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Grammaire de la langue innue
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Grammaire de la langue innue
Livre électronique1 023 pages3 heures

Grammaire de la langue innue

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L’innu, une langue « imagée » à la structure simple et aux moyens réduits? Rien de plus faux! Cette grammaire de référence de la langue innue, inspirée de la basic linguistic theory ou linguistique empirique, déconstruit ce mythe en répertoriant les faits de langue, en les décrivant, en les expliquant et en les reliant entre eux de manière à en élucider la logique.
LangueFrançais
Date de sortie11 juin 2014
ISBN9782760539624
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    Aperçu du livre

    Grammaire de la langue innue - Lynn Drapeau

    témoignée.

    Liste des tableaux

    Liste des tables

    de conjugaison verbale

    Abréviations et symboles

    Chapitre 1

    Introduction

    Il se parlait près de 300 langues autochtones au Canada et aux États-Unis avant l’arrivée des Européens en Amérique. De ce nombre, plusieurs sont éteintes aujourd’hui, souvent sans laisser de traces. La langue des Innus, en revanche, a la chance de figurer parmi les mieux conservées. Cela rend possible et nécessaire d’en faire une description grammaticale complète.

    Bien qu’il existe beaucoup de travaux sur les langues autochtones d’Amérique du Nord, peu d’entre elles ont été décrites de façon détaillée. Cela tient à plusieurs raisons : d’abord au fait que ce sont des langues complexes qui présentent une structure radicalement différente de celle des langues d’origine européenne. Jusqu’aux années 1980, la linguistique ne possédait pas les outils conceptuels nécessaires pour permettre d’en faire une description adéquate.

    Cette différence radicale les rend également difficiles à maîtriser. Cela a entraîné un mythe : ce serait des langues « imagées » qui auraient une structure simple et des moyens réduits par rapport aux langues d’origine européennes qui nous sont familières. La description contenue dans le présent ouvrage devrait suffire à démontrer que cette légende urbaine est sans fondement.

    Ce chapitre trace un bref portrait de la place de la langue innue parmi les autres langues autochtones d’Amérique du Nord. Il décrit tout particulièrement la famille linguistique à laquelle l’innu appartient et se penche également sur ses caractéristiques principales.

    1.1 QUI PARLE L’INNU ?

    La langue innue regroupe tous les dialectes parlés par les Innus. Elle est parlée dans les communautés suivantes :

    à Mashteuiatsh au Lac-Saint-Jean où la pratique de la langue est en voie de se perdre (Drapeau et Moar, 1996) au profit du français ;

    à Pessamit (Betsiamites) sur la moyenne Côte-Nord ; la langue y est encore transmise entre les générations, mais les dernières générations de monolingues sont remplacées par des bilingues (innu/français). Le point sur la situation sociolinguistique a été fait par Oudin et Drapeau en 1992 ;

    à Uashat mak Mani-utenam (Sept-Îles) et à Matimekush (Schefferville) ; les dernières générations de monolingues y sont remplacées par des bilingues (innu/français) et on rapporte qu’à Uashat mak Mani-utenam les enfants qui entrent à l’école ne parlent que le français ;

    dans les quatre villages innus de Mamit (la Basse Côte-Nord) : Ekuanitshit (Mingan), Nutashkuan (Natashquan), Unaman-shipu (La Romaine) et Pakut-shipu (Saint-Augustin). La langue y est encore transmise entre les générations, mais les générations de moins de cinquante ans sont bilingues (innu/français) ;

    à Sheshatshit (North West River) au Labrador. La situation sociolinguistique a été décrite par Thorburn (2006). Les Innus de Sheshatshit ont l’anglais comme langue seconde.

    Au moment de décrire les variations entre ces diverses communautés, on désignera les trois premiers comme les DIALECTES DE L’OUEST (abréviation OUE) et les quatre dialectes de la Basse Côte-Nord comme les DIALECTES DE MAMIT (abréviation MAM). On ne peut pas à proprement parler d’un dialecte de Sheshatshit car cette communauté est le résultat de la fusion de plusieurs groupes (un groupe de la Bande de Sept-Îles, un autre de Mamit et des Naskapis), chacun avec un dialecte différent (Clarke, 1987).

