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Pérégrinations (et géographies) outrancières: Récit d'un voyage
Pérégrinations (et géographies) outrancières: Récit d'un voyage
Pérégrinations (et géographies) outrancières: Récit d'un voyage
Livre électronique318 pages5 heures

Pérégrinations (et géographies) outrancières: Récit d'un voyage

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À propos de ce livre électronique

Peut-être, sans doute, suffirait-il de laisser la parole au poète espagnol, telle qu’elle est rapportée par l’auteur dans l’exergue qui prélude à ce roman qui n’est que d’aventure : « Ne me demandez pas d’expliquer quoi que ce soit ».

Non moins serait profitable d’interroger ce grand corbeau compagnon de voyage de l’homme parti pour visiter « le monde extatique » qu’il espère, car l’oiseau tient pour sa part la plume, oserons-nous dire. Lui est à l’évidence plein d’idées au cours de ce récit qui n’est guidé par aucune en particulier.

Empruntant une fois encore à Lorca, entreprenons « avec sérénité ce voyage ». L’auteur espère qu’avec ce qu’il a vu, entendu, inventé – ainsi dit-on à propos de celui qui a trouvé un objet – le lecteur mis en appétit ne sera pas déçu.

Je pars pour un long voyage.
Pauvre et tranquille, je veux visiter le monde extatique où vivent tous mes paysages perdus,
J’entreprends avec sérénité ce voyage mais ne me demandez pas d’expliquer quoi que ce soit.
Federico Garcia Lorca


(“Dans les bois de cédrats de lune”. Poème extatique. Prologue)

Embarquez dans un voyage à travers le monde grâce à cet ouvrage surprenant !

EXTRAIT

Les voix se turent. Au sol s’allongea un espace neigeux, plan, et qui allait s’élargissant à l’approche d’une clairière. Le ciel régna plus haut, effet du jour naissant. Un théâtre se tint en attente. L’homme fit une pause, occupa cet espace avec son ombre claire. Il s’éprouva seul et nombreux comme elles avaient dit : son cœur qui allait s’apaisant, son sang fureteur, une clameur étouffée de foule où au-delà des murs le dehors n’a aucune part. Un torrent profond qu’il écoutait avec une attention nouvelle.

Enjambant le fossé qui le sépare d’elle il prend pied sur la route. De là il embrasse la forêt, si peu dense à l’orée, et la neige entêtante. Pour celui ou ceux qui viendront il laissera une passée engourdie de bête, comme engourdie était la ville sommeilleuse hier au soir. Avec le jour reviendront les plaines et autres terrains vagues précédant les faubourgs. De ces derniers l’horizon qui s’approche, se couronne de collines et plus loin de montagnes encore hors d’atteinte des barres et des tours.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Marcel Séguier est un romancier et essayiste franco-suisse né à Montpellier le 27 juin 1929.
LangueFrançais
Date de sortie4 juil. 2017
ISBN9782876835955
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    Aperçu du livre

    Pérégrinations (et géographies) outrancières - Marcel Séguier

    (Aragon)

    TÔT LE MATIN

    D’INSOLITES RENCONTRES

    — Suis le chemin.

    — La neige de la nuit a effacé ses marques.

    — Pas les chemins de l’air, lève la tête !

    — Je ne vois que le grand ciel vide.

    — Regarde ! Il y a ce corbeau qui vient, le battement tranquille de ses ailes rompt l’enfermement de la nuit finissante.

    — Qu’ai-je affaire d’un oiseau occupé de sa route ? 

    — De la tienne aussi. 

    — Et où mène-t-elle ? 

    — Elle est le chemin qui à chacun est imparti en même temps qu’à tous imposé ; comment pourrais-tu l’ignorer, toi, tes pareils, ton sang ? 

    — Cette trace, nulle part inscrite ! Un chemin ? 

    — Rien ne se voit jamais d’une chose passée que sa trace, son parafe. De même ce chemin dont le dessin t’échappe, pourtant inscrit. 

    — Pas plus, dans l’imminence de son propre effacement, que sur la mer ne dure du navire le sillage qui tout de suite se défait, pas plus que du vol des oiseaux rien ne demeure du parafe ; aucun signe visible du chemin d’hier sous la neige. Moins encore de celui qui va en dépit de cette épaisseur et mène hors de la forêt. Quel indice ? 

