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En famille: Roman social
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Livre électronique409 pages6 heures

En famille: Roman social

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À propos de ce livre électronique

A travers le destin d’une jeune orpheline, la vie et l’évolution des usines Saint Frères dans la Somme, grand complexe industriel de la fin du XIXe siècle

Roman « populaire » dans la tradition des récits d’enfant à la recherche de leur origine, En famille est aussi un roman sur la question sociale qui intéressait beaucoup d’écrivains de l’époque. Car, à travers un récit dans lequel l’auteur fait, une fois de plus, la preuve de ses talents de conteur, ce sont la condition ouvrière et le patronage industriel qui sont au cœur de l’œuvre.

Découvrez les oeuvres d'Hector Malot, publiées par Encrage Edition. Des romans réalistes et sociaux pour plonger au coeur du 19e siècle

EXTRAIT

Comme cela arrive souvent le samedi vers trois heures, les abords de la porte de Bercy étaient encombrés, et sur le quai, en quatre files, les voitures s’entassaient à la queue leu leu : haquets chargés de fûts, tombereaux de charbon ou de matériaux, charrettes de foin ou de paille, qui tous, sous un clair et chaud soleil de juin, attendaient la visite de l’octroi, pressés d’entrer dans Paris à la veille du dimanche.
Parmi ces voitures, et assez loin de la barrière, on en voyait une d’aspect bizarre avec quelque chose de misérablement comique, sorte de roulotte de forains mais plus simple encore, formée d’un léger châssis tendu d’une grosse toile ; avec un toit en carton bitumé, le tout porté sur quatre roues basses.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Hector Malot, né à la Bouille (près de Rouen), le 20 mai 1830, mort à Fontenay-sous-Bois, le 17 juillet 1907, devint, après des études de droit et des emplois de clerc de notaire puis de journaliste, l’auteur d’environ soixante-dix romans de veine réaliste, dans lesquels il offre un panorama fidèle de tous les milieux de la société de son siècle.
LangueFrançais
Date de sortie20 nov. 2015
ISBN9782360589333
En famille: Roman social

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    Aperçu du livre

    En famille - Hector Malot

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    Œuvres d’Hector Malot - 1

    collection dirigée par Francis Marcoin

    Hector Malot

    En famille

    1872

    Encrage édition

    © 2012

    ISBN 978-2-36058-933-3

    En famille, roman social, roman familial

    par Francis Marcoin

    Rien ne disposait Hector Malot à se faire connaître comme auteur pour la jeunesse. Ecrivain d’abord classé chez les Réalistes, il est salué à ses débuts par Taine comme un nouveau Flaubert. Né en 1830, près de Rouen, à La Bouille, lieu où Maupassant situera Le Horla , il est donc lui-aussi un Normand et c’est dans cette province qu’il trouvera le cadre d’un feuilleton paru en 1867 dans le Courrier français  : Le Roman d’un enfant . Celui-ci, repris en 1869 par Hetzel sous le titre de Romain Kalbris , était une sorte de tour du Cotentin qui appelait en quelque sorte une suite ou une amplification, venue dix ans plus tard sous la forme de Sans famille , succès immense et particulièrement durable non seulement en France mais dans le monde entier. Ces deux romans ont un point commun, l’errance d’un enfant sur les routes, errance pourtant devenue improbable dans une France qui n’aime pas le vagabondage et qui entend protéger la jeunesse quand bien même elle n’hésite pas à la mettre au travail précocement.

    Cette errance n’est pas voulue par le héros, qui ne se définit pas comme un aventurier ; elle se fait sous la pression de la nécessité, comme dans les romans picaresques espagnols du XVIe siècle. Hector Malot dira avoir particulièrement aimé le prototype de ce genre : La Vie de Lazarillo de Tormès, un récit truculent où le jeune narrateur ne survit qu’à coup de mensonges et de tromperies. Si les scrupules n’embarrassaient jamais Lazarillo, Romain et Rémi sont dotés d’une honnêteté poussée jusqu’à l’exagération : ils mourraient de faim plutôt que de dérober la moindre miette de pain. Sur ce point, Hector Malot ne rejoint pas l’indulgence de Victor Hugo qui, dans Les Misérables, montrait jusqu’où allait la société pour punir le vol d’un seul pain. Ce moralisme improbable conduit les personnages aux limites extrêmes du dénuement, Hector Malot se plaisant à explorer ces limites, sans jamais toucher à l’ordre social et au respect de la propriété, dans une société qui se tourne vers l’abondance malgré des poches d’immenses pauvretés.