    1.2 L’APPROCHE GÉNÉALOGIQUE

    Il existe autour de 7 000 langues distinctes dans le monde et les linguistes ont depuis le XIXe siècle développé une méthode permettant de les classer selon un principe généalogique. La généalogie linguistique, comme la généalogie tout court, permet d’organiser les parentés entre les langues en identifiant leur ancêtre commun. On utilise la méthode comparative pour reconstruire des familles complètes de langues qui remontent à un ancêtre commun et on représente cette filiation au moyen d’un arbre généalogique. Faute de documents écrits, l’ancêtre commun doit être reconstruit à partir des caractéristiques de ses descendants. On appelle cet ancêtre la « proto-langue ». C’est ainsi qu’un grand nombre de langues de l’Europe et du sous-continent indien sont reliées génétiquement, car il a été démontré qu’elles relèvent toutes de l’ancêtre commun reconstruit sous le nom de « proto-indo-européen » .

    Selon la même logique, l’Amérique du Nord comporterait plus de 50 familles linguistiques autochtones différentes¹. À l’intérieur d’une même famille, on trouvera des branches (ou sous-groupes) distinctes qui rassemblent des langues individuelles, lesquelles sont elles-mêmes composées de divers dialectes. Ces familles ne comportent pas toutes le même nombre de langues : certaines ont une vaste dispersion géographique et regroupent un grand nombre de langues ; d’autres ont peu de descendants et se répartissent sur un plus petit territoire ; d’autres encore constituent des isolats (une famille = une langue). L’aire de diversité géographique la plus grande se situe à l’ouest des Rocheuses, où se déploient un très grand nombre de langues appartenant à 36 familles différentes.

    Parmi ces 36 familles linguistiques, les plus connues sont :

    la famille ALGONQUIENNE (ou ALGIQUE) qui comprend une trentaine de langues dispersées depuis le Labrador et le long de la côte est américaine jusqu’en Caroline du Nord et, vers l’Ouest à travers l’Ontario, le Mid-Ouest américain, et les Plaines, jusqu’aux Rocheuses et même en Californie (voir plus de détails en §1.2.1) ;

    la famille IROQUOIENNE qui était parlée dans l’est de l’Amérique du Nord au moment du contact. Elle comprend le cherokee (jadis parlé dans le sud-est des États-Unis), le tuscarora (la sixième nation de la Ligue des Iroquois), le huron-wendat (jadis parlé dans la baie Georgienne du lac Huron en Ontario), un groupe de cinq langues iroquoises parlées par les nations de la Ligue des Iroquois (le seneca, le cayuga, l’onondaga, l’oneida et le mohawk). Une dernière langue, le susquehannock est éteinte aujourd’hui ;

    la famille des langues ATHAPASCANES (plus les langues eyat et tlingit) qui comporte une quarantaine de langues. Elle couvre un vaste territoire qui s’étend du nord de l’Alaska à travers le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest canadien, les quatre provinces de l’Ouest, puis, plus au Sud, les États de Washington, de l’Oregon et de la Californie. Les langues de cette famille comprennent, entre autres, l’apache, le koyugon, le slavey, le dogrib, le carrier, le beaver et le chipewyan ;

    la famille UTO-AZTÈQUE qui regroupe une trentaine de langues couvrant le nord de la Californie et la région du Grand Bassin et à l’est jusqu’à l’intérieur des Plaines, puis au Sud, jusqu’au centre du Mexique ;

    la famille des langues SALISH qui compte 23 langues différentes localisées surtout en Colombie-Britannique et en Oregon ;

    les langues ESQUIMO-ALÉOUTES qui sont parlées depuis le Groenland à travers l’Arctique canadien, l’Alaska, les Îles Aléoutiennes et jusqu’en Sibérie. Elles comprennent le Yupik et les divers dialectes de l’inuktitut et du groenlandais.

    Cette énumération ne donne qu’un bref aperçu de la diversité linguistique autochtone en Amérique du Nord. Tournons-nous maintenant vers les langues algiques auxquelles appartient la langue innue.

    1.2.1 La famille algique

    La famille algique comporte deux branches : les langues algonquiennes et les langues ritwan. La branche ritwan comprend deux langues de Californie, le wiyot et le yurok. La première est éteinte, alors que la seconde n’a plus que quelques locuteurs.

    Les langues algonquiennes, de leur côté, comprennent deux sous-groupes : la branche de l’Est et le groupe du Centre. Trois autres langues des Plaines complètent l’inventaire. Ces langues remontent à un ancêtre commun, le proto-algonquien, qui aurait été parlé dans la région des Grands Lacs à une époque remontant autour de 2 500 à 3 000 ans. Toutes les langues algonquiennes sont issues de la langue parlée par ces premiers ancêtres.