    — Hâte-toi ! Cesse ce bavardage. La trace que tes yeux se refusent à voir va bientôt s’estomper ; déjà l’aube affûte sa dague de froid métal. Puis ce seront les couteaux sanglants de l’aurore à la commissure de la terre et du ciel où la nuit se replie. 

    Voix impératives ! Et pourquoi ? L’homme est seul et il est égaré entre un crépuscule noyé et une aube qui tarde à venir. Loin de tout, derrière, devant. Il le dit. Dit que le jour passé est un souvenir qui s’effrange. 

    Non si tu es, et le navire et son sillage, comme l’oiseau maître de ses cercles pensifs qui vont se rapprochant. Tu es le chemin. Et, si tu y tiens, oui tu es seul. Le ciel est vide, aux charlatans de toute espèce n’en déplaise. La terre est en bas, son non moins vide reflet. Absurde, c’est-à-dire sourd, est cet écho. 

    — Perdu ! Et seul. Égaré avec ma solitude, mes deux bras étendus ne touchent à aucune rive. 

    — Allons donc ! Tu feins de ne pas voir cet oiseau près d’érailler son ombre à la cime effilée des sapins. Autour de toi, partout où tu portes les yeux, la neige taciturne te désarme, au vrai te déroute quand elle crisse sous tes pas. 

    Les voix poursuivent, sur le même ton solennel :

    Autant d’échos dont te prive ton trouble. Pourtant leur claire résonance ou leur source cachée plus lointaine insistent :

    — Reflet de reflets à l’infini. Un infini. 

    — Non, seul. Rien que cela. Seul et perdu, je le répète, dans cette solitude. 

    L’homme ricane. Reflet… Reflets… reflet de reflets… Un infini… Des mots !

    — Et ton cœur alerte, attentif et fidèle ? Qui pourtant se laisse oublier ? Cette animale sollicitude ? Ton sang qui au secret fourmille et à la surface de ta peau, là, là, visible aux veines de tes mains. Ton souffle long, court, retenu, à nouveau libéré de ses peurs : ce n’était que la chute étouffée d’un amas de neige alourdissant une branche basse soulagée. Ton cœur, ton sang. De tes poumons la forge ! Tes muscles obéissants ! Un royaume enclos et serein où s’entend une multitude paisiblement active. Seul ? Ô non ! 

    Les voix se turent. Au sol s’allongea un espace neigeux, plan, et qui allait s’élargissant à l’approche d’une clairière. Le ciel régna plus haut, effet du jour naissant. Un théâtre se tint en attente. L’homme fit une pause, occupa cet espace avec son ombre claire. Il s’éprouva seul et nombreux comme elles avaient dit : son cœur qui allait s’apaisant, son sang fureteur, une clameur étouffée de foule où au-delà des murs le dehors n’a aucune part. Un torrent profond qu’il écoutait avec une attention nouvelle. 

    Enjambant le fossé qui le sépare d’elle il prend pied sur la route. De là il embrasse la forêt, si peu dense à l’orée, et la neige entêtante. Pour celui ou ceux qui viendront il laissera une passée engourdie de bête, comme engourdie était la ville sommeilleuse hier au soir. Avec le jour reviendront les plaines et autres terrains vagues précédant les faubourgs. De ces derniers l’horizon qui s’approche, se couronne de collines et plus loin de montagnes encore hors d’atteinte des barres et des tours. 

    Dans l’incertitude de l’aube, cet horizon, s’il a autant marché qu’il croit, pourrait être celui d’une mer, pareillement grisâtre. La route va traversant des terres basses, spongieuses déjà au regard. Étangs-miroirs aux résolutions muettes. Quelles résolutions, machinations dans le petit jour qui les permet encore ? Présage, ou avis de la mer que poigne au loin le silence ? Mais d’abord cette route hasardée au sortir des sapins, rectiligne, absente, surgie comme un train dans la steppe. 

    D’un seul jet blanc et noir, noir un peu ou tout blanc, la neige joue avec l’asphalte qui en rompt l’uniformité. Telle une rive de salut, l’homme l’a gagnée en hâtant le pas. Berge plutôt, à cause du talus succédant au fossé comme un ballast. Mais ici pas un train ne s’annonce, pas de rails à perte de vue le double jet. La route, réduite à cet infini à qui seul le silence convient. 

