Yalta et autres promenades: Carnet de voyage
Par Karl Schlögel
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À propos de ce livre électronique
Il faut découvrir les pays Baltes, dont l’histoire est profondément européenne, et tout spécialement Riga, la capitale de la Lettonie ; le Littoral de Courlande et Nida, la petite ville lituanienne où Thomas Mann avait sa résidence d’été ; Kaliningrad, actuellement une enclave russe, coincée au bord de la Baltique, entre la Lituanie et la Pologne ; Lvov, la deuxième ville d’Ukraine occidentale ; le Littoral de Crimée, avec la station balnéaire de Yalta, où les Trois Grands se partagèrent le monde en février 1945 ; Vladivostok, l’ultime ville russe, située au terminus du Transsibérien ; les grands fleuves et les espaces infinis ; les langues et les mentalités de leurs habitants ; l’histoire souvent très riche mais aussi tragique de ces lieux perdus de la mémoire européenne…
Un récit de voyage qui vous emmènera de l'Ukraine à la Lituanie, en passant par la Lettonie et la Russie
A PROPOS DE L'AUTEUR
Karl Schlögel (1948) a étudié la philosophie, la sociologie, la slavistique et l’histoire de l’Europe orientale à la Freie Universität Berlin, à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Il est titulaire de la chaire d’Histoire de l’Europe orientale à la Europa Universität Viadrina (Francfort sur l’Oder). En 2009, il a reçu le Prix du Livre de Leipzig pour la Bonne Entente européenne.
EXTRAIT
À une époque où l’on ne cesse de parler d’« accélération du Temps » et de « disparition de l’Espace », il n’est sans doute pas opportun de traiter de l’importance de l’Espace dans l’Histoire. Surtout en Allemagne. Après ce qui s’est passé dans ce pays, il n’est guère difficile d’en comprendre la raison. L’« espace » est un mot fortement connoté : parler de Lebensraum (« espace vital »), par exemple, est devenu totalement impossible. Tout le champ sémantique de ce substantif paraît contaminé à jamais. Si nous nous contentons du synonyme Lebenswelt (« monde vital »), nous nous réfugions dans d’autres langues, dans le concept quasi biologique de « biotope » dont est gommée toute référence aux horribles pratiques du XXe siècle : nous fuyons dans l’espace social des Français. Peut-être trouverons-nous en Amérique ce qui nous semble le plus approprié : nous découvrons là des espaces en abondance : des spaces of desire, des spaces of memory, des spaces of sex, des counterspaces, des landscapes, etc. Un mot, un concept, aussi beau que le soit le terme allemand Lebensraum, semble banni pour toujours à cause de l’Histoire […].
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Aperçu du livre
Yalta et autres promenades - Karl Schlögel
Préface
La frontière polonaise n’est qu’à une heure de Berlin ; mais, aux yeux de l’Allemand moyen, New York, Paris, Rome ou Majorque sont plus proches. Depuis 1989, toutefois, non seulement la partie orientale de l’Allemagne appartient à l’Europe, mais il en va de même pour tout un monde que nombre d’Occidentaux ont jusqu’à présent considéré avec davantage de condescendance que d’intérêt et de sympathie.
Cet Orient européen ne nous a pourtant pas encore livré tous ses secrets, loin de là. Il faut découvrir les pays Baltes, dont l’histoire est profondément européenne, et tout spécialement Riga, la capitale de la Lettonie ; le Littoral de Courlande et Nida [Nidden], la petite ville lituanienne où Thomas Mann avait sa résidence d’été ; Kaliningrad [Königsberg], actuellement une enclave russe, coincée au bord de la Baltique, entre la Lituanie et la Pologne ; Lvov [Lemberg], la deuxième ville d’Ukraine occidentale ; le Littoral de Crimée, avec la station balnéaire de Yalta, où les Trois Grands se partagèrent le monde en février 1945, et le port de Sébastopol qui abrite la flotte russe de la mer Noire ; Vladivostok, l’ultime ville russe, située au terminus du Transsibérien, face au Japon, à côté de la Corée et de la Chine ; les grands fleuves et les espaces infinis ; les langues et les mentalités de leurs habitants ; l’histoire souvent très riche mais aussi tragique de ces lieux perdus de la mémoire européenne.
