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La guerre sainte de Muriel: Le récit d'une kamikaze occidentale
La guerre sainte de Muriel: Le récit d'une kamikaze occidentale
La guerre sainte de Muriel: Le récit d'une kamikaze occidentale
Livre électronique359 pages4 heures

La guerre sainte de Muriel: Le récit d'une kamikaze occidentale

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À propos de ce livre électronique

La seule femme occidentale à avoir jamais commis un attentat suicide.
Cet ouvrage raconte l’histoire vraie de Muriel Degauque qui quitta Bruxelles à bord de sa Mercedes blanche pour aller se faire exploser à Bagdad. Une femme extraordinaire minée par un chagrin extraordinaire.

Chris de Stoop s’est entretenu avec les divers protagonistes et leurs proches, il a étudié les dossiers et a suivi les traces de Muriel jusqu’en Irak où il a retrouvé l’épave de la voiture piégée et mis un terme à son récit.
Une histoire qui lève le voile sur un phénomène inquiétant, alors que des centaines de jeunes Européens rejoignent au nom du djihad islamique la guerre en Syrie, en Irak ou en Afghanistan.
À PROPOS DE L'AUTEUR 
Chris De Stoop est journaliste. Il a pris un an de congé sans solde pour réaliser la présente enquête. Outre de nombreux articles et reportages, il est également l'auteur d'une étude sur la traite des femmes rédigée à l'intention de la Fondation Roi Baudouin.
EXTRAIT 
« La paix soit avec toi, sœur », dit Muriel en s’avançant de derrière la tenture avec deux tasses de sang dans les mains. Elle sourit aux huit femmes assises sur le tapis, mais son salut de paix s’adressait surtout à Rebecca qui était venue non en patiente mais en amie. Rebecca était la petite fiancée africaine d’un ami wallon, Pascal, un converti aux yeux bleus et aux cheveux blonds qui lui avait tourné la tête et lui promettait le paradis.

C’était une vraie succession de malheurs dans la pièce : les récits des femmes commençaient systématiquement par un grand soupir pour se terminer par un inch’Allah résigné. Elles se plaignaient de toutes sortes de troubles et douleurs : maux de dos et maux de tête, stress et anxiété. D’avoir de mauvaises selles, des mains déformées ou la peau purulente. Ou de souffrir des nerfs et d’insomnie parce que leur mari ne leur parlait plus, que leurs fils traînaient dans la rue, qu’elles-mêmes ne quittaient plus la maison ou ne connaissaient personne ou ne parlaient pas la langue. Ou avaient le mal du pays.

La plupart des patientes s’adressaient à Muriel par son prénom islamique : Maryam. Celle-ci les écoutait avec compassion, leur posait quelques questions précises : âge, alimentation, maladies antérieures, médication, douleur. Avant de commencer le traitement, elle prononçait la bismillah: « Au nom d’Allah, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux. »
LangueFrançais
ÉditeurMols
Date de sortie9 déc. 2014
ISBN9782874021787
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    Aperçu du livre

    La guerre sainte de Muriel - Chris de Stoop

    C.D.S.

    PROLOGUE 9/11

    — La paix soit avec toi, frère, et la clémence et la bénédiction de Dieu.

    — La paix soit avec toi, frère. Comment vas-tu ?

    — Que Dieu te bénisse, louange à Dieu.

    — Louange à Dieu, le Dieu de toute l’humanité.

    — Louange à Dieu, elle est morte en martyre !

    — Dieu tout-puissant, aujourd’hui ?

    — Aujourd’hui ! À l’instant même, à l’instant même, oui !

    — À l’instant ?

    — À l’instant, elle est morte en martyre !

    — Seul Dieu est grand.

    — Louange à Dieu, elle est rentrée dans l’ennemi !

    — Euh… l’épouse ?

    — Oui, mon épouse, c’est cela. La sœur est morte en martyre !

    — Seul Dieu est grand, louange à Dieu.

    — Elle s’est enfoncée dans l’ennemi, trois véhicules. Des Américains !

    — Dieu est grand. Où?