    Dérangeant cette éternité, l’homme a fait claquer ses semelles plusieurs fois sur le dur, plus assuré, cela se voit, que tout à l’heure quand il pataugeait dans la neige. 

    Il a adopté un bon pas. Réconciliées par le jour naissant, les choses viennent à sa rencontre. Un long mur aveugle à sa gauche et, quand cessent les parpaings aboutés, des arbres secs espacés régulièrement en lisière, disciplinés ou suppliciés. Ils bordent un champ au visage interdit. C’est l’hiver, sa stupeur. Leur succède une haie vive. Des buissons verts qui ne sont jamais en repos. Un portail. Avec lui le retour des choses. La haie qu’il partage est hirsute. À l’évidence on ne la taille plus. Au-delà un grand parc aperçu rappelle un temps usé et, avec la confusion de la haie, le désigne tel le doigt d’un gnomon qui passe sur les heures. Temps qui marque l’écart comme celui que mesurent les pas de l’homme depuis que l’y invite le sol dur, sonore de la route, une-deux, une-deux. Alors s’éloignent comme par une inclination solidaire la forêt et la neige ployant les branches, ensemble s’abaissant, diminuant encore la faible hauteur de tertres égaillés comme de vieilles tombes.

    Le parc semble échoué en bordure de la grand-route qui a probablement gagné sur lui, qui par elle fut ainsi mutilé, amputé dont on ne sait plus quoi mais qui, fantomatique, avive un regret. Des arbres d’autrefois y sont, on dirait, réfugiés. Ce sont des cèdres et des mélèzes monarchiques, des chênes obstinément légendaires. Tous épargnés d’un temps où, dit-on, on avait le temps. Splendides en leur vieillesse, inutiles et obscurément nécessaires comme ces molosses granitiques médusés à l’entrée d’un château. Pacifiques ou résignés dans leur grand âge, luxueusement erratiques, enracinés profond au sein de la grasse pelouse lacérée par le blanc de la neige morcelant le vert et inversement ; de même que sur la route alternent les zones immaculées ou fuligineuses. De loin en loin, longue traînée sans début ni fin, l’une d’elles zigzague, ébrieuse. Là où elle règne encore, dense, la neige garde la double empreinte d’une auto, plus rarement d’un camion lourdement chargé. 

    Dans le parc les longs fûts des cèdres s’exposent au soleil levant, pleins et lisses. Bruns, presque noirs, ils luisent jusqu’à mi-hauteur tels de grands pianos droits funèbres dressés à la rencontre du ciel bas. 

    L’homme n’y a jeté qu’un regard. Maintenant il va d’un bon pas. Soudain il a levé les yeux. Un air étonné se peint sur son visage. Il a regardé dans sa main. La confusion avec un flocon de neige dont ce pétale a la douceur est peu probable. Ni l’un ni l’autre. Le ciel gris a d’ailleurs renoncé, il ne neige plus. Quelle qu’elle soit cette chose occupait sa paume. La blanche plume, ou plutôt le duvet d’un oiseau. Il leva de nouveau les yeux au ciel. Sans surprise, il put y découvrir celui qui décrivait à la nuit finissante de larges ellipses mollement délacées survolant la forêt. 

    C’était bien lui, son prétendu pilote, guide désigné par les voix. Mais lui était noir absolument comme tous ses pareils. Noir sur le gris cendre du ciel, il traçait sa route. Tandis qu’au creux de sa paume l’homme peut sentir frissonner un fin duvet à la couleur crémeuse. 

    Le plus simple eut été d’imaginer un migrateur fuyant l’hiver à tire-d’aile, ayant laissé passer imprudemment une saison tardivement feuillue, pour cette raison trompeuse. Ou bien une mouette, de celles qu’en toutes saisons attirent les décharges aux abords des villes. Un héron. Un goéland. Ceux-là levés d’un étang, d’un lac, n’importe quelle eau douce ou saumâtre feignant le sommeil. Une étendue liquide poissonneuse aux aguets que les roseaux en haute lice sur sa droite dissimulent aux yeux du marcheur. 

    Derrière va sa trace. Une trace, comment dire, autonome, dépourvue du moindre dessein dont semblaient gravides des voix. Quant à l’eau dormante côtoyée, il ne s’agit ni d’un lac ni à plus forte raison de la mer, ces illusions qui vont se dissipant. Absurde création de l’imagination inspirée par la nostalgie des beaux jours. Seulement d’un marais, d’une étendue médiocre semble-t-il. Une barque y est à l’amarre. Le brouillard diaphane qui monte des eaux ne permet pas d’estimer la hauteur de son mât, seulement sa sveltesse que souligne l’absence du moindre gréement. 