Né en 1948, Karl Schlögel a étudié la philosophie, la sociologie, la slavistique et l’histoire de l’Europe orientale à la Freie Universität Berlin, à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Il est titulaire de la chaire d’Histoire de l’Europe orientale à la Europa Universität Viadrina (Francfort sur l’Oder). Il a visité les centres urbains de l’Europe orientale ; il a observé la circulation des biens, des gens et des idées, une circulation que n’entravent désormais plus les frontières. Et, dans la nouvelle physionomie de l’Est, il a découvert une histoire, notamment allemande, qui a laissé des traces indélébiles. Nous nous proposons de traduire ici six « paysages urbains » qu’il a brossés à propos des villes et contrées visitées entre 1988 et 2000 et nommées ci-dessus. Nous partirons de l’enclave russe de Kaliningrad pour gagner la Riga lettone via le littoral courlandais et la Klaïpeda lituanienne. Un autre voyage, beaucoup plus long quant à lui, nous emmènera du littoral russo-ukrainien de la Crimée – via le Transsibérien – jusqu’au bout du monde russe, Vladivostok, en passant cependant d’abord par la Lvov ukrainienne.
Pour l’introduction proprement dite, nous avons voulu laisser la parole à l’auteur en comprimant – en traduction – certains de ses articles, plus généraux, publiés dans la presse allemande, principalement en 1999. Ceux-ci ont été repris intégralement du livre de Karl Schlögel, Promenade in Jalta und andere Städtebilder (Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main, 2003), dont nous avons traduit six des nombreux « paysages urbains ». Les références précises aux différents articles qui ont servi à élaborer l’introduction seront fournies dans ce chapitre préliminaire par le biais de notes en bas de page. Ce dernier procédé sera également employé lorsqu’il s’agira de compléter ou de préciser certaines choses que l’auteur considère sans doute comme évidentes mais qui ne le sont pas forcément pour le lecteur français.
Alain Préaux
Introduction
Le Retour de l’Espace
¹
À une époque où l’on ne cesse de parler d’« accélération du Temps » et de « disparition de l’Espace », il n’est sans doute pas opportun de traiter de l’importance de l’Espace dans l’Histoire. Surtout en Allemagne. Après ce qui s’est passé dans ce pays, il n’est guère difficile d’en comprendre la raison. L’« espace » est un mot fortement connoté : parler de Lebensraum (« espace vital »), par exemple, est devenu totalement impossible. Tout le champ sémantique de ce substantif paraît contaminé à jamais. Si nous nous contentons du synonyme Lebenswelt (« monde vital »), nous nous réfugions dans d’autres langues, dans le concept quasi biologique de « biotope » dont est gommée toute référence aux horribles pratiques du xxe siècle : nous fuyons dans l’espace social² des Français. Peut-être trouverons-nous en Amérique ce qui nous semble le plus approprié : nous découvrons là des espaces en abondance : des spaces of desire, des spaces of memory, des spaces of sex, des counterspaces, des landscapes³, etc. Un mot, un concept, aussi beau que le soit le terme allemand Lebensraum, semble banni pour toujours à cause de l’Histoire […].
Après la guerre, tout ce qui était en relation avec l’espace et la géographie fut écarté pour longtemps. L’observation innocente mais pertinente selon laquelle l’Allemagne se trouvait « au centre de l’Europe » se vit frappée de suspicion idéologique : ne détournait-on pas ainsi l’attention d’autres motifs, bien plus déterminants en vue d’expliquer le malheur dans lequel l’Allemagne avait plongé l’Europe ? […]. La géographie fut déclarée obsolète et considérée comme une rechute dans la pensée a-historique. Parler d’espace devint réactionnaire […].
Je dois avouer que cette conception de la « disparition de l’Espace » m’a toujours laissé assez perplexe. Peut-être parce que je suis issu d’un monde de la lenteur, d’un village de Souabe. Peut-être parce que j’ai beaucoup voyagé dans l’autre Europe, dans celle qui se situe à l’est du Mur et ne connaît pas les trains à grande vitesse.
Une fois franchie la grande frontière, on ressentait spatialement que l’Europe ne se composait pas seulement des pays de la Communauté européenne mais que, là où finissait le monde connu, un autre commençait, que nous ne connaissions pas. Ici, on changeait de train, et pas uniquement au sens littéral : on passait du temps homogène du monde transatlantique avec ses aéroports, ses salles de transit, ses facilities⁴, partout identiques, pour entrer dans un monde où celles-ci n’avaient pas lieu. Disparition de l’espace ? Allez dire ça à quelqu’un qui met quarante-huit heures ou trois jours et trois nuits à traverser en train la Russie et se demande comment il va méthodiquement occuper son temps avant d’arriver à destination ! Ici, on pouvait être certain de courir droit à l’échec si l’on méprisait ce temps et cet espace. Cette expérience de l’un et de l’autre est fondamentale : sans elle, on ne comprend rien, ni à l’impuissance de l’État totalitaire lui-même, ni aux enclaves de la culture, qui sont capables de produire des merveilles mais qui ne peuvent rien contre l’infini de l’espace […].
