La polarisation sur le tourisme comme menace ou opportunité masque aussi le rôle insigne que le tourisme est appelé à jouer dans la politique du patrimoine mondial, par l’actualisation de ses objectifs. Le tourisme, élément marginal des premiers temps, perçu comme source de revenus ou menace pour les sites, contribue autant à ce rapprochement entre peuples posé comme son objectif principal dans l’Acte constitutif de l’UNESCO qu’à la pluralisation des regards portés sur un site du patrimoine mondial.

    La pluralisation des enjeux du patrimoine mondial

    Les mutations du patrimoine mondial ?

    La politique du patrimoine mondial s’inscrit à ses débuts dans une perspective double, à la fois conservationniste face aux menaces liées notamment aux mutations des sociétés (de Maheu, 1966), et mettant en acte l’idée d’une paix entre les peuples par la collaboration culturelle (Stoczkowski, 2009). Le tourisme n’apparaît pas dans ses origines articulé à cette démarche de façon explicite.

    Accusé parfois de porter encore la marque de son origine européenne, voire occidentale, la Liste du patrimoine mondial comporte néanmoins les strates des débats sur son horizon et sa diversification : la Liste témoigne ainsi de la pluralisation catégorielle avec, depuis 1995, l’intégration de paysages culturels ; de la pluralisation thématique avec l’entrée croissante de nouveaux types de biens (paysages viticoles, itinéraires, éléments du patrimoine industriel) ; de la pluralisation géographique avec de façon croissante des biens des pays du Sud (en 2013 les États de Fidji et du Qatar inscrivent leur premier bien). Le Document de Nara (1994), la Stratégie pour une Liste crédible (1994), le travail effectué par les centres de catégorie 2 du patrimoine mondial, sans remettre en cause la prééminence européenne sur la Liste, ont visé l’intégration de patrimoines différents. L’attention portée désormais aux patrimoines en situation postcoloniale et aux communautés dans le cadre du patrimoine immatériel témoigne en outre d’une réflexion sur les façons de prendre en compte les patrimoines des autres.

    Ainsi, les contours mêmes de la Liste du patrimoine mondial ont évolué, en même temps que le sens du patrimoine inscrit : de l’unicité à la représentativité (Pocock, 1997 ; Cameron, 2005), en s’ouvrant à une pluralité signe de la diversité humaine. Alors que les premiers biens inscrits constituent ces sites qui ne font pas débat, selon les propos des experts eux-mêmes – Venise, Florence, le Machu Picchu –, voire dont l’absence ruinerait la crédibilité même de la Liste (Djament-Tran, Fagnoni et Jacquot, 2012), les biens ultérieurs provoquent davantage de questionnements (par exemple Le Havre), ou relaient non plus une expertise unique mais une pluralité de façons de concevoir ce qui fait patrimoine. Bref, la valeur universelle exceptionnelle (Labadi, 2013), substance commune qui assure l’unité de la Liste par-delà la diversité, se pluralise dans ses modalités d’énonciation (ICOMOS, 2008).

    Ces mutations de la Liste ne sont toutefois pas seulement sémantiques. Elles ont également un impact, implicite ou explicite, sur les objectifs assignés à l’inscription elle-même, donnant une place essentielle aux enjeux du développement.

    La pluralisation des enjeux

    Des acteurs locaux, des institutions internationales du patrimoine ou du développement, émane cette même exigence d’un patrimoine au service du développement. Les enjeux de conservation se doublent des enjeux de valorisation. Les modalités de cette valorisation peuvent différer, mais ce méta-objectif est peu contesté. Katharina Conradin (chap. 2) illustre bien, dans le cas des biens naturels, la pluralisation des motifs de l’inscription.