    Ces qualités vaudront à l’auteur, jusqu’alors mal vu de l’Académie française, de recevoir en 1879 un prix Montyon récompensant les bons livres : « En dédiant ce livre à sa fille, disait le rapporteur, M. Hector Malot a tout de suite indiqué qu’il ne s’agissait pas, cette fois, d’un de ces romans de mœurs vulgaires ou d’élégante immoralité que les pères cachent à leurs enfants et que les auteurs se gardent bien d’adresser à l’Académie ». Ce sont sans doute d’autres attraits qui ont séduit le grand public et qui le séduisent encore aujourd’hui. « De tous mes romans, écrira l’auteur dans Le Roman de mes romans, celui qui a été le plus souvent pris pour type du roman à recommencer, ç’a été Sans famille. Pendant quinze ans, si j’avais voulu, j’aurais pu indéfiniment raconter les aventures d’un enfant, ou ce qui valait encore mieux, de deux enfants, de beaucoup d’enfants. Ce pouvait être rémunérateur… » 1 Malgré lui, Hector Malot est happé par la librairie de jeunesse. Son éditeur habituel, Flammarion, qui ne peut pas encore profiter du succès de Sans famille publié chez Dentu, édite pour les étrennes de 1885 une « édition spéciale pour la jeunesse » de La Petite sœur, un roman qui ne s’adressait pas aux jeunes enfants. L’avertissement de l’auteur témoigne d’une certaine réticence : « On a pensé qu’avec quelques changements ce livre pourrait être mis entre les mains de ceux dont on choisit les lectures. Je dois trop au public qui a fait le succès de Sans famille pour ne pas chercher à leur être agréable et à prouver ma reconnaissance à ceux qui m’ayant lu enfants voudraient me lire encore, ayant grandi. J’ai donc accepté ces changements. Ce n’est pas seulement à l’enfance que la plus grande révérence est due, c’est aussi à la jeunesse, — de là cette édition spéciale ».

    Entre août et octobre 1893, il publie En famille dans le Petit Journal. Ce titre reprend celui du dernier chapitre de Sans famille et joue sur un effet de symétrie un peu appuyé : sans famille, en famille, le lecteur étant invité à retrouver quelque chose de connu. L’Académie accordera au livre un nouveau prix Montyon, et 35 000 exemplaires en seront vendus entre 1894 et 1911. L’auteur, cette fois-ci, abandonne le récit à la première personne pour adopter la position d’un narrateur balzacien soucieux de décrire les gens, les objets et les lieux qui vont avec. Les pages initiales nous montrent une sorte de roulotte foraine qui attend de passer l’octroi de la porte de Bercy, et ces scènes de la vie parisienne se déroulent dans le quartier des barrières, du chemin de fer de ceinture, des fortifications, une zone plutôt miséreuse, mal bâtie et mal fréquentée. Zone d’un roman « naturaliste » à la Goncourt auquel se refuse pourtant Hector Malot, qui se plaît pourtant à peindre des figures populaires et à restituer la gouaille parisienne, avec des traces de langue orale, « Ousque vous allez ? », « C’est donc des moules ceux d’Auxerre… », et avec des surnoms pittoresques, Gras Double, Grain de Sel, La Marquise.

    Ce n’est pas la première fois qu’il évoque une roulotte : dans Zyte, paru en 1886, celle du « Grand théâtre Lachapelle » est quelquefois transformée en atelier de photographie. Précisément, cette « maison roulante » qui a tant nourri l’imagination romanesque du XIXe siècle, est ici une « voiture photographique » hors d’état, celle des parents de Perrine, qui va être remisée au Champ Guillot, une sorte de terrain d’accueil dans un Paris dur aux pauvres, où tout se paie très cher. Ce Paris, nous le verrons très peu, et le Champ Guillot est une sorte d’île au milieu d’une ville qui « mugit comme la mer ». Hector Malot reprend ici la métaphore hugolienne de la ville-océan, mais la plaine de Saint-Denis où Perrine va bientôt errer est également une immensité où elle se retrouve « comme une noyée ». Cette métaphore s’accorde avec une autre de ses inspirations, qui vient de Robinson Crusoe puisque l’étrange maison de Grain de Sel, le propriétaire du Champ Guillot, fait « penser qu’un Robinson en avait été l’architecte » avec ses murs faits de plâtre, de carton et de fer-blanc. Comme Robinson encore, Grain de Sel, qui est un chiffonnier, pratique l’art de la récupération, et Perrine elle-même fera quelque cueillette, profitant de tout ce qui traîne ou pousse tout seul. Nous retrouvons ici un des motifs favoris de l’Académie, cette économie domestique que l’on entend inculquer au peuple : car si ce dernier est pauvre, c’est bien entendu parce qu’il gère mal ses affaires ! L’argent est donc rare, on compte en sous, et à un certain moment il ne restera même plus rien.

