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Prémices d'histoire: Souvenirs d’enfance d’un historien
Prémices d'histoire: Souvenirs d’enfance d’un historien
Prémices d'histoire: Souvenirs d’enfance d’un historien
Livre électronique256 pages4 heures

Prémices d'histoire: Souvenirs d’enfance d’un historien

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À propos de ce livre électronique

Par quels chemins de traverse devient-on historien ?
Dans cette autobiographie alerte, Jean-Charles Jauffret rappelle qu’une vocation n’est pas le fruit du hasard. Elle repose sur des expériences et des personnages extraordinaires qui ont marqué son enfance éclatée, entre la Guadeloupe, la Corse et la Provence. Entre 1953 et 1958, dans le Nord de la Grande-Terre (Guadeloupe), membres de l’équipe dirigeante de la grande l’usine sucrière de Beauport, ses parents travaillent dans un monde colonial bien particulier. Il est retracé par 270 lettres écrites par sa mère, vraie Madame de Sévigné par la qualité du style et l’acuité des propos, de la vie à bord des derniers grands paquebots de la Transat affrétés à la ligne des Antilles, au vécu des ouvriers et des cadres créoles et métropolitains d’un Léviathan industriel.
Le « fiat lux » de l’histoire militaire est dû à des vacances en Corse, l’île de ses ascendants maternels, en 1956 et 1958, dans le village perché d’Antisanti. Le legs culturel des grands-parents se mesure aussi par l’apport des découvertes faites lors de vacances dans le grand mas familial du village de Cabannes, de 1959 à 1968, résidence de ses ascendants paternels. Nostalgie de mondes perdus, on vit le passage d’un monde traditionnel, aux parlers et de coutumes encore vivaces, à la modernité trépidante qui ne sait plus prendre le temps.
LangueFrançais
Date de sortie8 déc. 2023
ISBN9782312141251
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    Aperçu du livre

    Prémices d'histoire - Jean-Charles Jauffret

    Envoi

    Les trilles d’un rossignol montent du fond du vallon. Elles bercent la nuit étoilée aux fragrances de lilas et de fenouil.

    Aubagne, sous le Garlaban, dans la colline du Bec-Cornu, 3 mai 2022, 22 h 00, chambre des enfants. Au pied de leurs lits, pour tenter de les endormir, je raconte une histoire à mes adorables petits-enfants, Gabrielle, dix ans, et Guillaume, six ans. Il s’agit d’un épisode haut en couleurs de mon enfance en Corse : comment j’ai subodoré qu’un jour je deviendrai historien. L’effet escompté tombe à plat. Les voilà tout excités par le récit. Et Gabrielle de conclure : « Dis, papet, pourquoi tu l’écris pas tout ça ? C’est tellement rigolo ! ».

    CQFD ! En septembre, je leur offre, ainsi qu’à quelques amis proches, Kallisté ou récit de mes deux séjours en Corse lors de vacances en 1956 et 1959, auprès de mes grands-parents maternels natifs de l’île de beauté.

    La machine mémorielle s’est alors mise en marche. Un homme se penche sur son passé, aurait dit Constantin-Weyer. Il est temps de s’y mettre. À 74 ans cela commence à sentir le sapin !

    Fin août 2023, me convoquant à une conférence au sommet, unilatérale et personnelle, je décidai de sauter le pas : raconter mon enfance à la fois riche et éclatée. Né à Marseille en septembre 1949, je suis le fruit de trois couches affectives et culturelles superposées, antillaise, corse, et provençale.

    Mais par où commencer ? Comment se raconter ? En fait, je m’aperçus que je me fréquentais peu. En réfléchissant, type hugolien de Tempête sous un crâne, je découvris que le fil conducteur était de trouver les origines de ma vocation d’historien. Introspection dans l’amour d’un métier universitaire. Soit 42 ans de carrière, que je serais prêt à recommencer, tant j’ai aimé, par passion, transmettre, chercher, écrire, rassembler et, surtout, voir mes étudiants réussir, dont mes 33 élèves de thèse et d’HDR (habilitation à diriger des recherches).