    La branche de l’Est comprenait plusieurs langues, dont certaines sont éteintes aujourd’hui. Les plus connues sont :

    le micmac, parlé en Gaspésie, au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, et à l’Île-du-Prince-Édouard ;

    le malécite-passamaquoddy parlé par les Malécites du Nouveau-Brunswick et les Passamaquoddy du Maine ;

    l’abénaki de l’Est, aussi connu sous le nom de Penobscot, est aujourd’hui éteint ;

    l’abénaki de l’Ouest est en voie de disparition à Odanak ;

    un grand nombre d’autres langues étaient parlées dans les États de la Nouvelle-Angleterre : le massachusett (parlé dans le Massachussets) ; le narragansett (encore parlé dans le Rhode Island) ; le mohican ; le munsee et l’unami (au Delaware), etc.

    Le groupe des langues algonquiennes du Centre est géographiquement très étendu. Il comprend :

    le shawnee (aujourd’hui parlé en Oklahoma) ;

    le fox (renard) aussi appelé meskwaki (parlé en Iowa, en Oklahoma, et au Kansas) ;

    le kickapoo est relié étroitement au fox ; il est parlé en Oklahoma, au Kansas et à Coahuila au Mexique ;

    le miami et l’illinois sont deux dialectes de la même langue, aujourd’hui éteinte. Elle était parlée dans un territoire qui recouvre plusieurs États, dont l’Indiana et l’Illinois ;

    le potawatomi est encore parlé dans divers États du Mid-Ouest américain (le Wisconsin, le Kansas, l’Indiana, le Michigan) et en Oklahoma ;

    l’ojibwé, aussi connu sous le nom de (a) nishinabemwin, constitue un vaste ensemble dialectal parlé par plusieurs dizaines de milliers de personnes au Canada et aux États-Unis. Il est parlé au Québec par les Algonquins, en Ontario par les Odawa, jusqu’au Michigan, au Wisconsin, au Minnesota et plus au nord, dans le sud du Manitoba et de la Saskatchewan, où on le désigne sous le nom de saulteux ;

    enfin, les dialectes du cri s’étendent du Labrador jusqu’aux Rocheuses (Alberta) et couvrent ainsi tout le nord du Québec, de l’Ontario, le Manitoba, la Saskatchewan et l’Alberta. Les liens entre ces divers dialectes sont décrits en §1.2.2.

    Les langues du groupe des Plaines sont au nombre de trois : l’arapaho, le cheyenne et le blackfoot (pied-noir). Ce regroupement est disparate, car ces trois langues sont aussi éloignées l’une de l’autre qu’elles le sont des autres langues algonquiennes :

    le cheyenne est parlé au Montana et en Oklahoma ;

    l’arapaho est parlé au Wyoming et en Oklahoma ;

    le blackfoot est parlé en Alberta et au Montana.

    1.2.2 L’innu et les autres dialectes du cri

    On vient de voir que l’innu fait partie de la branche centrale des langues algonquiennes et qu’elle appartient à un grand complexe dialectal (une suite de dialectes) que l’on regroupe sous le nom de cri et qui s’étend du Labrador jusqu’en Alberta. L’étendue géographique et la subdivision dialectale est illustrée à la figure 1.

    On distingue les divers dialectes à la façon dont le son l y est prononcé. On se rappelle que les regroupements de langues sur une base génétique présupposent un ancêtre commun à ces langues. On suppose donc que tous les dialectes du cri remontent à un ancêtre commun, le proto-cri. Dans la même veine, on suppose que les langues algonquiennes remontent toutes à un ancêtre unique : le proto-algonquien tel que reconstruit par les spécialistes.

    On utilise le son l du proto-algonquien pour distinguer les divers dialectes du cri entre eux. Il se trouve que ce l est aujourd’hui prononcé variablement l, n, y, r, ou θ (comme le th de l’anglais) selon les divers dialectes. On dira donc qu’il existe des dialectes en l, des dialectes en n, des dialectes en r, des dialectes en y et des dialectes en θ. Ainsi, dans le pronom ni ‘moi’, le final correspond au l proto-algonquien. Ce pronom sera donc prononcé différemment selon les dialectes : nil (ou nîla) dans les dialectes en l, nin (ou nîna) dans les dialectes en n, y (ou nîya) dans les dialectes en y, ra dans les dialectes en r, et θa dans les dialectes en θ. Comme ces correspondances sont généralement systématiques, on peut prédire à quoi correspondra un mot comportant le son l dans les autres dialectes.