    — À Tarmiya, près de Bagdad.

    — Seul Dieu est grand, euh…

    — Louange à Dieu. Moi, si Dieu le veut, demain si Dieu le veut… on va me préparer, si Dieu le veut, si Dieu le veut, je leur rentrerai dedans, si Dieu le veut !

    Si Dieu le veut, que Dieu te bénisse.

    — Si Dieu le veut.

    ACTE UN - LES SAIGNEURS

    1 – La hijama

    « La paix soit avec toi, sœur », dit Muriel en s’avançant de derrière la tenture avec deux tasses de sang dans les mains. Elle sourit aux huit femmes assises sur le tapis, mais son salut de paix s’adressait surtout à Rebecca qui était venue non en patiente mais en amie. Rebecca était la petite fiancée africaine d’un ami wallon, Pascal, un converti aux yeux bleus et aux cheveux blonds qui lui avait tourné la tête et lui promettait le paradis.

    C’était une vraie succession de malheurs dans la pièce : les récits des femmes commençaient systématiquement par un grand soupir pour se terminer par un inch’Allah résigné. Elles se plaignaient de toutes sortes de troubles et douleurs : maux de dos et maux de tête, stress et anxiété. D’avoir de mauvaises selles, des mains déformées ou la peau purulente. Ou de souffrir des nerfs et d’insomnie parce que leur mari ne leur parlait plus, que leurs fils traînaient dans la rue, qu’elles-mêmes ne quittaient plus la maison ou ne connaissaient personne ou ne parlaient pas la langue. Ou avaient le mal du pays.

    La plupart des patientes s’adressaient à Muriel par son prénom islamique : Maryam. Celle-ci les écoutait avec compassion, leur posait quelques questions précises : âge, alimentation, maladies antérieures, médication, douleur. Avant de commencer le traitement, elle prononçait la bismillah: « Au nom d’Allah, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux. »

    Elle plaçait deux ou quatre tasses en verre sur leur dos ou leurs omoplates. Un petit mécanisme à piston en caoutchouc fixé au-dessus de la tasse permettait d’en extraire l’air. Le vide se faisait ainsi dans les tasses qui s’accrochaient à la peau. Muriel appuyait sur le piston jusqu’à ce que le sang s’accumule sous la peau. Elle retirait alors les tasses, puis elle passait une lame de rasoir sur la peau et remettait les tasses en place. Elle suivait attentivement le processus : la chair s’ouvrait et le sang noirâtre se mettait à couler. Le sang impur.

    Rebecca était béate d’admiration devant cette femme extraordinaire qui diffusait tant de confiance et de sympathie. Une jolie femme dans la fleur de l’âge, avec un charmant visage ovale et des cheveux ondulés qui dépassaient de son voile. Des yeux bruns en amande, des lèvres pleines, un nez fort et légèrement busqué, des sourcils fournis qui n’étaient pas épilés. Et aucune trace de maquillage.

    Il flottait toujours une bonne odeur de pain frais ou de baklava dans cette maison située dans un quartier sinistre de Bruxelles, entre la gare du Midi et le dépôt de tram. Au rez-de-chaussée était installée une boulangerie-pâtisserie dont la porte arrière donnait sur la cage d’escalier aux murs carrelés à l’orientale. Mais ce qui frappait encore plus Rebecca, c’était que l’appartement de Muriel possédait deux portes séparées. Elle était entrée par la porte des femmes, son fiancé Pascal par la porte des hommes.

    L’aménagement était très sobre. Muriel mangeait et dormait par terre, comme autrefois le prophète. Il n’y avait presque pas de meubles. Une simple chaise pliante sur laquelle était posé le Coran. Des rayonnages couverts de livres en arabe et en français.

    Le sol était jonché de coussins noirs brodés à la main. Aux murs étaient accrochées des photos de la Kaâba à La Mecque et des calligraphies de sentences islamiques. Dans une cassolette brûlait de l’encens parfumé au musc pour repousser les mauvais esprits.

