Derborence
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Aperçu du livre
Derborence - Charles Ferdinand Ramuz
Mermod.
PREMIÈRE PARTIE
I
… Un pâtre, qui avait disparu et qu’on croyait mort, avait passé plusieurs mois enseveli dans un chalet, se nourrissant de pain et de fromage…
DICTIONNAIRE GÉOGRAPHIQUE.
Il tenait de la main droite une espèce de long bâton noirci du bout qu’il enfonçait par moment dans le feu ; l’autre main reposait sur sa cuisse gauche.
C’était le vingt-deux juin, vers les neuf heures du soir.
Il faisait monter du feu avec son bâton des étincelles ; elles restaient accrochées au mur couvert de suie où elles brillaient comme des étoiles dans un ciel noir.
On le voyait mieux alors, un instant, Séraphin, pendant qu’il faisait tenir son tisonnier tranquille ; on voyait mieux également, en face de lui, un autre homme qui était beaucoup plus jeune, et lui aussi était accoudé des deux bras sur ses genoux remontés, la tête en avant.
— Eh bien, disait Séraphin, c’est-à-dire le plus vieux, je vois ça… Tu t’ennuies.
Il regardait Antoine, puis s’est mis à sourire dans sa barbiche blanche :
— Il n’y a pourtant pas si longtemps qu’on est montés.
Ils étaient montés vers le quinze juin avec ceux d’Aïre, et une ou deux familles d’un village voisin qui s’appelle Premier : ça ne faisait pas beaucoup de jours, en effet.
Séraphin s’était remis à tisonner les braises où il avait jeté une ou deux branches de sapin ; et les branches de sapin prirent feu, si bien qu’on voyait parfaitement les deux hommes, assis en face l’un de l’autre, de chaque côté du foyer, chacun sur le bout de son banc : l’un déjà âgé, sec, assez grand, avec de petits yeux clairs enfoncés dans des orbites sans sourcils, sous un vieux chapeau de feutre ; l’autre beaucoup plus jeune, ayant de vingt à vingt-cinq ans, et qui avait une chemise blanche, une veste brune, une petite moustache noire, les cheveux noirs et taillés court.
— Voyons, voyons, disait Séraphin… Comme si tu étais à l’autre bout du monde… Comme si tu allais être séparé d’elle pour toujours…
Il hocha la tête, il se tut.
C’est qu’Antoine n’était marié que depuis deux mois ; et il importe de noter tout de suite que ce mariage ne s’était pas fait sans peine. Orphelin de père et de mère, il avait été placé à treize ans comme domestique dans une famille du village, tandis que celle qu’il aimait avait du bien. Et longtemps sa mère à elle n’avait pas voulu entendre parler d’un gendre qui n’aurait pas apporté au ménage sa juste part. Longtemps la vieille Philomène avait secoué la tête, disant : « Non ! » puis : « Non ! » et encore « Non ! » Qu’est-ce qui se serait passé si Séraphin n’avait pas été là, c’est-à-dire tout à fait à la place qu’il fallait et important à cette place, car il était le frère de Philomène, femme Maye, qui était veuve, et, n’étant pas marié, c’était lui qui menait le train de sa sœur ? Or, Séraphin avait pris le parti d’Antoine ; et il avait fini par avoir le dessus.
Le mariage avait eu lieu en avril ; maintenant Séraphin et Antoine étaient, comme on dit, en montagne.
La coutume des gens d’Aïre est de monter avec leurs bêtes, vers le quinze juin, dans les pâturages d’en haut, dont fait partie celui de Derborence, où ils étaient justement, les deux, ce soir-là, Séraphin ayant pris Antoine avec lui pour le mettre au courant, parce que lui-même commençait à se faire vieux. Il boitait, il avait une jambe raide. Et, les rhumatismes s’étant portés depuis peu dans son épaule gauche, celle-ci commençait à lui refuser aussi ses services, d’où toute espèce d’inconvénients, vu que l’ouvrage n’attend guère dans ces chalets de la montagne où il faut traire les bêtes deux fois par jour et, chaque jour, faire le beurre ou le fromage. Séraphin avait donc pris Antoine avec lui dans l’espoir qu’Antoine serait bientôt en mesure de le remplacer : or, il voyait qu’Antoine n’avait pas l’air de mordre (comme on dit) à ces besognes, nouvelles pour lui, et qu’il languissait loin de sa femme.