    La figure 1 illustre ce découpage dialectal :

    à l’extrême ouest, le cri des Plaines est un dialecte en y ;

    plus à l’est, dans le nord de la Saskatchewan et du Manitoba, le cri des bois est un dialecte en θ ;

    plus à l’est, au Manitoba et sur le pourtour de la baie d’Hudson en Ontario, le cri des marais est un dialecte en n ;

    adjacent au cri des marais en Ontario, au fond de la baie de James, le cri de Moose est un dialecte en l▪ au Québec, les dialectes cris sont des dialectes en y ;

    plus au sud, en Haute-Mauricie, les parlers atikamekw sont des dialectes en r ;

    le naskapi occupe la portion à l’est du cri du Québec et au nord de l’aire innue. On distingue le naskapi de l’Ouest et celui de l’Est. Les deux sont des dialectes en n.

    Selon la même logique, les dialectes de l’innu (Montagnais sur la carte) se divisent en deux zones dialectales : les dialectes les plus à l’Ouest sont en l (Pessamit, Mashteuiatsh) et les autres (parfois désignés sous le nom de « dialectes de l’Est ») sont en n (Uashat mak Mani-utenam, Matimekush, Ekuanitshit, Nutashkuan Unaman-shipu, Pakut-shipu, Sheshatshit, tels qu’ils figurent sur la carte).

    On vient de voir une façon de classer les dialectes appartenant au CRI, mais on peut également invoquer d’autres traits qui permettent de faire des classements plus précis. Ainsi, au Québec, les dialectes cris, innu (montagnais) et naskapis, à l’exception de l’atikamekw, ont tous subi un changement historique important : le son k change à tsh devant les voyelles i (longue ou brève, y compris le phonème /y/) et e. Ce changement important permet de distinguer les dialectes cri-innunaskapi du Québec de ceux de l’Ontario et de l’Ouest canadien. On dira des premiers qu’ils sont les dialectes « palatalisés » et les autres « non palatalisés »².

    On prononcera donc le pronom de 2e personne :

    Ce changement a eu des conséquences importantes dans les dialectes palatalisés car il a provoqué l’apparition de plusieurs autres changements. Il va sans dire que l’accumulation dans le temps de ce type de changement a pour effet de rendre les dialectes mutuellement inintelligibles. Toutefois, si on met de côté ces différences de prononciation, on s’aperçoit que l’organisation grammaticale et lexicale de tous les dialectes du cri est passablement homogène.

    Il demeure que la différence entre les dialectes « palatalisés » du Québec et les dialectes « non palatalisés » à l’Ouest de la baie de James a entraîné de nombreux linguistes à considérer les dialectes du Québec (à l’exception de l’atikamekw) comme un sous-groupe distinct. Certains ont utilisé le terme montagnais-naskapi (Michelson, 1939) pour les désigner, d’autres ont tout regroupé sous le vocable de montagnais (Pentland, 1979). La pratique s’est toutefois stabilisée dans les vingt dernières années et on désigne maintenant la langue des Cris du Québec sous le nom de cri de l’Est (East Cree en anglais), celle des Naskapis comme naskapi, et celle des Montagnais (Innus) sous le nom de langue innue ou innu-aimun. Il n’est plus de mise de désigner ces trois groupes de dialectes au moyen d’une seule étiquette avec ou sans trait d’union. Il reste néanmoins que ces trois termes recouvrent une réalité sociopolitique davantage qu’une réalité linguistique, ce que MacKenzie (1980) décrivait dans les termes suivants : « Les termes montagnais et naskapi, de même que tête-de-boule (atikamekw) sont un héritage de l’histoire qui a malheureusement occulté le fait que ce sont tous des dialectes d’une même langue et qu’ils font partie d’un continuum dialectal » (notre traduction).

    La thèse du continuum dialectal est parfaitement défendable, mais comme on le verra au prochain chapitre, à condition de faire abstraction des nombreuses différences phonologiques entre les dialectes. On constate néanmoins qu’en dépit des écarts de prononciation, le système grammatical est resté fondamentalement le même et que les différences de prononciation ne sont que des phénomènes de surface qui n’altèrent pas l’unicité du système.

