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Nouvelle Delhi ?: Outre-Terre, #54
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Livre électronique833 pages9 heures

Nouvelle Delhi ?: Outre-Terre, #54

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Le numéro double 54 - 55 de la revue européenne de géopolitique Outre-Terre, disponible depuis fin décembre 2018, est intitulé "Nouvelle Delhi ?". Ce numéro double a réuni 34 auteurs indiens et étrangers dont Christophe Jaffrelot.

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SOMMAIRE

L'Inde en (super)puissance - Michel Korinman ; L'échec des hérodiens en Inde ? - Nunziante Mastrolia ; La démocratie indienne - Isabelle Milbert ; Narendra Modi ou la variante hindou du national-populisme - Christophe Jaffrelot ; L'enjeu séculariste en Inde - Apratim Mukarji ; Montée des tensions religieuses et gouvernance de la droite hindoue - Mujibur Rehman ; Le national-populisme hindou en diplomatie, ou la résilience d'une realpolitik - Christophe Jaffrelot ; L'Inde est-elle une grande puissance ? - Alain Lamballe ; Maoïstes indiens : un échec attendu - Ajai Sahni ; La finance en Inde, objet d'expérimentations comportementales - Jean-Michel Servet ; Le processus de démonétisation en Inde - Gian Paolo Caselli ; Démonétisation, l'agenda caché du gouvernement indien - Cyril Fouillet, Isabelle Guérin, Jean-Michel Servet ; L'entreprise indienne et ses mutations - Basudeb Chaudhuri ; Agriculture en Inde : les activités connexes ont dépassé le secteur traditionnel - Baadr Alam Iqbal ; L'innovation en Inde : évolution des produits et processus vers des « business models » - Basudeb Chaudhuri ; L'avenir géo-démographique de l'Inde. Perspectives géopolitiques et géoéconomiques - Alfonso Giordano ; Extrémisme violent au Bangladesh - Shahab Enam Khan ; Inde-Pakistan : sept décennies de méfiance, de défiance et d'opportunités perdues - Olivier Guillard ; L'Arakan, une situation typique de frontière - Alexandra de Mersan ; L'emprise financière de la Chine sur Sri Lanka : quelles implications pour l'Inde ? - Laurent Amelot ; Delhi vu de Pékin - Zhang Yike ; Inde-Corée : la route n'est plus si longue - Maurizio Riotto ; Les relations nippo-indiennes dans l'ère de l'Indo-Pacifique - Noemi Lanna ; Devant la montée en puissance de la Chine, le renforcement des liens entre Inde et Asean - Anh Le Tran ; L'Inde face aux nouvelles routes de la Soie - Sébastien Goulard ; Les partenariats stratégiques de l'Inde avec la Chine et les États-Unis : l'impossible équilibre ? - Isabelle Saint-Mézard ; L'Inde et l'Otan : quel partenariat ? - Sébastien Goulard ; La dynamique des relations entre Inde et Russie - Himani Pant ; Le partenariat stratégique entre l'Inde et Israël - Efraim Inbar ; Inde-Afrique : l'échelle intercontinentale - Nathanaël Herzog ; Rivalités océaniques entre l'Inde et la Chine - Gilles Boquérat ; Diplomatie navale de l'Inde dans l'océan Indien - Vallabhu Srilatha ; L'Inde et la domination de l'océan Indien : les îles comme pièces maîtresses - Christian Bouchard ; Relations Inde-Maurice : jusqu'où ira le « chotabharatisme » ? - Shafick Osman ; Curzon et le grand jeu anglo-russe en Asie Centrale : la puissance maritime britannique à l'épreuve de la terre - Flavien Bardet ; Adorno en Inde - un réexamen de la psychologie du fascisme - Ashis Nandy.

LangueFrançais
ÉditeurGhazipur
Date de sortie29 déc. 2018
ISBN9781916005907
Nouvelle Delhi ?: Outre-Terre, #54
Auteur

Michel Korinman

Michel Korinman est professeur émérite, à Paris-Sorbonne, et directeur d’Outre-Terre, revue européenne de géopolitique. Il est notamment l’auteur de Quand l’Allemagne pensait le monde, Paris, Fayard, et de Deutschland über alles. Le pangermanisme 1890-1945, Paris, Fayard. Il a aussi dirigé l'ouvrage MondoVirus, Storia e Geopolitica del Covid-19, publié en italien, chez Bandecchi & Vivaldi, en mai 2020.

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    Aperçu du livre

    Nouvelle Delhi ? - Michel Korinman

    Couverture de l'epub

    Outre-Terre

    Revue européenne de géopolitique

    N° 54-55, 2018/1

    Nouvelle Delhi ?

    Logo de l'éditeur EPA

    Copyright

    © Ghazipur, 2018

    ISBN numérique : 9781916005907

    Composition numérique : 2020

    https://www.ghazipur-publications.com/

    Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.

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    Table des matières

    L’Inde en (super)puissance

    Michel  Korinman

    15 décembre 2018

    Splendide restitution de « géographèmes » chez Élisée Reclus 

    [1]  :

    « Dès l’origine des temps historiques, les Hindous connaissaient la vraie forme de la péninsule qu’ils habitent ; lorsque les géomètres de l’expédition d’Alexandre arrivèrent aux bords de l’Indus, les renseignements qu’on leur donna et qui furent confirmés plus tard aux ambassadeurs des rois de Syrie, leur permirent de dresser une carte parfaitement exacte dans ses contours généraux. D’après Érathostène, qui utilisa les données des explorateurs grecs, l’Inde a la forme d’un quadrilatère aux côtés inégaux, et la longueur qu’il donne à ces différents côtés coïncide, à peu de choses près, avec les véritables dimensions. Mais quoi que la régularité du pourtour de la Péninsule n’ait rien de géométrique, cependant le bel équilibre de la contrée, entre les deux mers qui la baignent à l’orient et à l’occident, et à la base des monts superbes qui la dominent au nord, devait entraîner les savants hindous à s’exagérer le rythme des formes extérieures de leur patrie. Dans la description que le sage Sandjaya fait de la terre [2]  des érudits ont cru comprendre que l’Hindoustan lui apparaissait sous la forme d’un triangle équilatéral parfaitement régulier, divisé en quatre triangles secondaires, égaux les uns aux autres [3]  ; mais dans le même récit Sandjaya compare aussi, plus poétiquement, quoique avec moins de justesse, le « cercle de la Djambou dvipa » à un disque de guerre, puis à un lotus à quatre pétales. Cette dernière comparaison entre le pays et la « fleur sacrée » est celle qui semble avoir été le plus communément acceptée et dont parlent les pèlerins bouddhistes venus de la Chine. Des astronomes du sixième siècle de l’ère vulgaire reprennent la figure du lotus pour diviser l’Inde en neuf parties, le centre de la fleur et les huit pétales, dont le nom a du reste plusieurs fois changé. Le monde entier était lui-même comparé à une fleur immense, formée, soit de quatre, soit de sept ou neuf dvipas, « îles » ou presqu’îles, disposées en cercles concentriques autour de Mérou, la « montagne d’or », où résident les dieux. Chacun de ces cercles de terres était entouré d’un océan formé par l’ornière du chariot de Priyavata [4]  ».

    Ce qui s’exprime ici chez Reclus, c’est l’échec immémorial mais toujours prévisible à vouloir faire cadrer l’Inde-monde, avec ses incommensurables contradictions, dans une représentation unifiée. Une question majeure, pourtant, s’impose aujourd’hui : Bharat a-t-il des chances de devenir à moyen terme une superpuissance ? Trois dossiers au moins peuvent être ici évoqués : l’ascension mondiale de l’économie (macro-entreprises) ; l’intelligence géostratégique de l’« empire mesuré » entre offensive et accommodation (avant tout la Chine, et puis les États-Unis) ; les éventualités de chaos dans le secteur bancaire public.