    Une fois le traitement terminé, les patientes quittèrent la pièce, soulagées et détendues. Elles avaient de vilaines taches rouges qui disparaîtraient d’elles-mêmes après quelques jours, grâce au baume à base de cumin noir et de miel pur que leur donnait parfois Muriel. Presque toutes disaient se sentir plus légères, pareilles à un oiseau qui pourrait un peu sortir de sa cage et s’envoler. Quel que soit le mal dont elles souffraient, on y avait remédié. Et ce que faisait Muriel était le prolongement de ce que faisaient dans un lointain passé les « pieux prédécesseurs ». Sa pratique se basait exclusivement sur le Coran et la Sounnah ou Tradition du prophète, et sur toutes les indications contenues dans ces textes à propos de la santé physique et mentale – ce qu’on appelle la médecine prophétique, et plus particulièrement la hijama ou saignée islamique.

    « Ce n’est pas moi qui guéris, c’est Dieu, disait toujours consciencieusement Muriel. Ce qui arrive au patient est la volonté d’Allah. Je ne suis que son instrument. »

    Après la consultation, elle fit bouillir et stérilisa minutieusement les instruments. Puis elle servit du thé brûlant, sucré et parfumé à la cardamome.

    Rebecca avait à peine dix-huit ans. Elle avait fui la Sierra Leone de nombreuses années auparavant et avait atterri avec sa mère dans la commune bruxelloise de Saint-Josse-ten-Noode. La jeune fille avait reçu une éducation chrétienne mais, depuis qu’elle fréquentait Pascal, elle envisageait de se convertir à l’islam.

    « Ma conversion est la meilleure chose qui me soit arrivée, lui expliqua Muriel. Avant, j’étais sur la mauvaise voie. Je séchais l’école, buvais de l’alcool et me droguais. Je travaillais dans une boulangerie et quand j’avais besoin d’argent, j’en piquais dans la caisse. J’avais un horrible partenaire qui me battait.

    — Et après ? » demanda Rebecca en cherchant ses mots. Elle était néerlandophone et Muriel francophone, ce qui ne facilitait pas toujours la conversation.

    « Après, l’islam a donné un but et une structure à ma vie. L’islam et Issam… »

    Elle semblait parfaitement heureuse avec son mari, son Issam qui était capable de fabriquer des armoires, de coudre des vêtements, de réciter par cœur des versets du Coran, d’extraire du sang, de chasser des démons et de soulever de lourdes haltères mieux que n’importe quel frimeur de ce quartier douteux. Mais, maintenant, il gardait son pantalon et ne paradait plus les fesses à l’air avec un ridicule petit slip, comme du temps où il était champion de Belgique de bodybuilding dans la catégorie des moins de 75 kilos. Ce passé, il y avait définitivement renoncé, tant de lui-même que sur l’insistance de Muriel.

    Rebecca l’avait aperçu à la porte de l’appartement. Un homme costaud avec une longue barbe rousse, teinte au henné comme celle du prophète, et un torse carré où les muscles saillaient comme des câbles. Sur ce physique imposant, il portait une tunique blanche qui lui arrivait à la cheville et était aussi chiffonnée qu’une chemise de nuit au saut du lit.

    Au moment où sonnèrent les cloches de l’église Saint-Antoine, Muriel révéla à Rebecca qu’elle rêvait d’émigrer définitivement dans un pays musulman où elle se lèverait le matin à l’appel à la prière du muezzin. Elle se sentait traitée par-dessous la jambe en Belgique où on se méfiait de chaque homme barbu et de chaque femme voilée. Un pays où les policiers pouvaient faire irruption dans votre appartement, feuilleter vos livres religieux et tout chambouler de leurs mains impies. Un pays où, en moins de deux, vous faisiez la une aux infos du soir en tant que « cellule dormante » d’Al-Qaïda.

    Muriel était indignée par l’interdiction du port du voile dans les écoles et les institutions publiques que venaient de promulguer les autorités françaises. Cette mesure avait donné lieu à des protestations et des manifestations de femmes musulmanes dans le monde entier, mais autant chanter Malbrouck ! Son voile, trouvait Muriel, c’était son identité et une forme d’adoration, mais dès que les Belges voyaient une femme en niqab, ils avaient presque une attaque.