    Rien ne se perd, verre cassé, os, ferraille. En même temps, ces détritus participent d’un monde pittoresque qui fascine l’auteur. Un monde presque étranger survit autour de la grande ville, avec sa langue, l’argot : chiffonnier se dit « biffin » et trier « triquer ». A cet argot répondront des mots de l’Ile de France et de la Picardie, le peuple ayant son langage à lui qui n’est pas sans poésie. Dans ce monde on croise un ivrogne qui fait boire un âne, une maraîchère qui fume la pipe. Les premiers chapitres relèvent donc de ce qu’il est convenu d’appeler une littérature « populaire », terme très vague qui prétend désigner le lectorat mais qui se rapporte plutôt aux personnages. Populaire aussi parce que sont convoqués les archétypes du roman : Perrine est très vite une orpheline. Mais les termes de Sans famille sont inversés puisqu’elle a connu ses parents. Quand débute le roman, son père est déjà mort, et sa mère ne va pas tarder à mourir au Champ Guillot. La petite fille n’a donc pas à s’interroger sur ses origines, et elle sait même qu’elle a de la famille du côté d’Amiens, famille qu’elle part rejoindre à pied. L’auteur y met un peu de mystère car le nom du village familial, Maraucourt, revient plusieurs fois, inscrit sur des bâches de charrettes, accompagné d’un autre nom qui prend une dimension impressionnante, Vulfran Paindavoine.

    Durant quelques chapitres, nous repartons donc sur les routes au rythme lent de Romain Kalbris et de Sans famille ; le lecteur retrouve des impressions connues, et tout pourrait s’arrêter dès l’arrivée à Maraucourt et les retrouvailles avec ce Vulfran Paindavoine, le grand-père paternel de Perrine. Mais ce puissant industriel, qui dirige un véritable empire dans une vallée de la Somme, n’a jamais accepté le mariage de son fils avec une jeune femme hindoue, et Perrine doit se faire aimer avant de se faire reconnaître de ce grand-père devenu aveugle dans tous les sens du terme. Là est l’originalité du roman, qui renverse le scénario habituel : il ne s’agit pas de retrouver ses origines mais de se mettre en accord avec elles, tout en convertissant un ancêtre égaré. A l’errance succède donc l’installation dans un petit pays minutieusement décrit dont Perrine fera la conquête. Ce pays retrouvé est double, faisant coexister la nature des marais et des tourbières avec les constructions industrielles et ouvrières qui ont profondément modifié le paysage. L’opposition entre nature et culture n’est cependant pas tranchée puisque Perrine règne sur les deux terrains. Sur le premier, d’abord, car elle a l’air d’une gitane et elle a une sorte de beauté sauvage. Son type est singulier, nous dit l’auteur : « d’une certaine incohérence mais sans rien de brutal dans un très apparent mélange de race ». Un chevelure pâle, une carnation ambrée, un œil noir et long, un corps gracieux et nerveux, des épaules souples et menues, des yeux de « gazelle »… Ces yeux qui distinguaient déjà la belle actrice Zyte dans le roman du même nom. Issu d’un monde de notaires, Hector Malot laisse percer une attirance pour la beauté exotique et pour une vie moins rangée, certes affreuse par moments mais chargée d’émotions : pour aller de Paris à Maraucourt, Perrine a vécu la vie des bêtes et montré ses capacités de résistance. Arrivée comme une « bohémienne » à Maraucourt, elle se fait embaucher dans la filature de son grand-père mais refuse la promiscuité des chambrées d’ouvrières et aménage une hutte de chasseurs dans une île au milieu des marais, tirant parti de ce qui est à sa disposition tout en goûtant la beauté de cette nature « sauvage » : avant Kipling et avant la littérature scoute, elle est déjà dans le « Grand Jeu », ressentant les impressions d’une vie primitive où la préoccupation majeure est de se nourrir, de se vêtir, de se protéger des intempéries. Cette deuxième expérience insulaire, après celle du Champ Guillot, illustre donc encore plus clairement le genre de la robinsonnade, et du reste tout ce passage sera publié chez Hachette en 1897 comme livre de lecture courante sous le titre L’Ile déserte.