    Le stade des colosses

    En 2018, l’économie de l’Inde (5e) laquelle bénéficie d’une « prime de défiance » vis-à-vis de la puissance chinoise (Jean-Joseph Boillot) aurait dépassé celle de la France (6e) et du Royaume-Uni (7e) ; cela s’inscrit « dans une tendance plus large qui devrait aboutir à l’installation des pays asiatiques dans le classement des dix économies les plus importantes de la planète au cours des 15 années à venir [5] . Ce qui s’illustre par la fièvre des reprises dans la sidérurgie indienne, le pays qui protège son industrie (surtout devant les importations chinoises) par des prix minimaux à l’importation voulant passer sur le long terme à une production annuelle de 300 millions de tonnes (et à déjà 240 millions d’ici 2030) [6] . ArcelorMittal (numéro un mondial de la sidérurgie) et Nippon Steel & Sumitomo Metal sont candidats finaux à la reprise d’Essar Steel, lourdement endetté : un projet de 5,7 milliards de dollars ; le premier majoritaire au capital et le second avec une participation à peu près égale ; les deux partenaires comptent porter la production d’Essar Steel à 8,5 millions de tonnes par an ; c’est la première fois que des multinationales participent à une telle opération sur le marché indien ; l’Inde étant selon Nippon Steel « l’un des marchés les plus prometteurs du monde avec un potentiel de croissance important à moyen et long terme et où les produits sidérurgiques fabriqués dans le pays ont une place importante » [7] . Tata Steel (cf. Basudeb Chaudhury infra) annonce l’acquisition de Bhushan Steel (BSL) par le biais de sa filiale (en entière propriété) Ba mnipal Steel Ltd (BNPL) à hauteur de 72,65 % ; c’est le premier cas tombant sous le coup de l’Insolvency and Bankruptcy Code (IBC, loi nationale sur la faillite) entré en vigueur en 2016 [8] . JSW Steel va faire fusionner Monnet Ispat avec elle-même, comme l’explique son président Sajjan Jindal qui se concentre maintenant sur l’Inde, « un marché à haute croissance » et veut passer d’une production de 18 millions de tonnes à 25 millions [9] . L’Indien Vedanta Ltd fait l’acquisition d’Electrosteel Steels à hauteur de 90% [10] . Le 29 juin 2018, c’est l’alliance entre Thyssen-Krupp et Tata Steel en Europe qui va ouvrir de nouvelles perspectives stratégiques au premier avec l’accord du puissant syndicat IG Metall (pour éviter les licenciements brutaux), le futur groupe devenant le deuxième fournisseur d’acier sur le continent derrière ArcelorMittal et pesant 17 milliards d’euros de chiffre d’affaires ; le tout avec pour objectif de résister à l’invasion d’acier chinois bon marché qui ne trouve plus de débouchés aux États-Unis depuis l’entrée en vigueur le 1er juin 2018 des taxes douanières américaines sur l’acier importé [11] .

    L’Inde, au demeurant, jubile d’enfoncer le Pakistan, dès lors que Tata Consulting Services (TCS, technologies de l’information), filière du groupe Tata, pèse à elle seule plus lourd que l’ensemble des sociétés cotées en bourse de l’ennemi héréditaire, ayant franchi le « cap symbolique » des 100 milliards de dollars de capitalisation ; même au 97ème rang dans le classement de Bloomberg (Apple à 840 milliards de dollars, suivi par d’autres mastodontes comme Microsoft et Facebook), rivalisant avec le groupe américain Accenture (98 milliards) elle occupe désormais la première place à la Bourse de Bombay devant le conglomérat Reliance Industries du milliardaire Mukesh Ambani [12] .

    Entre ultranationalisme et diplomatie : la finesse de Gaṇesh

    On se souvient de la thèse, fructueuse, de Pierre-André Taguieff : la dénonciation du « populisme » se retourne fréquemment en « antipopulisme » susceptible d’aveugler les critiques, dès lors incapables d’appréhender les mouvements populistes – sinon de les combattre. Brexit, Trump, élections italiennes, la liste des errements de la « science » politique s’allonge.

    Dans le cas indien, la presse internationale regorge d’éléments à l’appui du « populisme » de Narendra Modi, le Premier ministre et de son parti le Bharatiya Janata Party, Parti du peuple indien (cf. les analyses de Christophe Jaffrelot infra) [13] . Dans un pays qui compte sur presque 1 300 000 êtres humains une minorité de quelque 180 millions de musulmans, l’image d’une nation hindoue s’inscrit en faux contre l’héritage d’un État séculier de « l’unité dans la diversité » [14] . Les musulmans sont considérés par les nationalistes comme des citoyens peu fiables qui sympathiseraient avec le terrorisme, une cinquième colonne qui coopère avec le Pakistan, d’où les attaques contre des paysans auxquels est reproché d’abattre et de vendre des vaches (cf. Apratim Mukarji, Mujibur Rehman infra). Dans l’Uttar Pradesh gouverné depuis mars 2017 par le Chief Minister et grand prêtre (Mahant) du Gorakhnath Math (temple hindou de Gorakhpur), Yogi Adityanath élu sur les listes du BJP et connu pour ses positions extrémistes à l’égard des minorités religieuses, en premier lieu des musulmans, le Taj Mahal construit en 1632/1646- (48) par Shāh Jāhan et les Moghols musulmans (domination étrangère selon les radicaux hindous à l’égale du colonialisme britannique) a disparu des guides touristiques et ne fait plus partie des monuments indiens bénéficiant des fonds alloués à l’entretien du patrimoine [15] . C’est encore, fortement voulue par Modi, la plus haute statue du monde – 192 mètres de haut à l’origine, maintenant 212 mètres, sur une île au large de Mumbai – qui représente le condottiere hindou et roi guerrier Chhatrapati Shivaji Maharaj lequel défit au XVIIe siècle l’empereur Aurangzeb de la dynastie moghole musulmane et fonda son propre royaume ; le chantier devrait accueillir ses premiers visiteurs en 2021 [16] .

    De même pour l’appropriation par le gouvernement BJP de grands personnages de l’Indépendance comme Vallabhbhai Patel (1875-1950) que le parti au pouvoir a érigé en modèle, construisant à son effigie la plus grande statue en date au 31 octobre 2018, plus de 100 000 tonnes, qui a provoqué la critique des opposants du Parti du Congrès dont le chef Rahul Gandhi fait valoir avec délectation la mobilisation d’ouvriers chinois dans l’échafaudage métallique et le revêtement en bronze ; en effet selon les nationalistes hindous Patel, le « Bismarck indien », aurait été prêt contrairement à Gandhi à défendre l’Inde par la violence et préférable à Jawaharlal Nehru en tant que Premier ministre le 15 août 1947 [17] .

    Sur le site controversé de l’ancienne mosquée d’Ayodhya, détruite par des fanatiques antimusulmans en 1992 (affrontements très violents entre fidèles des deux religions à Mumbai, Delhi et Hyderabad faisant quelque 2 000 victimes) et du lieu de naissance du dieu Rama, les nationalistes hindous ont l’intention d’ériger un « Vatican hindou » (de même que les musulmans à nouveau une mosquée) [18] . Dans ce cas le Premier ministre et le Chief Minister ne sont pas exactement sur la même ligne. Adityanath a promis de débuter la construction du temple dans les années à venir, Modi, lui, est partagé : d’une part il a besoin du vote des hindous modérés ; de l’autre les nationalistes hindous constituent aussi la base qui l’a élu. D’où les réserves du Premier ministre sur ce dossier.

    Plus généralement : la presse se plaint de manœuvres d’intimidation en cas de rapports critiques à l’endroit de Narendra Modi et du BJP [19] . On reproche au Premier ministre de tolérer la violence à la base voire même le développement d’une culture du lynchage sous son gouvernement [20] . Une facteur susceptible d’avoir entraîné en revanche une certaine érosion de sa popularité. Modi, en jouant la carte de l’Hindutva (hindouïté) aurait négligé un fait primordial : la société indienne est tout le contraire d’un monolithe et composée de castes spécifiques aux régions comme de sous-castes en rivalité et compétition permanentes pour les ressources politiques et économiques ; or, l’image du BJP reste associée aux castes supérieures et aux brahmanes, ce qui constitue un anathème pour les castes moins élevées. Dès lors la caste devient un substitut de classe, les partis liés à elle proliférant en particulier au nord de l’Inde et les musulmans passant souvent des alliances avec les basses castes et les dalits (opprimés, écrasés, anciennement intouchables) dont ils partagent la spoliation économique et la marginalisation politique. Paradoxalement, la caste renforce ici les bases du sécularisme contre le nationalisme hindou [21] .