    Comme l’ont montré en France les cas récents de la Cité épiscopale d’Albi (Ygal Fijalkow et Michèle Lalanne, chap. 6), du Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais¹ (Edith Fagnoni, chap. 3), ou du parc national de La Réunion (Béatrice Moppert, Christian Germanaz et Michel Sicre, chap. 9), les objectifs de l’inscription UNESCO se diversifient, avec la complexification du jeu d’acteurs. Des premières candidatures à la fin des années 1970 largement portées par des experts internationaux, dont la marque apparaît encore sur les premières évaluations, aux derniers cycles d’inscriptions plus récentes des années 2000 et 2010, célébrées par les États et les territoires, la méthode, la médiatisation et l’exigence des bénéfices escomptés ont changé. Les enjeux présents n’ont toutefois pas remplacé ceux d’hier ; ils s’y sont ajoutés. Le Préambule de la Convention de 1972 intègre essentiellement les enjeux de conservation et de préservation d’un patrimoine menacé par les transformations rapides du monde industrialisé. La Déclaration de Budapest, en 2002, énonce la nécessité de « maintenir un juste équilibre entre la conservation, la durabilité et le développement, de façon à protéger les biens du patrimoine mondial grâce à des activités adaptées contribuant au développement social et économique et à la qualité de vie de nos communautés ». Les quatre objectifs énoncés dans cette Déclaration (connus comme les « 4C ») sont ainsi la Crédibilité de la Liste, la Conservation efficace, le développement des Capacités et la Communication. La notion de développement durable irradie également la politique du patrimoine mondial, jusqu’à constituer le thème du quarantième anniversaire de la Convention, en 2012, permettant la construction d’une synthèse entre les deux objectifs du développement et de la conservation.

    La pluralisation des échelles

    La définition de procédures de candidatures à travers les Orientations et la mise en avant de la nécessaire intégration des communautés locales depuis la Déclaration de Budapest en 2002 ont multiplié les échelles de définition et de gestion du patrimoine mondial, déclinant ainsi aux diverses échelles ces enjeux, comme le caractérise Noel B. Salazar à travers la notion de pluriversality (chap. 1).

    La politique du patrimoine mondial est souvent présentée comme un symptôme autant qu’un instrument de la mondialisation. Les choix effectués peuvent traduire l’influence importante des experts internationaux (Harrison, 2005). De même, la Convention de 1972 définit la politique du patrimoine mondial comme interaction entre un État partie et le Comité du patrimoine mondial, ouvrant là l’étude des enjeux géopolitiques globaux (Maurel, 2009).

    Toutefois, une autre échelle d’analyse s’impose. Ainsi s’opère également un jeu entre local et national pour la désignation d’un bien comme candidat et l’élaboration de la candidature. L’inscription à l’UNESCO étant perçue comme une opportunité de développement, de nombreux territoires d’un même État entrent en concurrence chaque année pour devenir le bien proposé à l’UNESCO, voire d’abord intégrer la Liste indicative. La limitation du nombre de candidatures depuis 2004 met l’État dans une position d’arbitre établissant une liste des priorités en termes de candidature. Cette irruption du local dans le processus de candidature invite alors à un regard renouvelé sur le patrimoine mondial, qui se départit d’une perspective globale pour envisager les « déclinaisons » et les « modulations particulières sur les scènes locales » des processus articulant patrimoine mondial, tourisme et développement (Morisset et Dormaels, 2001).

    Cette pluralisation scalaire est multidimensionnelle. Elle concerne tout d’abord les échelles de gestion d’un bien du patrimoine mondial, entre surveillance globale (missions, recommandations et décisions du Centre du patrimoine mondial) et nationale (rapports transmis), gestion effective par le biais des divers dispositifs mis en place par les États et les territoires (bureau spécifique de suivi au sein d’une administration, comité de suivi du bien, instances consultatives…), gestion contestée par les communautés ou des associations dans certains cas, etc. Cette pluralisation renvoie également aux échelles de signification du bien désigné patrimoine mondial : d’une part, le processus même d’inscription UNESCO crée de nouveaux récits par le travail de justification, opérant dans certains cas un changement de signification du bien par ce passage du local au mondial (Djament-Tran, Fagnoni et Jacquot, 2012) ; d’autre part, cette pluralité des échelles de signification ouvre la voie à des discussions et des débats, articulés aux enjeux de maîtrise du devenir du site (Langfield, 2010). Enfin, cette pluralisation scalaire concerne l’appropriation du site : depuis 2007, l’UNESCO met davantage l’accent sur l’association des communautés locales, tandis que des conflits de gestion se délocalisent par le recours à un arbitrage international (Jackson et Ramirez, 2009 ; Langfield, 2010).