— Voyons, a-t-il repris, ça ne va pas mieux ? Est-ce pourtant une chose si terrible que de m’avoir pour compagnon ?
Il ne pensait pas à lui, il ne pensait qu’à Antoine.
C’est à Antoine que Séraphin s’était adressé encore, devant le feu, ce soir du vingt-deux juin, vers les neuf heures ; et, comme la flamme recommençait à baisser, il l’a nourrie à nouveau et ravivée avec quelques branches de sapin.
— Oh ! bien sûr que non, a dit Antoine.
Ce fut tout ; il s’était tu. Et, à ce moment-là, Séraphin s’étant tu également, on avait senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue insupportable : le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d’hommes, où l’homme n’apparaît que temporairement : alors, pour peu que par hasard il soit silencieux lui-même, on a beau prêter l’oreille, on entend seulement qu’on n’entend rien. C’était comme si aucune chose n’existait plus nulle part, de nous à l’autre bout du monde, de nous jusqu’au fond du ciel. Rien, le néant, le vide, la perfection du vide ; une cessation totale de l’être, comme si le monde n’était pas créé encore, ou ne l’était plus, comme si on était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde. Et l’angoisse se loge dans votre poitrine où il y a comme une main qui se referme autour du cœur.
Heureusement que le feu recommence à pétiller ou c’est une goutte d’eau qui tombe, ou c’est un peu de vent qui traîne sur le toit. Et le moindre petit bruit est comme un immense bruit. La goutte tombe en retentissant. La branche mordue par la flamme claque comme un coup de fusil ; le frottement du vent remplit à lui seul la capacité de l’espace. Toute espèce de petits bruits qui sont grands, et ils reviennent ; on redevient vivant soi-même parce qu’eux-mêmes sont vivants.
— Voyons ! voyons ! avait recommencé Séraphin.
Le feu claque encore :
— D’ailleurs, si tu veux descendre samedi… Et tu pourras rester deux ou trois jours au village et passer le dimanche avec elle…
— Et vous ?
— Oh ! moi… Moi, dit Séraphin, j’ai l’habitude d’être seul. Ne t’inquiète pas à mon sujet.
Il s’est mis à sourire dans sa barbe qui était presque blanche, pendant que la moustache restait noire – c’était vers les neuf heures du soir, le vingt-deux juin, à Derborence, dans le chalet de Philomène, où les deux hommes étaient assis devant le feu.
Quelque chose craquait par moment dans la toiture.
On a entendu Séraphin qui continuait :
— Tu reviendras quand tu voudras ; moi, je me tirerai toujours d’affaire. D’ailleurs, a-t-il dit, si tu reviens, tu ne seras pas seul ici.
Il souriait dans sa barbe blanche, en tenant posés sur Antoine ses petits yeux gris :
— Ou bien si je ne compte pas ?
— Oh ! a dit Antoine.
Quelque chose craque encore dans la toiture, faite de poutres et de grosses pierres plates, qui s’élevait obliquement au-dessus d’eux et n’avait qu’une seule pente, le chalet étant adossé à un ressaut de roc qui remplaçait le mur du fond.
— Alors, c’est entendu pour samedi… Ça ne va plus faire que trois jours…
Quelque chose craque dans la toiture ; c’est que les dalles d’ardoise, étant exposées pendant le jour à la chaleur du soleil, sont fortement dilatées par elle, puis, le soir venu et le froid, se rétractent, faisant des mouvements soudains et espacés, comme si on marchait sur le toit. Un pas qu’on pose précautionneusement là-haut, puis on s’arrête : comme quand le voleur prudent, avant de se hasarder davantage, s’assure qu’il n’a pas été entendu. Ça craquait, ça ne craquait plus ; et eux, sous la toiture de nouveau silencieuse, ils se voyaient, puis ils ne se voyaient plus. C’est la flamme qui monte, c’est la flamme qui retombe.
