La coupe est pleine: Marginales - 231
Par Collectif
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À propos de ce livre électronique
Toute honte bue, Marginales aura donc sacrifié au Mondial. Et pourquoi la honte ? Parce qu’il est de bon ton, dans les milieux intellectuels, de mépriser le foot. Ce n’est qu’une idée reçue, que quelques grandes consciences de ce siècle, de Montherlant à Camus et de Handke à Montalbán, suffiraient à contester. Ils ont écrit sur le football, l’ont d’ailleurs aussi pratiqué, et s’ils le châtient quelquefois, c’est parce qu’ils l’aiment et détestent le voir dénaturer.
Reconnaissons que le dernier Mondial du siècle est parvenu à passionner les plus irréductibles. Parce qu’il se déroulait en France, sans doute, cette France qui reste un grand dispensateur en valeur ajoutée, et qu’il a suivi un scénario qui, au surplus, a mené cette même France à la victoire. Les semaines de son déroulement ont été vécues avec une tension sans cesse croissante, jusqu’à se terminer sur ce prodigieux but marqué en 92e minute, d’autant plus beau qu’il était inutile, comme l’extraordinaire couronnement d’une vaste entreprise d’exaltation du réel, d’une gigantesque occultation du pire au profit de l’épopée programmée, diffusée comme aucun événement de l’histoire humaine ne l’avait été jusque-là...
Des poèmes et nouvelles inspirés par la Coupe du monde de football 1998 avec des écrivains comme Thilde Barboni, Jacques Cels ou encore Luc Dellisse.
À PROPOS DE LA REVUE
Marginales est une revue belge fondée en 1945 par Albert Ayguesparse, un grand de la littérature belge, poète du réalisme social, romancier (citons notamment Simon-la-Bonté paru en 1965 chez Calmann-Lévy), écrivain engagé entre les deux guerres (proche notamment de Charles Plisnier), fondateur du Front de littérature de gauche (1934-1935). Comment douter, avec un tel fondateur, que Marginales se soit dès l’origine affirmé comme la voix de la littérature belge dans le concert social, la parole d’un esprit collectif qui est le fondement de toute revue littéraire, et particulièrement celle-ci, ce qui l’a conduite à s’ouvrir à des courants très divers et à donner aux auteurs belges la tribune qui leur manquait.
Marginales, c’est d’abord 229 numéros jusqu’à son arrêt en 1991. C’est ensuite sept ans d’interruption et puis la renaissance en 1998 avec le n°230, sorti en pleine affaire Dutroux, dont l’évasion manquée avait bouleversé la Belgique et fourni son premier thème à la revue nouvelle formule. Marginales reprit ainsi son chemin par une publication régulière de 4 numéros par an.
LES AUTEURS
Thilde Barboni, Jacques Cels, Luc Dellisse, Françoise Houdart, Claude Javeau, Laurence Jyl, Françoise Lalande, Yves Laplace, Claire Lejeune, Jean-Louis Lippert, Franoise Lison-Leroy, Patrick Roegiers, Liliane Schraûwen, Daniel Simon, Monique Thomassetie, Michel Torrekens, Yves Wellens et Liliane Wouters.
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Aperçu du livre
La coupe est pleine - Collectif
Éditorial
Jacques De Decker
Toute honte bue, Marginales aura donc sacrifié au Mondial. Et pourquoi la honte ? Parce qu’il est de bon ton, dans les milieux intellectuels, de mépriser le foot. Ce n’est qu’une idée reçue, que quelques grandes consciences de ce siècle, de Montherlant à Camus et de Handke à Montalbán, suffiraient à contester. Ils ont écrit sur le football, l’ont d’ailleurs aussi pratiqué, et s’ils le châtient quelquefois, c’est parce qu’ils l’aiment et détestent le voir dénaturer.
Pourquoi la honte, devant une discipline qui allie aussi subtilement la force et l’agilité, l’endurance et la vélocité, le don de soi et l’esprit d’équipe, la rigueur du règlement et les innombrables combinatoires possibles ? Pourquoi la honte devant un sport auquel les nations du monde ont aussi massivement adhéré, faisant d’une des nombreuses innovations britanniques en matière de « sport » – un mot anglais quoique de lointaine racine latine – une réussite sans égale ?
Reconnaissons que le dernier Mondial du siècle est parvenu à passionner les plus irréductibles. Parce qu’il se déroulait en France, sans doute, cette France qui reste un grand dispensateur en valeur ajoutée, et qu’il a suivi un scénario qui, au surplus, a mené cette même France à la victoire. Les semaines de son déroulement ont été vécues avec une tension sans cesse croissante, jusqu’à se terminer sur ce prodigieux but marqué en 92e minute, d’autant plus beau qu’il était inutile, comme l’extraordinaire couronnement d’une vaste entreprise d’exaltation du réel, d’une gigantesque occultation du pire au profit de l’épopée programmée, diffusée comme aucun événement de l’histoire humaine ne l’avait été jusque-là…
En audience cumulée, le championnat de cette année aura été suivi par plus de huit milliards de spectateurs. Rien que ce chiffre justifiait déjà que l’on y revienne.
