Trois cents ans après: Grønlandshavn en 2021
Par Augo Lynge
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À propos de ce livre électronique
Avec un avant-propos de Per Kunuk Lynge et une introduction de Jean-Michel Huctin, anthropologue à l’Obser-vatoire de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
Traduction du danois par Inès Jorgensen et validation linguistique à partir du texte original groenlandais par Jean-Michel Huctin.
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Avis sur Trois cents ans après
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Aperçu du livre
Trois cents ans après - Augo Lynge
Groenland
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS
INTRODUCTION : « Un roman d’anticipation et un manifeste politique groenlandais »
TROIS CENTS ANS APRÈS (Grønlandshavn en 2021)
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHRONOLOGIE CULTURELLE DU GROENLAND
BIBLIOGRAPHIE
AVANT-PROPOS
Mon grand-père a écrit ce roman d’anticipation à une époque où le Groenland était hermétiquement fermé au monde extérieur depuis deux cents ans, période pendant laquelle il était interdit aux Groenlandais d’en sortir. Aujourd’hui, à la lecture de ses anticipations, dont certaines se sont réalisées longtemps après la publication de son roman, on ne peut s’empêcher de voir en l’auteur le chamane inuit d’autrefois, qui voyageait librement autour du monde et était capable de prédire l’avenir. En fait, le stade de développement culturel et technique atteint alors par les Inuits du Groenland révèle leur talent exceptionnel pour s’adapter à l’un des climats les plus froids et les plus rudes de la planète. À cette époque, il n’y avait ni livres ni écrits, et toute la mémoire de mon peuple dépendait uniquement des capacités du cerveau à emmagasiner de grandes quantités d’informations. L’homme blanc ayant considéré la culture inuite comme une culture primitive, le monde a évolué dans l’ignorance des Groenlandais, qui sont dans l’ensemble restés des inconnus. Le roman d’anticipation de mon grand-père est une preuve vivante du développement élevé de ce peuple inuit qui vécut ici aux limites extrêmes des possibilités humaines.
Sois honoré, grand-père, et toute notre mémoire ancestrale inuite.
Per Kunuk Lynge Nuuk, Groenland 30 décembre 2014
INTRODUCTION
« Un roman d’anticipation et un manifeste politique groenlandais »
Y a-t-il encore quelque chose qui ne puisse pas se faire dans ce pays ?
Augo Lynge, 1931
Heureux de découvrir enfin l’un des grands classiques d’une littérature groenlandaise longtemps restée sans traduction ou réservée au seul public danois¹, le lecteur francophone pourrait être un peu décontenancé par Trois cents ans après (1931), second roman de l’histoire en langue kalaallisut² ou langue nationale du Groenland. Dans les premières pages de cette œuvre surprenante, qui est également le second roman jamais écrit par un Inuit, il ne trouvera pas d’iglou sur la banquise, de chasseur de phoque ou d’ours polaire³, contrairement à ce qui se passe par exemple dans le premier roman groenlandais, Le rêve d’un Groenlandais de Mathias Storch⁴ (1914), ou dans le plus tardif premier roman des Inuits nord-américains, Le harpon du chasseur de Markoosie⁵ (1969), tous deux publiés en langue française dans la présente collection. En revanche, il commencera par assister aux retrouvailles d’un prospère capitaine de pêche et d’un riche éleveur de moutons se racontant leurs réussites professionnelles respectives. Les deux héros sont bien habillés, en costume impeccable ou en « pull islandais », et fument le cigare dans la maison de l’un d’entre eux. Cette belle demeure, récemment rénovée, possède de « grandes pièces », dont un séjour « meublé en acajou » où « dans un coin se trouvait un piano à queue, dans l’autre une radio » (35). Dehors, les deux personnages traversent « un vaste et beau jardin » avec « potager » et un « grand pré pentu d’herbe grasse » où broutent des « vaches laitières » et s’ébrouent « quelques chevaux bruns et leurs poulains » (37). Il est peu de dire que nous sommes bien loin de l’imaginaire habituel qui caractérise le Grand Nord comme un espace blanc, gelé, certes fascinant⁶ dans son exotisme le plus extrême, mais en définitive désertique et hostile⁷. Notre lecteur dépaysé, du moins s’il possède de telles représentations un peu réductrices, ne s’est pourtant pas égaré dans une improbable oasis arctique⁸. Il est bien sur la plus grande île du monde, plus exactement dans son sud rural où, bien avant le cadre temporel du présent roman, il y a plus de 1 000 ans, les premiers fermiers vikings à s’y installer lui donnèrent ce nom de Grønland ou « Pays vert ».
C’est là, dans ces paysages fertiles du Groenland méridional, moins connus que les grandes étendues glacées de ses plus hautes latitudes, que ce lecteur va suivre, sans doute avec quelques surprises supplémentaires, une spectaculaire course-poursuite en avions et bateaux à moteur entre policiers et voleurs. L’action de ce qu’il découvre être le premier roman policier et, en même temps, le second récit de science-fiction inuit⁹ se situe en 2021, année de célébration du tricentenaire de l’arrivée au Groenland du missionnaire norvégien-danois Hans Egede, premier Occidental à vivre aux côtés des Inuits. Il faut bien comprendre que 1721 est une date fondatrice, peut-être même la première de l’histoire écrite du pays, parce qu’elle marque en même temps le début de la colonisation danoise et la naissance de leur société métisse. D’où le titre original de l’œuvre, Ukiut 300-nngornerat, qui signifie littéralement « Le 300e anniversaire », qui a un sens profond pour les Groenlandais, mais pas pour le public étranger. C’est un roman d’anticipation donc, décrivant le Groenland tel qu’il a été rêvé en son temps par son auteur, Augo Lynge¹⁰, qui fait aujourd’hui figure de pionnier dans l’histoire contemporaine de son pays. S’il y est devenu l’une des personnalités politiques et artistiques majeures au xxe siècle, en l’occurrence l’un des deux premiers députés groenlandais élus au Parlement danois, il n’était encore qu’un enseignant brillant et un jeune élu municipal lorsqu’il publia, en 1931, l’unique roman de sa vie et le second dans l’histoire de son peuple. Ce livre est assurément un récit visionnaire et engagé, mais il est d’abord une histoire emblématique du Groenland nouveau qui s’était levé depuis le début des années 1920.