    Si j’ai d’abord hésité, c’est qu’il y avait un faux obstacle, un personnage central à la forte personnalité pour un fils de divorcés : maman. En lisant Roland Barthes et l’académicienne Chantal Thomas, découverte voilà peu grâce à une amie chère, je me suis dit que je devais me guérir de ce complexe. Celui d’avoir été protégé, choyé, mais aussi rudoyé pour avancer, par celle qui a fait de moi en grande partie ce que je suis. Oui, de son nom de guerre Loulette, du maquis Morvan dans les Hautes-Alpes en 1943-1944, même si nous nous sommes souvent chamaillés comme chien et chat, ma mère a bien été la personne que j’ai le plus admiré dans ma vie. Je vis, j’écris dans la maison des collines entourée de pins et de lilas. Vieille bâtisse biscornue remodelée par sa seule volonté, elle m’a légué ce bien qui est dans la famille depuis 1802.

    Par où commencer pour raconter ses souvenirs d’enfance, sans empiéter ou même prétendre s’inspirer de l’auteur du Château de ma mère, mais sans avoir une once de sa syntaxe ? Dès mes premières rédactions au lycée Saint-Charles de Marseille, Marcel Pagnol, que je n’ai pas connu, pourtant mon voisin de colline à Aubagne, a été mon maître d’écriture. Je lui ai voué un culte tout au long de mon existence.

    Pour rédiger ces souvenirs d’enfance et d’adolescence, j’ai d’abord choisi de rendre hommage à mes deux familles de grands-parents qui ont, souvent sans le savoir, tant apporté à un petit garçon, cossard, hyper actif, têtu, susceptible, bavard, dominateur, parfois solitaire, mais déjà curieux de tout.

    Restait ensuite un défi de taille : la prime enfance en Guadeloupe de 1953 à 1958. Outre nombre de photos, dont des diapositives Kodachrome, prises aux Antilles par mon père, André, et qui n’ont pas vieilli en jouant le rôle de révélateur de mémoire, il se trouve que j’ai, à ma disposition, un trésor épistolaire. Secrétaire de direction puis secrétaire générale à Beauport, partie Grande-Terre de la Guadeloupe, près de Port-Louis, dans la plus grande usine de sucre de canne de tout l’empire colonial français, Loulette avait l’habitude d’écrire quatre à cinq fois par mois à ses parents demeurés à Marseille. Elle se servait d’un manifold comportant un carbone, rouge ou noir, et donc gardaient un double. N’ayant pas le temps de tenir un journal, ces doubles en faisait donc office. Ces 270 lettres manuscrites ou tapées à la machine, parfois de 5 à 6 pages, constituent une source inestimable, tant par la qualité du style que par la justesse des observations de la vie en savane dans un milieu clos. Donner certes des nouvelles, mais aussi suivre l’évolution de son chenapan de fils, vrai petit sauvage parlant créole, bien difficile à dompter. De sorte que j’ai choisi une formule qui peut étonner. Mes souvenirs de Karukéra, l’île Papillon, la Guadeloupe, mon île, sont donc ici à deux voix : ce qu’elle décrivait et ce dont je me souviens. En rédigeant, je me suis rendu compte du chevauchement de ces deux sources, parfois effrayé par la résurrection d’épisodes enfouis dans une sorte de « RAM », pour reprendre un terme d’informatique. Elle ne demandait qu’à être réveillée. Il est vrai, également, qu’en vieillissant, si on commence à se demander « mais quel objet je suis venu chercher dans cette pièce ? », le souvenir de la prime enfance a tendance à renaître tel un Phoenix. Par ailleurs, il est bien connu que l’imagination et la mémoire d’un enfant unique est bien souvent surdéveloppée car il vit et se crée un monde à lui.

    Pour la présente publication, afin de faciliter une lecture continue, j’ai remis les trois chapitres de 1953 à 1968 en ordre chronologique.

