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Quand on n'a que l'austérité: Abolition et permanence du politique dans les discours de crise en Italie et en Espagne (2010-1013)
Quand on n'a que l'austérité: Abolition et permanence du politique dans les discours de crise en Italie et en Espagne (2010-1013)
Quand on n'a que l'austérité: Abolition et permanence du politique dans les discours de crise en Italie et en Espagne (2010-1013)
Livre électronique481 pages6 heures

Quand on n'a que l'austérité: Abolition et permanence du politique dans les discours de crise en Italie et en Espagne (2010-1013)

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À propos de ce livre électronique

Une étude des discours d'austérité tenus pendant la crise financière, leurs contradictions et leurs écueils.

À travers l’étude des contradictions et des écueils du discours d’austérité (pendant la crise 2010-2013), l’ouvrage livre un éclairage nouveau sur la crise de légitimité et sur les transformations des lignes d’affrontement politique que traversent les démocraties européennes.

De nombreux pays, quelle que soit leur orientation idéologique, ont adopté des plans d’austérité budgétaire drastiques sous la pression des marchés financiers et de ladite « Troïka ». Découvrez un éclairage nouveau sur la crise et sur les transformations des lignes d'affrontement politique en Europe.

EXTRAIT

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la raison d’être de cet ouvrage. Celui-ci s’intéresse aux questions que soulèvent, d’une part, la succession de plans d’austérité menés par des gouvernements différents au Sud du continent (Grèce, Italie, Espagne, Portugal) et, d’autre part, leur ralliement explicite au credo thatchérien d’après lequel « il n’y a pas d’alternative ». Ce ralliement est-il effectivement absolument général, ou les gouvernements conservent-ils une certaine marge discrétionnaire dans la conduite des politiques économiques ? Cette convergence ne concerne-t-elle que le contenu des mesures adoptées, que les différents acteurs politiques justifient de façon différente, ou se marque-t-elle jusque dans le langage employé par les uns et les autres ? Comment l’expliquer, comment l’interpréter ? Quelle signification politique lui accorder ? Et qu’implique une telle convergence pour la démocratie et ses perspectives au sein de la zone euro ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Arthur Borriello est docteur en science politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB), au Centre d’étude de la vie politique (CEVIPOL) et collaborateur scientifique du Fonds national de la Recherche Scientifique (F.R.S.- FNRS). Après des recherches sur la gestion politique de la crise économique de la zone euro, il s’intéresse à présent à l’émergence et au renforcement de mouvements populistes en Europe du Sud. Il a travaillé en tant que chercheur visiteur dans plusieurs institutions étrangères, dont l’University of Cambridge et le City College of New York.
LangueFrançais
Date de sortie29 avr. 2019
ISBN9782800416519
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    Aperçu du livre

    Quand on n'a que l'austérité - Arthur Borriello

    Introduction

    En pleine crise économique et politique de la zone euro, le ministre allemand de l’économie, Wolfgang Schäuble, voit visiblement d’un mauvais œil l’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce¹ et déclare à propos du processus de négociation autour de la situation grecque qu’on « ne peut pas laisser des élections changer quoi que ce soit »². Cette affirmation, très représentative des dynamiques politiques que l’on a pu observer durant la crise, heurte de plein fouet la place qu’occupent la politique et la démocratie dans notre imaginaire, en tant que citoyens comme en tant que politistes. Principe majoritaire ou principe proportionnel, logique d’alternance ou logique de coalition, l’idée même de démocratie n’a de sens que si des options différentes se confrontent, que ce soit pour conduire au triomphe de l’une ou pour atteindre un compromis âprement négocié : « La démocratie dépend du choix. Les citoyens doivent être en mesure d’influencer le gouvernement à travers les élections. Si un changement de gouvernement ne peut pas se traduire par une politique différente, la démocratie est affaiblie »³ (Streeck & Schäfer, 2013 :1). En outre, avec l’institutionnalisation du clivage entre capitalistes et travailleurs au cours du XXe siècle, cet imaginaire démocratique s’est retrouvé étroitement associé avec la confrontation d’options ← 9 | 10 → différentes en matière économique. Or, c’est précisément ce que l’austérité généralisée, parfois constitutionalisée, nie : la possibilité d’une compétition réglée autour des grandes orientations de la politique économique.