    Il est d’usage chez les linguistes d’utiliser le critère d’intelligibilité mutuelle pour tracer la ligne entre une situation où deux variantes font partie d’une même langue et une autre situation où on a affaire à deux langues différentes. Toutefois, ce critère est très difficile à appliquer lorsqu’il s’agit d’un continuum de dialectes. À la limite, si on devait l’appliquer de façon stricte, on devrait conclure que les Innus de Mamit et ceux de l’Ouest ne parlent pas la même langue. À moins d’y être habitué, un locuteur de Pessamit ne comprend pas une conversation entre locuteurs de Mamit et, inversement, un locuteur de Mamit peine vraiment à comprendre une conversation en dialecte de Pessamit. Par contre, personne ne pourrait invoquer que les Innus de Uashat mak Mani-utenam ne parlent pas la même langue que ceux de Pessamit, en dépit des écarts entre les deux. Le chapitre 2 examinera plus en détail les différences entre les dialectes de l’innu.

    1.3 L’APPROCHE TYPOLOGIQUE

    Dans les sections précédentes, on a identifié les familles linguistiques d’Amérique du Nord et relié la langue des Innus à la famille linguistique algonquienne et à ses proches cousins, les Cris et les Naskapis. La présente section envisage la question des affinités de structure entre l’innu et les autres langues du monde. Plutôt que de classer la langue innue parmi une famille de langue, le classement de type TYPOLOGIQUE vise plutôt à identifier son appartenance à un groupe de langues sur la base des similitudes dans l’organisation interne. De ce point de vue, l’innu se range du côté des langues POLYSYNTHÉTIQUES (1.3.1) et, du point de vue du marquage des constituants, elle fait partie des langues dites « à marquage sur la tête » (1.3.2).

    1.3.1 Une langue polysynthétique

    Les langues dites polysynthétiques se retrouvent surtout en Amériques du Nord et centrale (les langues algonquiennes, iroquoiennes, wakashan, salish, sioux, athapascanes, l’inuktitut et autres dialectes de l’esquimau, le nahuatl, etc.), en Sibérie (chukchi, nivkh, ket, etc.) et en Océanie (yimas, lenakel, etc.). On en retrouve aussi en Amérique du Sud, en Australie et dans le Caucase.

    Les langues polysynthétiques présentent un ensemble de traits communs de structure. La plus frappante est la présence de verbes complexes qui tiendraient lieu de phrases complètes dans les autres langues. Par exemple, en innu, le verbe tshikakunishkueuneshinu signifie ‘il est couché avec son chapeau’. On y trouve la référence au sujet ‘il’ (le -u final), la référence à son chapeau (akunishkueun), le fait qu’il le porte (tshik-) et, enfin, le fait qu’il (le sujet) est étendu (-shin-), plutôt que debout ou assis. Cette phrase française tient donc tout entière en un seul verbe en innu.

    Certaines des caractéristiques de l’innu se retrouvent fréquemment dans les langues polysynthétiques, d’autres lui sont propres. Parmi les caractéristiques répandues dans plusieurs autres langues polysynthétiques, on retrouve :

    1.3.2 Une langue de type « marquage sur la tête »

    Johanna Nichols (1986) a introduit les notions de MARQUAGE SUR LA TÊTE et de MARQUAGE SUR LE DÉPENDANT pour décrire deux types distincts d’organisation grammaticale, selon le site de marquage du rapport entre les constituants dans une phrase. Dans un groupe de mots formant un constituant, la TÊTE est le mot qui détermine les propriétés de l’ensemble du constituant et le DÉPENDANT est celui qui modifie la tête. Ainsi, dans un groupe verbal, le verbe constitue la tête ; dans un groupe nominal, c’est le nom qui est à la tête ; l’adjectif est à la tête du groupe adjectival ; et ainsi de suite. Les dépendants du verbe sont ses compléments (ouvrir la porte ; demander une question à ma mère ; parler à mon fils) ; les dépendants du nom sont les compléments du nom (la porte de la cuisine ; un homme à tout faire) ; les dépendants de l’adjectif sont les compléments de l’adjectif (content de son cadeau ; fou à lier) ; et ainsi de suite.

