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Les Tribulations d'un opiomane (1895-1915): (Underworld of the East)
Les Tribulations d'un opiomane (1895-1915): (Underworld of the East)
Les Tribulations d'un opiomane (1895-1915): (Underworld of the East)
Livre électronique320 pages4 heures

Les Tribulations d'un opiomane (1895-1915): (Underworld of the East)

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À propos de ce livre électronique

Partez sur les traces de James S. Lee et revivez ses nombreux périples !
La plupart des écrivains voyageurs ont entendu parler de James S. Lee et de son Underworld of the East, un classique oublié de la littérature de voyage et de la « drug literature » jamais encore traduit en français. Ingénieur des mines en Asie mais né en 1872 dans le Nord de l’Angleterre victorienne, James S. Lee a attendu d’avoir 62 ans pour publier le récit (scandaleux, pour beaucoup) de ses voyages à travers le monde.
De l’Inde à l’Indonésie, de la Malaisie à Shanghai, du Brésil au Congo, des bas-fonds portuaires aux jungles tropicales les plus denses, des lupanars secrets aux fumeries d’opium souterraines, le lecteur suit cet élégant et désarmant junkie dans sa recherche effrénée d’expériences interdites.
Underworld of the East retrace l’intégralité de ces voyages à travers le monde colonial des années 1895-1915, et offre une vision particulièrement moderne du rapport à la médecine et aux cultures étrangères. Entre deux prises de stupéfiants, le narrateur du récit élabore une esquisse de testament écologique, dresse un procès impitoyable du système colonial de l’intérieur, et témoigne d’une sensibilité aux cultures étrangères particulièrement surprenante dans le Commonwealth victorien déclinant des années 1895-1915.

Un véritable carnet de voyages relatant les aventures de l'auteur à travers le monde, entre ses découvertes des empires coloniaux et sa consommation démesurée de drogues

EXTRAIT

Avant de commencer le déroulement chronologique de mon récit, je dirai quelques mots de l’usage de la drogue en général.
Au cours des vingt ans durant lesquels je prenais constamment de multiples substances, diverses personnes, y compris des médecins et des pharmaciens, m’ont demandé comment je pouvais continuer à consommer des drogues pendant si longtemps, et en si grandes quantités, tout en restant en bonne santé.
Le récit de mes expériences l’expliquera, et pourra aussi montrer l’usage de la drogue sous un angle entièrement nouveau.
Je ne prends plus aucune drogue depuis de nombreuses années, mais durant les vingt ans dont traite ce récit, j’ai fait usage de morphine, de cocaïne, de haschich, d’opium, et de bon nombre d’autres drogues, aussi bien de manière isolée qu’en association les unes avec les autres.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE 

- "Underworld of the East est à la fois une curiosité littéraire et un livre-culte de la littérature de voyage qui méritait d’être enfin publié en France." (Jean-Claude Perrier, Livres-Hebdo)
- "Son témoignage retrace une aventure unique, subversive et dépeignée, digne de figurer parmi les récits de voyages extraordinaires." (Eric Dussert, Le Matricule des Anges)
- "Délirantes, drôles, touchantes, voire cinglées, ses tribulations feront le délice des amateurs d’authentiques curiosités." (Nicolas Ungemuth, Le Figaro Magazine)
- "Les têtes de chapitres dégagent le parfum d’interdit et d’exotisme qui imprègnent les mémoires de James S. Lee." (François Montpezat, Les Dernières Nouvelles d’Alsace)
LangueFrançais
ÉditeurIntervalles
Date de sortie10 nov. 2015
ISBN9782369561194
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    Aperçu du livre