    La bataille de l’encerclement

    Les Indiens n’ignorent naturellement rien de la révolution copernicienne initiée depuis l’an 2000 par le professeur Hao Xiaoguang de l’Académie des sciences chinoises, d’abord moqué comme excentrique et désormais une célébrité en Chine, en cartographie. Les cartes traditionnelles relèvent de l’ancienne suprématie des Occidentaux ; lui veut remettre le monde en ordre. Sur celle de ses cartes qui comporte au centre l’hémisphère méridional, Zhongguo se trouve au milieu, New York apparaît sur la côte ouest des États-Unis. Cette cartographie illustre le réveil géopolitique de la Chine et l’ambition de son président : installer son pays à la tête du mouvement de re-mondialisation ; le modèle ayant été adopté par l’Armée populaire de libération [22] .

    Incarnation de la géopolitique chinoise les centaines de milliards de dollars investis dans les nouvelles routes de la Soie (One Belt, One Road) et singulièrement le China-Pakistan Economic Corridor (CPEC) qui poursuit deux objectifs : désenclaver les provinces chinoises de l’Ouest en les reliant au golfe Persique et à l’Afrique ; contrebalancer le poids de l’Inde rivale avec un Pakistan redressé (cf. Sébastien Goulard infra). Un plan Marshall de 55 (62) milliards de dollars : autoroutes, chemins de fer (emprunts à la Chine de 11 milliards de dollars), centrales thermiques et solaires, aéroport, aménagement du port en eaux profondes de Gwadar (gestion par China Overseas Ports Holding Company) peu éloigné du détroit d’Ormuz. Un succès qui reposera sur les zones économiques spéciales : extraction et traitement des richesses minières (or, diamants et marbre au centre du pays, mines de charbon), textile, électroménager, pétrochimie, sidérurgie, automobile. Sur 17 000 salariés dans les infrastructures routières et ferroviaires 6 à 7 000 sont chinois, 20 000 à 30 000 ressortissants de Pékin vivant dans le pays [23] . Le Long-Term Plan on China-Pakistan Economic Corridor (2017-2030) confidentiel a été « révélé » au printemps 2017 par Dawn (Karachi). Le Pakistan étant perçu comme un grenier à blé avec d’énormes opportunités d’investissements. Sans compter l’aménagement le long des côtes de la mer d’Oman d’une immense zone touristique à destination des Chinois lesquels seraient (au contraire des Pakistanais en sens inverse) exemptés de visa [24] . Le projet est élaboré en trois parties : au sud les usines et raffineries (mais absence curieuse de l’industrie automobile dont la production serait alors écoulée de Chine ?) ; réseaux de fibre optique câblés sud-nord parallèles aux pipelines et aux grandes routes, susceptibles d’assister la coopération sécuritaire et de contrecarrer les actes potentiels de terrorisme antichinois, la Chine voulant construire des « villes sûres » avec détecteurs d’explosifs et vidéosurveillance permanente ; une coopération monétaire et fiscale devant servir la stratégie diplomatique de Pékin ( !).

    En somme : il s’agit ouvertement de l’instauration d’un État vassal de Pékin. Mieux : la Chine qui occupa le Tibet soutient au Népal (pas seulement) la coalition marxiste arrivée au pouvoir et veut aménager une ligne ferroviaire stratégique entre les deux pays qui passerait sous l’Everest [25]  ; elle a offert des crédits au Bangladesh (cf. Shahab Enam Khan infra) à hauteur de 24 milliards de dollars pour l’aménagement de ports ; elle s’est établie au Sri Lanka en tant qu’investisseur indispensable – bail sur la gestion par Pékin du port d’Hambantota, au sud, fin 2017, pour 99 ans [26]  – (cf. Laurent Amelot infra) ; elle est en train d’aménager – militarisation des routes de la Soie ! – une deuxième base militaire à Jiwani (mer/air) situé tout comme Gwadar (district de) au Baloutchistan pakistanais [27]  après Djibouti [28] . La Chine dont la Marine croise dans l’océan « Indien » (95 % du volume des échanges en tonnage et 93 % du commerce pétrolier de Delhi) et qui y travaille à un système de surveillance sous-marine [29]  encercle l’Inde avec des investissements désignés par l’euphémisme du « collier de perles » (cf. Christian Bouchard infra).

    On comprend que Delhi ait lâché les chiens médiatiques. Des éditorialistes (ce que ne peut faire le gouvernement indien) parlent de quête d’un Lebensraum orchestré par Pékin, le concept nazi étant utilisé à dessein [30] . D’où l’insistance de Sushma Swaraj, ministre indienne des Affaires étrangères, lors de la 2e conférence sur l’océan Indien à Colombo : Delhi exclut toute nouvelle opération de pénétration en mer de Chine méridionale ; afin de garantir croissance et prospérité dans l’océan Indien, l’effort sécuritaire de la région doit être impérativement réparti entre ceux qui l’habitent [31] . L’alerte est donc venue des activités chinoises de pénétration. Au sommet de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) en novembre 2017 à Manille, Modi ne veut pas d’une Asie dominée par la Chine et d’une version moderne de « l’expansionnisme genre XVIIIe siècle » ; il souhaite que « la vision commune » soit partagée par des voisins du Sud-Est asiatique lesquels, s’ils ne peuvent en aucun cas renoncer aux investissements et au commerce chinois, iront volontiers s’associer à une grande puissance en devenir au sein d’un partenariat stratégique, comme en témoignent les conclusions du 69e Jour de la République le 26 janvier 2018 [32] . S’avère toutefois la nécessité pour Delhi de bâtir dans l’océan Indien une architecture sécuritaire encore sous-développée par rapport au Pacifique et de développer ses relations de voisinage si elle veut réussir à endiguer l’avancée de Pékin dans son arrière-cour (cf. Vallabhu Srilatha, Shafick Osman) Enfin : le Quadrilateral Security Dialogue (Amérique, Inde, Japon et Australie), sorte d’OTAN asiatique du point de vue chinois, et la géopolitique de l’« Indo-Pacifique » (cf. Noemi Lanna infra) conviennent à Delhi puisque le lien établi stratégiquement rehausse mondialement l’importance du sous-continent et de l’océan Indien, même si la mise en réseau des partenaires asiatique et pacifiques apparaît simultanément comme l’expression d’un doute quant à la volonté du Président Donald Trump de prendre la direction d’une alliance dans la région (cf. Isabelle Saint-Mézard infra) [33] .

    Inde et Chine La guerre – ou la paix – des mondes

    Point n’est besoin de recourir à des géographismes – l’Inde avec la Chine contre les États-Unis parce qu’asiatiques – pour constater que la politique de Delhi est pourtant « calibrée de sorte à ne pas provoquer Beijing outre-mesure » ; elle sait que la Chine peut lui infliger des dommages disproportionnés ou bien à travers le Pakistan, ou bien le long de la frontière sino-indienne [34] . La destination favorite de Narendra Modi semble d’ailleurs la Chine : six visites dont deux en 2018 [35] . Car en dépit de sa réputation de nationaliste intransigeant, Modi est prêt à surmonter la méfiance quand il s’agit d’intensifier la coopération : « un immense trésor qui reste à découvrir » selon le Premier ministre chinois Li Keqiang. 70 milliards d’échanges en 2015 (et en 2018 un déficit commercial de 53 milliards de dollars pour l’Inde avec la Chine, son plus important partenaire commercial, depuis le début de l’exercice fiscal 2017-2018, d’avril à janvier). L’Inde veut relancer l’investissement étranger dans les infrastructures – un atout en prévision des élections générales de 2019 –, développer ses centrales électriques et stimuler à nouveau son secteur manufacturier ; elle souhaite aussi obtenir un meilleur accès au marché chinois [36] . Mieux : en avril 2018 la Chine et l’Inde veulent en finir avec la parenthèse de « face à face hostile » sur le plateau de Doklam (territoire disputé entre Chine et Bhoutan, allié de l’Inde) après l’incident de 2017 [37]  ; lors du 5e Dialogue économique stratégique entre l’Inde et la Chine, les Indiens proposent aux Chinois de se substituer aux agriculteurs de l’Iowa et de l’Ohio pour les livraisons de soja et de sucre en échange d’investissements dans les projets d’Alliance solaire internationale et de « Logement pour tous en Inde d’ici 2022 » de Modi de même que dans le textile, le cuir, l’agro-alimentaire, les composants électroniques, les produits pharmaceutiques et la recherche-développement [38] . Qui plus est, l’Inde est devenu le premier récipiendaire de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII), basée à Shanghai et fondée à l’initiative de la Chine, avec plus d’un milliard de dollars de prêts, soit près du quart du total des aides débloquées [39] .