    Muriel aurait donc aimé déménager et repartir de zéro, ce qui ne posait pas de problème car elle n’avait pas d’enfants, ajouta-t-elle. À son regard, Rebecca vit que c’était là le secret qu’elle cultivait. À sa voix, elle comprit que c’était là une chose qui n’avait jamais été dite et qui devait le rester. Un secret tapi au fond de son ventre. Dans les ténèbres de ses ovaires.

    2 – Les joyaux de la femme

    Printemps 2004. Le soleil perçait à travers les nuages. Les premières tables et chaises faisaient leur apparition sur la place Saint-Antoine. Les vieux Turcs sortaient leur fauteuil et fumaient la pipe à eau. Les bruits de la rue montaient vers le balcon de Muriel, au quatrième étage. Au rez-de-chaussée, il y avait un marchand de journaux, à côté de la boulangerie qui ne désemplissait pas. Puis un café, avec des jeunes qui faisaient du bruit du matin au soir. Plus loin, un snack de spécialités marocaines. Et en face, près de l’église en briques rouges, le bistrot Le Paradis.

    À travers les barreaux rouillés du balcon de l’appartement de Muriel, on découvrait une des zones les plus pauvres de Bruxelles. Et une forêt d’antennes paraboliques. Muriel sortait le moins possible. Elle se retranchait chez elle, évitait de plus en plus le monde extérieur. Elle se plongeait, s’enterrait dans l’étude de l’islam. Sa foi lui suffisait. Elle ne se contentait pas, comme tant d’autres musulmans, d’accomplir la salât et le woudou – les cinq prières quotidiennes et l’ablution rituelle. Elle trouvait inconvenant de perdre son temps à s’amuser à une époque où il était si nécessaire de prendre la défense de la foi.

    Sa profession était « étudiante » et sa passion « la lecture ». C’était ce qu’elle avait écrit sur le formulaire d’inscription à l’école de la rue de la Limite à Saint-Josse-ten-Noode. Ce centre, ouvert depuis peu, était de stricte obédience islamique. De l’extérieur, on ne voyait qu’une porte de garage avec un écriteau. On y donnait des cours d’arabe et d’islam ; il y avait une petite maison d’édition de livres religieux et une bibliothèque avec des ouvrages de référence et des ordinateurs. Muriel, qui venait y apprendre l’arabe tous les lundis et mardis, y restait parfois après les cours, pour étudier et s’informer. C’est ainsi qu’elle avait récemment téléchargé sur le site islamoncœur des textes sur « les herbes aromatiques du Maroc » et « le traitement de la migraine », un mal qui l’affligeait de plus en plus souvent.

    Muriel, qui avait arrêté l’école à seize ans et n’avait aucun diplôme, était maintenant un crack en arabe classique. Vocabulaire, grammaire, analyse de textes, tout lui réussissait. Elle obtenait presque toujours des dix pour ses devoirs. Elle était la meilleure de la classe. La grande majorité des exercices étaient tirés du Coran ou d’autres ouvrages religieux. Et dans ces exercices à faire à domicile, Muriel ne biffait pas seulement les visages des gens, mais aussi ceux des ânes, des souris et des moutons. Au feutre noir ou avec un effaceur blanc. Car la représentation des êtres animés était interdite par l’islam strict.

    Elle consacrait presque tous ses loisirs à l’étude. Elle possédait une volumineuse collection de livres dont elle s’occupait avec autant d’amour qu’un vieil horticulteur de ses roses. Elle se basait sur ces livres pour rédiger ses synthèses et ses analyses, une sorte d’exégèse à sa manière tâtonnante et hésitante. Elle avait déjà noirci des milliers de pages, d’une écriture ronde et appuyée, accordée à son caractère. Des feuilles qu’elle rangeait, soigneusement perforées, dans des classeurs à anneaux. D’arrière en avant, comme en arabe. Et toutes imprégnées de musc ou d’autres variétés d’encens.