    Le marcheur accélère le pas. Dissimulée par la végétation arbustive abondant sur la rive, la barque redevient invisible. Une fois seulement elle lui apparaît à la faveur d’une trouée dans les roseaux. Mais, à l’exemple du corbeau, l’oiseau nommé corbeau, le mot barque qui la désigne, qui l’assure, précède son retour. La barque n’était qu’une entité immatérielle, une chimère. Puis l’oiseau de brume et le douteux esquif se sont éclipsés sur l’écran de mémoire. Pour l’homme qui peine à nouveau seul sur la route, cette privation s’est muée en mensonge. Le mensonge est ce qui trompe l’espérance. Noire inscription sur le ciel d’aube, le corbeau affirmait sa présence. Au contraire, absente au tableau, la barque tenait en une promesse ancienne la décrivant avec la précision dont témoigne le livre saint, toute de bois de gopher, chose et mot cependant inconnus, enduite de poix, cela l’enfant savait ; des cordages. Cela était exactement en l’année six cent de la vie de Noé lorsqu’il reçut de l’Éternel l’ordre d’assembler ces éléments de l’Arche. Illusions devenues, l’oiseau, la barque ? Mensonge ? Le mensonge, trompeur, est, de plus, un dommage à venir. Il donne et il reprend. 

    Le corbeau, la barque. Leurs noms étaient restés. L’homme, lui, inchangé, demeure. L’homme est robuste. L’âge ne l’a pas encore atteint. Son visage buriné laisse néanmoins penser qu’il a longuement regardé la mer et de vastes plaines qui font plisser les yeux, et des landes, les unes et les autres infinies comme la mer. Des terres espérées, de celles qui font crier Terre ! dès qu’on les aperçoit. Et des fleuves qui donnent à des pays leur nom, tels que Niger, Congo ou Amazone. Un ton en dessous, des rivières. Celles-là leur pays les contient. Des mers, des fleuves, des montagnes. Il les a vus. Ils l’ont vu en retour. 

    Il marche de toute éternité. Cela aussi est inscrit sur son visage. Des jours. Repassent les matins, les soirs. L’aube et le crépuscule en se mordant la queue enclosent cette éternité. Des choses passent, dures, surtout aux pieds ! Meuble au contraire la terre des sillons. Souples comme l’herbe du chemin après le raccourci à travers le labour et la route sous sa couverture de neige. De ces choses ses pieds meurtris, ses yeux las gardent la forme, même la nuit. Celles que sa main ne peut retenir, l’eau, l’air et, un beau jour, de l’air comme de l’eau rien que le souvenir ; mais ça, un nom le fait durer qui a pris la place des mots. Pas seulement la Barque et le Corbeau. Et avant, encore avant, une ville. Lui dans la ville, l’homme. 

    Tout ça passé, tout ça derrière. Déjà la forêt amnésique, sa mémoire feuillue enfouie sous la neige jusqu’au souvenir, perdu, du chemin. La route. La route est l’ancien et le prochain des choses. Lequel des deux engloutit l’autre ? Comment savoir ? La route, qui est sans commencement et sans fin, ne consent au marcheur que des repères convenus. Ses bornes ne la bornent pas. Quand leur répétition arithmétique abuse, ce n’est qu’un terminus sans fin. La route est une autre illusion, comme les voix sentencieuses. Une illusion, pas un mensonge : elle n’a rien promis. Lui n’a rien espéré en sautant le fossé puis franchi le talus pour y accéder. Elle passe, illusion. Passent illusoirement avec elle, car immobiles, les prés et les champs morfondus qui la bordent. Passent, semble-t-il plus alertes, des arbres libres ou, ceux des parcs, ancrés. Tout passe alors comme derrière la vitre du compartiment. Illusion ! Illusion. Seul le train passe, et passe aux yeux de ceux restés à quai. Passe le marcheur qui ne commande pas au paysage en lente rotation. La ville est loin. 