    Les Tribulations d'un opiomane (1895-1915) - James S. Lee

    PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE

    par Mike Jay

    En découvrant les Mémoires de James Lee, on peut comprendre qu’un lecteur contemporain entretienne des doutes quant à leur véracité. Trop de détails et de péripéties semblent factices pour un esprit du XXIe siècle. Chaque histoire se lit tel un subtil pastiche contemporain ou une farce postmoderne. Ceci n’est pas simplement dû au fait que Lee, de par son style original et sa position envers les psychotropes, cadre beaucoup plus avec notre temps qu’avec le sien. Il mêle avec désinvolture les récits dans lesquels il fume, ingère ou s’injecte autant de drogues qu’il lui est possible aux anecdotes d’escapades exotiques délirantes : il peut à un moment se mesurer à un tigre mangeur d’hommes pour devenir l’instant suivant le fondateur du premier gang de motards de Calcutta. Même lorsqu’il revient dans l’Angleterre maussade et répressive des années 1900, on le retrouve en train d’expliquer les techniques de stérilisation de seringues à des prostituées cocaïnomanes avant d’halluciner sur un Hindou en turban dans la file d’attente des tickets de métro à la station Piccadilly Circus. Tout au long de sa narration, Lee dépeint la présence sulfureuse d’un personnage digne de la collection de repris de justice des fictions de William Burroughs : le junkie à l’esprit aventurier et insouciant, le colon renégat dur à cuire qui rapatrie femme indigène et pipe à opium. De plus, il pourrait revenir en mémoire à un lecteur dubitatif que Lee, nom de jeune fille de la mère de Burroughs, fut le nom de plume dont il signa à l’origine son premier livre, Junky.

    Ce sens improbable de la modernité est également renforcé par l’absence de limites dans l’œuvre de Lee. Il semble avoir échappé au carcan de son époque qui rend tant d’essais ennuyeux, vides et pénibles à lire aujourd’hui. On n’y trouve aucune trace, par exemple, des habituels préjugés culturels ou raciaux. Dès lors qu’il arrive en Orient, jamais il ne répond à l’instinct colonial qui consiste à se distancer des autochtones « en affectant de les considérer comme inférieurs ». Il fait preuve d’un désir féroce de se fondre dans la culture locale, et épouse sans tarder une indigène qu’il traitera par la suite avec autant d’égards qu’une Européenne. Les qualificatifs racistes caractéristiques de l’époque, tels que « nègre » ou « coolie », brillent par leur rareté, et ses comparaisons des cultures se font souvent au détriment de l’Occident. « Ces gens ne travaillent pour personne », observe-t-il en Inde, alors que chez nous « la plus grande part de notre population est constituée d’esclaves salariés, à l’entière disposition de leurs maîtres […]. Quel bénéfice quatre-vingt-dix pour cent des gens tirent-ils de la civilisation qui ne leur apporte que la nourriture la plus grossière en quantité à peine suffisante et les vêtements de la plus mauvaise qualité ? »

    Mais c’est son refus de se conformer aux positions de ses contemporains face aux drogues qui fait aujourd’hui des Tribulations d’un opiomane un document riche et unique. La plupart des œuvres littéraires sur la drogue datant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle offrent peu d’intérêt à un lecteur du monde moderne, car elles se composent de simples nuances sur les conventions établies quelque cinquante ans plus tôt, et n’ont, dans l’intervalle, évolué que pour s’appauvrir. Ce ne sont en général que succession d’allusions lugubres sur le sujet destinées à attiser la curiosité du lecteur. Lorsque la drogue entre en scène, c’est pour en sortir un instant plus tard, enrobée dans des paraphrases comme « ces choses interdites » ou « ces vices innommables ». Leurs conséquences dévastatrices sont ensuite accentuées à travers des récits moralisateurs sur la tentation et l’autodestruction. Lee, au contraire, est direct, voire technique dans son témoignage : son but est de décrire l’administration et les effets des drogues qu’il prend de manière aussi explicite que possible, ainsi que de développer son sujet de prédilection selon lequel « une personne qui se drogue peut avoir une vie heureuse, mille fois plus que toute autre, ou une vie de souffrance et de malheur. Cela dépend du savoir de la personne. »