    Ainsi elle écrivit, dans une dissertation détaillée consacrée à La femme et son habillement, qu’un érudit du Moyen Âge, l’illustre Ibn Taymiyya, avait dit qu’une muslima doit toujours porter un vêtement qui la couvre entièrement lorsqu’elle sort. Le cheikh Ibn Taymiyya était une des figures de proue de l’islam salafiste. Il disait aussi qu’il était interdit aux femmes de se parfumer pour aller à la mosquée. Mais cela n’avait pas de sens, avait noté Muriel : « Si on se met sur son trente et un pour sortir, on ne va pas habillée n’importe comment à un rendez-vous avec Allah. »

    D’après elle, on devait au contraire se faire belle pour Allah, comme pour son propre mari, mais on devait aussi tout faire pour cacher les joyaux de la femme, comme ses cheveux et ses seins. C’était écrit en toutes lettres dans le Coran : « Dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté, et de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît et qu’elles rabattent leur voile sur leurs poitrines. »

    Selon une tradition digne de foi, le prophète, la paix soit avec lui, avait même ajouté : « Parmi les gens de l’enfer il y a des femmes à demi nues et à demi vêtues qui marchent en se dandinant pour séduire les regards, se parant de coiffures telles des bosses de chameau penchées. » Une femme pouvait donc provoquer les hommes par ses vêtements moulants, sa façon de marcher et ses cheveux relevés, et tout cela, c’était mal.

    Les hommes aussi devaient porter des tuniques amples, qui ne pouvaient cependant leur arriver qu’à mi-mollet, car le prophète avait dit : « Quant à la partie du vêtement en dessous des chevilles, elle est destinée au feu. » En conséquence, son mari Issam ressemblait à un Afghan quand il sillonnait la capitale de l’Europe sur son gros vélo de livreur, avec sa djellaba blanche flottant au vent, son pantalon de flanelle pour se protéger du froid de Belgique, et son calot de prière vissé sur la tête.

    Il n’avait pas de voiture et faisait tout à vélo. Appuyant vigoureusement sur les pédales. Les mollets à l’air.

    Il aidait aussi Muriel à confectionner ces longs et pieux vêtements. Ils possédaient deux grosses machines à coudre et faisaient parfois du travail à façon pour un magasin de tissus du quartier de la gare du Nord. Sans grand profit.

    Bien que les docteurs de la loi ne soient jamais arrivés à un consensus sur le sujet, Muriel estimait que, parmi les joyaux qu’une femme devait cacher, il y avait aussi les mains et le visage. Pour sortir dans la rue, elle portait donc des gants noirs et un niqab noir qui ne laissait voir que ses yeux. Et ses yeux, elle apprenait à les baisser chastement, car un simple coup d’œil pouvait aussi mettre le feu aux hommes. Le regard est une flèche empoisonnée du grand démon Iblis, nota-t-elle.

    Sous son vêtement couvrant, Muriel se sentait protégée et accueillie par l’oumma, la communauté des musulmans. Même si elle appartenait à une tendance qui ne représentait qu’une petite minorité. Pour être exact, elle était presque la seule de son quartier à porter le voile intégral. Mais elle se sentait mieux ainsi qu’avec sa veste en jeans et sa minijupe d’autrefois.

    De toute façon, après un petit temps, vous ne voyiez même plus que tout le monde vous regardait.

    3 – Perquisition 2 avril 2004

    Procès verbal

    Nous, Anzalone, Giovanni, inspecteur de police de la Zone Sud de Bruxelles, section drogue, portons à votre connaissance ce qui suit. En date du 2 avril 2004, nos services sont intervenus en soutien lors d’une perquisition au n° 275 de la rue de Merode, dans le cadre d’une enquête sur un vol perpétré à Ninove. Notre soutien a été requis en raison de la situation de l’immeuble en question, au cœur d’un quartier réputé « difficile », à savoir le quartier Saint-Antoine.