    Mais ce grand jeu est celui d’une « civilisée » qui obéit avant tout à des règles d’hygiène et qui se comporte comme un individu moderne soucieux de protéger son intégrité. Cette hutte de chasseurs dans les tourbières, Hector Malot la nomme « aumuche ». Il a sans doute mal entendu car en picard on parle de « muche » pour désigner une cachette, notamment un refuge taillé dans le calcaire, et l’on « se muche » ou « se camuche ». Dans un fabliau du Moyen-Age intitulé Du provost à l’aumuche, « aumuche » a le sens de capuchon, et certains dictionnaires proposent « anmuche » pour désigner un cabane à lapins. « Cho muche » veut dire « la muche », c’est sans doute cette formule qui est arrivée à ses oreilles peu habituées à ce parler. Reste le sens : il s’agit bien de s’isoler, et cette aumuche est une sorte de petit fortin où Perrine se retrouve pleinement, maîtresse d’elle-même et des lieux. Quand elle n’est pas en retrait, elle se place volontiers en hauteur, en un point d’où elle domine le village. Car à l’enchantement des tourbières répond l’agitation industrielle qui n’est pas sans beauté. Et l’ignorance de Perrine permet à l’auteur de décrire un des hauts-lieux du textile, procédant à la manière de Zola puisque Perrine découvre Maraucourt comme Lantier découvrait les mines d’Anzin dans Germinal.

    Le roman change donc également de régime : la misère des chiffonniers ou des chanteurs de rue ne posait pas la question sociale comme le fait celle de la condition ouvrière, abondamment traitée dans les bibliothèques juvéniles du XIXe siècle. S’il ne fait guère preuve d’originalité en traitant cette question, Hector Malot l’évoque avec honnêteté et se fait littéralement le Zola de la jeunesse : il enquête, il se documente assez longuement sur l’industrie textile, mais sans trouver son amorce. Selon ses propres dires, le livre aurait vraiment démarré à la vue des tourbières de la vallée de la Somme, lors d’un voyage en train, et à l’idée d’installer son héroïne dans une de ses îles. Les tourbières, qui renvoient à des formes d’exploitation déjà anciennes, lui offrent d’abord un cadre « naturel » et « sauvage », un pays d’eau et de végétation contrastant avec les usines nouvelles de M. Vulfran Paindavoine, dont le modèle lui est donné par un des industriels les plus prospères du moment, le directeur de l’entreprise Saint Frères, installée dans la vallée de la Nièvre, un affluent de la Somme, et notamment à Flixecourt, devenu Maraucourt dans le roman. Ces paysages entraperçus de la fenêtre d’un wagon, Malot les découvrira de plus près, marchant à travers les prairies, prenant des notes 2 et rêvant, comme si une géographie précise, bien que reconstituée dans le livre, était nécessaire au démarrage de l’écriture.

    En 1882, les frères Saint employaient 6.400 ouvriers et toute la vallée, à Flixecourt, Saint-Ouen, Harondel et l’Etoile, vivait de l’activité du jute. Pour loger ce personnel venu de toute la région, la famille Saint fera construire à partir de 1894 des cités proches des fabriques. Le livre d’Hector Malot accompagne donc cette initiative. Une maternité, des écoles, des crèches, des magasins coopératifs accompagneront l’existence de ces familles, selon un mode paternaliste que l’on dénoncera plus tard mais qui était alors apprécié des ouvriers. Cette question sociale intéresse Hector Malot comme Emile Zola, mais aussi comme les auteurs de la bibliothèque catholique de Lefort à Lille, ou comme la comtesse de Ségur, dont La Fortune de Gaspard se terminait déjà sur tout un plan d’aménagements en faveur des ouvriers. La différence avec elle, c’est qu’Hector Malot se prend d’amour pour cette vallée de la Nièvre : certaines pages vibrent de sa rencontre avec les marais, avec leurs oiseaux, avec leurs lumières. Et il se passionne pour la condition de ces ouvriers picards encore proches de la ruralité. Il s’emploie notamment à restituer leur patois, et il évoque les légendes du pays, La Fée des tourbières, L’Enlisage des Anglais, Le Leuwarou d’Hangest. Le nom même de Vulfran Paindavoine n’est pas choisi au hasard : la très belle collégiale d’Abbeville, qui sera peinte en 1894 par Eugène Boudin, s’appelle Saint-Vulfran et ce prénom se rencontre dans la région, de même que le patronyme Paindavoine. On notera qu’une entreprise en constructions métalliques et matériel de levage avait été fondée à Lille en 1860 et qu’elle s’était rendue célèbre avec ses ponts à platelage métallique, les ponts Paindavoine, nombreux outre-mer.