    Les « petites » différences

    Fin décembre 2017, l’Inde vote pour la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël par les États-Unis (sans au minimum s’abstenir comme le Bhoutan) : ont joué ici l’importance des livraisons d’hydrocarbures à partir des pays arabes et de l’Iran, la peur que ces derniers ne soutiennent le Pakistan au Cachemire et sans doute aussi le fait que les États-Unis avaient voté en novembre contre la candidature d’un Indien (par la suite élu consécutivement au désistement du Britannique soutenu) à la Cour internationale de justice. Sans pour autant satisfaire, en revanche, le monde arabe où des diplomates saoudiens, égyptiens et autres ont demandé à New Delhi de s’exprimer avec force contre la démarche de Washington, une demande qui avait fort peu de chances d’être satisfaite (cf. Efraim Inbar infra). Tout cela sans que l’Inde remette en cause le rapprochement avec les États-Unis et Israël : intérêt pour les équipements de détection (surveillance des frontières), pour les techniques d’irrigation, pour les échanges culturels notamment dans le domaine cinématographique) [40] . Cependant : tant l’Amérique que l’Iran s’emploient à rallier l’Inde. Le second est le troisième pourvoyeur de pétrole du sous-continent après l’Irak et l’Arabie saoudite : 18,4 millions de tonnes sur les dix mois de l’année budgétaire ; la deuxième vague de sanctions américaines renouvelées contre l’Iran à partir du 5 novembre (date butoir) aurait pu être pour Delhi un coup très dur. Les Indiens espéraient que s’ils transigeaient sur le pétrole iranien les Américains agiraient de même quant aux taxes sur l’acier et l’aluminium (25 %) ; les raffineries indiennes ayant déjà commencé à diminuer leur dépendance de Téhéran. Autre espoir, on se souvenait à Delhi que pendant la phase 2012-2015 des sanctions, Washington avait excepté les pays réduisant leurs importations à un rythme de 20 % tous les six mois ; d’autant que les Indiens achètent de plus en plus de pétrole en Amérique, 800 % de plus en mai 2018 par rapport à la même période en 2017 et ce malgré les coûts élevés du transport. L’Inde a eu momentanément raison puisqu’elle fait partie des huit pays à dérogation qui peuvent continuer à importer du pétrole et du gaz iranien pour une période évidemment limitée à un maximum de six mois, prenant entre-temps des mesures pour suspendre tout à fait les affaires avec Téhéran [41] . En sens inverse, Téhéran et Delhi réfléchissaient, compte tenu des sanctions qui s’annonçaient, à un retour au vieux régime commercial d’un paiement de 55 % en euros à travers la Halk Bank ( siège à Ankara) et à hauteur de 45 % en roupies indiennes sur les comptes de sociétés pétrolières iraniennes à l’UCO Bank d’État (Calcutta). L’Inde aurait selon les médias permis à la banque iranienne (cotée en Bourse) Pasargad de s’installer à Mumbai [42] . Et puis : les Indiens tentent de développer en Iran le port de Chabahar en tant que concurrence (très loin du compte) avec celui de Gwadar ; or Téhéran aurait menacé de geler les investissements indiens à Chabahar en cas d’abandon des importations de pétrole par Delhi. Ce que les Indiens veulent à tout prix éviter, car ils appréhendent le port en tant qu’avant-poste maritime contre l’expansion chinoise dans l’océan Indien ; rien d’étonnant à ce que Delhi présente semblable stratégie comme étant dans l’intérêt des Américains.

    Attention banques publiques ! Apocalypse tomorrow ?

    Encore faut-il pour financer des projets géopolitiques que l’Inde échappe à l’année terrible où son secteur bancaire passe par une crise difficile [43] . Le problème, ce sont les banques publiques (trois quarts des dépôts en Inde). La somme de leurs créances douteuses a dépassé le seuil de 5 % du PIB ; les analystes les estiment à jusqu’à 150 milliards de dollars, soit en moyenne presque 76 % et plus de leurs actifs nets (pour certaines même au-delà). L’exercice annuel (clos fin mars 2018) « n’a rien de glorieux » : 17 des banques publiques indiennes ont accumulé des pertes jusqu’à 11,4 milliards de dollars, dont 8,6 rien que pour le dernier semestre. Si le taux de croissance de 7 % attendu s’amoindrissait en cas de crise commerciale ou dans le cadre de l’affrontement monétaire, il y a fort à parier que le pays serait durement touché. D’où la volonté de Narendra Modi de « nationaliser » le problème en faisant supporter la responsabilité à l’ensemble de la population via l’impôt. Mais la Reserve Bank of India (RBI) veille : 11 des 22 banques publiques sont interdites d’emprunts ; l’Industrial Development Bank of India (IDBI) a dû fusionner avec la Life Insurance Corporation of India afin de renforcer son capital. Cela ne résoudra pas le problème. La loi qui devait apporter une solution aux erreurs d’octroi de crédit accumulées pendant des années vient d’être retirée par le gouvernement ; il reste donc difficile de se séparer de crédits en souffrance ou de vendre les instituts publics ; la création de nouvelles banques privées est pratiquement impossible faute de cadre légal. Si venait à se produire en Inde un Lehman Brothers les épargnants indiens, dont le seul espoir réside dans la relativement faible internationalisation du marché, ne seraient pratiquement pas garantis. En outre, dès lors que les banques publiques ont démesurément accordé des prêts, elles ne s’y risquent plus pour éviter de nouvelles erreurs techniques ; le manque d’investissements pèse sur l’économie indienne depuis des années. Une charge qui serait encore plus lourde en cas d’affaiblissement mondial de la croissance. La question, stratégique, de la consolidation du secteur bancaire public, comptera à coup sûr aux élections de 2019.

    PS Passionnante réflexion d’Alain Lamballe (cf. infra) : « Le sort de la partie du Cachemire sous administration indienne pourrait bien se décider par la démographie » [44] , le taux de natalité des musulmans s’accroissant massivement dans la vallée de Srinagar : plus de 99,1 % de la population et doublement des naissances de 2001 à 2011 (les deux recensements indiens), ce qui favorise un déplacement de musulmans vers le Jammu à majorité hindoue ou le Ladakh où les bouddhistes sont maintenant minoritaires ; le Jammu reste majoritairement hindou, mais avec une augmentation du nombre de naissances de 19 % – ce qui est beaucoup – sans commune mesure avec le nombre de naissances musulmanes. Enjeu de ce mouvement démographique délibéré du point de vue des séparatistes et de la communauté musulmane : le rattachement au Pakistan, voire – solution préférée et incluant la partie du Cachemire sous administration de l’Inde – l’indépendance. Cependant, poursuit Lamballe : outre les Indiens hostiles aux deux éventualités et les Pakistanais qui s’opposent à l’indépendance, « La Chine souhaite avant tout maintenir le statu quo qui lui assure un libre passage entre le Xinjiang et le Baloutchistan » ; un Cachemire indépendant aurait qui plus est deux conséquences extrêmement négatives pour Pékin : un blocus possible de l’axe de transit en direction de la mer d’Arabie ; un « foyer d’islamisme militant pouvant se répandre parmi les Ouïghours du Xinjiang ».