    Le manque d’adhésion de Lee aux principes d’autocensure dans les œuvres littéraires sur la drogue de l’époque victorienne s’explique vraisemblablement par le fait qu’il n’ait jamais pris la peine d’en lire une seule. Il n’était pas homme de lettres, mais ingénieur technique itinérant dans le cœur des régions industrielles du nord de l’Angleterre. Son œuvre n’est pas celle d’un auteur aspirant à une carrière littéraire, mais celle d’un homme qui croit à l’existence potentielle d’un livre en chacun de nous. Les travaux littéraires de cette époque sur la drogue ont généralement tendance, que ce soit de façon inconsciente ou mûrement réfléchie, à s’accorder avec ceux de Thomas De Quincey (ou de son traducteur et défenseur, Charles Baudelaire) sur le point suivant : seuls ceux qui possèdent déjà l’étincelle du génie peuvent s’attendre à ce que celle-ci s’embrase sous l’effet de la drogue. Mais il importe peu à Lee de s’ériger en être plus digne d’intérêt qu’un autre, il nous fait simplement savoir que ses journées sont moins ennuyeuses. Selon la célèbre formule de De Quincey, la souffrance engendrée par ce pacte faustien est toujours vouée à l’emporter sur le plaisir généré, tout comme d’après Baudelaire, la drogue se résume à « un jeu interdit » qui ne peut mener qu’à l’autodestruction. En revanche, Lee s’évertue à faire une nette distinction entre le plaisir et la souffrance, à communiquer à ses lecteurs les techniques qui leur permettront d’en faire de même, comme de s’éloigner sans peine de la drogue, le moment venu. Comme William Burroughs en fit la remarque en 1990, le joyeux pragmatisme de Lee est « une rafraîchissante entorse aux habituelles plaintes des drogués repentis. »

    * * *

    Cette présence récurrente du pratique et du « comment faire » dans le livre de Lee n’est pas sans lien avec sa branche d’activité, qui l’a également conduit à ses voyages en Orient. Né à Kirkleatham dans le Yorkshire en 1873, James Sidney Lee travailla comme dessinateur industriel dans les acieries de Sheffield et du Teeside avant de décider en 1894 que la vie d’ouvrier anglais n’était pas faite pour lui. « Je me lassais de la vie en Angleterre », nous confie-t-il. « Elle avait trop d’uniformité. On y avait peu de liberté réelle et chacun devait faire comme son voisin, porter les mêmes vêtements, avec un faux col et une cravate, et parler football et courses de chevaux, ou passer pour un rabat-joie […]. Voilà quelques-unes des choses qui m’irritaient. » Il posa sa candidature à des postes dans l’ingénierie et pour des projets d’exploitation minière dans les colonies. Ce fut lors de sa première mutation, dans la région de l’Assam, sur la frontière du nord-est de l’Inde, qu’il découvrit la morphine et la cocaïne, l’opium et le haschich. Il commença à s’adonner à la drogue comme à un « passe-temps », ce qui le mena à vivre de curieuses et fascinantes expériences, à la fois culturelles et psychiques, autour desquelles il posa progressivement les bases de sa vie de nomade.

    Qu’un auteur venant d’un milieu comme celui de Lee vienne à publier un récit aussi précis sur l’usage de la drogue était alors probablement étonnant. Mais l’existence même de ces écrits amène à croire qu’il n’était pas le seul à entreprendre de tels travaux, et que, par conséquent, ce type d’aventures est sousreprésenté dans les documents historiques de l’époque. La facilité avec laquelle il toucha à la drogue dans les colonies et l’intérêt que celle-ci suscita en lui laissent à supposer que la pratique naïve de l’automédication devait être en ce temps-là plus répandue que ce que nos sources d’information veulent bien nous apprendre. Ces données ont été lourdement faussées dans la littérature, parce que soumises aux métaphores de ce genre littéraire et produites par des auteurs dénués d’une expérience réelle quant aux drogues sur lesquelles ils écrivaient. Même ceux qui témoignèrent d’un vécu prirent soin de choisir leurs exemples, conscients des limites à ne pas dépasser en matière de goût sur le marché littéraire. Les mémoires de Lee, dépourvus de culpabilité, d’obscénité ou de discours moralisateur, laissent entrevoir la partie immergée de l’iceberg : cette relation secrète aux drogues, qui devait être, tout du moins dans certaines circonstances, plus populaire que ce que l’on imagine.