    Ce qui rapproche cependant Hector Malot et la comtesse de Ségur, c’est que tous deux voient l’usine comme un lieu de production mais aussi de pouvoir, où des intrigues se développent comme dans une cour royale. C’est par la flatterie et en suivant un plan bien arrêté que Gaspard s’attirait les faveurs de M. Féréor. On trouve les mêmes situations ici, car la question est de savoir qui héritera et de la fortune et du pouvoir, M. Paindavoine n’ayant plus d’enfant. Ou du moins le croit-on. Perrine elle-même, en toute honnêteté, établit « un plan de vie » et si elle n’espionne pas à proprement parler, elle tend à l’oreille à propos pour surprendre des conversations qui ne lui sont pas destinées. Il lui faut faire preuve d’habileté et elle est se retrouve dans la position d’un personnage de conte parti à la conquête de la fortune. C’est le paradoxe de cet ouvrage ancré dans une réalité fort précise, géographique, sociale, économique, et qui en même temps offre des éléments de merveilleux. La plus petite, la plus faible, ici doublement paria, — en France et aux Indes, — triomphera. Il se trouve que cette fortune est sienne en quelque sorte, mais l’itinéraire est bien celui d’un conte, semé d’embûches et clos par le triomphe. Perrine surmonte l’épreuve décisive qui lui permet d’entrer dans l’intimité de M. Vulfran Paindavoine, « plus riche qu’un roi », et même d’habiter le « palais enchanté » interdit à tous les autres.

    Ainsi aura-t-elle mérité sa fortune. Manière habile de justifier l’héritage, qui à certains égards est une injustice. Mais le souci des hommes qui ont réussi n’est-il pas de transmettre l’œuvre qu’ils ont édifiée, et n’ont-ils pas plaisir à se reconnaître dans leurs descendants ? Lorsqu’il retrouve la vue et découvre donc le visage de Perrine, M. Paindavoine est frappé par son air de famille. Le lecteur avait déjà pu observer que la petite fille était dotée de la volonté et des qualités exceptionnelles de son grand-père. Mieux, Hector Malot lui prête son propre talent d’écrivain puisqu’elle décrit à merveille, comme lui, les tourbières et la campagne environnante. Comme si, derrière la question sociale, se profilait un « roman familial ». Sur certaines illustrations de Lanos, M. Paindavoine ressemble étrangement à l’auteur, dont l’unique petite-fille, Perrine Mesple, née en octobre 1893 au moment où s’achevait la parution en feuilleton du roman, porte le nom de l’héroïne. On peut penser que celle-ci doit son existence à cette naissance annoncée et que le grand-père fait vivre à sa propre petite-fille une aventure prodigieuse au cours de laquelle elle doit faire la conquête de son grand-père. Comme si l’écrivain proposait son autoportrait en manufacturier et le portrait de ses enfants, réels ou imaginaires, en petits vagabonds, à la façon de la comtesse de Ségur représentant ses petits-enfants en fils de pauvres.

    Le roman familial est une expression créée par Freud pour rendre compte des fantasmes par lesquels le sujet modifie imaginairement ses liens avec ses parents, rêvant qu’il a été abandonné et qu’il vient d’une famille supérieure. On ne saurait trouver mieux que la phrase initiale de Sans famille, « Je suis un enfant trouvé », pour illustrer cette construction dont le modèle est donné par le mythe d’Œdipe. Précisément, Hector Malot évoque Œdipe à la fin de notre livre : Perrine conduisant cet homme aveugle n’est-elle pas son Antigone ? Ni Perrine ni M. Paindavoine ne savent qui est cette Antigone dont ils vont lire l’histoire dans l’Œdipe à Colone de Sophocle, histoire dans laquelle ils se reconnaissent.