La prétendue disparition de l’Espace avait fait place à la révolution de l’Espace, qui avait accompagné la Wende⁵ européenne de 1989. La structure spatiale de l’après-guerre s’était écroulée et un nouvel ensemble d’États avait émergé de la dissolution du bloc politique constitué par les pays de l’Est. L’ancienne grande frontière avait disparu et, partout, s’en dressaient de nouvelles. Des villes qui, jusque-là, s’étaient trouvées à l’extérieur du champ de vision étaient soudain devenues voisines. Du jour au lendemain, des routes interdites pendant des générations s’étaient muées en voies de transit. Pour la première fois depuis des lustres, nous pouvions revoir des lieux et des localités dont, en général, nous savions seulement qu’elles existaient ou avaient existé. Les anciens centres de l’Europe qui étaient devenus les théâtres de cette époustouflante métamorphose – Prague, Varsovie, Dantzig, Vilnius, Moscou, Bucarest, Dresde, Budapest – avaient réintégré l’horizon de l’Europe entière. Le relief d’une Europe nouvelle avait refait son apparition. Les lieux et les localités – et non plus le « système » – déterminaient à présent la nouvelle topographie […].
Nous nous promenons dans des villes où seuls les couvercles en fonte des canalisations nous rappellent qu’une ville a porté ici, jadis, un autre nom. Nous déambulons dans des cités où tout est encore comme naguère, à la seule différence que celles-ci n’abritent plus les gens qui y ont vécu dans le passé. Notre train roule à travers les paysages dévastés que la Deuxième Guerre mondiale nous a légués en héritage. C’est ainsi que nous nous re-présentons l’Espace où se déroule notre Histoire […].
Si on en est venu à parler de « dé-spatialisation » et de « dé-localisation » de la pensée, d’une « devaluation of space and place »⁶, comme l’ont constaté, pour l’après-guerre, des observateurs perspicaces, et si aussi bien la pensée spatiale que la géopolitique connaissent actuellement un nouvel essor, si tout cela se vérifie, ce n’est pas uniquement en fonction de la logique immanente de la recherche et de certaines disciplines mais en raison de la vie elle-même. Selon moi, la prétendue disparition de l’Espace se trouve en corrélation étroite avec l’Âge d’Or, tel que Hobsbawm a qualifié la période d’après-guerre. Tout comme, à l’Âge d’Or, on avait pris l’habitude de considérer la « Nation » comme un concept périmé et obsolète, auquel se raccrochaient encore tout au plus quelques conservateurs endurcis, il était devenu tout aussi habituel de tenir l’« Espace » pour une notion dépassée.
La thèse de la disparition de l’Espace n’exprime cependant que la vérité du Global Village⁷ ou du monde occidental et ne fait que traduire l’automystification qui apparaît partout où la partie se prend pour le tout. Elle constitue le dernier mot de l’Occident au zénith de son évolution, soit peu avant 1989. Nous revoyons l’univers occidental trouver, à l’Âge d’Or, après 1945, son style unitaire et son rythme propre. Il y a eu un espace homogène où les montres s’accordaient et où il était indifférent de boire son coca-cola sur les bases militaires de la frontière soviéto-turque, de Taiwan, de Ramstein ou de Guam. Il y a eu un temps où Berlin-Ouest semblait présenter plus d’affinités avec l’East Coast⁸ qu’avec Berlin-Est, qui se situait sur un autre continent.
La thèse de la « disparition de l’Espace » appartient au même espace mental d’où avait été proclamée la « fin de l’Histoire »⁹. Il est vraisemblable que les deux soient même indissociables. Peut-être sont-ils la forme de manifestation de l’Occident arrivé à sa pleine maturité, au moment où la division du monde fut abolie et où, avec la disparition de l’Est, l’Ouest cessa d’être ce qu’il était. Nous ne pouvons plus nous réfugier sous les ailes du « système ». Est, Ouest : désormais, ces termes ne relèvent plus que de la géographie. Les évidences qui valaient dans le monde de la Pax Americana ont cessé d’en être. Depuis lors, la situation est embrouillée. Nous maîtrisons sans doute encore le ciel mais, en fin de compte, les décisions continuent à se prendre sur la terre […].
Chaque lieu est différent. Le monde des lieux est particulariste. Les