    C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la raison d’être de cet ouvrage⁴. Celui-ci s’intéresse aux questions que soulèvent, d’une part, la succession de plans d’austérité menés par des gouvernements différents au Sud du continent (Grèce, Italie, Espagne, Portugal) et, d’autre part, leur ralliement explicite au credo thatchérien d’après lequel « il n’y a pas d’alternative ». Ce ralliement est-il effectivement absolument général, ou les gouvernements conservent-ils une certaine marge discrétionnaire dans la conduite des politiques économiques ? Cette convergence ne concerne-t-elle que le contenu des mesures adoptées, que les différents acteurs politiques justifient de façon différente, ou se marque-t-elle jusque dans le langage employé par les uns et les autres ? Comment l’expliquer, comment l’interpréter ? Quelle signification politique lui accorder ? Et qu’implique une telle convergence pour la démocratie et ses perspectives au sein de la zone euro ?

    Il faut néanmoins toujours se rappeler, pour paraphraser Carlo Levi, que le présent a un cœur ancien ; après tout, la haine de la démocratie est aussi ancienne que la démocratie elle-même. Elle lui est pour ainsi dire consubstantielle : le fait même de faire du pouvoir politique un lieu vide, débarrassé d’une quelconque allégeance a priori (divine ou autre), revient à laisser toujours ouverte la possibilité du resurgissement d’un pouvoir incarnateur (Lefort, 1986 : 31). Le philosophe-roi platonicien, le monarque de droit divin de Bossuet, le dictateur fasciste ou le technocrate moderne à la recherche de l’optimum parétien, malgré la distance qui les sépare, procèdent tous de la même logique à cet égard : ils refusent que prévale le primat du politique et que règne son chaos, et cherchent donc à le domestiquer sous un principe d’un ordre supérieur. En quelque sorte, on pourrait dire qu’ils incarnent, chacun à leur façon, l’essence paradoxale de l’art politique qui consiste en une forme de « soustraction de soi »⁵ (Rancière, 1998 : 34). Prendre conscience de cette continuité historique dans laquelle s’inscrit la dépolitisation contemporaine des enjeux économiques n’est pas simplement anecdotique ; c’est absolument crucial pour comprendre la signification politique profonde d’un tel processus, pour quitter la surface des évènements et les scruter dans leur principe, dans leurs conditions de possibilité. ← 10 | 11 →

    J’ai toutefois décidé de me pencher sur un objet d’étude tout à fait concret et circonscrit : les discours portant sur les enjeux économiques prononcés par les chefs de gouvernement italien (Mario Monti) et espagnol (José Luis Zapatero et Mariano Rajoy) durant la crise de la zone euro. La question de recherche à laquelle je me suis efforcé de répondre à leur propos fait directement écho aux questionnements que j’ai évoqués ci-dessus : peut-on identifier la présence d’un discours d’austérité, aux caractéristiques communes, par-delà les frontières nationales et partisanes et, si oui, à quoi peut-on l’attribuer ? Pour tenter d’y apporter une réponse satisfaisante, il m’a fallu croiser différentes disciplines et approches (principalement l’économie politique, la théorie politique et l’analyse du discours politique), explorer des enjeux théoriques, ontologiques et épistémologiques ardus (le rapport entre économie et politique, la définition du politique, le statut du langage et de la réalité sociale) et croiser différentes méthodes d’analyse de mon matériau empirique (l’analyse des récits, l’analyse des métaphores et l’analyse lexicométrique). Cela dit, étudier les discours politiques sur l’économie suppose de construire l’objet d’étude à travers, ou autour, de ces trois termes : économie, politique, discours. Avant d’aborder le contexte et la problématique de cette recherche, j’aimerais anticiper quelque peu le développement de mon cadre théorique en proposant quelques remarques préliminaires à propos de ces concepts cardinaux et en évoquant certains enjeux qui sont indispensables pour comprendre la spécificité de ma démarche et sa visée.

    Les sources d’inspiration théoriques : économie politique, théorie politique et analyse du discours

    L’économie politique, contrairement à la science économique, n’envisage pas les facteurs économiques comme des variables intervenant de façon complètement indépendante dans l’explication des crises, mais s’intéresse aux facteurs proprement politiques qui, en dernière analyse, sont toujours indispensables à la compréhension des phénomènes économiques. En d’autres termes, il s’agit d’une démarche de recherche « pour laquelle la politique et l’économique sont vues comme intrinsèquement interdépendantes » et qui postule « que toute distinction entre l’action économique et politique doit être analytique et non pas ontologique » (Hay & Smith, 2018 : 22-25).