    Une dernière question, la plus pertinente sans doute : pour qui écris-tu ? Pourquoi prétendre publier ? Certes, le style l’indique, je m’efforce de narrer des épisodes cocasses de façon ludique, dont mes petits-enfants et ma fille Elodie seront les premiers lecteurs. Mais comme je l’ai déjà poursuivi dans mes nombreuses publications d’historien militaire, notamment pour l’Algérie et l’Afghanistan, se cache une ambition, celle de laisser une… trace, si tenue soit-elle.

    Aubagne, 30 octobre 2023

    PREMIÈRE PARTIE

     :

    Karukéra

    Lundi 15 février 2010. 6 h 30, la nuit tropicale s’estompe. Au volant d’une Suzuki Swift de location, je quitte notre gîte douillet, « La Colline verte », qui domine la grande plage de Deshaies, au Nord de la partie occidentale de la Guadeloupe. Ma fille Elodie, 19 ans, est à mes côtés. Je lui avais fait la promesse de l’accompagner sur les traces antillaises de mon enfance.

    Travaux pratiques. La machine à remonter le temps est enclenchée. Mais tout est couleur gris-cendre ! La Soufrière, volcan de l’île voisine de Montserrat, continue de cracher depuis des jours. Ce matin, l’alizé vient heureusement de coucher le nuage de cendre vers l’occident. Nous pouvons prendre la route.

    Pas besoin de carte. Après les Abymes, partie Grande-Terre de l’île, malgré les nouveaux giratoires, je retrouve aisément le chemin, cap au nord. Après Morne-à-l’Eau, la route devient plus étroite en direction de Petit-Canal, de sinistre mémoire comme lieu de débarquement des esclaves au temps de la traite négrière. Nous prenons la route en direction de Port-Louis. Des champs de canne partout. Revient l’odeur sucrée de la canne, presque noire, mûre, juteuse, prête à être coupée, que mon « frère de lait » Sofha, le dernier fils de notre bonne Marie, et moi sucions comme une friandise. Mais foin des coupeurs de canne armés de leurs coupe-coupe, torses nus dégoulinant de sueur, et coiffés de chapeaux de paille troués pour aider à la ventilation. Les machines ont remplacé tout cela. Il n’y a plus de bœufs ou de zébus tractant des charrettes débordant de cannes, mais des tracteurs tirant de lourdes bennes et des semi-remorques qui polluent bien.

    Cet air, ce ciel, ce petit morne (colline) et sa touffe de flamboyants, cette petite rivière où j’allais piéger les ouassous (écrevisses) avec Sofha et son frère aîné… J’approche de chez moi, d’une partie de mes racines. Je décris à ma fille ce que nous allons voir. Deux petits canons peints en noir devraient annoncer la grande allée bordée de palmiers royaux géants menant à la petite cité coloniale de Beauport. Un giratoire, mais pas de panneau ni de canons. Comme par automatisme je tourne à droite, ralentis : droit devant, Beauport ! Le terrible cyclone Hugo en septembre 1989 avec des vents à 260 km/h n’a laissé que trois des grands palmiers aux fûts élancés, bien amochés à présent. Un lycée agricole tout neuf, coiffé de panneaux solaires, remplace une partie des dépendances de la grande usine de la SAUB. Fondée en 1863, ayant son siège social à Bordeaux, la Société anonyme des usines de Beauport était la plus grande entreprise de tout l’empire français produisant sucre de canne, mélasse et vesou. Soit près de 10 000 hectares, presque l’équivalent de tout le Nord de la Grande-Terre, partie orientale de la Guadeloupe. Le rhum industriel était obtenu par distillation de la mélasse et le rhum agricole par celle du vesou. Une partie était traitée à Bordeaux. C’est une des origines du célèbre rhum Négrita fait de différents assemblages antillais. Jamais remise des dégâts considérables causés par le cyclone Hugo, la SAUB ferma en juillet 1990. Une succession de mauvais choix et la concurrence du sucre de betteraves ayant la faveur de règlements européens finirent par avoir raison du premier employeur de la Grande-Terre. Près de Pointe-à-Pitre, en dehors de petites distilleries, seule l’usine Darboussier continua à produire du sucre roux, en même temps qu’un rhum recherché depuis 1869.