Le développement des années 1920-1930
Au milieu de ces Roaring Twenties ou « années folles », durant lesquelles l’Amérique du Nord et l’Europe commencent véritablement le siècle avec croissance économique, urbanisation rapide et effervescence culturelle, le Groenland entre lui aussi dans une nouvelle ère de son histoire. À la faveur d’un réchauffement des eaux de la côte ouest, le développement de la pêche à la morue polaire concurrence la chasse au phoque, qui est alors la principale ressource du pays. Dans le sud du pays, les premiers élevages de moutons profitent d’un climat plus doux pour se multiplier depuis déjà une dizaine d’années et comptent désormais plusieurs milliers de têtes. Pour la première fois, il est possible pour de nombreux Groenlandais d’ouvrir un compte d’épargne à la banque afin d’acquérir de petits chalutiers en bois et de s’installer dans de spacieuses maisons coloniales plus confortables que les vieilles maisons en tourbe à pièce unique. Même la mode vestimentaire change, en habillant les hommes de tricots à col roulé et de culottes de golf à la place de leurs anoraks en toile et de pantalons en peaux, tandis que les femmes découvrent les usages du fer à friser et les douceurs des bas de soie. Ainsi, le mode de vie traditionnel inuit, basé depuis des siècles sur la prédation de mammifères marins et la solidarité communautaire, se dissout tranquillement au profit d’une économie nationale aux échanges monétarisés avec la métropole coloniale danoise d’où sont importées de nouvelles pratiques culturelles.
Si la morue apporte de grandes ressources économiques qui élèvent le niveau de vie d’une partie de la population, bousculant du coup les anciennes routines et créant de nouveaux besoins, le Groenland reste pourtant toujours fermé aux autres pays. Grâce au télégraphe récemment installé sur les côtes ouest et est, les nouvelles du monde entier ne mettent certes plus cinq à six semaines à arriver avec les bateaux. Mais le monopole du Kongelig Gronlandske Handel (KGH), seule compagnie de « Commerce royal groenlandais » à approvisionner l’île depuis près d’un siècle et demi, empêche encore toute autre relation que celles autorisées par le royaume : aucun étranger ne peut ainsi y voyager sans permission de la compagnie. Pour les autorités, la défense des intérêts coloniaux va de pair avec une posture paternaliste de protection du soi-disant « fragile » mode de vie des chasseurs nomades.
C’est sans compter avec l’émergence d’espérances nouvelles dans la société groenlandaise, celles d’une couche sociale née des activités évangéliques, éducatives et commerciales introduites au Groenland par le système colonial et s’accroissant avec le développement économique des années 1920 : ces prêtres, catéchistes, instituteurs, pêcheurs, éleveurs, artisans, commerçants et artistes aspirent à un monde nouveau qui leur appartiendrait et qui, bien sûr aussi, leur ressemblerait. Dans leurs hymnes, poèmes et chansons, ils exaltent la beauté naturelle de leur pays tout en appelant à le moderniser. Dans leurs journaux, les assemblées locales ou la vie quotidienne, ils débattent de leur héritage et de leur avenir, de cette identité kalaaleq¹¹ (« groenlandaise ») qui devient nationale, et rêvent d’égalité avec les « grands frères » danois. La fraction la plus occidentalisée de cette élite groenlandaise, qui s’était peu à peu différenciée d’avec le groupe social des chasseurs, cherche à améliorer ses propres conditions d’existence dans le cadre du système colonial en même temps qu’elle prône le progrès matériel et spirituel de son peuple grâce au rapprochement avec le Danemark et sa culture¹².
Avec son roman Trois cents ans après, le jeune instituteur et élu municipal Augo Lynge s’inscrit de manière éclatante dans ce renouveau artistique et politique des années 1920-1930. Il y revendique non seulement le droit pour son peuple de participer à la gestion de ses propres affaires, mais affirme aussi et surtout sa propre capacité à le faire, contrairement aux vieux préjugés coloniaux de supériorité occidentale, tout en l’appelant à se former pour y parvenir. Lynge commence alors à devenir l’une des voix les plus écoutées de son temps.
L’une des grandes voix de l’élite groenlandaise
Augustinus Telef Nis Lynge, appelé aussi Augo ou Aggu, naît le 16 octobre 1899 à Qeqertarsuatsiaat, à l’origine un comptoir danois fondé au milieu du xviiie siècle sous le nom de Fiskenæsset. C’est un petit hameau de pêcheurs, à 150 kilomètres au sud de Godthåb, le site de la première mission du pasteur Hans Egede et de la future capitale du Groenland, Nuuk. La région fut aussi marquée à la même époque par l’installation de missions moraves, cédées en 1900 à l’Église luthérienne du Danemark. À la naissance d’Augo Lynge, Fiskenæsset est connu depuis longtemps en tant que village pionnier de la pêche à la morue polaire, car le climat local y est favorable au séchage en plein air, comme l’avait remarqué déjà en juillet 1853 l’explorateur polaire états-unien Elisha Kent Kane¹³. Le père du petit Augo, Pavia Lynge, faisait partie de ces générations de catéchistes groenlandais qui, en poursuivant dans la seconde moitié du xixe siècle l’œuvre