    Cette recherche, sans s’inscrire véritablement dans une approche d’économie politique, partage néanmoins avec celle-ci un postulat fondamental et sans équivoque vis-à-vis de l’objet « économie » : elle refuse de le laisser aux seuls économistes. Elle ne considère pas comme allant de soi la constitution de l’économie comme un objet strictement autonome, une sphère d’activité sociale à part entière, prédécoupée par le réel lui-même, et dont les économistes auraient pour mission de découvrir les « lois objectives » qui en régissent le fonctionnement. S’interroger sur l’économie à partir d’un tel point de vue, c’est donc s’intéresser aux relations sociales dans lesquelles elle s’inscrit, aux relations qu’elle entretient avec la sphère d’activité politique, aux conditions historiques de son développement, ainsi qu’aux conditions de possibilité de la constitution de cet objet en tant qu’objet.

    À aucun moment, donc, il ne s’agira ici d’évaluer la validité économique des mesures d’austérité, c’est-à-dire leur efficacité, leur capacité à réaliser les objectifs auxquels ses tenants prétendent – du reste, une vaste littérature particulièrement ← 11 | 12 → indigeste est déjà là pour le faire. Cela aurait encore supposé, en effet, d’adhérer au découpage du réel qui voit dans l’économie l’unique source de ses déterminants et confère ainsi sa légitimité à la discipline qui prétend les étudier ; cela aurait impliqué de souscrire au déterminisme économique contre lequel est justement dirigé l’ensemble de mon raisonnement.

    Les questions que je pose sont d’un autre ordre. Plutôt que d’adopter la conception de l’économie comme objet autonome, je m’intéresse précisément à la constitution de l’économie en tant qu’objet autonome, dans le discours politique, et à ce qu’elle implique. Il s’agit, d’une part, d’étudier l’établissement des frontières de la sphère économique, les relations qu’elle entretient avec la sphère politique, leurs espaces séparés, leurs points de contact, leurs enclaves et leur exclaves. Il s’agit, d’autre part, d’interroger les conditions de possibilité de la constitution de l’économie comme sphère autonome, à un niveau plus fondamental.

    Ces deux questions se situent elles-mêmes sur deux plans différents (en fait, un plan ontique et un plan ontologique) ; elles renvoient à des raisonnements distincts, et qui habituellement sont tenus de façon séparée. La première est l’objet de la science politique – plus précisément, de l’économie politique. La seconde est l’objet de l’investigation philosophique – plus particulièrement, de la théorie politique. Parce que je considère que la pensée perd à devoir systématiquement choisir entre ces deux questions et entre les modes de raisonnement qui permettent d’y répondre, j’ai choisi au contraire de n’en abandonner aucune et d’avoir recours aux deux. Cet exercice périlleux suppose un équilibre difficile entre ces deux façons d’interroger le réel. Il requiert également une réflexion sur la définition de l’objet « politique » lui-même et sur le rapport qu’il entretient avec la discipline qui le prend pour objet : la science politique.

    Ce qui est vrai pour l’économie en tant que sphère d’activité sociale, il n’y a aucune raison pour que ce ne le soit pas également pour la politique. Les contours de celle-ci ne sont pas plus anhistoriques que ne le sont les frontières de celle-là ; le découpage du réel dont l’une et l’autre procèdent est également contestable, ou, du moins, sa signification est questionnable dans les deux cas. Que signifie le fait que, dans le monde contemporain, nous isolions au sein de l’univers des relations sociales une sphère de pratiques, que nous appelons « la politique » ?

    Le procédé est du même ordre : pour que la science politique puisse se constituer en région du savoir autonome, en discipline à part entière, elle doit revendiquer l’existence d’un objet distinct des autres dont elle est la plus à même d’étudier le fonctionnement. Ce faisant, elle repose précisément sur l’occultation de l’enjeu que je viens d’évoquer : elle passe sous silence le geste qu’elle accomplit, elle élimine d’emblée la question, fondamentale, des conditions de possibilité et de la signification de la naissance d’un champ politique renvoyant à une région particulière et relativement autonome du social (Lefort, 1986). En d’autres termes, par nature, la science politique ne peut naître qu’à partir d’une rupture nette opérée vis-à-vis du mode de questionnement de la philosophie politique. Elle prend pour acquis l’existence de son objet, la politique, et rejette la question ontologique dont celle-ci dépend : quelle est la nature du politique ? Sur quel type de fondement repose la possibilité même d’une différenciation des sphères d’activité sociale au sein des ← 12 | 13 → sociétés contemporaines ? Que nous révèlent (ou nous cachent) les différentes mises en forme du social à propos de ce fondement ?