    Nous passons sur la voie métrique du petit train à canne. Je reconnais tout, en modèle réduit par rapport à mon enfance. Une des entrées de l’usine… Mais tout est verrouillé. L’usine est en ruine, tôles rouillées ou tordues par le souffle des cyclones. Silence. Beauport n’est plus qu’un site touristique, sous le sigle « Tourisme patrimonial et mémoire », un conservatoire industriel et agricole. Perdure toutefois cette fragrance doucereuse, enivrante, de la bagasse, résidu fibreux de la canne broyée que l’on entassait en gigantesques tas au moment de la récolte. Je précise à ma fille que toute usine ou distillerie de canne sent bon, à l’inverse des établissements métropolitains broyant de la betterave à sucre. L’odeur, celle du chou pourri, qui en émane est particulièrement nauséabonde.

    Quelques bâtiments ont été préservés, dont l’ancienne infirmerie de la légendaire sœur Rose Robinson, et l’immeuble administratif d’un étage où se trouvaient les bureaux de mes parents et de la direction. De forme oblongue au toit plat, présentant une large entrée à deux piliers ronds en béton au rez-de-chaussée, il a été repeint avec son jaune-ocre d’origine. Les climatiseurs en excroissance furent installés en 1956. Comble d’ironie, ma première demeure, archétype de la maison coloniale en bois, une grande case en fait, a été restaurée et sert de salle d’expositions. Mis à part les murs, je ne reconnais plus rien. Une activité minimale centrée sur ce qu’était le « pays de la canne » permet de maintenir des savoir-faire. La boutique de souvenirs et de produits locaux vend du rhum agricole produit sur place, plus l’inévitable rhum du Père Labat que l’on trouve partout dans l’île.

    À l’Est de la petite cité coloniale, je roule lentement sur les deux pistes en ciment séparées par de l’herbe rase qui conduisent à mon quartier donnant sur la savane. Je ne suis plus qu’un étranger qui visite son passé lointain. Je reconnais la maison en béton des N… à un étage, celle de mon meilleur copain d’aventures, Philippe, dont le bouillant papa, créole de naissance, était directeur technique de la grande usine aujourd’hui muette. Une haie folle non taillée… Je tourne pour m’arrêter devant chez moi.

    Mais il n’y a plus de chez moi, plus de maison. En pointe, exposée au vent dominant d’est, elle a été rasée. Hugo est passé par là. Tout est couvert de cendre volcanique. L’alizé est en panne aujourd’hui, aucun souffle d’air. Mes pas font le bruit de baisers sur le ciment de la véranda, tant l’air est chaud et saturé d’humidité. Restent les petits carreaux rouges du sol de la cuisine, les murs de la buanderie de Marie et les moignons du garage au fond de ce qui était le parc. L’herbe haute a tout envahi. Du lierre monte sur les piliers tronqués de la porte du salon de ce qui fut une coquette maison coloniale.

    Comment tout cela a-t-il commencé ?

    SS Colombie

    4 août 1953, sur un papier à en-tête de la French Line, joli nom donné par les Américains à la prestigieuse Transat (Compagnie générale transatlantique), Maman écrit à ses parents corses demeurés à Marseille :

    « En plein tropique, 25o de latitude Nord.