Car, à peine les clameurs s’étaient-elles tues, les Champs-Élysées vidés de ses supporters en délire que, déjà, les feux de l’information se braquaient sur d’autres événements, selon cette règle implacable qui fait de l’actualité un Chronos dévorant inlassablement ses propres enfants.
Le 15 juillet dernier, au lendemain d’une fête nationale française sans équivalent, qui inspira aux commentateurs les comparaisons les plus insensées, on était déjà dans l’« après-Mondial », c’est-à-dire dans le temps de la littérature. Les commentateurs sportifs éreintés prenaient un repos plus mérité que jamais. L’heure me sembla dès lors venue de donner la parole aux écrivains. Ils ne s’étaient pas beaucoup manifestés durant l’enchaînement des matches. On put d’ailleurs regretter que des Antoine Blondin, des Dino Buzzati d’aujourd’hui aient manqué à l’appel : où est le temps où de fines plumes prêtaient main-forte aux chroniqueurs accrédités ?
À parler franc, je ne m’attendais pas à un déferlement de textes aussi massif que pour la précédente livraison, qui avait réuni quatorze participants dans la réaction à vif à la « grande petite évasion » qui avait été la sensation du printemps. Et l’imprévisible s’est produit. « La Coupe est pleine », puisque tel était le titre générique proposé, a encore mobilisé davantage d’auteurs. Une remarque, lors de la présentation du premier numéro à la Maison des Auteurs à Bruxelles, ne m’avait pas surpris, parce qu’elle correspondait à un constat désolé auquel j’avais dû me résoudre : les écrivaines étaient nettement minoritaires dans le premier sommaire.
Cette prise de conscience orienta notre stratégie d’appel : elles furent les premières sollicitées pour se prononcer sur le sujet. Et, de fait, elles saisirent la perche qui leur était tendue, pour ne pas dire nécessairement, on le verra, ce que l’on pouvait, très conventionnellement, s’attendre à ce qu’elles disent. Ceci explique que, dans le présent dossier, un intervenant sur deux est une intervenante. Que cet équilibrage ait pu s’accomplir autour d’un sujet réputé machiste mérite pour le moins l’attention.
Chacun jugera selon ses opinions et ses goûts le deuxième forum que propose Marginales dans sa nouvelle mouture. Il me semble témoigner une fois encore de l’évident dynamisme de nos lettres, que cette revue voudrait accompagner, refléter et stimuler tout en étant largement ouverte aux talents d’ailleurs, ce que dénote déjà le volet « Mondial », puisque Laurence Jyl et Yves Laplace ont accepté d’y figurer. Mais notre « Rose des vents », qui avait été très favorablement saluée dès le numéro inaugural de l’ère nouvelle, propose derechef sa moisson de talents méconnus, dont les indispensables découvreurs sont les traducteurs.
Marginales semble bien reparti : les réactions des auteurs, des commentateurs, des lecteurs, des libraires, des bibliothécaires et, surtout, des proches d’Albert Ayguesparse nous l’ont clairement signifié. Du coup, devant l’ampleur de cette adhésion, la revue, cette fois, arbore trente-deux pages de plus. Vingt-cinq pour cent d’augmentation de volume en trois mois ! Peut-on mieux signifier que l’aventure valait la peine d’être tentée ?
Le Graal
Liliane Wouters
C’est la sublime Coupe du Mondial
qui focalise l’attention.
Un joueur mort pour le ballon.
À chaque siècle de trouver son Graal.
Dixit en mil neuf cent nonante-quatre,
l’année de la victoire du Brésil.
Les footballeurs aux USA partaient combattre.
Nous étions à deux mille jours de l’an deux mil.
Quatre ans déjà que j’écrivis ces vers.
Mais quelque chose a dérangé la fête :
une comète s’approchait de Jupiter.
Sur tous les Palomars de la planète
les astronomes en pesaient l’impact.
Dormez en paix, l’univers reste intact.
À chaque siècle de trouver son Graal.
Vous partirez sans peur à la conquête
de la sublime Coupe du Mondial.
Excalibur au-dessus de nos têtes.
Les astrologues, eux, n’avaient rien vu.
Sauf peut-être le grand Nostradamus
avec Gaspard, Melchior et Balthazar,
et quelques fous ennemis du hasard,
et ces enfants familiers de l’étrange
et ce poète à l’écoute de l’Ange.
Pourtant les quatre cavaliers ont enfourché
leurs chevaux écumants,
les sept Pythies, la bave aux lèvres,
ont entonné leur chant funèbre.
Les cloches des cités détruites
ont sonné, au fond de la mer,
et les ossements pétrifiés du secondaire
ont tressailli dans l’aveugle charbon.
Eux se souviennent des Hiroshimas célestes
tel celui qui, jadis,
marqua la fin des dinosaures
ou tel le feu vindicatif
qui réduisit en poudre Gomorrhe et Sodome.
Eux savent ce que tous ignorent,
quel lac boueux couvrit les villes mortes,
quel tas de sel fut la femme de Loth.