    L’un des paris intellectuels que je fais dans cet ouvrage, c’est que cette séparation de deux modes de questionnement n’est pas une fatalité, et qu’il est possible de les porter simultanément, de faire de la science politique la science d’un objet tout en réfléchissant systématiquement aux conditions d’existence de cet objet : autrement dit, que l’on peut réfléchir au politique à travers l’étude de la politique, et que l’on peut affiner notre analyse de la politique à travers une réflexion sur la nature du politique. Cette distinction entre le politique et la politique – sur laquelle je reviendrai longuement par la suite – permet en outre d’apporter une certaine finesse conceptuelle, de démêler des sources de confusion qui font voir des paradoxes là où sont en réalité à l’œuvre des mécanismes opérant sur des plans logiques distincts.

    En bref, la présente recherche entend porter sur l’objet politique un double regard, rendu possible par la distinction conceptuelle entre le politique et la politique, qui mêle les modes de questionnement qui sont d’habitude respectivement réservés à la théorie politique d’une part, et à la science politique d’autre part. Mais le et la politique ne sont pas appréhendés tels quels comme objets de mon analyse ; celle-ci porte en effet avant tout sur un discours.

    En effet, ma démarche s’inscrit par ailleurs dans une perspective déjà bien balisée en science politique : l’analyse du discours politique. Elle est pleinement l’héritière de ce « tournant linguistique » qui a conduit les sciences sociales à s’intéresser au rôle des faits de langage dans les phénomènes sociaux et politiques. Cette prise en considération progressive du discours procède de la reconnaissance d’un double rapport entre langage et politique, que je prends dans son sens le plus strict et le plus radical : la politique est une activité intrinsèquement langagière, et le langage est une faculté intrinsèquement politique.

    D’une part, la politique est toujours une affaire de mots : l’exercice du pouvoir et de l’influence, la construction de coalitions et les formes d’opposition et de contestation supposent toujours des modes d’interaction linguistiques entre acteurs (Van Dijk, 1997 ; Dunmire, 2012). En radicalisant ce principe, on peut même en venir à considérer que le discours politique est l’activité politique par excellence, à partir du moment où l’activité politique n’existe pas sans l’utilisation du langage (Chilton, 2004 : 6). C’est la position de Murray Edelman, qu’il résume dans cette formulation bien connue : « le langage politique est la réalité politique : il n’y en a pas d’autre, du moins en ce qui concerne la signification que les évènements revêtent aux yeux des acteurs comme à ceux des spectateurs » (Edelman, 1991 : 196). De ce point de vue, le discours s’impose donc presque naturellement, de lui-même, comme objet d’investigation incontournable pour le politiste.

    D’autre part, cet intérêt pour le langage n’est pas dû qu’au caractère discursif de la politique, mais également à la nature fondamentalement politique du langage. En effet, dès que l’on abandonne la conception qui assimile le langage à une relation transparente entre un signifiant, un signifié et un référent, dès que l’on cesse de l’envisager comme un médium neutre permettant de décrire des choses et d’exprimer des pensées qui lui préexistent (ce que j’appellerai plus loin l’illusion dénominative et l’illusion expressive), se pose la question de son caractère intrinsèquement politique. ← 13 | 14 → Parce qu’il est par nature ambigu et polysémique, parce qu’il constitue les concepts et la réalité qu’il prétend simplement véhiculer et décrire, le langage est politique de part en part. C’est parce que les termes de « liberté », d’« égalité » et de « justice » n’ont pas une essence qui permettrait d’en identifier la signification réelle, qu’ils peuvent condenser une série de significations différentes, ce qui leur confère un pouvoir d’attraction, une capacité à mobiliser et à provoquer un investissement affectif très général. C’est parce que le langage n’est pas un code parfait qu’il ouvre la voie aux luttes politiques pour la fixation temporaire des significations.

    Pour cette double raison, donc, je ne considère pas l’analyse du discours (conçue pour l’instant dans un sens très large) comme un sous-champ de la science politique, mais bien comme une posture qui devrait lui être transversale, tant elle me semble indispensable à la compréhension des phénomènes politiques. Mais le langage n’est pas la langue, la langue n’est pas la parole et la parole n’est pas le discours ; définir le discours politique proprement dit nécessite encore quelques clarifications conceptuelles.