    Aussi sa position face aux drogues se détache-t-elle clairement de celle de la médecine et de la politique dont les grandes lignes commençaient à se dessiner et qui allait bientôt rendre illégal l’usage de ces substances. Tout au long du XIXe siècle, les psychotropes furent l’objet de recherches minutieuses chez les écrivains, les artistes et les scientifiques, de même que l’on pouvait aisément se procurer opium, cocaïne et cannabis auprès des pharmaciens, ces substances relevant quasiment des médicaments de première nécessité dans la plupart des foyers. Mais ce fut précisément pendant la période couverte par les aventures de Lee que ces psychotropes devinrent le centre de plus grandes angoisses : le fléau de la drogue incarnant la dépravation de la société, on commença à essayer d’en interdire la consommation. Ainsi le milieu de Lee, qui vit sa main-d’œuvre ouvrière entreprendre des échanges commerciaux et culturels avec l’Orient, dans les colonies de l’Est et dans les ports, les quartiers pauvres et les quartiers chinois des villes occidentales, devint une préoccupation majeure de la société.

    Alors que le XIXe siècle touchait à sa fin, les images engendrées par la crainte de cette « contamination orientale » se multiplièrent dans l’esprit des uns et des autres, et devinrent le sujet principal de la culture populaire. Ainsi, Charles Dickens, avec le début du roman Le Mystère d’Edwin Drood, publié en feuilleton en 1870, fut le premier à exposer les lecteurs britanniques à la vision des fumeries d’opium cachées dans les bâtiments lugubres des quartiers de Limehouse et de Poplar, vers les docks de Londres. Il y décrivait les ruelles infâmes, les taudis surpeuplés, les lits infestés de poux, où des marins britanniques, chinois et indiens s’entassaient les uns sur les autres. Parmi eux, une vieille femme laide qui, après de longues années de débauche et « à force de s’adonner à l’opium, avait acquis une étrange ressemblance avec le Chinois », préparait la pipe dont elle enduisait le fourneau de dépôts d’opium à l’aide d’une épingle crasseuse. Des scènes semblables furent décrites dans des centaines de récits et documentaires de fiction par toute une série d’auteurs populaires, allant d’Oscar Wilde à Arthur Conan Doyle, et dont les illustrations inoubliables furent élaborées par des artistes de la même veine que Gustave Doré. La fumerie d’opium finit par incarner la macabre phase finale des damnés, qu’il s’agisse de la chute libre du débauché du West End qui se suicide à petit feu pour fuir ses dettes de jeu et le scandale de ses aventures extraconjugales, ou de la figure de plus en plus récurrente de la danseuse de music-hall entraînée dans la prostitution et l’esclavage par le chef de la pègre chinoise. La renommée de ce personnage atteignit son apogée en 1913 par le biais du roman de Sax Rohmer Le Mystérieux Dr Fu Manchu et son « péril jaune incarné en un seul homme ».

