Tisser les voix
Par Rachel Bouvet
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À propos de ce livre électronique
Rachel Bouvet
Originaire de Bretagne, Rachel Bouvet a émigré au Québec après un séjour en Égypte. Depuis, sa fascination pour le désert, la mer et la forêt n’a cessé de grandir. Professeure au Département de littérature à l’UQAM, elle a notamment publié Le vent des rives en 2014 chez Mémoire d'encrier et les essais : Étranges récits, étranges lectures. Essai sur l’effet fantastique (PUQ, 2007 [1998]) ainsi que Pages de sable. Essai sur l’imaginaire du désert (XYZ, 2006). Elle a codirigé plusieurs ouvrages collectifs, dont : L’espace en toutes lettres (Nota Bene, 2003), Nomades, voyageurs, explorateurs, déambulateurs (L’Harmattan, 2006), La carte. Point de vue sur le monde (Mémoire d’encrier, 2008), Topographies romanesques (PUR/PUQ, 2011).
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Aperçu du livre
Tisser les voix - Rachel Bouvet
Franc
INTIME SILENCE
L’air donne naissance à la voix en faisant vibrer naturellement les deux cordes vocales. Que l’une d’elles arrête de bouger et plus aucun son ne sort de la gorge. Il ne reste alors qu’une alternative : transformer l’instrument à cordes en instrument à vent, chercher le souffle au plus profond de soi, inspirer et expirer le plus fort possible, laisser le ventre se gonfler d’air comme le fait la poche du biniou. J’appelle à moi les souffles puissants de l’univers, les brises qui rident mers, lacs et rivières, les alizés familiers qui m’ont déjà portée, de l’Égypte à l’Espagne, du Maroc au Brésil, de la Bretagne au Québec ; j’appelle à moi les souffles émanant de mes compagnes et compagnons d’aventures géopoétiques, les souffles de l’esprit, ouverts sur le large. Et l’inespéré se produit : grâce à la force de l’air, la corde vocale commence à vibrer, comme une harpe caressée par les vents. Le souffle s’accordera à celui du monde.
Une complication survenue après une chirurgie m’a intimé de faire silence pendant quelques mois. J’ai alors découvert l’envers de la voix, un continent dont j’étais loin de soupçonner l’étendue. Avant, je ne connaissais du silence que son aspect extérieur, je le percevais surtout comme la composante sonore de certains lieux, je le savourais en contemplant les étendues désertiques où aucun bruit ne vient se loger dans les oreilles, il était associé dans mon esprit aux paysages aimés. Être à l’écoute du lieu consiste à se taire, à se mettre à son diapason. Souvent, c’est le lieu lui-même, sa beauté, qui nous force au silence, qui nous laisse sans voix. Il nous plonge dans un intervalle de respiration profonde, de méditation, un peu comme les rondes et les blanches inscrivent des temps suspendus dans les partitions. Malgré tout, ces pauses ne sont que temporaires. En nous demeure ce potentiel sonore, à l’état latent, qui fait de nous des êtres de parole. Dès qu’une idée surgit, ou qu’un désir de communiquer se manifeste, la parole émane. Dans son Histoire du silence, Alain Corbin retrace l’évolution du paysage sonore et des quêtes de silence à travers les âges dans le monde occidental, mais jamais il ne mentionne le silence imposé par des motifs extérieurs comme la maladie, la paralysie ou toute autre défaillance physique. Le silence demande un long apprivoisement. Perdre la voix du jour au lendemain transforme le rapport à l’humanité, car le fait de ne plus avoir accès à la parole, ce moyen privilégié entre tous pour la communication, empêche d’échanger avec autrui. Comment vivre lorsque l’on ne peut plus se définir comme un être de parole ?
Privée de l’instrument me reliant à mes semblables, je me sentais continuellement en décalage. Instinctivement, je me suis éloignée du monde civilisé pour me rapprocher de la forêt – son silence m’apaisait. J’ai trouvé refuge dans les Laurentides, dans un chalet qu’un ami m’avait prêté. Au milieu des arbres, mon silence ne faisait plus tache, il était en accord avec l’environnement. Je descendais jusqu’à la rivière, j’imitais ses glougloutements, l’un des seuls sons qui pouvaient sortir de ma bouche. Puis le froid est arrivé, la rive s’est prise chaque semaine un peu plus dans ses dentelles glacées. Quelques pierres du ruisseau ont revêtu leurs coiffes de gel alors que la saison hivernale n’avait pas encore commencé. Comment faire pour nommer cet hiver qui n’en est pas un, ce pré-hiver en quelque sorte, qui précède les grands froids et les paysages tout enneigés ? Dans ce pays où l’hiver a plusieurs visages, s’offrent à nous différentes manières de percevoir le temps. Les cultures autochtones ont délimité les saisons à partir d’une expérience des lieux tandis que les cultures européennes ont transposé celles de leur climat d’origine, un climat continental comportant quatre saisons. La langue atikamekw, par exemple, distingue six saisons, dont l’une se nomme Pitci pipon, le temps du gel. C’est le moment où les rivières et les lacs commencent à geler, ce qui correspond plus ou moins à la mi-novembre.