    Toutefois, avant de construire l’armature théorique de cette recherche, tâche qui fera l’objet de la première partie de l’ouvrage, il est indispensable de plonger au cœur du contexte de crise économique de la zone euro et des réactions politiques qu’elle a suscitées, sachant que la première constitue la toile de fond sur laquelle opèrent les discours qui feront l’objet de mon analyse, et que les secondes déterminent la problématique de ma recherche, donc l’angle d’analyse que je choisirai d’adopter.

    De la crise des subprimes à l’austérité généralisée : une brève économie politique de la crise de la zone euro

    La crise financière survenue aux Etats-Unis en 2007 est une succession profondément complexe d’évènements, non linéaire, et aux causes multiples (Blyth, 2013a : 22). La plupart des auteurs s’accordent toutefois à attribuer un rôle décisif au processus de financiarisation de l’économie initié dans les années 1970 et accéléré dans les années 1980 et 1990, sous l’égide d’un néolibéralisme en progression. La financiarisation renvoie à « l’essor de la part des activités financières, tant dans les revenus nationaux que dans les comptes des sociétés non financières, au gonflement de la liquidité des marchés financiers et à l’endettement accru des ménages » (Lagneau-Ymonet & Lemoine, 2018 : 235), et s’accompagne, par ailleurs, d’une dépendance accrue du secteur non financier à l’égard du secteur financier pour la réalisation de ses opérations économiques (Fontan, 2018 : 125).

    Cette financiarisation progressive des économies n’est évidemment pas le fruit d’une évolution « naturelle » des rapports économiques, mais le résultat de décisions politiques qui ont été traduites dans des dispositifs institutionnels. Selon la lecture proposée par Wolfgang Streeck (Streeck, 2014), c’est l’essoufflement de la croissance économique et du compromis de classe de l’après-guerre qui a poussé les décideurs politiques à recourir à des stratégies de financiarisation : ceux-ci « achètent du temps en organisant le crédit public et privé pour assurer le financement de l’Etat (par la marchandisation de sa dette) et masquer son incapacité croissante à redistribuer les richesses » (Fontan, 2018 : 126). Dans cette perspective, les mesures de dérégulation financière – en particulier l’abolition de la séparation entre banques de dépôt et ← 14 | 15 → banques d’investissement⁶ – ont permis une extension considérable des marchés financiers et la multiplication des mécanismes et des pratiques qui allaient conduire au « crash » de 2007.

    C’est en effet dans ce contexte que s’est formée la bulle financière sur le marché américain de l’immobilier. Les mécanismes qui ont conduit à l’éclatement de cette bulle sont désormais bien connus. Dans un contexte de hausse apparemment continue et saine des prix sur ce marché en expansion – en octobre 2004, le président de la Réserve fédérale américaine qualifiait le risque d’une distorsion majeure des prix de « très improbable » (Krugman, 2009 : 150) – les produits financiers risqués se sont multipliés pour faire face à une demande croissante. En particulier, la technique de « titrisation » a permis de créer des produits financiers (les fameuses subprimes) qui combinaient plusieurs titres hypothécaires présentant des niveaux de risque (et donc des rendements) différents (Blyth, 2013a : 24-31). Cette technique a conduit à une sous-évaluation systémique des risques associés à ces produits financiers, estampillés AAA par les grandes agences de notation et sollicités par tous les acteurs de ces marchés, des fonds de pension américains aux banques régionales allemandes. Au moment où les prix ont commencé à descendre, d’abord lentement puis de plus en plus rapidement, la panique s’est emparée des marchés, de grandes institutions financières se sont trouvées dans l’impossibilité de se financer, créant un effet boule de neige dans un système financier international hautement interconnecté.

    D’un écroulement financier initié dans le secteur immobilier américain, cette crise des subprimes s’est transformée en crise de la dette publique dans la zone euro à travers deux chemins de causalité. D’une part, le ralentissement de l’activité économique consécutif à la contraction du crédit a rogné les ressources des Etats, puisque les revenus de l’imposition ont diminué en même temps que les dépenses sociales liées à la hausse du chômage augmentaient. D’autre part, la crise de liquidité du secteur financier américain s’est répercutée dans les banques européennes, en particulier dans les pays dépendant fortement de l’afflux de capital étranger pour leur propre croissance ; à la suite de cela, l’effort financier réalisé par les Etats européens afin de renflouer les banques privées a, lui aussi, contribué à aggraver le déséquilibre des finances publiques (Dyson, 2014 : 2 ; Blyth, 2013a : 52).