    Mes chers parents,

    Et voilà, plus que deux jours avant de toucher terre ! Neuf grands jours entre ciel et eau… Et quelle eau ! En supprimant la première nuit de traversée vers l’Angleterre depuis Le Havre, un peu houleuse, nous glissons depuis sur une mer d’huile de plus en plus bleue. C’est à croire, parfois, si le Colombie, véritable ville flottante, marche vraiment. »

    Lancé en 1931, d’une capacité de 584 passagers, ce fier paquebot à la coque blanche et à la cheminée profilée noir et rouge, couleurs de la Transat, file 16 nœuds vers Pointe-à-Pitre. Il arbore sur le petit mât de proue le fanion de sa Croix de guerre 1939-1945. En effet, tour à tour croiseur auxiliaire en 1940 lors de l’expédition franco-britannique de Narvik, puis transport de troupe réquisitionné par les Américains pour l’opération Torch en novembre 1942 sur les côtes d’Afrique du Nord, il faillit être coulé par des tirs fratricides d’unités restées fidèles à Vichy. Réparé, il termina la guerre comme navire-hôpital avant d’être restitué à la compagnie française. Après refonte complète, elle l’affecta à la ligne des Antilles à compter de 1950. Il avait la réputation de très bien tenir la mer en atténuant, grâce au parfait profil de sa coque, les effets du roulis et du tangage. C’était l’époque des grands « liners », de vrais paquebots assurant une ligne régulière avec une destination précise. Ces navires avaient une âme, une histoire. À l’inverse de ces bailles gigantesques contemporaines, ces promène-couillons, sans aucun profil digne de l’art naval, qui labourent les mers et les polluent. Et ce, avec des milliers de touristes béats se préoccupant plus de ce qu’il y aura au menu que de la beauté de l’océan, ou d’une escale où ils suivront, comme des moutons de Panurge, en bermuda, un guide par car qui leur fera visiter, au pas de course, une cité ou un site, dont certains acculturés ne retiendront même pas le nom.

    Le SS Colombie (SS = Steamer Ship, bateau à vapeur) est bien mon premier souvenir d’enfance. J’aurai quatre ans dans quelques semaines, le 27 septembre. Je me souviens de mon étonnement en découvrant ce qui m’apparaissait comme un géant des mers. Dans deux lettres qu’elle écrit à ses parents, ma mère décrit mon enthousiasme : je veux tout voir, je cours partout et je pompe l’air de mon entourage avec mes questions incessantes. Déjà, je veux savoir comment ça marche ! Les photos en noir et blanc prises par mon père me montrent à tous les postes où les passagers étaient admis, dont la petite piscine sur la plage de poupe, vraie nouveauté à l’époque. À l’escale de Southampton, j’arrive à peine à toucher le haut du bastingage de mes cheveux noirs en coupe au bol. Après l’escale des Açores, j’essaye d’attraper sur le pont supérieur les poissons volants. J’interroge derechef tout quidam sur l’étrange présence d’éponges éclatantes qui viennent rider la surface marine à l’approche du tropique du Cancer. Déjà hyper actif ! Maman écrit à propos de Pouty, le surnom qu’elle m’a donné :

    « Pouty vit en pleine féérie. Lever 7 h. Douche, déjeuner, toast grillé, jus de fruits. 10 h bain de mer dans la piscine avec papa et ceinture de sauvetage. On n’entend que lui. 12 h, redéjeûner, il est servi comme un prince par deux garçons bretons qui le gâtent beaucoup. 1 h-2 h, sieste sur un rocking-chair du pont. 3 h-5 h, jardin d’enfants. Il a une nurse adorable. Il sympathise avec toutes les races : Espagnols, Anglais, Créoles, Noirs. Il rudoie pas mal d’enfants, mais fait rire passablement de passagers avec son accent marseillais. 9 h, après le diner, promenade sur le deck, pour faire sa digestion, et parfois cinéma. Bref, il est fou de joie ».

    Quant à l’épistolière, elle vient d’être vaccinée à bord pour la seconde fois contre la variole. Le 5 août, à la veille de l’arrivée, elle confie : « Je réalise que je vais vers une nouvelle vie, prometteuse sans doute, mais aussi pleine d’embûches ».

    Pour quelles raisons mes parents et leur fils unique se retrouvent-ils en plein océan Atlantique, sur un paquebot en première classe offerte par une compagnie sucrière ? Ni l’un ni l’autre n’avaient jamais pris la mer avant d’aborder un département français d’outre-mer, qu’ils ne connaissaient ni d’Eve, ni d’Adam.