    Carte n° 1  –  La forme de l’Inde d’après des documents anciens

    Source : Élisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, op. cit., p.23

    Carte n° 2  –  La carte de l’Inde selon Varahamihira

    Source : Ibid., p.24

    Carte n° 3  –  États et territoires de l’Inde

    Source : The Primary School Atlas of Mauritius, 4th Edition, Osman Publishing, Maurice, 2017.

    Carte n° 4  –  Voie ferrée en projet Chine-Népal

    Source : Tahchi Belgacem


    Notes de l'article

    [1]   Élisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle , Paris, Librairie Hachette et C ie , 1883, p. 22.

    [2]   Mahābhārata, Bhishma Parva , stances 1 à 494.

    [3]   Colebrooke ; – Wilford ; – Cunningham, The ancient Geography of India .

    [4]   Muir, Original Sanskrit texts on the Religion and Institutions of India , vol.1.

    [5]   Cf. Guillaume Poingt ( AFP , Reuters ), « Puissance économique : la France dépassée par l’Inde dès 2018 », lefigaro. fr , www.lefigaro.fr/conjoncture/2017/12/26/20002-20171226ART...puissance-economique-la-france-depassee-par-l-indedes-2018.php [2 novembre 2018], note de recherche du Centre for Economics and Business Research (Cebr) de Londres.

    [6]   « Stahlkonzerne wittern Chancen in Indien Übernahmefieber im asiatischen Wachstumsmarkt », FAZ , 29 décembre 2017.

    [7]   Cf. « ArcelorMittal poursuite ses emplettes avec l’indien Essar Steel », L’Usine Nouvelle , l’express L’Expansion , « ArcelorMittal et Nippon Steel rachètent l’indien Essar Steel », 26 octobre 2018, avec Reuters (Promit Mukherjee à Bombay, Yuka Obayashi à Tokyo, Tanvi Mehta à Bangalore et Claude Chendjou pour le service français), www.usinenouvelle.com/article/arcelormittal-et-nippon-steel-retenus-en-vue-de-la-reprise-d-essar.N761299 [2 novembre 2018] ; LEXPRESS. fr avec AFP , 26 octobre 2018, https//lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/arcelormittal-et-nippon-steel-rachetent-lindien-essar-steel_2044602.html [2 novembre 2018].

    [8]   Cf. Tanya Thomas, « Tata Steel buys Bhushan Steel, to settle dues of Rs35,200 crore », livemint , 18 mai 2018, www.livemint.com/Companies/zQj1nAquZndCvPoûbaMCeO/Tata-Steel-unit-completes-acquisition-of-Bhushan-Steel.html [2 novembre 2018].

    [9]   Cf. Vatsala Gaur, « JSW Steel to merge Monnet Ispat with itself », The Economic Times , 2 novembre 2018, economictimes.indiatimes.com/industry/indl-goods/svs/steel...yes-turnaround-of-monnet-ispat-in-a-year/articleshow/65119679.cms [2 novembre 2018].

    [10]   Cf. Jyoti Mukul, « Vedanta enters steel with acquisition of Electrosteel Steels, to hold 90 % », Business Standard , 5 juin 2018, www.business-standard.com/article/companies/vedanta-enters...acquisition-of-electrosteel-steels-tohold-90-118060401085_1.html [3 novembre 2018].

    [11]   « Bündnis mit Tata öffnet Weg für neue Thyssen-Strategie », FAZ , 2 juillet 2018 : avec synergies de 400 à 500 millions d’euros par an ; mais disparition de 4 000 emplois (dont la moitié en Allemagne) sur 48 000 sur l’ensemble ; Wolfgang Rattay, « Sidérurgie : l’allemande Thyssenkrupp et l’indien Tata fusionnent leurs activités », RFI , 30 juin 2018, www.rfi.fr/economie/20180630-siderurgie-allemand-thyssen-usionnent-leurs-activites-?&_suid=15411877880830936033099656924 6> [2 novembre 2018].

    [12]   Cf. Marjorie Cessac, « Cette SSII indienne qui pèse 100 milliards de dollars en bourse », LesEchos.fr , 25 avril 2018, www.lesechos.fr/20/04/2018/lesechos.fr/0301604693382_cette-ssii-indienne-qui-pese-100-milliards-de-dollars-enbourse.htm [2 novembre 2018] ; « Indischer Konzern steigt in den Börsenolymp auf », FAZ , 24 avril 2018.

    [13]   Sur les représentations indiennes du fascisme et du national-socialisme, l’ouvrage essentiel reste Maria Framke, Delhi-Rom-Berlin Die indische Wahrnehmung von Faschismus und Nationalsozialismus 1922-1939 , Veröffentlichungen der Forschungsstelle Ludwigsburg der Universität Stuttgart, vol. 21, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2013.

    [14]   Cf. Till Fähnders, « Der säkulare Staat », Frankfurter Allgemeine Zeitung ( FAZ ), 14 août 2017.

    [15]   Cf. Alessandra Muglia, « Il Taj Mahal scompare dalle guide La censura indù sul tesoro moghul Per i nazionalisti il capolavoro d’arte islamica non rappresenta l’India », Corriere della Sera , 6 octobre 2017.

    [16]   Cf. Alessandra Muglia, « India, la statua più alta del mondo », Corriere della Sera , 27 décembre 2016 ; « La plus grande statue du monde sort de terre », ouest france , 23 mars 2018, <. ouest-france.fr/leditiondusoir/...reader.htm# ... Pour l’âpre débat avec l’État du Maharashtra sur la faisabilité du projet, voir vice-amiral I. C. Rao, « Plan for Shivaji Statue off Mumbai’s Coast Has Major Technical and Safety Issues The government hasnt’ carried out a feasibility study as part of its preparations for creating the world’s tallest statue », The Wire , 16 juillet 2018, thewire.in/government/ chhatrapati-shivaji-statue-mumbai-coas [31 octobre 2018] ; « Work on Shivaji statue likely to start within two months », the Hindu , 22 août 2018, www.thehindhu.com/news/cities/mumbai/work-on-shivaji-statue-likely-to-start-within-twomonths/article24747754.ece [31 octobre 2018] ; et en plus cocasse, pour arriver précisément à 212 mètres, « Shivaji memorial : Maharashtra govt now plans shorter statue, longer sword », The Times of India , 17 juillet 2018, timesofindia. indiatimes.com/city/mumbai/shivaji-memorial-...vt-now-plans-shorter-statue-longer-sword/articleshow/65024677.cms [31 octobre 2018]. Le projet remontant à 1996 – Shiv Sena, armée de Shiva, ultradroite et BJP – aurait cependant été repris en 2004 par le Parti du Congrès et le Nationalist Congress Party, NCP), cf. Vishwas Waghmode, « Chhatrapati Shivaji Maharaj Memorial : Project originally proposed at Goregaon Film City in 1996 by Shiv Sena-Bjp govt », The Indian Express 31 octobre 2018, indianexpress.com/article/cities/mumbai/project-originally...osed-at-goregaon-film-city-in-1996-by-shiv-sena-bjp-govt-5424432/ [31 octobre 2018].

    [17]   Cf. Cyrille Louis, « L’Inde inaugure la plus grande statue au monde », Le Figaro , 1 er  novembre 2018 ; Till Fähnders, « Eiserner Mann Indiens », FAZ , 1 er  novembre 2018.

    [18]   Cf. Till Fähnders, « Der Hindu-Vatikan », FAZ , 6 décembre 2017.

    [19]   Cf. Raju Gopalakrishnan, « Journalists intimidated for Modi criticism », Bangkok Post , 29 avril 2018.

    [20]   Cf. Till Fähnders, « Eine digitale Flut von Lügen », FAZ , 21 juillet 2018.