    Il sent monter sa fatigue, son pas ralenti la dénonce. Un moment la neige a repris, maigre et désordonnée. Ses flocons, nullement convaincus, n’atteignent pas le sol. Un bref frémissement de papillon recueilli au creux de sa paume et c’est déjà de l’eau. Il ne s’étonne plus. Rien de semblable à une plume voletant. Mais l’illusion, comme s’il se fut agi d’elle, l’a effleuré. 

    On peut, à détailler le chemineau, se figurer son corps qui se défait. Ses jambes désunies et son dos, et ses reins. Ses épaules rompues. Ses bras, ballants, semblent avoir renoncé. Bras, jambes, épaules, reins, ainsi s’épèle la fatigue. Quand il s’est remis en marche, l’ankylose qui le tenait semblait répondre à la paralysie d’une heure qui ne bougeait pas, engluée dans le silence de l’aube. L’heure, les choses douillettement blotties sous le mol édredon de neige. 

    Cependant le jour va, derrière l’air brumide qui gagne en transparence. Un air, un jour, encore sans couleurs. Mais viendra du rouge aux joues des collines. Puis s’essaieront les bruits du vrai matin. Tout vient et revient à son heure. L’homme sait bien cela. Et que les choses vont leur train au gré des saisons. Vont, au ciel fracturé, des nuages. Au sol des bêtes insignifiantes. Va l’herbe s’il y a du vent, rien qu’un peu. Celle des llanos de naguère, et même celle de la maigre toundra. 

    Les voix, il les entend dominant ce faible murmure. Elles étaient là, comme tant et tant de choses qu’on ne voit pas et qui sont là. Tiens ! Ce petit cheval libre de bât et de licol qui derrière la haie lui fait, par jeu, une conduite. Eux deux, l’animal et lui, vont l’amble. À la jambe levée de l’homme correspond celle du petit cheval. Cependant les voix étaient là. Filandres aériennes qui tiennent aux choses, le marcheur en rompait des liens sans savoir. Il les sent, il les éprouve en aveugle comme un corps matériel plus qu’il ne les entend. Écoute passive d’une musique de mots dont le sens, clair sans doute, lui échappe. Leur unisson, pour l’homme, épure des messages. Leurs tonalités sont celles de clarines s’accordant comme pour en affiner les avis. Des mots, plus sonores que d’autres, quand par bonheur il les épelle, se convertissent en noms propres, solennellement prononcés, parmi lesquels ceux de Corbeau et de Barque. Aucune des choses qu’ils désignent cependant n’apparaît, visible, à portée de sa main, ni sur la route, ni dans l’air, ni à la surface de l’eau, celle de l’étang côtoyé. Après, quand les voix ne se font plus entendre, quand sont mis en doute les noms et les mots, le silence retombe, inhabité, sauf les bruits ténus du matin. Un mutisme plutôt. Nulle part ne se lit la majuscule qui change en nom le mot qui, lettre à lettre, assemblait de l’oiseau le bec, la proue pour la barque à l’amarre. 

    Les voix tues, leurs oracles se sont épuisés avec tous les autres mots mis en doute. Oracles énoncés sur un ton fatal, cette musique à laquelle il s’est laissé prendre. Comme un écho ou un remords, d’autres mots leur succèdent. Et c’est à présent sur la route la parole des choses qui font au marcheur un cortège, insignifiantes comme le peuple affairé de l’herbe et prévenantes car pareilles en leur insignifiance et cette diligence aux pauvres qui partagent entre eux, qui font d’un peu d’eau, d’un peu d’huile un baume. Il en est rassuré. Ou bien pas de parole prononcée, ces voix au ras du sol ne délivrent aucun avis. Ou bien c’est sa fatigue, à l’homme, qui parle maintenant tout haut. Alors, mais autrement, seule une musique, la berceuse de la mère sous l’antique suspension de cuivre s’éclairant au gaz qu’elle avait descendue à moitié. Sûr que c’est bien la fatigue, avec de loin en loin puis de proche en proche des élancements sourds, le corps qui à son tour prend la parole, un réveil brusque du dormeur que le sommeil sera long à reprendre. Alors tout avec ce nouvel anéantissement disparaîtra de nouveau.