    La raison du pourquoi tient dans la tradition, hélas, de mauvaise réputation de ma ville natale, Marseille, cité de tous les trafics. André, mon père, 33 ans en 1953, ne devait rien à personne, « Je me suis fait tout seul » m’a-t-il souvent répété. Non bachelier, après une capacité en droit réussie juste après la guerre, il suivait en parallèle des cours du soir pour devenir comptable. Il avait une passion pour les chiffres. Toute sa vie, il a ignoré les calculettes ou tout instrument mathématique pour faire une addition. Après plusieurs expériences dans une France en pleine reconstruction, en 1947 il finit par entrer dans une « grosse boîte ». Vu qu’elle fait partie de l’histoire de la ville et que des affiches à sa gloire se vendent encore fort chers sur Internet, je ne puis en donner le nom. C’est aussi par respect pour les éventuels héritiers de deux associés ayant fait fortune dans le domaine de l’agro-alimentaire. André gravit rapidement tous les échelons pour se voir confier, au printemps de 1953, le poste envié et fort bien payé de chef comptable. Outre le contrôle d’une des deux grandes usines, celle de Saint-Louis-les-Aygalades qui, par ironie du sort, était proche de la raffinerie du Sucre Saint-Louis, il avait son bureau au siège social, au cœur commerçant de la cité phocéenne.

    En raison de son efficacité et de sa réputation faite de rigueur et de probité, un des deux associés le convoqua un jour dans son bureau. Il lui fit miroiter, m’a-t-il confié, un avenir radieux. Il savait que mon père avait une ambition et travaillait aussi pour cela une partie de la nuit : devenir expert-comptable. Or, qui dit expert-comptable dit aussi, récompense suprême, accéder un jour à la responsabilité de commissaire aux comptes. Et ce fut à ce propos que le bât blessa… En effet, André voulut avoir accès à la comptabilité personnelle des deux associés ayant pignon sur rue, car il commençait à avoir quelques doutes en mettant en parallèle le train de vie familial, somptueux, et les résultats réels de l’entreprise.

    Il commit alors l’erreur de s’en ouvrir à l’autre associé qui le reçut dans son grand bureau, sans le faire asseoir. André avait découvert tout simplement une comptabilité parallèle, occulte. La mauvaise réponse fut de lui avouer que si l’entreprise avait continué à tourner durant la guerre, il avait bien fallu « arroser » certaines personnes, mais aussi, phénomène propre à la ville, trouver « certaines protections »… Mon père en fut « estomaqué » comme on dit à Marseille. Il eut le tort de dire que jamais, s’il avait la chance de devenir un jour commissaire aux comptes, il endosserait une telle responsabilité, celle de couvrir des comptes « marrons ». Car tout commissaire aux comptes engage sa signature. André entendait fonder sa carrière sur une honnêteté sans faille qu’il poursuivit sa vie durant. À ces mots, le grand ponte d’âge vénérable se leva, tout pâle, les poings fermés et collés à son bureau Empire. Il lui tint ce discours gravé à jamais dans la mémoire paternelle en employant le tutoiement. Ce qui surprit son interlocuteur : « Non mais pour qui tu te prends ? Alors écoute-moi bien, ouvre bien tes esgourdes : soit tu fermes ta gueule, définitivement, tu entends, définitivement ! et on n’en parle plus et tu cherches rapidos un autre emploi ailleurs avant qu’on te foute à la porte, plus silence radio vitam aeternam sur ce que tu prétends avoir découvert, soit… ». Une seule fois André m’a raconté cette scène en août 1970 chez lui, au Gosier, près de Pointe-à-Pitre, alors que nous dégustions un ti-planteur au couchant embrasant la rade. Après un temps de silence où, de la main, il époussetait sur la toile cirée d’imaginaires miettes de pain, un trémolo dans la voix il ajouta : « … soit, comptable de mes deux ! on

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