    [21]   Cf. Mohammed Ayoob, « Is this the Beginning of Modi’s End ? », The National Interest , 13 juin 2018, nationalinterest.org/feature/the-beginning-modis-end26249 ...[27 juillet 2018] ; Manjunath Kiran/ AFP , « Inde : les élections au Karnataka ouvrent une brèche pour l’opposition », RFI , 20 mai 2018, www.rfi.fr/asie-pacifique/20180520-Inde-elections-karnat...ne-breche-opposition-modi?&_suid=153287834208404852370435837656 [29 juillet 2018].

    [22]   Cf. Guido Santevecchi, « Il mondo (ri) visto dalla Cina », Corriere della Sera , 20 février 2017.

    [23]   Cf. Emmanuel Derville, « Au Pakistan la Chine déroule son plan Marshall De l’Himalaya à la mer d’Arabie, des milliers d’ouvriers chinois bâtissent un corridor stratégique », Le Figaro , 3 août 2017.

    [24]   Cf. Khurram Husain, Exclusive : CPEC master plan revealed , Dawn , 15 mai 2017/21 juin 2017, www.dawn.com/news/1333101 [27 juillet 2018] en deux versions : l’une, complète, due à la National Development and Reform Commission of the People’s Republic of China et à la China Development Bank , de décembre 2015, 231 p. ; l’autre, abrégée, du 22 février 2017, 30 p. ; excellent résumé dans Christophe Hein, « Volksrepublik Pakistan », FAZ , 20 mai 2017.

    [25]   Cf. Till Fähnders, « Tektonische Verschiebungen », FAZ , 3 janvier 2018 ; Guido Santevecchi, « Quel treno per Kathmandu La linea dalla Cina al Nepal che passerà sotto l’Everest Si farà la ferrovia strategica per Xi. L’India osserva con sospetto », Corriere della Sera , 24 juin 2018.

    [26]   Cf. Kiran Stacey, « China signs 99-year lease of Sri Lanka’s Hambantota port Critics denounce move as en erosion of country’s sovereignty », Financial Times , 11 décembre 2017, www.fr.com/content/e150efûc-de37-11e7-a8a4-0a1e-63a52f9c [2 novembre 2018]. Voir néanmoins l’affrontement entre les deux « tigres », l’ex-président et ancien « homme fort » Mahinda Rajapakse (énergiquement pro-chinois) remis en selle de façon surprenante par son successeur Maithripala Sirisena le 26 octobre 2018 en tant que Premier ministre et Ranil Wickremesinghe, l’ex-titulaire de la charge, qui s’était employé à améliorer les relations avec l’Inde, le Japon et l’Occident (différences d’appréciation avec le président quant aux projets indiens d’infrastructures et incrimination des services de renseignement indiens qui auraient planifié l’assassinat de Sirisena avec la participation d’un membre de l’ex-cabinet ?), Till Fähnders, « Kein Platz für zwei Tiger », FAZ , 2 novembre 2011. Revirement à la mi-décembre 2018, Wickremesinghe qui avait refusé d’abandonner son poste après son limogeage y est de nouveau installé.

    [27]   Cf. Rajeev Ranjan Chaturvedy, CO17005 | « China’s Strategic Access to Gwadar Port : Pivotal Position in Belt and Road », RSIS, Nayang Technological University (Singapour), www.rsis.edu.sg/rsis-publication/isis/co17005-chinas-strategic-access-to-gwadar-port-pivotal-position-in-belt-and-road/ [27 juillet 2017] : le « joyau de la couronne du CPEC » ; la Chine s’en est assuré le contrôle pour 40 ans ; les visites requièrent non seulement un visa pakistanais mais une autorisation de Pékin ; l’auteur insiste délibérément sur le caractère limité des bénéfices économiques du port qui ne saurait devenir un hub avec le golfe Persique et servir de route alternative au détroit de Malacca (le pipeline proposé entre Gwadar et Kachgar n’étant en outre pas viable sur les plans financier et géographique).

    [28]   Cf. Bill Gertz, « China building military base in Pakistan », Washington Times, 3 janvier 2018, www.washingtontimes.com/news/2018/jan/3/china-plans-pakistan-military-base-at-jiwani/ [7 août 2018].

    [29]   Cf. Stephen Chen, « China’s underwater surveillance network puts targets in focus along maritime Silk Road », South China Morning Post , 31 décembre 2017, www.scmp.com/news/china/diplomacy-defence/article/2126296/chinas-underwater-surveillance-network-puts-enemies [7 août 2018] ; « Peking greift nach dem Indischen Ozean », FAZ , 20 janvier 2018

    [30]   Cf. Samir Saran, « Wahhabism, meet Han-ism : CPEC betokens China’s search for lebensraum in Pakistan and Pakistan occupied Kashmir », The Times of India , 12 mai 2017, blogs.timesofindia.indiatimes.com/toi-edit-page/wahhabism-m...-search-for-lebensraum-in-pakistan-and-pakistan-occupied-kashmir/ [8 juin 2017].

    [31]   « Ringen um Einfluss im Indischen Ozean », FAZ , 2 septembre 2017.

    [32]   « Indien sucht die Annäherung an Südostasien », FAZ , 5 février 2018.

    [33]   Cf. Till Fähnders, « Vier gegen China », FAZ , 5 février 2018.

    [34]   Cf. Pramit Pal Chaudury, « Review : India Turns East : International Engagement and US-China Rivalry by Frederic Grare », hindustantimes , 27 avril 2018, www.hindustantimes.com/books/review-india-turns-east-inte...china-rivalry-by-frederic-grare/story-TwGNrTQVcVd0HyGUnanxtl.html [29 juillet 2018].

    [35]   Cf. Vishakha Saxena, Aritry Das, « Frequent flier Modi goes missing on key issues at home », Asia Times , 28 juin 2018, www.atimes.com/article/modi-pm-as-constant-traveler-and-relentless-campaigner/ [28 juillet 2018].

    [36]   « PM Narendra Modi back after 2-day China visit », The Economic Times , 28 avril 2018, https//economictimes.indiatimes.com/news/politics-and-nations/pm-narendra-modi-back-after-2-day-china-visit/articleshow/63954291.cms [6 août 2018] ; Patrick Saint-Paul, « Chinois et Indiens tentent de doper leur coopération économique », Le Figaro , 15 mai 2015 ; « China und Indien schliessen Verträge », FAZ , 18 mai 2015 : accord en 2014 quant à un montant de plus de 20 milliards de dollars sur cinq ans lors d’une visite du président Xi Jinping. Ceci bien que les Indiens veuillent se protéger du dumping chinois et même si des partisans étroits du gouvernement réclament un boycott de ces importations, cf. Christoph Hein, « Inder wehren sich gegen Billigimporte aus China », FAZ , 8 novembre 2017.

    [37]   Cf. Ankit Panda, « The Political Geography of the India-China Crisis at Doklam », The Diplomat , 13 juillet 2017, AFP , « Une route militaire au centre de tensions entre la Chine, l’Inde et le Bhoutan », rfi , 30 juin 2017, www.rfi.fr/asie-pacifique/20170630-Inde-chine-bhoutan-te...ons-plateau-doklam-route?&_suid=153288190030405861108275130391 [29 juillet 2018] ; Till Fähnders, « Zwei Tiger sind einer zu viel », FAZ , 17 août 2017.

    [38]   Cf. Rémi Perelman, « Inde-Chine Réchauffement en avril, et alors ? », Lettre confidentielle Asie-21-Futuribles n° 117, mai 2018.

    [39]   Cf. Emmanuel Derville, « L’Inde premier bénéficiaire de la BAII, banque créée par la Chine », Le Figaro , 26 mars 2018.

    [40]   Voir Alain Lamballe, « Inde-États-Unis-Israël Refroidissement dans les relations de l’Inde avec les États-Unis et Israël », Lettre Confidentielle Asie21-Futuribles n° 113, janvier 1918 ; Stuart Winner et Times of Israel Staff, « Plusieurs pays arabes se disent peu satisfaits de la réponse de l’Inde suite à la déclaration de Trump », The Times of Israel , 18 décembre 2017, fr.timesofisrael.com/plusieurs-pays-arabes-se-disent-peu-satisfaits-de-la-reponse-de-linde-suite-a-la-declaration-de- trump/ [6 août 2018].