    Le discours dominant a érigé le symptôme (la dette publique) en cause principale de la crise (Blyth, 2013a : 71) avec pour conséquence directe, après une courte parenthèse néo-keynésienne rapidement refermée, l’institutionnalisation de l’austérité au sein de la zone euro. Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), signé le 2 mars 2012, a ainsi fait de la consolidation fiscale un processus presque automatique, en soumettant les législations nationales au principe d’équilibre budgétaire. De façon plus générale, l’ensemble des réformes adoptées durant la crise ← 15 | 16 → ont contribué à redessiner les politiques économiques au sein de la zone euro autour des deux impératifs de la consolidation fiscale et des réformes structurelles (Dyson, 2014 : 3).

    Les réformes adoptées ont « complété » l’union monétaire par l’introduction de mécanismes portant sur l’intégration bancaire, fiscale et économique de la zone euro ; elles reflètent globalement les ambivalences et les tensions que la crise a générées.

    D’une part, elles sont le produit de tiraillements et de tensions autour des institutions bénéficiaires, en termes de position dans les jeux de pouvoir interne à l’UE, des réformes de la gouvernance économique et monétaire. Là où les institutions supranationales, Commission, Parlement et Banque centrale en tête, préféraient la voie de la méthode communautaire et l’adoption de mesures à l’échelle supranationale permettant d’absorber les chocs en cas de crise future, les États se montraient réticents à toute cession ultérieure de souveraineté dans des matières aussi sensibles (Dyson, 2014 : 620). En définitive, les solutions adoptées sont à l’image de ces tiraillements. D’un côté, les institutions supranationales ont vu une augmentation de leurs prérogatives : la BCE s’est vu conférer le rôle de supervision bancaire dans le mécanisme de surveillance unique – notamment en raison du rôle très pro-actif qu’elle a joué dans la première phase de la crise (Braun, 2013 ; Fontan, 2013) –, la Cour de justice s’est vu confier le rôle de respect de l’application des critères du TSCG concernant l’endettement public, tandis que la Commission assume un rôle de plus en plus important (formalisé ensuite dans le Semestre européen) dans les volets préventifs et coercitifs de la coordination macroéconomique européenne. De l’autre côté, les réformes ont été principalement pilotées par les États membres eux-mêmes, via le Conseil ou l’Eurogroupe, indiquant la ténacité de la méthode intergouvernementale dans ces matières.

    D’autre part, les réformes reflètent le clivage fondamental entre États créditeurs et États débiteurs au sein de la zone euro, que la crise a à la fois exacerbé et mis en évidence. La zone euro comptait, avant la crise, d’énormes disparités internes sur le plan des structures économiques nationales, en particulier entre un groupe de pays dits « créditeurs » (les pays d’Europe centrale et du Nord comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, l’Autriche et le Danemark) et un groupe de pays dits « débiteurs » (les pays de l’Europe du Sud comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Italie), soit entre deux groupes de pays respectivement confrontés à des excédents ou à des déficits commerciaux structurels. La structure de l’Union économique et monétaire – axée autour d’une Banque centrale indépendante vouée au strict contrôle de la stabilité des prix et autour du respect, par les États membres, de critères d’équilibre des finances publiques – a contribué à accentuer plutôt qu’à atténuer ces différences (Hall, 2012 ; Heinrich & Kutter, 2013). En effet, pour les pays de la « périphérie » européenne, l’absence de compétitivité a été compensée par un accès facilité au crédit ; en d’autres termes, l’Union économique et monétaire a permis que les excédents commerciaux des uns compensent (et creusent) les déficits de la balance commerciale des autres. Ces déséquilibres n’ont pas été remis en cause, mais plutôt renforcés, par les deux principales réponses que l’Union européenne a apportées à la crise aigüe des pays du second groupe – des prêts conditionnés à la mise en œuvre de mesures d’austérité dans ces pays et l’amélioration des mécanismes de coordination et de supervision ← 16 | 17 → des politiques économiques et fiscales (Heinrich & Kutter, 2013). Ces réponses ont, surtout, contribué à mettre à nu les rapports de force entre pays créditeurs et débiteurs, en suivant la logique d’une mise sous tutelle des seconds par les premiers. Dans les cas les plus emblématiques, à l’instar du cas grec, l’utilisation du levier de la conditionnalité de l’aide financière a rendu cette mise sous tutelle explicite (Dyson, 2014 : 626) ; dans d’autres cas, elle s’est manifestée de façon plus subtile, à travers la pression conjuguée et répétée de la Troïka et des marchés financiers.