    Une langue avec marquage sur le dépendant est une langue qui appose un marqueur spécifique sur le dépendant pour indiquer la nature de son rapport avec la tête du constituant dans lequel il apparaît. On réfère souvent à ce type de langue comme étant des langues à cas, car la marque sur le dépendant nominal est un marque casuelle. Le latin est une langue de type marquage sur le dépendant. Ainsi, dans un groupe verbal, c’est le nom qui porte une marque, et dans le groupe nominal, c’est le complément du nom (l’élément possédé) qui porte la marque de dépendance. L’anglais marque aussi la possession sur le dépendant dans les constructions possessives (Mary’s book ‘le livre de Marie’). Les langues du continent européen ont, dans la majorité des cas, une organisation grammaticale de type marquage sur le dépendant.

    En revanche, dans une langue avec marquage sur la tête, ce sera le verbe qui porte une marque spécifiant la nature de son complément et, dans une construction possessive, ce sera le possesseur. L’innu est une langue avec marquage systématique sur la tête. C’est pourquoi le verbe porte toujours la marque de ses compléments, avec lesquels il s’accorde en genre et en nombre (nuapamauat ‘je les [animés] vois’ ; nuapaten ‘je vois qqch’), alors que dans les constructions possessives, c’est l’élément possédé (le complément du nom) qui porte la marque du possesseur (Mali uminushima ‘le chat de Marie’). Cette caractéristique de l’innu a comme corollaire que les dépendants, eux, ne sont pas marqués de façon spécifique et c’est pourquoi l’organisation grammaticale de l’innu ne comporte pas de marques casuelles sur les noms. Les langues autochtones d’Amérique du Nord ont, pour la majorité, une organisation grammaticale de type marquage sur la tête. C’est pourquoi le verbe y occupe une position aussi centrale et cela explique aussi la complexité des constructions possessives dans cette langue.

    1.4 AUTRES TRAITS DE L’INNU

    D’autres traits de la langue innue sont partagés par plusieurs autres langues, mais sans être nécessairement reliés au caractère polysynthétique ni à l’existence du marquage sur la tête des constituants.

    Parmi les caractéristiques propres à l’innu (parfois à toutes les langues algonquiennes), on retrouve :

    Tous ces sujets seront décrits en détail dans le présent ouvrage.

    1.5 TROIS ÉLÉMENTS SAILLANTS DE LA GRAMMAIRE

    1.5.1 Le genre

    Les noms se divisent en deux classes en innu : les ANIMÉS et les INANIMÉS. Il s’agit d’une distinction basée sur les propriétés des référents, selon qu’ils sont animés (comme les personnes et les animaux) ou inanimés (comme les objets, les plantes et les concepts abstraits), mais sans toutefois les épouser parfaitement. Ainsi, plusieurs noms inanimés se retrouvent, plus ou moins arbitrairement, dans la catégorie des animés (comme le soleil, les arbres, les mitaines, les rames, le tabac, les raquettes, etc.).

    La division des noms en genre animé et inanimé est reflétée dans la grammaire du nom (chapitre 3), des démonstratifs (chapitre 6) et elle sert de base à l’organisation des conjugaison des verbes (chapitre 7).

    1.5.2 La hiérarchie des personnes

    De nombreux aspects de la grammaire de l’innu dépendent de ce qu’on appelle la HIÉRARCHIE DES PERSONNES. Cette hiérarchie définit une préséance grammaticale entre les nominaux dans la phrase. Elle accorde la préséance selon l’ordre suivant : la 2e personne a préséance sur toutes les autres, puis la 1re personne, puis la 3e, la 4e (voir §1.5.3 sur l’obviation) et enfin, les INANIMÉS. Cela signifie que toutes les personnes grammaticales ne sont pas sur le même pied. Elles sont plutôt organisées en fonction d’une hiérarchie de préséance dont voici une version simplifiée :

    La hiérarchie des personnes détermine le choix des préfixes de personne sur le verbe, le choix des suffixes dits de direction, de même que l’utilisation de l’OBVIATIF (chapitre 17). Elle contrôle également l’accès aux fonctions grammaticales de sujet et d’objet tel qu’expliqué au chapitre 16. Enfin, la préséance des ANIMÉS sur les INANIMÉS détermine ce qui constitue la VOIX DE BASE dans la langue. Il est aussi à noter qu’un participant de genre inanimé ne peut occuper la fonction sujet dans une construction transitive (c’est-à-dire comportant un sujet et un objet).