    [41]   Cf. Francesco Basso, Viviana Mazza, « Sanzioni Usa all’Iran Deroghe per otto Paesi C’è anche l’Italia Escluse della stretta che coinvolge gran parte della UE », Corriere della Sera , 3 novembre 2018 ; « US agrees to grant India waiver from Iran oil sanctions : Report », Livemint , 2 novembre 2018, www.livemint.com/Politics/YjSKt28LagVK9iyF8h062L/US-agrees-to-grant-India-waiver-from-Iran-oil-sanctions-Rep.html [4 novembre 2018] : autres pays parmi les privilégiés le Japon, la Corée du Sud, la Chine (en discussion sur les modalités), Taïwan, la Turquie, l’Italie et la Grèce.

    [42]   « Indien gerät wegen Nähe zu Iran unter Druck », FAZ , 20 juillet 2018 : la Parsian Bank suivrait ainsi que la Saman Bank avec une représentation.

    [43]   Cf. Marjorie Cessac, « Annus horribilis pour les banques publiques indiennes », Les Echos , 29 mai 2018, www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/030173...nnus-horribilis-pour-les-banques-publiques-indiennes-2179618.php [3 août 2018] ; « Indiens Banken suchen Wege aus der Krise », FAZ , 1 er  août 2018 ; Emmanuel Derville, « En Inde, la chute de la roupie inquiète les pouvoirs publics », Le Figaro , 15 septembre 2018 ; « Indien sucht nach Puffern gegen die Krise der Rupie », FAZ , 17 septembre 2018. Et « Hindhu-Nationalisten attackieren Indiens Notenbank », FAZ , 2 novembre 2018 pour l’opposition de plus en plus rude entre le gouvernement et la Reserve Bank of India .

    [44]   Cf. Alain Lamballe, « Inde La démographie, reine des batailles au Cachemire », Lettre confidentielle Asie21-Futuribles n° 109, septembre 2017.

    [45]   Cf. RFI , Reuters /Adnan Abidi, « Inde : le parti du Congrès revient au pouvoir dans plusieurs fiefs du BJP de Modi », 11 décembre 2018, www.rfi.fr/asie-pacifique/20181211-inde-le-parti-congres-...r-plusieurs-fiefs-bjp-modi?&_suid=1544701167616067105086124502012 [13 décembre 2018].

    [46]   Cf. Soutik Biswas, « India elections : Setback for Modi’s BJP in three key states », BBC News , 11 décembre 2018, www.bbc.com/news/world-asia-india-46517936 [13 décembre 2018].

    [47]   Cf. Till Fähnders, « Ein Lebenszeichen der Gandhi-Dynastie Indiens Premierminister Modi erlebt Rückschlag bei Regionalwahlen », FAZ , 12 décembre 2018.

    1 La nature de Bharat

    L’échec des hérodiens en Inde ?

    Nunziante  Mastrolia

    Professeur associé à l’Université LUISS Guido Carli

    Traduit de l’italien par

    Gerz  Reich

    De ne tenir compte que des forces de nature politique, économique, militaire et technologique, les analystes des scénarios internationaux risquent de ne pas saisir un aspect très important et utile pour comprendre ce qui se passe actuellement.

    D’autres forces puissantes, de fait, sont à l’œuvre. Des forces de nature culturelle, psychologique et sociale qui sont en train de conditionner en profondeur des pays comme la Russie, la Turquie, la Chine et récemment aussi l’Inde.

    Pour chercher à comprendre la nature et l’orientation de ces forces, il faut nécessairement se référer aux réflexions du grand historien britannique Arnold J. Toynbee et à ses études sur l’affrontement des civilisations, soit celui entre le monde et l’Occident, « l’événement capital de l’histoire moderne » [2] .

    Mais il convient avant tout d’appréhender, même de façon très rapide, les raisons du miracle occidental. Il peut sembler qu’il s’agisse d’un question d’une complexité unique, or ce n’est pas le cas : depuis que le voile de brume du marxisme a été balayé, il est plutôt facile d’y répondre.

    La cause du miracle occidental se trouve dans la création – longue, lente et laborieuse – d’une structure institutionnelle particulière (phénomène déjà clair pour Polybe, puis pour Machiavel) qui a bridé l’arbitraire du pouvoir et protégé par la force du droit les libertés individuelles et l’autonomie du marché comme de la société civile à côté de l’État. Pareilles libertés et autonomies ont permis aux individus de donner libre cours à leur créativité, à leurs ambitions, à la libre quête du bonheur. Ce qui signifie que la source de la richesse occidentale, à rebours de la dyade marxienne, est due à une superstructure institutionnelle laquelle a protégé et nourri la liberté et avec elle la créativité et l’intelligence des êtres humains.

    À partir de la seconde moitié du XVe siècle, donc, les pays d’Europe occidentale commencent à rompre les frontières à l’intérieur desquelles ils étaient restés confinés pendant des siècles et à déborder dans tous les coins de la planète.

    En effet la civilisation occidentale est « dotée d’un puissance radioactive hors du commun » qui « a littéralement assailli les autres civilisations, les plaçant devant le choix dramatique d’être inondées ou bien de rester dans un état de siège lamentable » [3] . Elle contraint « toutes les autres civilisations à répondre d’un manière ou d’une autre au défi, sous peine de dégradation au rang de colonie » [4] .

    Confrontées au choix entre la mimétisation de la civilisation occidentale et , les sociétés traditionnelles peuvent réagir pour l’essentiel de deux manières. Peut émerger un « parti hérodien », c’est-à-dire celui de ceux qui assument une posture opposée à celle des « zélotes » : plutôt que de refuser obstinément la civilisation externe, les « hérodiens » se font les partisans d’une acculturation intentionnelle et programmée. Afin d’empêcher la colonisation imposée, ils s’évertuent à stimuler une sorte de d’autocolonisation » [5]  contrôlée. Ce fut l’expérience de l’Empire chinois dans la seconde moitié du XIXe siècle : en vertu du principe « le savoir occidental comme moyen, le savoir traditionnel comme fondement », les Chinois tentèrent de greffer en fonction subordonnée sur le corps de la tradition impériale certains éléments de la civilisation occidentale pour renforcer leur pays et le mettre en état de chasser les envahisseurs, soit les Occidentaux. Rien d’étonnant à ce que l’expérience chinoise ait pris le nom de Mouvement d’auto-renforcement.

    À cet égard Toynbee écrit : « Hérodien est qui agit en vertu du principe que le moyen le plus efficace de se préserver du danger de l’inconnu est de s’emparer de son secret : quand l’hérodien se trouve confronté à un adversaire plus hautement habile et mieux armé, il répond en mettant de côté ses méthodes de guerre traditionnelles et en apprenant utiliser contre l’ennemi les mêmes armes et la même tactique » [6] . Le zélote, au contraire, « tente de se guérir par le passé, telle une autruche qui veut se cacher de son poursuivant en mettant sa tête dans le sable » [7] .

    Une civilisation qui s’engage dans la voie hérodienne, donc, tente la greffe de ces éléments de l’autre culture considérés comme utiles parce qu’apparaissant comme le « secret de sa puissance » [8] , nécessaires pour souder et renforcer sa propre culture de sorte à l’emporter sur la culture extérieure : il s’agit d’une tentative d’acculturation contrôlée qui a pour fin de réagir et de vaincre la culture allogène.