Mais Antoine avait relevé la tête : une nouvelle espèce de bruit venait de se faire entendre. Ce n’était plus le toit qui craquait ; c’était un bruit beaucoup plus sourd et qui venait du fond de l’espace. On aurait dit un roulement de tonnerre, qui avait été précédé d’une détonation sèche ; et maintenant, quoique continu, il était tout entrecoupé encore de chocs eux-mêmes prolongés par leurs propres échos.
— Ah ! a dit Séraphin, les voilà qui recommencent…
— Qui ça ?
— Comment ? tu n’as rien entendu, ces nuits passées ? Tant mieux pour toi, mais c’est que tu dors bien. Et c’est aussi, a repris Séraphin, que tu n’es pas encore au courant de nos voisinages. Eh bien, là-haut… Tu n’as qu’à te souvenir comment la montagne s’appelle… Oui, l’arête où est le glacier… Les Diablerets…
Le bruit mourait peu à peu, devenu très doux, presque imperceptible, comme quand un petit vent fait bouger les feuilles des arbres.
— Tu sais pourtant bien ce qu’on raconte. Eh bien, qu’Il habite là-haut, sur le glacier, avec sa femme et ses enfants.
Le bruit avait cessé tout à fait.
— Alors il arrive des fois qu’il s’ennuie et il dit à ses diabletons : « Prenez des palets. » C’est là où il y a la Quille, tu sais bien, justement la Quille du Diable. C’est un jeu qu’ils font. Ils visent la quille avec leurs palets. Ah ! des beaux palets, je te dis, des palets de pierre précieuse… C’est bleu, c’est vert, c’est transparent… Seulement il arrive des fois aux palets de manquer la quille et tu devines où elles vont, leurs munitions. Qu’est-ce qu’il y a après le bord du glacier, hein ? Plus rien, c’est le trou. Les palets n’ont plus qu’à descendre. Et on les voit descendre quelquefois quand il fait clair de lune, et il fait justement clair de lune…
Il a dit :
— Veux-tu venir voir ?…
Est-ce qu’Antoine avait été inquiet ? c’est ce qu’on ne sait pas, mais il était curieux ; et, comme Séraphin s’était levé, il se lève. Séraphin va devant, Séraphin ouvre la porte. On a vu qu’il faisait, en effet, un beau clair de lune qui s’est découpé blanc et brillant sur le sol de terre battue derrière eux.
C’est un fond d’herbe, c’est un fond plat avec quelques chalets. C’était une espèce de plaine, mais qui était étroitement fermée, à cause des roches qu’on voyait, tout autour de soi, faire leurs superpositions. Car, d’abord tournés vers le sud, les deux hommes ont vu d’où était sortie la lune, c’est-à-dire de derrière beaucoup de cornes qui sont là, et eux sont au pied ; puis, se tournant vers le couchant, ils voient que les parois y commencent, bien que pas très hautes encore, et se continuent en demi-cercle au nord et à l’est.
Séraphin a levé le bras. On voit sa main dans la nuit claire, on voit qu’il tient l’index tendu ; il est presque au-dessus de sa tête. Il faut soi-même lever la tête d’une même quantité. Séraphin montre là-haut quelque chose, c’est à quinze cents mètres au-dessus de vous.
Et il était facile de se rendre compte que de ce côté-là aussi, c’est-à-dire du côté du nord, on était complètement enfermé et au levant de même, où l’ouverture qu’il y a était masquée par le premier plan de la montagne. Séraphin lève le bras, il fait naître devant nous un nouveau mur, plus haut encore que les autres ; et on voit que partout on est au fond d’un trou ; cependant que ce grand mur est parcouru de haut en bas par d’étroites gorges où pendent en bougeant de petites cascades. Le regard le parcourt également ; puis il y a le doigt tendu de Séraphin qui oblige le regard à s’arrêter.
C’était tout là-haut, tout à fait sur le bord des parois, juste sur la crête. Elle surplombait fortement, étant surmontée en marge du vide par l’épaisseur du glacier.
Et quelque chose, là, éclairait doucement : une frange lumineuse, vaguement transparente, avec des reflets verts et bleus et une lueur comme le phosphore : c’était la cassure là-haut de la glace, mais elle était à cette heure, elle aussi, pleine d’un grand silence et d’une grande paix. Rien ne bougeait plus nulle part sous une cendre impalpable qui était la lumière de la lune ; on la voyait flotter mollement dans les airs ou être