    1.5.3 L’obviation

    L’OBVIATIF est une des catégories grammaticales la plus surprenante de la langue innue : elle permet de distinguer grammaticalement deux, et même trois, nominaux différents de 3e personne, dès lors que l’un d’eux est de genre animé. La particularité de l’innu (et des langues algonquiennes en général) est que sa grammaire distingue parmi les participants de 3e personne en mettant automatiquement à l’avant-plan le participant animé. Il aura grammaticalement préséance sur l’autre qui sera obviatif.

    La distinction entre participant d’avant-plan et participant obviatif est une dimension grammaticale réalisée sur les nominaux de 3e personne (plus précisément, les noms, les nominalisations et les démonstratifs), ainsi que sur les verbes. Le chapitre 17 fournit une description détaillée de ce phénomène.

    1.6 L’ORGANISATION DE L’OUVRAGE

    Il y a trois principales parties du discours en innu : les NOMS, les VERBES et les ADVERBES. Les noms et les verbes peuvent prendre des marques grammaticales, alors que les adverbes sont invariables. Les catégories mineures sont les démonstratifs et les pronoms et d’autres catégories invariables comme les conjonctions. Divisée en cinq parties, l’organisation de la grammaire reflète l’existence de ces diverses catégories.

    La première partie porte sur la GRAMMAIRE DES NOMINAUX : elle présente la grammaire du nom (chapitre 3), des pronoms (chapitre 5) et des démonstratifs (chapitre 6), de même que des constructions possessives (chapitre 4). Les participes sont également une catégorie mineure qui affiche certaines propriétés des noms et d’autres qui sont plus verbales. Ils sont présentés dans le cadre du chapitre sur les noms (§3.10).

    La deuxième partie décrit la GRAMMAIRE DU VERBE. Elle présente les catégories grammaticales pertinentes et les classes de verbes (chapitre 7), l’organisation des conjugaisons verbales (chapitre 8), l’expression du temps et les modalités (chapitre 9), et le système permettant de passer de la voix de base à une voix dérivée lorsque le nombre et la nature des participants centraux sont modifiés (chapitre 10). Enfin, cette partie se termine sur un chapitre traitant des constructions dites relationnelles (chapitre 11).

    La troisième partie décrit la GRAMMAIRE DE LA PHRASE. Cette description s’articule autour de deux axes : les types de proposition et leur articulation d’une part (du chapitre 12 au chapitre 14) et, d’autre part, les fonctions grammaticales et leur conséquence sur la grammaire. On explique d’abord les diverses notions utiles à l’analyse des propositions dont le noyau est un verbe (chapitre 12). Ensuite, le chapitre 13 décrit les propositions sans noyau verbal, qui s’articulent le plus souvent autour d’un noyau nominal. On présente ensuite les questions qui ont trait à l’ordre des mots et en particulier les constructions dites de topicalisation et de focalisation, lesquelles ont pour effet de mettre en évidence certains constituants de la phrase (chapitre 14). Le chapitre 15 fait état des interrogatives et de l’emploi de la négation sous ses diverses formes. On examine ensuite la question des fonctions grammaticales de l’innu (sujet, objet direct, objet secondaire, complément circonstanciel, etc.). Cette partie se termine par un chapitre sur l’obviation (chapitre 17).

    La quatrième partie décrit la FORMATION DES MOTS. Après un court chapitre de définitions (chapitre 18), on commence par la formation des noms (chapitre 19), puis la formation des adverbes (chapitre 20), pour ensuite terminer sur la formation des verbes (chapitre 21), laquelle est la plus complexe. Un dernier chapitre sur la réduplication (chapitre 22) vient compléter cette description de la formation des mots.

    Enfin, les conjugaisons verbales sont présentées dans la cinquième partie.


    1  Voir Mithun (2001) pour une présentation détaillée des diverses familles linguistiques indigènes d’Amérique du Nord.

    2  Voir à ce sujet les auteurs suivants : Michelson, 1939 ; Ford, Drapeau et Noreau-Hébert, 1975 ; MacKenzie, 1980.

    Chapitre 2

    Le système des sons,

    les dialectes et l’écriture

    Ce chapitre passe d’abord en revue le système des sons en innu (§2.1), pour ensuite décrire la variation entre les dialectes de la langue (§2.2). Puis, on fait état des propriétés du système d’écriture utilisé dans le présent ouvrage et on en justifie la pertinence (§2.3).