    Nous pénétrons dans l’immeuble et nous rendons avec nos collègues fédéraux à l’appartement du dernier étage. Nous sommes reçus par un individu de sexe masculin de type nord-africain, dont les caractéristiques physiques les plus frappantes sont une barbe étonnamment fournie et une constitution très athlétique. Au fond de l’appartement, nous remarquons un individu (de sexe impossible à déterminer, ndlr) en position penchée et recouvert d’une burqa intégrale, qui ne laisse visible aucune partie du corps. Nos collègues demandent à pouvoir accéder à l’appartement, mais l’individu de sexe masculin les prie d’attendre un moment afin, nous déclare-t-il, de cacher sa compagne dans la cuisine. Les collègues acceptent.

    L’accès à la pièce principale de l’appartement nous est accordé et la perquisition peut commencer. Nous constatons la présence de nombreuses publications en arabe (langue que nous ne comprenons pas, ndlr) ainsi que de plusieurs livres en relation avec le Coran. Un espace consacré à la prière est aménagé dans la pièce. L’intéressé nous confie être un ancien boxeur, ce qui explique sa forte musculature. Il nous remet sa carte d’identité ainsi que celle de sa compagne. Il s’agit de la dénommée Degauque, Muriel et de Goris, Issam. À aucun moment de la perquisition, la compagne n’est présente dans la même pièce que nous. Nous pouvons constater que les deux individus présentent toutes les caractéristiques de personnes ultra-religieuses.

    La perquisition se révèle infructueuse, vu qu’aucun délit ni élément suspect n’a été découvert. Nous marquons donc que les deux intéressés n’ont rien à voir avec le dossier pour lequel a été délivré l’ordre de perquisition.

    Dont acte.

    4 – Le mauvais sang

    Le petit cabinet de consultation d’Issam Goris était la seule pièce bien meublée de l’appartement : un bureau imposant, un fauteuil, une armoire remplie de pots et de sachets d’herbes médicinales et d’huiles essentielles de Damas, Marrakech ou Meknès. Pascal y venait régulièrement pour une hijama. Il avait souvent de violentes migraines qui lui battaient le crâne jusqu’à le faire éclater. Il voulait alors en faire sortir le mauvais sang. Dès que le sang se mettait à couler, il se sentait plus léger. La douleur refluait. La pression disparaissait. Et bien vite, sa tête ne pesait plus rien.

    Ce jour-là, Pascal regardait d’un air fasciné la manière dont Issam soignait un jeune Marocain au visage torturé. Issam fit une courte prière pour implorer le secours d’Allah, puis il interrogea le garçon sur les causes profondes de ses douleurs. C’était manifestement un cas particulier.

    Pascal, un type maigre et ascétique qui semblait vivre de l’air du temps, se sentit soudain bien insignifiant en écoutant Issam. Qu’était-il, lui, en comparaison d’Issam ? Un prolétaire du Pays Noir de Charleroi. Un enfant de l’Assistance. Un gamin des rues. Un petit truand qui avait fait de la taule. Un va-nu-pieds. Un béotien. Un névrosé et un naïf. Un mauvais musulman. C’est ainsi qu’il se voyait.

    En Issam, il avait trouvé le grand frère qu’il n’avait jamais eu mais dont il avait toujours rêvé. Son mentor, qui lui voulait du bien, lui donnait de bons conseils et le contredisait si nécessaire. Son meilleur ami, qui ne le laisserait jamais tomber. Un homme d’un calme chevaleresque qui lui inspirait une confiance toute filiale. Dès qu’Issam entrait quelque part, il régnait en maître. Non seulement en raison de son extraordinaire présence physique mais parce qu’il possédait une force intérieure qui n’échappait à personne. Il en imposait. Tout le monde l’écoutait. Tandis que personne n’écoutait Pascal. Sauf Rebecca, son amoureuse, qu’il avait amenée aujourd’hui pour demander l’approbation d’Issam.

    Ce dernier s’était vite imposé comme le meilleur saigneur de Bruxelles. Pour la communauté musulmane, il était « le hijama » et formait avec Muriel « le couple hijama ». Il ne pratiquait la saignée que sur les hommes, car il ne lui était pas permis de toucher d’autres femmes. C’était donc Muriel qui s’occupait des patientes de sexe féminin. Elle avait acquis les connaissances de base en suivant les conseils de son mari et en lisant ses livres sur la médecine prophétique. Mais Issam, lui, n’avait pas seulement les connaissances, il avait aussi le don. La baraka, la bénédiction divine. Et des mains guérisseuses.