    C’est ainsi que l’image de la drogue et l’influence de l’Orient nous parviennent de cette époque, quoique les preuves documentaires soient pour le moins évasives. Dickens illustra largement son récit à partir d’une visite rendue à un célèbre couple anglo-chinois de Shadwell. C’est alors que la scène de la fumerie d’opium prit vie, au moment même où la population londonienne ne se lassait pas d’acheter potion ou teinture d’opium dans toutes les grandes rues de la ville. Le spectre de ces Européens qui tombent dans la drogue, corrompus par de lointaines figures orientales, finit par devenir l’emblème de nombreux autres problèmes de société, souvent plus profonds. Les militants religieux contre l’alcoolisme redoutaient que les classes sociales défavorisées de la ville ne cèdent à la tentation des narcotiques ainsi qu’à celle du gin bon marché. Quant aux médecins, ils craignaient qu’une pratique approximative de l’automédication ne devienne incontrôlable et source de pagaille sur les marchés engorgés de la métropole. Les missionnaires, eux, appréhendaient dans la guerre de l’opium la revanche des Chinois sur les pillards britanniques. Enfin, les classes moyennes de la ville étaient terrifiées par l’insécurité dans les ports où fourmillaient de nouveaux habitants aux cultures variées et par les quartiers chauds qui semblaient s’étendre jusqu’à leur porte. L’usage de la drogue, et d’un nouvel instrument effrayant, la seringue hypodermique, ne se propageait pas seulement chez les médecins et leur clientèle. La menace de cette contamination par des races étrangères et « inférieures » devint donc le prétexte idéal pour justifier la prohibition de ces drogues avant qu’elles ne contaminent la saine élite de notre société.

    * * *

    C’est en contraste avec ce décor que le récit de James Lee propose de convaincantes nuances aux idées reçues. Son premier contact avec la drogue eut lieu peu de temps après son arrivée en Assam, où il travaille comme ingénieur technique dans une mine de charbon, et s’occupe de l’entretien de machines de transport archaïques sous la protection d’un groupe de Gurkha contre les tribus ennemies des collines Naga. Souffrant d’un accès de malaria, il est soigné par « un Hindou rond et jovial d’une quarantaine d’années » qu’il affuble par conséquent du nom de Dr Babou. Ce médecin fait découvrir à Lee un instrument qu’il n’a jamais vu auparavant, une seringue hypodermique qu’il plante dans le bras de son patient. « Je n’oublierai jamais cette première injection », se souvient Lee, « je ronronnais tout simplement de contentement ». À moitié conscient, il demande au Dr Babou le nom de la substance qu’il vient de lui administrer, et reçoit la réponse suivante : « C’est de la morphine, le médicament le plus utile au monde. »

    Babou prescrit ses traitements de façon résolument libérale. Il laisse à Lee une seringue et un tube de comprimés dosés à un quart de grain à disposition, et lui explique la nécessité de stériliser l’aiguille avant chaque utilisation pour éviter la septicémie. Mais apparemment, il ne juge pas important de lui faire part des risques de dépendance. En quelques semaines, Lee est habitué à sa relaxante injection de morphine du soir, après le travail, mais il subit lui aussi le sort éternel de tous les drogués : la constipation chronique. Ceci, ajouté à l’augmentation de ses doses quotidiennes, l’amène à prendre la décision de réduire sa consommation ; mais bien vite il découvre que la chose est plus facile à dire qu’à faire. « La fierté et la peur me firent tenir ma résolution », décrit-il, mais ce sont les spasmes, les douleurs, les crampes et l’insomnie qui finalement le renvoyèrent au Dr Babou. « Monsieur, la morphine est un médicament très étrange », précisa Babou. « C’est à la fois le paradis et l’enfer. Il est très difficile d’arrêter, mais c’est possible. » C’est alors qu’il pique le bras de Lee d’un demi-grain de cocaïne.

    L’effet est une euphorie immédiate, « de la joie et de la bonne humeur ». Le médecin lui laisse d’autres doses avec la recommandation de remplacer petit à petit la morphine par la cocaïne jusqu’à ce qu’il en soit sevré. Il s’agit là de la polémique controversée du « sevrage de la morphine par la cocaïne » qui fit rage dans les années 1890, et dont le jeune Sigmund Freud fut, en fait, le précurseur en 1886 lorsqu’il tenta de sevrer ainsi son ami Ernst Fleischl de sa dépendance à la morphine. Fleischl, dépendant chronique et angoissé, fut entraîné dans la spirale chaotique de la consommation de cocaïne, et Freud en vit sa réputation fortement ternie. En ce qui concerne Lee, impatient de se débarrasser d’une dépendance dont le contrôle lui avait échappé, cette méthode se révéla efficace. Le principal inconvénient était que son sommeil se voyait perturbé par la cocaïne ; mais à cela l’inépuisable Dr Babou avait encore une solution. « Peut-être parce que [Lee] ne le traitait pas comme la plupart des Européens traitaient les Indiens éduqués à cette époque », le médecin l’invita de nouveau chez lui à fumer quelques pipes d’opium, ce qui permit à Lee de retrouver « un sommeil lourd et réparateur. »