Jusqu’ici, cette date évoquait pour moi la première neige, qui ne reste jamais très longtemps, la pose des pneus d’hiver, l’installation des abris tempo pour les voitures, ces corridors en plastique blanc qui évitent certes des heures de déneigement, mais qui défigurent les rues. Je n’avais pas encore eu la chance d’admirer la métamorphose des roches pendant la nuit, la peau blanche et luisante qui les recouvre au matin, souvenir d’un froid mordant aux petites heures : leur beauté saisit l’œil au milieu de l’eau vive. Cela valait la peine d’inventer un mot juste pour dire cette surprise du ruisseau au moment du premier gel – pitci pipon – et l’émerveillement de ceux qui suivent son cours en marchant sur ses rives.
Peu à peu l’eau est devenue aussi solide qu’un roc et les clapotis de la rivière se sont tus à leur tour. J’ai chaussé mes raquettes pour m’enfoncer dans les neiges étouffant les sons au fur et à mesure, dans le blanc qui s’étend à perte de vue, véritable contrepoint au silence.
Parfois, des empreintes dans la neige arrêtent le regard, qui se fait alors capteur de traces, entraîné par les flèches dessinées sur le sol, des flèches que des animaux ont laissées derrière eux sans que l’on sache ce qu’elles visent au juste. Des dindons sauvages peut-être, vu la taille et la forme des traits ? Le souvenir des oiseaux gloussant entre les branches, croisés à quelques kilomètres de là deux semaines plus tôt, ressurgit tout à coup, taches de couleur sur fond blanc, glacé.
Réapprendre à parler ne se fait pas en imitant les syllabes humaines, à la manière d’un enfant qui babille, mais en reproduisant les cris d’animaux. Les exercices d’orthophonie consistent à produire séparément chaque son du répertoire en commençant par le plus simple – le « iii » de la chauve-souris – avant de perfectionner tour à tour le hululement de la chouette (« hou, hou »), le sifflement du serpent (« sss »), le bourdonnement de la guêpe (« zzz »), le meuglement de la vache (« mmm »), etc. Le hasard a voulu que mon fils suive un cours d’ornithologie au moment où j’en étais rendue à faire des gammes imitant les animaux les plus divers. Nous avons fait ensemble les exercices de reconnaissance des cris d’oiseaux en pépiant à qui mieux mieux. Me sont alors revenues en mémoire les virées avec le radiocassette sous le bras pour enregistrer les chants des mésanges, des rouges-gorges, des pinsons et des fauvettes au printemps dans le bas du chemin. L’émerveillement vécu durant l’enfance – la mienne, puis celle de mon fils – s’est transformé en un amour commun pour la biologie, la science du vivant. Un univers fascinant pour l’enfant qui balbutie et qui se hasarde à parler en imitant les sons des alentours, mais l’être de parole en devenir finit généralement par oublier cette proximité avec les animaux une fois que le langage est totalement maîtrisé.
Après la forêt et son silence sidérant, l’univers animal et ses cris inarticulés, une autre épreuve m’attendait. Le dérèglement des cordes vocales laisse le cœur à nu. Quand la voix se brise, l’émotion n’a plus rien pour se canaliser. Le moindre ennui occasionne des douleurs physiques, la plus petite joie se traduit en un rire cassé, le motton dans la gorge reste pris, comme une boule impossible à déloger, les émois sont à fleur de peau. L’égoïsme des uns, le manque d’empathie des autres, leur suffisance et leur aveuglement hérissent et blessent sans arrêt. Contrairement à ce que dit l’opinion courante, l’émotion n’a pas son siège dans le cœur, mais dans la gorge. L’étymologie semble me donner raison d’ailleurs, puisqu’« angoisse » vient du latin angustia, qui signifie le resserrement. Une force incontrôlable avait pris possession de mon corps. À chaque contrariété je sentais une main de fer enserrer mon cou, m’étouffer, inexorablement. Le filet de voix que j’avais laborieusement réussi à rebâtir s’étranglait soudain, comme une flamme s’éteint si l’air vient à manquer. Il fallait alors tout reprendre à zéro, se concentrer sur la respiration, suspendre en plein vol le cortège d’émotions et y plonger, tête première, pour le laisser filer ensuite, multiplier les séances de relaxation pour dénouer les tensions nerveuses, retrouver l’équilibre après le tourbillon.
Maintenant, pour pallier la faiblesse de la voix, j’écris, j’explore les résonances, les échos. J’entremêle ma parole avec celle des membres de La Traversée, l’Atelier de géopoétique que nous avons créé au Québec en 2004, cette oasis où le sens de l’humain se cultive, en même temps que se déploie notre rapport au monde, aux forêts, aux lacs. En prenant appui sur les liens d’amitié et de tendresse développés au