    2.1 LE SYSTÈME PHONOLOGIQUE EN INNU

    Le premier niveau de description linguistique est celui où on décrit le système de sons d’une langue (aussi appelé système phonologique). Il est important de saisir que le système des sons n’est pas la même chose que l’alphabet. L’alphabet concerne les lettres utilisées pour écrire la langue. Le système phonologique, pour sa part, recouvre l’inventaire et la nature des sons distinctifs de la langue. L’alphabet (et le système d’écriture) d’une langue obéissent à une logique qui tient à des facteurs historiques, socio-politiques autant que linguistiques, comme on le verra en §2.3. Par contre, analyser le système phonologique suppose que l’on s’en tienne uniquement à la sphère des faits linguistiques.

    Dans la description du système phonologique, les sons sont généralement représentés entre barres obliques en utilisant les conventions de l’alphabet phonétique international (API). Pour marquer la longueur des voyelles, on utilisera l’accent circonflexe, bien que cette convention ne soit pas apppliquée en API. Un même élément peut être prononcé différemment selon le contexte ; la convention veut que l’on représente la prononciation entre crochets carrés au moyen de l’API. Comme les symboles phonétiques et les représentations entre barres obliques et crochets carrés sont lourds, ils ne seront utilisés dans cet ouvrage que lorsqu’il est nécessaire.

    Une description complète de la phonologie de la langue innue nécessiterait une étude de grande envergure passant en revue les caractéristiques propres à chaque dialecte. Dans le cadre du présent ouvrage, la présentation est plus modeste.

    La première constatation d’importance est que tous les dialectes de l’innu ne partagent pas un système phonologique unique. Il existe des divergences tant dans le nombre de voyelles distinctes que le nombre de consonnes distinctes.

    Au chapitre des VOYELLES :

    les dialectes de Mamit ont 7 voyelles : 4 d’entre elles sont longues (/â/, /î/, /û/, /ê/) et 3 sont brèves (/a/, /i/, /u/) ;

    les dialectes de l’OUEST ont six voyelles : 4 longues (/â/, /î/, /û/, /ê/) et 2 brèves (/ə/, /u/) ;

    la voyelle /ə/ correspond grosso modo à la prononciation du e du français. Il s’agit d’une voyelle dite « centrale », mais non arrondie. Au chapitre des CONSONNES :

    les dialectes de Mamit ont 8 consonnes : /p/, /t/, /k/, /m/, /n/, /h/, /t∫/ et la consonne labialisée /kw/ ;

    les groupes de consonnes permis dans les dialectes de Mamit sont : /hp/, /ht/, /hk/, /hkw/, /ht∫/ ;

    les dialectes de l’Ouest ont 9 consonnes dans le dialecte en n : /p/, /t/, /k/, /m/, /n/, /∫/, /s/, /t∫/ et la consonne labialisée /kw/ ; quant au /h/ historique, il a une distribution très restreinte¹ ;

    auquel on ajoute /l/ à Pessamit et Mashteuiatsh, pour un total de 10 consonnes dans les dialectes en /l/² ;

    les groupes de consonnes permis dans les dialectes de l’Ouest sont : /∫p/, /∫t/, /∫k/, /∫kw/ et /ss/ qui est prononcé comme un /s/ appuyé. Le /ss/ est le résultat de du changement historique du groupe de consonnes /∫k/ devant les voyelles /i/, /î/ et /ê/.

    Tous les dialectes ont également deux semi-consonnes : /w/ et /y/.

    2.2 LA DIALECTOLOGIE PHONOLOGIQUE DE L’INNU

    On vient de voir que l’inventaire phonologique des dialectes est différent. Cette section présente les principales variations et souligne aussi quelques processus qui contribuent à éloigner les dialectes les uns des autres du point de vue de la prononciation. Rappelons que le terme de DIALECTES DE L’OUEST réfère au parler de Mashteuiatsh, Pessamit, Uashat mak Mani-utenam et Matimekush ; alors que les DIALECTES DE MAMIT sont ceux des quatre communautés de la Basse Côte-Nord.

    Les points de comparaison sont présentés en trois blocs : d’abord, les points qui séparent Pessamit et Mashteuiatsh des autres dialectes ; ensuite, les innovations qui rapprochent les dialectes de Pessamit et celui de Uashat mak Mani-utenam/ Matimekush, les séparant de ceux de Mamit ; en troisième lieu, les innovations qui ne s’appliquent qu’aux dialectes de Mamit et les isolent davantage des dialectes de l’Ouest. Les limites de cet ouvrage imposent de laisser de

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