Moins de deux mille jours avant le grand chambardement
Tout allait mal sur la planète :
Ruandais, Zaïrois, Bosniaques et Tchétchènes,
sans compter les Palestiniens.
Mais l’univers ne pensait qu’à la Coupe.
Ô Perceval !
Lancelot ! Beaux chevaliers !
Des supporteurs voyez l’hilare troupe.
Les hommes sont-ils devenus fous à lier ?
*
Aujourd’hui, paraît-il, tout a changé.
On a beau dire, à peine hors du stade,
un étranger demeure un étranger,
un tir au but n’arrête pas les fusillades.
Les Soudanais meurent de faim, les Algériens
nettoient le sang chaque matin. Il n’y a rien
de nouveau sous le ciel. Écrivez, chroniqueurs :
aussi loin qu’on peut voir, c’est encore la peur,
c’est à jamais le mal et toujours la souffrance.
Oui, mais la Coupe est aux mains de la France !
(La seule date depuis mil sept cent quatre-vingt-neuf
confie à « Paris-Match » un vainqueur satisfait.
Il doit être sorti à peine de son œuf.
pour, sans rougir de honte, ignorer tant de faits.)
Et sur les Champs Élyséens on voit les hordes
victorieuses défiler ainsi
que descendaient jadis vers la Concorde
ceux qui venaient de chasser le nazi.
Au fond des yeux, l’éclat d’autres victoires.
Dans les oreilles, d’autres cris l’écho
N’oubliez pas comment les champs de foire
en un instant deviennent des champs clos.
Ô Roi Arthur ! Ô chevaliers de Camelot !
J’ai suivi tous les matchs, j’ai vu sur les pelouses les héros de ce temps.
De Marseille à Strasbourg, de Paris à Toulouse
le destin les attend.
Et, grâce au ralenti, nous avions ce miracle :
des joueurs qui semblaient
évoluer dans l’air, nous donnant le spectacle
de somptueux ballets.
Ne boudons pas notre plaisir tant médiatique.
Oyez donc, paladins,
chanter la fine fleur du pouvoir politique
debout sur les gradins.
Grands-messes d’aujourd’hui, flonflons, hymnes, bannières.
Dent pour dent, œil pour œil.
Chaque fois que son camp a mordu la poussière
un pays prend le deuil.
Les Belges au tombeau sont retournés, la France
voit ses enfants bénis.
La peur avant la joie, la gloire après les transes :
Montjoie à Saint-Denis !
À Saint-Denis où fut la flamme,
où se rendaient jadis les rois,
avec Lost, chercher l’oriflamme,
tout armés, sur leurs palefrois.
À Saint-Denis où les reliques
du passé sont mortes deux fois,
l’une quand fut la basilique
éventrée, l’autre quand la foi
du Veau Sport éleva ce stade
pour de commerciaux gonfalons.
Gaulois, saluez les peuplades
adoratrices du ballon !
Et la belle Guenièvre, au sommet de sa tour,
des douze preux en vain espérait le retour.
Aurions-nous besoin de ces mots en -isme ?
Serions-nous donc tant privés de drapeaux,
de tambours battants, d’ardeur, d’héroïsme,
de ces longs frissons courant sous la peau ?
Souhaiterions-nous sortir de la glaise
des duvets légers, des profonds divans,
de ce cocooning d’où l’on peut à l’aise
ignorer tous ceux qu’emporte le vent ?
Hauts paladins, beaux chevaliers, à Dieu ne plaise !
Les quatre cavaliers galopant sur la nue
jettent sur terre un bref coup d’œil et, tout surpris :
cette marée humaine de partout venue,
quel dieu vient-elle célébrer à cors et cris ?
Et la Pythie delphique, et celle aussi de Cumes,
et les cinq autres, le visage peint en blanc,
et blanche aussi leur bouche où mousse encor l’écume :
pour qui donc ces autels, à qui vont ces élans ?
Le flot des supporteurs au loin poudroie.
Perceval, Lancelot. Ont-ils conquis le Graal ?
Mais Guenièvre ne voit que l’herbe qui verdoie,
et le ciel qui flamboie et les ors qui chatoient
de la sublime Coupe du Mondial.
La partie de jacquet
Patrick Roegiers
Le jacquet est par définition un jeu de hasard et de combinaison qui s’inscrit dans la lignée du trictrac nommé backgammon en Angleterre et ainsi adopté en France au XIXe siècle. Le placement des pièces, les coups de dés destinés à en boucher un coin à l’adversaire, le tour du tableau à effectuer en dernier ressort avant de sortir ses atouts afin de marquer les cases libres de l’autre joueur, les pièces posées à gauche se déplaçant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, tout cela convient pour ainsi dire mot pour mot à l’entraîneur de l’équipe de France de football, Aimé Jacquet, quasi éponyme du jeu, qui, avant le début de la compétition, avait précisément pour ambition d’amener en premier lieu une de ses pièces – à savoir l’équipe nationale – dans le dernier quart du tableau.
Ce n’est qu’à partir de là que peuvent progresser ses autres pions (les joueurs mis en réserve) qu’il doit mener à leur tour dans le dernier quart (d’heure) avant de décréter leur sortie. Cette tactique