    C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la crise des deux États membres qui nous intéressent ici, l’Italie et l’Espagne. L’aggravation de la crise de la dette souveraine en Europe en 2011 et 2012 a poussé ces deux États, d’importance économique et politique majeure pour la zone euro (dont ils constituent respectivement la troisième et la quatrième économie), sous le feu des projecteurs. La crainte d’une contagion possible à l’ensemble de la zone euro a en effet considérablement accentué la pression sur les gouvernements de ces deux pays, poussés à entreprendre des plans d’austérité drastiques sous la pression des partenaires européens. La situation économique et politique de ces deux pays au moment de l’éclatement de la crise était toutefois sensiblement différente.

    L’Italie connaît depuis longtemps un endettement public structurel. En un siècle et demi d’existence, l’État italien n’a connu une dette inférieure à 60% de son PIB (soit un niveau correspondant au critère prévu dans le Traité de Maastricht) que pendant trente-neuf ans (Dyson, 2014 : 224) ; depuis le début des années 1990, elle lui a été supérieure de façon ininterrompue (Jones, 2012 : 87). Jusque dans les années 1970, le miracle économique italien (une combinaison de croissance économique importante, d’inflation et de haut taux d’épargne national) a permis de contenir la dette publique ; depuis lors, le déclin de la croissance, couplé à la présence d’un système clientélaire favorisant une dépense publique peu rentable et l’évasion fiscale, ont considérablement changé la donne (Blyth, 2013a : 70-72 ; Dyson, 2014 : 223). Pourtant, avant la crise de la zone euro, hormis lors de courtes périodes de tension, cet endettement devenu massif n’a pas constitué un problème politique majeur, pour plusieurs raisons. En premier lieu, la réputation de l’État italien en matière de gestion de la dette publique est nettement plus positive que celle des autres États qui ont été frappés de plein fouet par la crise : l’Italie est largement reconnue pour la capacité de son Trésor public à gérer la dette, pour la prudence de son secteur bancaire et pour la diligence de ses élites technocratiques en période de difficulté (Dyson, 2014 : 223 ; Jones, 2012 : 87). En second lieu, la structure de la dette publique italienne est moins préoccupante que celle de ses voisins, puisqu’elle repose sur un taux d’épargne privée important et qu’elle est en grande partie détenue par les ménages italiens ; à la différence de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne, et indépendamment du niveau de la dette lui-même, sa dette est donc moins vulnérable à la pression des marchés internationaux.

    Dès lors, pourquoi la dette publique italienne est-elle subitement devenue si problématique ? D’une part, la part de la dette publique italienne détenue par des banques étrangères (en particulier françaises) s’est considérablement accrue dans les années pré-crise, en raison de l’intégration des marchés financiers européens (Dyson, 2014 : 224). D’autre part, l’introduction de l’euro a supprimé l’option ← 17 | 18 → de la dévaluation de la monnaie nationale, à laquelle le gouvernement italien avait régulièrement recours (Hopkin, 2012 : 42) ; en parallèle, la baisse des taux d’intérêt consécutive à l’introduction de la monnaie unique a permis de continuer à « soutenir l’insoutenable » (Blyth, 2013a : 70). Enfin, le contexte de crise lui-même a considérablement transformé le regard sur la dette publique italienne : la croissance aboulique de l’économie italienne, les craintes de contagion financière liées à la crise grecque et la brusque remontée des taux d’intérêt dans la zone euro ont jeté une lumière nouvelle sur la dette italienne, devenue soudain l’une des préoccupations majeures des marchés financiers internationaux. Ce n’est donc pas tant le niveau de la dette elle-même qui avait changé – d’après les chiffres de l’OCDE, la détérioration des finances publiques italiennes entre 2009 et 2011 était la moins importante de la zone euro (Hopkin, 2012 : 43) – mais bien la perception du risque associé à celle-ci.