    Quelles questions intimes Hector Malot se posait-il donc alors qu’il prétend se situer sur le terrain social ? Nous ne risquerons aucune réponse, nous n’avons même pas idée de ce qu’elle pourrait être, mais ce lien direct du grand-père et de la petite-fille semble exclure tout le reste de la famille. M. Vulfran Paindavoine est un homme qui s’est fait tout seul, qui est parti de « rien », se plaçant au rang de tous ces enfants qui échappent à leur généalogie, au rang même du Christ. Car dans ce roman où la morale ne s’encombre pas de considérations religieuses, il a un moment de désespoir qui le fait s’écrier : « Mon dieu, mon dieu, vous vous êtes retiré de moi ! » Plainte étrange, que la suite fera oublier, quand cet homme découvrira qu’il n’est pas seul, qu’il a une petite-fille, et même une famille, une immense famille puisque ses œuvres sociales lui valent la reconnaissance de ses ouvriers qui fêtent en grande pompe son anniversaire.

    Dans son genre, Hector Malot était aussi un industriel. Il est l’écrivain le mieux rétribué de son temps, il gère sa carrière d’écrivain comme d’autres dirigent une entreprise. Dans une note manuscrite, il se flatte d’avoir été particulièrement bien payé par Le Petit Journal et d’avoir excité la jalousie de ses confrères alors qu’il n’a fait aucune concession, donnant « une histoire simple, sans romanesque et sans péripétie 3. Mais en 1895 le n°37 de la Revue Mame reproduira une lettre qu’il a adressée à la rédaction, déjà publiée par Le Temps du 25 mai 4. « M. Hector Malot se retire du roman après fortune faite et nous fait part de sa résolution dans une lettre peut-être un peu longue mais intéressante et instructive : J’aurais pu, dit-il à ses clients, continuer comme tant d’autres à exploiter un nom auquel les années ont donné une valeur commerciale, mais il a craint d’être accusé d’obstination sénile et sait qu’il ne peut plus rien apporter d’inattendu malgré une dizaine de romans en préparation ». Ce départ à la retraite reste surprenant et fait penser à quelque blessure secrète, bien cachée par un écrivain qui a toujours protégé son intimité et qui en dévoile peut-être quelque chose dans En famille, un de ses derniers romans. Il lui restera à faire le bilan de sa carrière, dans ce Roman de mes romans qui sera dédié à Perrine Mesple, devenue en quelque sorte son exécutrice testamentaire.

    1 Le Roman de mes romans, Flammarion, 1896, réédition dans les Cahiers Robinson n°13, Arras, université d’Artois, 2003.

    2 Il a laissé un carnet, actuellement en cours de dépouillement par Anne-Marie Cojez, dans le cadre d’une thèse sur l’espace chez H. Malot. Voir son site : Dans les pas de Perrine : de Paris à Flixecourt. Au fil du roman d’Hector Malot (http://home.nordnet.fr/~acojez/Perrine/index. html).

    3 Voir Cahiers Robinson n°13, pp. 275-276.

    4 Reproduite dans Le Roman de mes romans.

    1.

    Comme cela arrive souvent le samedi vers trois heures, les abords de la porte de Bercy étaient encombrés, et sur le quai, en quatre files, les voitures s’entassaient à la queue leu leu : haquets chargés de fûts, tombereaux de charbon ou de matériaux, charrettes de foin ou de paille, qui tous, sous un clair et chaud soleil de juin, attendaient la visite de l’octroi, pressés d’entrer dans Paris à la veille du dimanche.

    Parmi ces voitures, et assez loin de la barrière, on en voyait une d’aspect bizarre avec quelque chose de misérablement comique, sorte de roulotte de forains mais plus simple encore, formée d’un léger châssis tendu d’une grosse toile ; avec un toit en carton bitumé, le tout porté sur quatre roues basses.