    Cela dit il convient de se demander quel est le meilleur choix, l’hérodien ou chinois ? Pour ce faire il faut se référer à la troisième loi sur l’agression culturelle élaborée par Toynbee ; elle part du point de vue suivant : « La vérité, c’est que toute civilisation historique forme un tout organique dont toutes les parties sont interdépendantes...» [9]  ; « Si un élément est détaché d’un ensemble culturel et introduit dans une société étrangère, cet élément détaché sera susceptible d’entraîner à sa suite les autres éléments de l’ensemble. Ainsi l’ensemble détruit tend à se reconstituer dans ce nouveau milieu où l’un de ses éléments a déjà pris racine » [10] . En outre, « une fois mis en branle, le processus d’acculturation ne peut être arrêté et les tentatives du fait des agressés de le freiner n’ont d’autre résultat que de rendre la chose encore plus déchirante »

    C’est la loi d’« une chose en amène une autre » selon Toynbee ; de fait le processus « ne [s’arrêtera] que quand tous les éléments essentiels de la société radioactive seront implantés dans la société agressée parce que c’est seulement ainsi que la société occidentale peut fonctionner parfaitement » [11] .

    Un mécanisme décrit entre autre par Marx dans le Manifeste quand il écrit que la bourgeoisie, c’est-à-dire le capitalisme, « contraint toutes les nations à adopter les formes de production bourgeoises si elles ne veulent pas périr ; elle les contraint à introduire dans leurs pays la soi-disant civilisation, soit à se faire bourgeois. En un mot, elle se crée un monde à son image et à sa ressemblance » [12] .

    Les conséquences d’un tel processus de transfert ne sont pas négligeables. En fait, dans les sociétés traditionnelles domine une Tradition perçue comme sacrée et immuable, en mesure de dominer tous les aspects de la vie des individus. Pour autant, si on accepte qu’un seul et unique élément de la culture occidentale pénètre à l’intérieur d’une société traditionnelle, cet élément une fois greffé sur cette dernière aura besoin de tous les autres éléments qui composent la culture d’où il provient. Ce qui signifie que la société occidentale devra se substituer à tous les aspects de la vie traditionnelle. De telle sorte que le destin de cette Tradition, sacrée et immuable, laquelle modèle les vies des individus est signé : elle sera ramenée au rang d’un folklore à usage des touristes. Ce qui peut provoquer un énorme drame existentiel, une profonde désorientation chez ceux qui sont contraints de subir ce processus.

    Si les choses sont ainsi, il est évident que selon les réflexions de Toynbee toute tentative de contrôler la transfusion d’éléments de la civilisation occidentale à l’intérieur d’une civilisation traditionnelle est destinée à l’échec, du moment où ce processus, une fois activé, aura pour fin et sens uniques l’abandon total par le pays hôte de sa propre civilisation et l’adoption in toto de la civilisation occidentale. Et ce parce que la modernisation culturelle et institutionnelle suit comme son ombre la modernisation économique et technologique. Pour le dire en d’autres termes : s’ils veulent les richesses et les prodiges de l’Occident, les pays en voie de développement sont contraints d’adopter aussi ses institutions et ses libertés, soit (cf. supra) la vraie source de la richesse et du progrès occidentaux.

    Paradoxe donc : l’expérimentation hérodienne (« le savoir occidental comme moyen, le savoir traditionnel comme fondement ») est destinée à l’échec ; plus cohérent le choix de celui qui ferme hermétiquement ses frontières et empêche l’activation du processus de transfusion selon la loi d’« une chose en amène une autre ».

    Aujourd’hui différents pays en voie de développement comme la Turquie, la Chine et la Russie se sont engagés, bien que dans des phases diverses, sur la voie hérodienne, soit un processus contrôlé de transfusion économique et technologique, pensant que ce serait la route la plus sûre pour jouir de tous les résultats de l’Occident sans pour autant abandonner leur propre identité culturelle et ramener à du folklore leur propre Tradition. C’était se tromper : les richesses et les technologies occidentales ne peuvent exister sans les libertés occidentales, et ces dernières ne peuvent perdurer sans les institutions démocratiques ; mais en même temps les institutions démocratiques ne fonctionnent qu’en défendant les minorités, ce qui veut dire qu’aucune vision du monde, qu’elle soit de nature politique, religieuse ou philosophique, n’est supérieure aux autres. En d’autres termes, la défense des minorités implique le pluralisme et le pluralisme est l’ennemi mortel de tout dogme, donc incompatible avec la Tradition sacrée sur laquelle se fonde toute société traditionnelle.

    Quand une partie du monde politique chinois, russe et turc a compris que l’ouverture à l’Occident afin de pouvoir fonctionner impliquait la transplantation in toto à l’intérieur des partis en question non seulement du marché, mais aussi de la démocratie, du pluralisme politique et religieux, sans compter la primauté du droit sur l’arbitraire du pouvoir, donc l’abandon des institutions traditionnelles de l’antique despotisme asiatique, ils ont inversé la route et recommencé à nourrir les vieux rêves du passé. D’où la restauration néo-ottomane d’Erdoğan, celle néo-tsariste de Poutine et celle néo-impériale de Xi Jinping. Pour résumer, ces pays ont abandonné le processus de modernisation et de sécularisation dans lequel ils s’étaient engagés et qui les avait menés vers la société ouverte de Popper ; ils ont fait marche arrière et sont retournés à la société fermée dans laquelle ils avaient vécu pendant des siècles. Ce qui veut dire que les dérives autocratiques ne signifient rien d’autre que l’échec des hérodiens et donc l’impossibilité de faire coexister les sociétés traditionnelles avec le caractère radioactif et intimement anarchique de la société libérale occidentale.

    Et l’Inde ? On oublie souvent que l’Inde moderne naît justement du refus du processus de modernisation et de sécularisation que la colonisation anglaise avait importé. Ce n’est pas un hasard si figure au centre du drapeau de l’Union indienne un rouet symbolisant l’objectif de Gandhi : pousser les Indiens à l’autosuffisance en fabriquant leurs propres tissus afin de rendre indépendante l’Inde de l’économie moderne et de l’industrie textile occidentale. « Gandhi vit (c’est Toynbee qui parle) qu’une myriade de fils de coton poussé en Inde mais qui avaient été filés dans le Lancashire et ensuite tissés pour servir de vêtements aux Hindous risquaient de lier inextricablement l’Inde dans un réseau de toiles d’araignée qui l’emprisonnerait aussi sûrement que des chaînes Il vit que si les Hindous continuaient de porter des vêtements faits en Occident avec des machines occidentales, ils en viendraient bientôt à utiliser dans le même but les mêmes machines occidentales. D’abord ils importeraient d’Angleterre des métiers mécaniques ; puis ils apprendraient à les construire eux-mêmes ; ensuite ils quitteraient leurs champs pour aller travailler dans les filatures et les fonderies indiennes ; et quand ils auraient pris l’habitude de travailler comme les Occidentaux, ils prendraient vite l’habitude d’occuper leurs loisirs à des distractions occidentales, le cinéma, les courses de lévriers, et le reste ; bientôt leur âme même deviendrait occidentale et ils ne sauraient plus être des Hindous ». Une chose en amène une autre, voilà tout.

    Et Toynbee de poursuivre : « En une vision prophétique, le Mahatma voyait cette petite graine de coton devenir un arbre énorme dont les branches jetteraient leur ombre sur toute la péninsule ; et le prophète hindou fit appel à ses compatriotes pour sauver leurs âmes en abattant cet arbre trop encombrant. Il leur donna l’exemple en consacrant chaque jour quelques heures par jour à filer du coton hindou, avec les vieilles méthodes hindoues, pour fabriquer des vêtements qui seraient portés par des Hindous ; il pensait que le seul moyen d’empêcher la civilisation hindoue de s’occidentaliser complètement était de rompre les liens économiques qui étaient en train de se former entre l’Inde et l’Occident ».

    Le même Gandhi cependant qui emmena l’Inde vers l’occidentalisation politique la plus poussée, soit la constitution d’un État moderne unitaire et autonome, ne fut pas en mesure de bloquer la loi d’« une chose en amène une autre » en engageant « ses disciples à le suivre sur la voie de l’austérité économique rigide afin de préserver l’indépendance culturelle indienne » [13] .

    À la lumière de ce qui précède il est clair que la voie indiquée par Gandhi à l’Inde moderne était celle des zélotes. Une voie immédiatement abandonnée par Nehru lequel imposa au pays une voie hérodienne faite de modernisation et, bien qu’avec

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