    Dans un tel contexte, la faible crédibilité internationale dont jouissait le gouvernement de Silvio Berlusconi s’est révélée délétère. À la tête d’une coalition de droite depuis 2008, progressivement fragilisée par des conflits internes au cours de la législature, et affaibli par des scandales à répétition, le président du Popolo della Libertà et chef du gouvernement peine à répondre rapidement et efficacement aux exigences de réformes émanant des institutions européennes. Durant l’été 2011, le spread entre les bons du Trésor italiens et allemands⁷ explose, poussant Jean-Claude Trichet et Mario Draghi – alors respectivement Président de la BCE et Gouverneur de la Banque d’Italie – à rédiger une lettre conjointe à l’adresse de Berlusconi, dans laquelle ils l’enjoignent à prendre des mesures « immédiates et courageuses » afin de promouvoir la croissance et d’assurer la stabilité des finances publiques (Jones, 2012 : 83). Après plusieurs mois de tergiversations, marquées par la fragilisation progressive de la majorité gouvernementale autour des réformes économiques, l’aggravation de la crise économique et politique européenne, la poursuite de la hausse des taux d’intérêt sur les obligations italiennes – à tel point que l’on a parlé d’un « vote économique de méfiance » (Jones, 2012 : 100) – Berlusconi présente finalement sa démission au mois de novembre 2011.

    Suivant l’initiative du chef de l’État, Giorgio Napolitano, il est remplacé par un gouvernement technocratique, sous la direction de Mario Monti, soutenu par une écrasante majorité à la Chambre et au Sénat, mais aussi par les observateurs internationaux (Bosco & McDonnell, 2012 : 44). Né dans une situation difficile et avec la mission explicite de la redresser rapidement, le gouvernement a immédiatement entrepris des réformes destinées à rassurer les institutions européennes et les marchés d’une part (à travers le décret Salva Italia, adopté en décembre 2011) et à relancer la croissance de l’économie italienne (à travers le décret Cresci Italia, en janvier 2012) (Di Virgilio & Radaelli, 2013 : 44). C’est le contexte de ce mandat si particulier – bien qu’il ne soit pas une exception en Italie, pays habitué aux intermèdes technocratiques ponctuels (Dyson, 2014 : 223) – qui fera l’objet de l’attention de cet ouvrage.

    La situation espagnole dans l’économie politique de la crise de la zone euro est à la fois similaire et différente. Similaire, en raison de l’importance de l’économie ← 18 | 19 → espagnole pour la zone euro, rendant à la fois plus aigüe la crainte d’une contagion (« too big to fail ») et moins envisageable la mise en place d’un programme d’assistance financière que pour d’autres pays de la périphérie européenne⁸ (« too big to bail »), étant donné le déploiement de ressources que cela aurait nécessité (Hopkin, 2012 : 35-36). Similaire, également, pour la place occupée par l’Espagne dans la structure des rapports entre pays créditeurs et débiteurs au sein de la zone euro, telle qu’elle a été décrite plus haut. Différente, néanmoins, en raison de la nature des mécanismes économiques qui ont conduit l’Espagne à la crise, ainsi que de l’évolution politique du pays au cours de celle-ci.

    Quatrième économie de la zone euro, responsable d’un dixième du PIB total de celle-ci (Blyth, 2013a : 67), l’Espagne a connu une histoire contemporaine de banqueroutes successives, le relatif retard de son économie favorisant l’endettement public (Dyson, 2014 : 224). Pourtant, à la veille de la crise, elle figurait parmi les « bons élèves » au sein de la zone euro (au même titre que l’Irlande), avec des indicateurs de déficit et de dette publique très largement dans les paramètres définis par le Pacte de stabilité et de croissance (Armingeo & Baccaro, 2012 : 257 ; Blyth, 2013a : 65 ; Quaglia & Royo, 2015 : 498). Quels sont, dès lors, les déterminants expliquant la bonne santé des finances publiques espagnoles à la veille de la crise et leur détérioration soudaine au moment de celle-ci ?

    L’entrée dans la zone euro a marqué, pour l’Espagne, le début d’une période de croissance économique soutenue, qui s’est poursuivie durant les années 2000 jusqu’au début de la crise, générant des surplus budgétaires de 2003 à 2007 qui ont contribué à maintenir le rapport entre la dette publique et le PIB à un niveau tout à fait satisfaisant – il était de 36,3% en 2007 (Quaglia & Royo, 2015 : 498). C’est pourtant précisément la nature de cette croissance et les déséquilibres accumulés durant cette période qui expliquent l’âpreté de la crise économique espagnole. Contrairement à l’Italie, l’Espagne ne connaissait pas de problème de finances publiques, mais un endettement privé important : l’essentiel de la croissance était en effet lié au gonflement d’une bulle immobilière et à la consommation des ménages, alimentés par l’afflux de capital étranger (facilité par la baisse spectaculaire des taux d’intérêt consécutive à l’entrée dans l’UEM). À la veille de la crise, le secteur de la construction comptait ainsi pour 14% de l’emploi et 16% du PIB espagnol. Cette situation était

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