    Autrefois la toile avait dû être bleue, mais elle était si déteinte, salie, usée, qu’on ne pouvait s’en tenir qu’à des probabilités à cet égard, de même qu’il fallait se contenter d’à peu près si l’on voulait déchiffrer les inscriptions effacées qui couvraient ses quatre faces : l’une, en caractères grecs, ne laissait plus deviner qu’un commencement de mot : fvtog ; celle au-dessous semblait être de l’allemand : graphie ; une autre de l’italien : fia ; enfin la plus fraîche et française, celle-là : photographie, était évidemment la traduction de toutes les autres, indiquant ainsi, comme une feuille de route, les divers pays par lesquels la pauvre guimbarde avait roulé avant d’entrer en France et d’arriver enfin aux portes de Paris.

    Etait-il possible que l’âne qui y était attelé l’eût amenée de si loin jusque-là ?

    Au premier coup d’œil on pouvait en douter, tant il était maigre, épuisé, vidé ; mais, à le regarder de plus près, on voyait que cet épuisement n’était que le résultat des fatigues longuement endurées dans la misère. En réalité, c’était un animal robuste, d’assez grande taille, plus haute que celle de notre âne d’Europe, élancé, au poil gris cendré avec le ventre clair malgré les poussières des routes qui le salissaient ; des lignes noires transversales marquaient ses jambes fines aux pieds rayés, et, si fatigué qu’il fût, il n’en tenait pas moins sa tête haute d’un air volontaire, résolu et coquin. Son harnais se montrait digne de la voiture, rafistolé avec des ficelles de diverses couleurs, les unes grosses, les autres petites, au hasard des trouvailles, mais qui disparaissaient sous les branches fleuries et les roseaux, coupés le long du chemin, dont on l’avait couvert pour le défendre du soleil et des mouches.

    Près de lui, assise sur la bordure du trottoir, se tenait une petite fille de onze à douze ans qui le surveillait.

    Son type était singulier : d’une certaine incohérence, mais sans rien de brutal dans un très apparent mélange de race. Au contraire de l’inattendu de la chevelure pâle et de la carnation ambrée, le visage prenait une douceur fine qu’accentuait l’œil noir, long, futé et grave. La bouche aussi était sérieuse. Dans l’affaissement du repos le corps s’était abandonné ; il avait les mêmes grâces que la tête, à la fois délicates et nerveuses ; les épaules étaient souples d’une ligne menue et fuyante dans une pauvre veste carrée de couleur indéfinissable, noire autrefois probablement ; les jambes volontaires et fermes dans une pauvre jupe large en loques ; mais la misère de l’existence n’enlevait cependant rien à la fierté de l’attitude de celle qui la portait.

    Comme l’âne se trouvait placé derrière une haute et large voilure de foin, la surveillance en eût été facile si de temps en temps il ne s’était pas amusé à happer une goulée d’herbe, qu’il tirait discrètement avec précaution, en animal intelligent qui sait très bien qu’il est en faute.

    — Palikare, veux-tu finir !

    Aussitôt il baissait la tête comme un coupable repentant, mais dès qu’il avait mangé son foin en clignant de l’œil et en agitant ses oreilles, il recommençait avec un empressement qui disait sa faim.

    A un certain moment, comme elle venait de le gronder pour la quatrième ou cinquième fois, une voix sortit de la voiture, appelant :

    — Perrine !

    Aussitôt sur pied, elle souleva un rideau et entra dans la voiture, où une femme était couchée sur un matelas si mince qu’il semblait collé au plancher.

    — As-tu besoin de moi, maman ?

    — Que fait donc Palikare ?

    — Il mange le foin de la voiture qui nous précède.

    — Il faut l’en empêcher.

    — Il a faim.

    — La faim ne nous permet pas de prendre ce qui ne nous appartient pas ; que répondrais-tu au charretier de cette voiture s’il se fâchait ?

    — Je vais le tenir de plus près.

    — Est-ce que nous n’entrons pas bientôt dans Paris ?

    — Il faut attendre pour l’octroi.

    — Longtemps encore ?

    — Tu souffres davantage ?

    — Ne t’inquiète pas ; l’étouffement du renfermé ; ce n’est rien, dit-elle d’une voix haletante, sifflée plutôt qu’articulée.

    C’étaient là les paroles d’une mère qui veut rassurer sa fille ; en réalité elle se trouvait dans un état pitoyable, sans respiration, sans force, sans vie, et, bien que n’ayant pas dépassé vingt-six ou vingt-sept ans, au dernier degré de la cachexie ; avec cela des restes de beauté admirables, la tête d’un pur ovale, des yeux doux et profonds, ceux même de sa fille, mais avivés par le souffle de la maladie.

    — Veux-tu que je te donne quelque chose ? demanda Perrine.