    L’enjeu du développement

    L’ouvrage publié dans le cadre du quarantième anniversaire de la Convention, World Heritage, Benefits Beyond Borders (Galla, 2012), rassemble 36 études de cas de développement durable de biens du patrimoine mondial, examinant les stratégies mises en œuvre et les modalités de gouvernance. Ces différentes études, présentées comme autant de bonnes pratiques, illustrent également la dimension multiscalaire de la gestion des sites et des acteurs engagés dans des enjeux de conservation et de développement par ces projets et pratiques vertueux de développement : institutions internationales du patrimoine et du développement, gouvernements et agences nationales, acteurs locaux, communautés, organisations non gouvernementales (ONG), autres collectivités territoriales dans le cadre de la coopération décentralisée.

    Toutefois la juxtaposition même des 36 cas étudiés révèle en même temps, par-delà leur condition commune de patrimoine mondial, leur intégration à un même paradigme qui se diffuse par l’entremise des institutions internationales et des agences nationales de développement. Ainsi les organisations internationales financent un nombre croissant de projets portés par cette idée d’un développement durable.

    Ces initiatives s’inscrivent dans une réévaluation plus large du rôle du patrimoine dans le développement territorial. L’analyse économique du patrimoine s’inspire de l’économie de l’environnement, analysé comme bien public (Greffe, 2003 ; Vecco, 2007), permettant la distinction entre des valeurs marchandes et non marchandes, auxquelles s’ajoute une valeur culturelle. Les méthodes utilisées en économie pour justifier des politiques environnementales sont appliquées au patrimoine, pour évaluer ses apports et sa valeur, depuis les premiers travaux menés par un économiste de la Banque mondiale, Stefano Pagiola (1996). La construction théorique des apports d’une économie du patrimoine, y compris dans ses dimensions plus immatérielles, sert de justification à des projets de développement thématisés. Un des numéros des Urban Development Series de la Banque mondiale, intitulé The Economics of Uniqueness (Licciardi et Amirtahmasebi, 2012), porte d’ailleurs sur l’apport du patrimoine à l’économie urbaine et ses liens avec le marché immobilier, la qualité de vie, les activités corrélées, s’inscrivant dans la stratégie pour les villes élaborées par la Banque mondiale en 2009, qui fait du développement durable la perspective transversale à l’ensemble des actions menées. Les stratégies de développement urbain intègrent à présent les projets patrimoniaux, dans un « équilibre entre conservation et développement » (ibid.).

    Ces principes portés par les organisations internationales s’appliquent dans des projets pilotes, qui sont le plus souvent développés sur des sites du patrimoine mondial. La Banque mondiale par exemple a financé, jusqu’en 2011, 120 projets culturels ou naturels concernant des sites du patrimoine mondial, portant sur 188 biens au total (Bigio et Amirtahmasebi, 2011). De même, la Banque interaméricaine de développement élabore en 1994 un premier prêt orienté vers les enjeux de renouvellement du patrimoine urbain, en Équateur, pour la réhabilitation du centre historique de Quito (Rojas, 1999) au patrimoine mondial ; elle finance en outre un certain nombre de programmes dans des villes du patrimoine mondial d’Amérique latine (Valparaiso, Salvador de Bahia, Oaxaca…), considérant ce label comme un critère externe fiable de sélection des territoires de projet (Rojas et Lanzafame, 2011).

    Au final, une convergence s’opère parmi les organisations internationales sur le rôle dévolu au patrimoine comme instrument de développement local. L’UNESCO entérine ces positions à partir de 2010, en établissant des relations explicites entre politique du patrimoine mondial et développement durable, entre le plan d’action adopté à Paraty (Brésil) en 2010 et la réunion tenue à Ouro Preto (Brésil) en février 2012. Désormais, le développement durable apparaît comme un enjeu de la politique du patrimoine mondial, y compris à l’échelle de chacun des sites, comme l’illustre le processus de préparation de la candidature UNESCO de la grotte de Chauvet (Charlotte Malgat, chap. 8).

    La gestion d’un site du patrimoine mondial se complexifie, associant une pluralité d’acteurs, d’origines et d’échelles variées, mais tenant compte aussi de la diversification des objectifs de la politique du patrimoine mondial. En ce sens, comme l’illustre bien le sous-titre de l’ouvrage dirigé par David Harrison et Michael Hitchcock (2005) (Negotiating Tourism and Conservation), les politiques du patrimoine mondial consistent en un art de la négociation, entre développement et conservation. Comment le tourisme s’intègre-t-il à cette pluralité d’objectifs ?

    Tourisme et développement : quel paradigme ?