    Issam, un enfant bâtard, avait été élevé par sa grand-mère dans la médina de Meknès, une des quatre villes impériales du Maroc. À l’époque, il y avait encore dans les souks des barbiers qui appliquaient des ventouses. Ils plaçaient sur le corps une tasse ronde chauffée avec un morceau de papier enflammé. En se refroidissant, la tasse produisait un effet de succion sur la peau. Le vide ainsi créé attirait et aspirait le sang. Cette technique se pratiquait dans un lointain passé avec des cornes de vache ou des coques de noix de coco. Par la suite, on avait utilisé des tasses en terre cuite, en fer et surtout en verre. Des variantes de cette méthode existaient aussi en Europe. D’ailleurs, n’utilisait-on pas des sangsues pour purifier le sang ?

    Ce n’était pas de la superstition, insistait Issam. C’était un simple élément de la foi pure et, de plus, c’était irréfutable du point de vue scientifique. D’après les chercheurs modernes, le sang secrété contiendrait beaucoup de globules rouges vieillis, c’était écrit dans ses livres. Ces globules freinaient la circulation sanguine, ce qui pouvait causer toutes sortes de maladies. La hijama régulait l’écoulement des fluides et rétablissait l’équilibre, et c’était là l’axe essentiel de la médecine prophétique : le corps et l’esprit devaient être en équilibre, tout devait être en harmonie. Même le docteur Yassin Beyens, un médecin généraliste converti à l’islam et considéré comme un leader par la communauté, en était venu à pratiquer ouvertement la saignée parce qu’elle se révélait si salutaire.

    Par les hadiths – la tradition –, Issam avait appris que le prophète y recourait souvent contre la migraine et d’autres affections, même contre la sorcellerie. De préférence au niveau de la septième vertèbre cervicale. Avec les meilleurs résultats le lundi ou le jeudi, et en saison ni trop chaude ni trop froide. Les hommes en bonne santé devraient d’ailleurs y recourir préventivement une fois par an. Pas les femmes, car elles perdaient naturellement le mauvais sang durant leurs règles.

    En saigneur du XXIe siècle, Issam Goris utilisait des pompes à vide de fabrication moderne et des lames stériles. Il désinfectait soigneusement le matériel pour éviter les infections. Il avait accroché aux murs des « planches anatomiques » où il avait indiqué et numéroté avec précision tous les points de saignée. Le point central était la septième cervicale, comme l’avait indiqué le prophète près de quatorze siècles auparavant.

    Des gens venaient d’Anvers, de Malines et de Liège pour se faire soigner par Issam Goris et Muriel Degauque dont ils avaient entendu vanter la réputation qui se propageait de bouche à oreille dans la communauté. Il y avait même des gens qui venaient du Maroc, en fauteuil roulant ou avec des béquilles. Certains jours, des dizaines de patients se présentaient au cabinet de consultation. L’agenda de cuir d’Issam contenait beaucoup de noms, mais uniquement ceux des malades les plus atteints, des cas qui nécessitaient un suivi.

    Il ne pouvait pas demander de véritables honoraires, car c’était Allah qui guérissait, pas lui. Mais il n’était pas interdit aux malades de donner quelque chose. Et il était permis d’accepter ces offrandes. Qui pouvaient s’élever à cinquante euros par consultation si le patient était reconnaissant. Ou à rien du tout, quand Issam voyait que ces gens ne possédaient presque rien. La contribution volontaire minimale, qui était depuis longtemps de vingt euros, venait d’être portée à trente euros. Oui, tout augmentait.

    Selon les docteurs de la loi, il était permis de faire de la publicité, à condition que l’intention soit bonne. Issam distribuait donc dans les mosquées et les associations d’émigrés des dépliants sur la médecine prophétique. Il y avait fait imprimer le texte suivant intitulé « La hijama »:

    La saignée

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