    — Quoi ?

    — Il y a des boutiques, je peux t’acheter un citron ; je reviendrais tout de suite.

    — Non. Gardons notre argent ; nous en avons si peu ! Retourne près de Palikare et fais en sorte de l’empêcher de voler ce foin.

    — Cela n’est pas facile.

    — Enfin veille sur lui.

    Elle revint à la tête de l’âne, et comme un mouvement se produisait, elle le retint de façon qu’il restât assez éloigné de la voiture de foin pour ne pas pouvoir l’atteindre.

    Tout d’abord il se révolta, et voulut avancer quand même, mais elle lui parla doucement, le flatta, l’embrassa sur le nez ; alors il abaissa ses longues oreilles avec une satisfaction manifeste et voulut bien se tenir tranquille.

    N’ayant plus à s’occuper de lui, elle put s’amuser à regarder ce qui se passait autour d’elle : le va-et-vient des bateaux-mouches et des remorqueurs sur la rivière ; le déchargement des péniches au moyen des grues tournantes qui allongeaient leurs grands bras de fer au-dessus d’elles et prenaient, comme à la main, leur cargaison pour la verser dans des wagons quand c’étaient des pierres, du sable ou du charbon, ou les aligner le long du quai quand c’étaient des barriques ; le mouvement des trains sur le pont du chemin de fer de ceinture dont les arches barraient la vue de Paris qu’on devinait dans une brume noire plutôt qu’on ne le voyait ; enfin près d’elle, sous ses yeux, le travail des employés de l’octroi qui passaient de longues lances à travers les voitures de paille, ou escaladaient les fûts chargés sur les haquets, les perçaient d’un fort coup de foret, recueillaient dans une petite tasse d’argent le vin qui en jaillissait, en dégustaient quelques gouttes qu’ils crachaient aussitôt.

    Comme tout cela était curieux, nouveau ; elle s’y intéressait si bien que le temps passait sans qu’elle en eût conscience.

    Déjà un gamin d’une douzaine d’années qui avait tout l’air d’un clown, et appartenait sûrement à une caravane de forains dont les roulottes avaient pris la queue, tournait autour d’elle depuis dix longues minutes, sans qu’elle eût fait attention à lui, lorsqu’il se décida à l’interpeller :

    — V’là un bel âne !

    Elle ne dit rien.

    — Est-ce que c’est un âne de notre pays ? Ça m’étonnerait joliment.

    Elle l’avait regardé, et voyant qu’après tout il avait l’air bon garçon, elle voulut bien répondre :

    — Il vient de Grèce.

    — De Grèce !

    — C’est pour cela qu’il s’appelle Palikare.

    — Ah ! c’est pour cela !

    Mais malgré son sourire entendu, il n’était pas du tout certain qu’il eût très bien compris pourquoi un âne qui venait de Grèce pouvait s’appeler Palikare.

    — C’est loin, la Grèce ? demanda-t-il.

    — Très loin.

    — Plus loin que… la Chine ?

    — Non, mais loin, loin.

    — Alors vous venez de la Grèce ?

    — De plus loin encore.

    — De la Chine ?

    — Non ; c’est Palikare qui vient de la Grèce.

    — Est-ce que vous allez à la fête des Invalides ?

    — Non.

    — Ousque vous allez ?

    — A Paris.

    — Ousque vous remiserez votre roulotte ?

    — On nous a dit à Auxerre qu’il y avait des places libres sur les boulevards des fortifications ?

    Il se donna deux fortes claques sur les cuisses en plongeant de la tête.

    — Les boulevards des fortifications, oh là là là !

    — Il n’y a pas de places ?

    — Si.

    — Eh bien ?

    — Pas pour vous. C’est voyou les fortifications. Avez-vous des hommes dans votre roulotte, des hommes solides qui n’aient pas peur d’un coup de couteau ? J’entends d’en donner et d’en recevoir.

    — Nous ne sommes que ma mère et moi, et ma mère est malade.

    — Vous tenez à votre âne ?

    — Bien sûr.

    — Eh bien, demain votre âne vous sera volé ; v’là pour commencer, vous verrez le reste ; et ça ne sera pas beau ; c’est Gras Double qui vous le dit.

    — C’est vrai cela ?

    — Pardi, si c’est vrai ; vous n’êtes jamais venue à Paris ?

    — Jamais.

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