    Barque, Corbeau, nommés, ont eux aussi disparu. Illusion ou mensonge ? Illusion. Le mensonge qui trompe l’espérance, ne pouvait pour cela l’atteindre, lui, le marcheur seulement dans l’attente du bout de la route, lequel ne tient qu’à l’espace et au temps. Cela empêche-t-il qu’il ait le regret de l’oiseau comme, dans sa cellule, le prisonnier a celui de l’araignée ? Sentiment obscur et presque indu s’il considère qu’il ne l’a jamais approché qu’à cette distance farouche que les bêtes à l’état de nature maintiennent ; soit, les oiseaux, ce vertige de ciel où à la moindre alerte ils se fondent ; ou bien, mouvante balancelle qui nargue le chasseur, à la cime des grands arbres en forêt. Jamais, excepté dans ses rêves d’enfant, sa main n’a lustré le plumage de nuit d’un qui se serait fait familier, un grand qui aurait toqué à la vitre. Son regret à lui, l’homme, s’il regrette, tient à une image persistante et même obstinée survivant à ce temps de sa première enfance, vestige de l’histoire qu’il lisait dans l’étroit volume cartonné rouge et or. Les mots de fine italique décrivaient avec amitié un vieux corbeau filant très haut la soie d’un ciel d’hiver. Son cri poussé sur le ton du reproche serrait le cœur de l’enfant, et pourquoi ? Et d’où lui venait sa tristesse ? Le vol de l’oiseau, comme un pressentiment empreint de nostalgie, préludait à de longs voyages que plus tard décrivirent à leur tour des livres dépourvus d’illustrations et même de couleurs. Des pays tressaillaient, s’annonçant sur un autre versant du crépuscule, une autre page vivement tournée, où, vers l’achèvement de la forêt, les derniers fûts excoriaient de leurs cimes aiguës l’étoffe précaire du soir. Un long silence faisait une traîne à l’oiseau après son cri désespéré. 

    Il est là devant lui, inconcevablement. C’est toujours ainsi quand, souterraine et avec une persévérance animale, l’évocation fait sa mue, se changeant en invocation. Rien n’avait devancé sa présence soudaine, pas le moindre dérangement de l’air. Comme rien ne saurait justifier, ni d’aucune façon expliquer, dans son accoutrement, cette manière d’homme surgi sur la route, vêtu élégamment d’un costume trois pièces, évidemment sombre. Rien, sauf qu’en dépit de tout il est bel et bien le Corbeau. Ce nom, surtout avec la majuscule qui quoi qu’il en soit lui vaudrait une vêture quand même il changerait dans la minute d’apparence. 

    Aussi l’homme ne marqua-t-il aucun étonnement devant l’oiseau. L’oiseau ? Eh non ! Le Corbeau justement. Déployant à nouveau ses ailes, rendue à son apparence première, l’apparition remporterait, s’il lui en prenait fantaisie, jusqu’au ciel qui noir sur noir le confondrait, ce nom par lequel on l’avait au sortir de la nuit appelé, majuscule comprise qu’on entendait bien dans les voix. Le mot commun d’oiseau y avait cédé au nom de Corbeau comme tout autre apparence céderait à une nouvelle variante de son prétendu guide. Pour l’heure et par exemple ce petit homme cérémonieusement vêtu, cependant désinvolte, mains dans les poches, hardi de son menton levé vers le marcheur qui le dévisageait. Une pochette blanche immaculée rehaussait le bleu de nuit de son costume. En la voyant l’homme songea-t-il à la plume qui avait échoué dans sa main ? Il n’en dit rien. 

    Il dit qu’il l’avait reconnu. Seul a changé le théâtre des choses où ils se tiennent face à face. Pas tout à fait, le ciel s’est à nouveau obscurci, ramenant au petit matin. Par moments une goutte égarée, ou est-ce encore une illusion ? Pareille en sa brièveté à la pointe effilée d’un ongle, à la griffe acérée quoique retenue d’un rapace. Tout ce qui tâtonne et trouve à faire une proie d’un visage. Tout, réarmé, que la défaite enhardit, celle de l’homme qui sent revenir sa fatigue comme tantôt, mais droit ainsi qu’un feu solitaire. Qui dit : 

    — Tiens, il repleut.

    Sûr qu’il l’a reconnu, sûr qu’il le connaît bien. Comme si le souvenir de l’oiseau, pas si vieux, qui traînait comme une ombre à ses côtés, dans son dos, une fois devant lui, s’était mué en une longue connaissance. Mais, non moins frais, l’agacement que lui communiquait ce rappel. Et ce refus d’être ainsi accompagné, conduit en vérité ; mine de rien conseillé. Plus encore celui d’entrer dans le rôle dévolu par les voix. Que dire quand c’est se soumettre à ce volatile attaché à ses pas !