    Cette pluralisation des enjeux du patrimoine mondial induit aussi une réévaluation de la place du tourisme dans la gestion des sites du patrimoine mondial, notamment dans son articulation au développement. Cette pensée développementaliste entraîne une réévaluation du tourisme par les instances internationales (Hawkins et Mann, 2007).

    Le tourisme : de la menace à un paradigme de l’équilibre

    Le tourisme est peu présent dans les premiers textes mettant en place la politique du patrimoine mondial, où il apparaît essentiellement comme un des facteurs de la mise en péril des biens du patrimoine mondial. Par exemple, dans la Convention de 1972, le terme « tourisme » apparaît une seule fois, à l’article 11.4 qui définit les biens pouvant apparaître sur la Liste du patrimoine en péril :

    Ne peuvent figurer sur cette liste que des biens du patrimoine culturel et naturel qui sont menacés de dangers graves et précis, tels que menace de disparition due à une dégradation accélérée, projets de grands travaux publics ou privés, rapide développement urbain et touristique, destruction due à des changements d’utilisation ou de propriété de la terre, altérations profondes dues à une cause inconnue, abandon pour des raisons quelconques, conflit armé venant ou menaçant d’éclater, calamités et cataclysmes, grands incendies, séismes, glissements de terrain, éruptions volcaniques, modification du niveau des eaux, inondations, raz de marée.

    Cette présentation est réitérée de façon régulière, par exemple dans un manuel édité par l’UNESCO en 2010, Gérer les risques de catastrophe pour le patrimoine mondial, qui rappelle ces « processus graduels et cumulatifs pouvant avoir un impact sur des biens du patrimoine, comme l’érosion, le tourisme de masse, la sécheresse ou la propagation d’espèces envahissante ». Dans de nombreuses études académiques ou institutionnelles, le tourisme apparaît sous la forme de la pression et de la surfréquentation, avec ses effets négatifs plus ou moins mesurables.

    Il ne faudrait toutefois pas proposer une lecture trop linéaire des rapports entre tourisme et patrimoine mondial. En dépit de son absence – hormis comme menace – de la Convention de 1972, le tourisme apparaissait déjà comme un allié potentiel à la mise en œuvre des objectifs de conservation. Ainsi, un projet² préalable à la création de la Liste du patrimoine mondial, porté en 1950, prévoyait la mise en place d’un programme de sauvegarde des musées et des monuments par le biais d’une taxe sur les entrées des touristes dans un pays. Cette mesure avait été proposée par l’Alliance internationale du tourisme, dès 1947, et reprise avec enthousiasme par les délégués de l’UNESCO lors de la Conférence à Paris en 1949, puis à Florence en 1950. En 1963 et 1964, de nouvelles discussions ont lieu sur la création d’un Fonds de sauvegarde pour les monuments, alimenté par la vente d’une carte internationale qui permettrait l’entrée dans les monuments et les musées des pays adhérents. Posant des difficultés de compensation financière dans les pays concernés en raison des pertes en droits d’entrée, ce projet de carte est abandonné (voir notamment UNESCO, 1963), mais il indique déjà la recherche d’une mise à contribution du tourisme aux enjeux de conservation (tout en portant le germe de la possibilité d’une citoyenneté culturelle élargie aux touristes).

    Ces premières tentatives d’articuler les enjeux de conservation à un tourisme bienfaiteur, contribuant financièrement à la conservation, trouvent un prolongement plus efficace dans la construction d’une « doctrine du tourisme culturel » véhiculée par les instances internationales, notamment le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS) et l’UNESCO (Cousin, 2008), et permettent à la fois d’envisager une alternative à un tourisme de masse et d’articuler « valeurs économiques » et « valeurs culturelles ». La réévaluation de la place du tourisme modifie la façon dont il est géré. Désormais tout est affaire d’équilibre, de quantités à maîtriser : la gestion du tourisme dans un site du patrimoine mondial relève d’un art de la modération. L’introduction au volume édité par l’ICOMOS (1993), Tourism at World Heritage Cultural Sites : The Site Manager’s Handbook, s’intitule « Finding a Balance », équilibre à déterminer entre nécessités de la conservation et ouverture au public. Toutefois cet équilibre est sous-tendu par une hiérarchisation entre ces deux pôles : « conservation precedes tourism », selon cette même introduction. La mise en tourisme suit logiquement la conservation vertueuse, et permet elle-même de dégager des recettes réinjectées dans la conservation. Cette notion d’équilibre demeure structurante dans le manuel publié par le Centre du patrimoine mondial, qui énonce : « visitor management is a balancing act » (Pedersen, 2002, p. 12). De nombreux plans de gestion intègrent la question du tourisme, avec cette volonté de gérer les flux tout en favorisant des retombées positives³.