    Lee trouva un équilibre avec ces trois drogues, alternant les périodes de consommation et d’abstinence entre les unes et les autres, et s’autorisant à l’occasion « de véritables orgies » à la cocaïne. Les mois suivants, il parcourut beaucoup plus de terrain sur le sous-continent, et découvrit d’autres drogues. Il fit un voyage à Calcutta, où il se fondit dans la foule des marchés, puis à Bénarès où il apprécia la formidable vue sur le Gange mais où il fut plutôt déçu du battage habituel fait sur les tours de magie des fakirs : « Le tour de la corde indienne est une fable, n’a jamais été fait, ne le sera jamais, et celui qui dit l’avoir vu est un idiot. » À Lucknow, il vit que l’on préférait manger l’opium que le fumer, « une habitude très grossière » à son avis, et découvrit aussi le haschich, grâce auquel, à haute dose et mélangé à de la cocaïne, il réussit petit à petit à jouir sur commande d’hallucinations intenses.

    Au fur et à mesure de ses voyages, Lee vint à comprendre que les connaissances qu’il avait acquises sur les drogues constituaient un ensemble original : une combinaison du savoir pratique de l’Orient et scientifique de l’Occident. Babou lui inculqua des notions médicales qu’il transmit à son tour à d’autres Européens et Orientaux. Il fut alors muté à Sumatra et chargé de construire un quai de chargement, une jetée ainsi qu’une tête de ligne de chemin de fer qui mènerait à une mine de charbon dans l’intérieur des terres, ceci afin de pallier les difficultés de navigation sur une rivière obstruée de palétuviers. Il passa une longue saison des pluies aux côtés d’un commerçant chinois qui fumait de l’opium tous les matins pour se plaindre de sa dépendance tous les après-midi. Lee le délivrera de « sa morne existence » en lui faisant découvrir de nouvelles drogues, « et bientôt ce fut un homme neuf, plein de joie de vivre, mangeant de bon appétit. Il ne tarda pas à se faire envoyer une nouvelle femme de Singapour. » Mais Lee était aussi conscient que les raisons qui le poussaient à consommer ces drogues n’étaient pas seulement d’ordre médical, et fut donc contraint d’établir ses propres règles par rapport à son expé même, il commença à s’imaginer que la jungle de Sumatra était l’un de ces endroits qui devaient receler des plantations de drogues nouvelles, à la fois inconnues des sciences occidentales et des coutumes orientales.

    Nous voici donc en présence du récit complet et brut d’un membre de la classe moyenne britannique qui développa une accoutumance à la drogue par le biais des traditions orientales. Et ce récit diffère en presque tout point de ceux que l’on connaît sur le sujet. On n’y trouve aucune « contamination », mais plutôt de la curiosité avertie. Il ne s’agit plus de profiter des faiblesses des uns et des autres mais bien d’instaurer un principe de réciprocité respectueux. La dépravation fait place à un complexe échange des cultures, mutuel et positif. De même que l’histoire de Lee, au fur et à mesure de son développement, défie les hypothèses préconçues sur les raisons qui poussent un individu à prendre de la drogue et sur l’usage qu’il en fait. Devenir dépendant n’est pas son but originel, mais un piège à éviter si l’on veut perpétuer le plaisir que l’on en tire. Le danger des drogues, selon lui, n’est pas d’engendrer un besoin physiologique incontrôlable mais un ennui dû à l’excès d’accoutumance. Il ne recherche pas l’état d’oubli total. Son intérêt ne porte pas sur les drogues ellesmêmes mais sur leur pouvoir de renforcer son envie de vivre et d’explorer des dimensions insoupçonnées de l’esprit. Au cours de son récit, de brefs chapitres intitulés « D’étranges rêves éveillés » ou « D’étranges pensées et visions » rapportent le florilège de ces expériences. Il en émane une philosophie de vie. Lee formule une « loi de l’évolution » où tous les organismes, civilisations humaines incluses, tendent à former un ensemble complexe plus large au sein duquel la moralité chrétienne, le karma oriental et le rationalisme laïque sont tous destinés à fusionner pour ne reposer que sur un unique principe éthique : « ne comptera qu’un seul péché, celui de causer un préjudice ou une injustice à autrui. »