    Un silence de neige imminente succéda à celui, habité, de la pluie. Il dirige ses pas vers la lande incertaine aperçue à travers les roseaux. Instant qui ne dure, où rien ne se passe, où vibre le sang du marcheur à ses tempes. La lande présumée est un marais verdi par de denses herbages, sargasses plutôt, moquette unicolore qu’un imperceptible ressac fait tout près du bord ondoyer. 

    Au-delà l’horizon se recule, gagne, se dérobant toujours plus loin, en fluidité. L’œil abusé ne peut plus hésiter, la liquide frontière crayonne les confins d’une mer qu’on ne saurait plus mettre en doute. Cette révélation, ce dévoilement glauque et puis bleuâtre, rend l’étendue que le regard embrasse à son nom. La Mer. La Mer, le Corbeau premièrement apparu. La Barque. 

    Elle était là. Les grands roseaux aux plumets funéraires la lui avaient dérobée. Tout ce temps elle avait caboté comme en secret à ses côtés, entraperçue, perdue et retrouvée. Comment cela était-il possible ? Mais il se souvint du corbeau et, plus anciennement, des voix. La barque entrait avec l’oiseau dans le plan qu’à mots couverts et solennels elles lui avaient révélé ; du moins des présages, du moins sa première origine qu’obscurcissaient la neige et la forêt. Il l’imagina dérangeant de son museau obstiné les sargasses épaissies plus près de la berge qu’elle côtoyait. Une corde ballant au gré du clapotis retenait la légère embarcation tantôt butant contre la berge, tantôt chevauchant une vague épuisée. 

    Le mât dépourvu de voile, poignant de solitude, visitera un rêve prochain de désert. Distancées sont les voix, leurs réseaux de filandres. Sans doute un chœur se cherche-t-il, secret, qui les rassemblera, les unifiant en un oracle comme à l’accoutumée insupportablement sentencieux. Aucune confidence au paysage, non ; pas davantage aux choses indifférentes, non. Mais l’homme a ricané. 

    Il se tint à l’extrémité de la berge. Il contempla la mer qui au loin poursuivait son lent dévoilement. Le silence avait agrandi l’espace. Il l’étendit jusqu’à ce tremblement de l’horizon qui est selon l’heure, d’impatience ou d’expectative. Le soleil, encore assiégé de brumes, semblait en cet état rescapé du rideau de scène que la nuit avait tiré sur le ciel. 

    Le corbeau était comme au rendez-vous, assis à même l’étroit bastingage. Il lui tournait le dos. Mais quand l’homme fit le geste de tendre sa main vers l’embarcation, l’oiseau prit son vol, s’élevant sans grâce sur ses ailes aux rémiges effrangées. Il parut hésiter puis, s’activant à coups d’ailes alourdies de pluie, répéta son cri comme si ce fût, malgré son aigreur, une invitation. 

    Alors, peut-être, l’homme se vit-il, progressivement encerclé, au centre de ces figures aériennes, comprenant que l’invite s’adressait bien à lui, rébus à déchiffrer suppléant les voix prédicantes. Revenu à sa place, le corbeau saisit entre ses serres le bois râpeux du mât au point où s’envergue ordinairement une voile. Plaqué contre le vertical espar, il prit la forme évocatrice d’une fleur large ouverte battant de sa corolle à la façon désordonnée des papillons englués dans l’asphalte liquéfié des routes de l’été. Comme après s’être assuré d’une proie, l’oiseau déploya son aile avec un maximum d’ampleur. Une voile aurique quand elle est gonflée par le vent. Le corps délié de l’oiseau, que l’homme avait eu le temps de détailler au cours de la manœuvre, lui restait cependant plus qu’à moitié caché, flabellum approximatif qui suffisait à rendre sa forme imprécise. 

    Une saute de vent fit se cabrer le canot tiré de sa somnolence. Ce brusque mouvement tendit l’amarre qui, bien qu’en partie immergée, mima une flèche en attente. Ce fut comme l’ordre d’embarquer. Machinalement l’homme enjamba le bordé. Il alla avec naturel prendre place sur le banc de nage. Dénouée par une main

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