    En outre, il ne s’agit pas seulement de considérer la légitimation extrinsèque et a posteriori du tourisme par les instances internationales patrimoniales, mais bien de reconnaître qu’une telle doctrine du tourisme opère aussi une légitimation de la dimension transnationale des politiques menées par ces instances (Cousin, 2008). Ainsi, tant le tourisme que le développement ne sont pas seulement des entrées thématiques d’analyse de la politique du patrimoine mondial, mais en constituent des motifs essentiels : le développement comme méta-objectif associé à la conservation, sous la forme du développement durable, et le tourisme comme élément d’actualisation et de légitimation du programme transnational du patrimoine mondial.

    Tourisme et patrimoine mondial : une relation revisitée ?

    Comment penser l’association entre ces trois termes : patrimoine mondial, développement, tourisme ? Dans une première version, la plus évidente, portée notamment par les instances internationales de développement, le tourisme (durable) constitue un instrument au service du développement des sites du patrimoine mondial, assurant par ce fait leur conservation. Quels sont toutefois les enjeux, les présupposés et les mutations induits par cette articulation ?

    Deux perspectives sur le lien entre développement, tourisme et patrimoine peuvent être identifiées, en reprenant la distinction élaborée par Peter Burns (1999) à partir des conseils en développement donnés par les acteurs internationaux, entre des stratégies orientées d’abord vers le développement du tourisme (tourism first) et des stratégies articulant le tourisme à des enjeux de développement (development first), entre des enjeux de croissance et des enjeux de redistribution.

    La première perspective, portée par exemple par l’Organisation de coopération et de développement économiques, articule le tourisme culturel à la compétitivité et à l’attractivité territoriale. Le patrimoine devient un « avantage comparatif » (OCDE, 2009) dans ce contexte concurrentiel, appelant alors à une intégration du patrimoine, notamment immatériel, à des stratégies de diversification et de spécialisation touristiques (Arezki et al., 2012). Le bien inscrit sur la Liste du patrimoine mondial participe de la promotion d’une destination touristique, à diverses échelles, fonctionnant comme étendard pour certains États (Shackley, 1998) – par exemple la Hongrie (Rátz et Puczkó, 2003) –, territoires régionaux ou locaux, ce qui suppose aussi de gérer le rapport entre le site et les espaces alentour (Boyd et Timothy, 2006), de définir par conséquent le rapport entre le site UNESCO et la destination touristique. La visibilité accrue dans les guides internationaux permise par le label UNESCO explique aussi la compétition entre sites patrimoniaux, dans l’objectif d’attirer davantage de visiteurs.

    Ce nouveau cadre articulant tourisme et développement suppose une évaluation de ces apports, par le développement de méthodes et d’études, ainsi que la mise en place d’observatoires. L’évaluation des retombées et des effets d’une inscription UNESCO et d’un développement du tourisme durable devient une préoccupation multiforme, émanant entre autres des collectes de données et des études empiriques à l’échelle de sites particuliers, de travaux d’économétrie, de recherches menées en sciences économiques et sociales. Un grand nombre de données (Du Cros, 2006, à Lijiang ; Gravari-Barbas et Jacquot, 2013, pour les sites français) semblent valider cette relation entre labellisation UNESCO et augmentation du tourisme, donnant crédit à un effet UNESCO. Patrizia Battilani et Sabina Sgobba présentent les débats autour de ces évaluations (chap. 4).

    Un premier type d’explications, tourné vers l’analyse de la demande, insiste sur les motivations des visiteurs (demand side). En effet, le label patrimoine mondial constitue un élément attractif supplémentaire pour les touristes, à l’instar d’autres labels (Reinius et Fredman, 2007), et provoque une modification des comportements de visite, par exemple une propension des visiteurs à payer davantage pour entrer sur les sites du patrimoine mondial (Dixon, Pagiola et Agostini, 1998). Le second type d’explications, centré sur la production d’une offre touristique (supply side), met l’accent sur les efforts pour transformer le bien UNESCO en destination touristique, par le moyen des politiques de mise en tourisme qui accompagnent la désignation, notamment en termes de promotion et de marketing de la part des acteurs locaux (Shackley, 1998 ; Boyd et Timothy, 2006), et d’engagement de l’ensemble des acteurs (Gravari-Barbas et Jacquot, 2011).