    * * *

    Quand il écrivit Underworld of the East au début des années 1930, James Lee avait déjà, selon ses propres dires, abandonné la drogue. « Quand la Loi sur les drogues dangereuses entra en vigueur » en 1920, nous explique-t-il posément, « j’ai arrêté toutes les drogues, parce qu’il était devenu trop dangereux de s’en procurer. Les quantités dérisoires à propos desquelles les autorités faisaient tant d’histoires ne m’étaient d’aucune utilité, et j’ai pu arrêter sans aucun problème ni souffrance. » Ce « passe-temps » n’avait été pour lui qu’une activité discrète mais loin d’être honteuse. Ça avait été un voyage personnel rempli de découvertes, encouragé par certains médecins et désapprouvé par d’autres, et qu’il avait fallu entreprendre sans rien en laisser voir à la société. La perspective de se fondre dans des bas-fonds criminels pour poursuivre son voyage ne l’enchantait guère.

    Il y a cependant un élément tabou dans le chapitre final de cette histoire, et malgré la gravité de son aspect, Lee ne fait que le mentionner en passant. Sa femme Mulki, dont il avait fait la connaissance peu après son arrivée en Assam, avant même de rencontrer le Dr Babou et de débuter sa carrière dans la drogue, est une figure silencieuse mais constante tout au long de son récit. Il l’épousa, lui évitant ainsi de devoir choisir entre un mariage arrangé et une vie de dur labeur dans les mines, et elle accompagna Lee dans plusieurs de ses périples. Elle le rejoignit dans la jungle de Sumatra alors qu’il vivait l’une de ses mutations les plus isolées. Elle retourna avec lui en Angleterre en plusieurs occasions, et rencontra même la reine Victoria devant Buckingham Palace : « La reine lui parla en hindoustani et lui posa maintes questions. Elle eut une assez longue conversation avec Mulki et finit par demander à un serviteur de lui donner une pièce de cinq shillings pour s’en faire une broche. » Ils parcoururent l’Angleterre ensemble : Mulki trouva les lieux d’« intérêt historique » vite ennuyeux, mais elle adora les attractions de Blackpool, « dont elle ne se lassa désormais jamais de parler. » Mais toutes ces aventures sont assombries par une abrupte phrase lorsque Lee la présente en tout premier lieu au lecteur : « Pauvre fille, elle mourut subitement en 1915 à Londres, dans une petite pension de famille à Bow Lane, Cheapside, d’une overdose de quelque drogue, de la morphine, je pense. »

    Cette tragédie hante le reste du récit, mais n’est pas développée davantage que la promesse d’en parler dans un deuxième livre qui n’est jamais paru. Un autre mystère persiste : Lee reste vague quant au nom de la drogue responsable du décès de Mulki et ce détail est pour le moins inhabituel. Cependant, le rapport du légiste, publié à Londres le 30 novembre 1915, laisse à penser que la réticence de Lee à s’expliquer sur ce sujet est due à la controverse des circonstances qui entourent la mort de sa femme. Cette expérience a motivé tout le cynisme et la colère envers la profession médicale dont Lee fait preuve à plusieurs moments de son récit. Seulement quelques mois auparavant, la position de

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