    Pourtant, des études économétriques ne permettent pas de prouver de façon nette un « effet UNESCO » (Prud’homme, 2008). L’augmentation de la fréquentation des sites UNESCO masque parfois la croissance tendancielle du tourisme (qui explique par exemple l’augmentation des visiteurs des sites naturels australiens inscrits sur la Liste de l’UNESCO) (Buckley, 2004). Les chercheurs mettent par ailleurs en évidence des études trop disparates, relevant de méthodologies différentes (Van der Aa, 2005). Au-delà des difficultés à identifier un effet UNESCO en isolant les autres facteurs de croissance du tourisme, il demeure le risque d’un réductionnisme économique et marchand, au détriment d’une analyse multidimensionnelle des liens entre tourisme et patrimoine mondial (Prigent, 2011).

    Tourisme durable : un nouveau paradigme au service du patrimoine mondial

    La seconde perspective, development first (Burns, 1999), articule de façon plus multidimensionnelle l’apport du tourisme aux enjeux de développement, association vulgarisée par l’ouvrage d’Emanuel Jehuda De Kadt, Le tourisme, passeport pour le développement (1979), issu d’un séminaire organisé conjointement par la Banque mondiale et l’UNESCO. Si le tourisme n’est plus ignoré ou présenté seulement comme menace, il n’est pas présenté comme objectif en soi dans les textes récents de l’UNESCO, mais bien comme un atout ou un instrument au service du développement.

    Cette articulation entre tourisme et développement se fait toutefois de façon progressive et devient pleinement un axe stratégique pour l’UNESCO à la fin des années 2000. En 2001, lors de la cinquième session à Helsinki, le Comité du patrimoine mondial prend plusieurs mesures destinées à augmenter l’efficacité des mécanismes de sauvegarde internationale et de l’utilisation du Fonds du patrimoine mondial, pour une « utilisation pro-active de sommes relativement limitées et le financement des activités de conservation avec effet multiplicateur », en intégrant des financements provenant de partenaires (UNESCO – Comité du patrimoine mondial, 2002). Cette recherche d’une cohérence des financements aboutit alors à l’identification de quatre thèmes prioritaires, qui deviennent des programmes : « Gestion de la conservation des villes », « Conservation des constructions en terre », « Gestion du tourisme », « Conservation des forêts ». Ces programmes sont plutôt motivés par des enjeux de conservation et intègrent la gestion des effets néfastes du tourisme, pris dans le paradigme équilibriste.

    En 2006 est décidée une articulation accrue des six programmes thématiques avec la Déclaration de Budapest de 2002, notamment par la mise en place d’indicateurs de suivi et de performance, correspondant à des objectifs spécifiques à chaque programme. Le programme tourisme, devenu « tourisme durable », doit alors être intégré de façon large aux autres initiatives en lien avec le patrimoine mondial : aux cinq autres programmes, aux dossiers de candidature et plans de gestion, etc. Le tourisme durable voit par conséquent reconnue sa dimension transversale, et en quelque sorte il se « dé-thématise ». Une rupture d’importance est également signifiée en 2006, marquant le passage à un « nouveau paradigme⁴ » : le troisième objectif du programme « tourisme durable » vise à « promouvoir des moyens de subsistance alternatifs pour les communautés locales⁵ », articulant tourisme, patrimoine mondial et enjeux de développement local.

    En 2010, ce programme prend fin, à la suite d’une évaluation élaborée par le cabinet Martin Jenkins and Associates Limited (Clarke et Fursam, 2010) et discutée lors de la session à Brasilia, en raison d’une approche jugée trop dispersée sur les sites et qui rend difficile la validation des objectifs fixés en 2006. Le Comité du patrimoine mondial prend alors une résolution en faveur d’un nouveau programme, qui est mis en place en 2012 : « Patrimoine mondial et tourisme durable ». L’enjeu de développement durable est affirmé au même titre que celui de la conservation, marquant bien ce nouveau paradigme de l’association tourisme – patrimoine, à travers la promotion d’un tourisme durable. Les documents préparatoires à la résolution adoptée à Brasilia⁶ puis à Saint-Pétersbourg⁷ précisent le contenu de ce

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