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Livre électronique335 pages4 heures

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À propos de ce livre électronique

2008, Jersey Cove, petit village gaspésien dans l’est du Canada, où Émilie-Jeanne, son conjoint et leurs deux enfants mènent une vie paisible au rythme des saisons et des marées. Jusqu’au jour où les deux soeurs
d’Émilie-Jeanne : Sélène et Lexie, réapparaissent au manoir familial et ravivent de vieilles croyances selon lesquelles les soeurs Tylluan sont des Sorcières de lune.

Au pub du village, Tehan Shane dont le coeur ne bat plus que pour Lexie, tente avec force de s’opposer aux anciens pêcheurs qui murmurent que lorsque les soeurs seront à nouveau réunies, la malédiction des Tylluan s’abattra sur Jersey Cove.

L’amour qui les unit sera-t-il assez fort pour transcender les liens du sang et lever le voile sur les secrets qui hantent leur passé ? Suffira-t-il à sauver Lexie?
LangueFrançais
Date de sortie3 déc. 2018
ISBN9782897866730
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    Aperçu du livre

    13 Lunes - J.A. Baettig

    lune.

    LUNE DU LOUP

    LEXIE Une fois mes bagages enregistrés et les contrôles de sécurité passés, je rejoignis la porte d’embarquement. L’avion qui m’amènerait de New York à Montréal s’apparentait plus à une navette d’omnibus qu’à un appareil pour les vols internationaux. Les passagers étaient pour la plupart des gens d’affaires qui transitaient entre les deux villes, comme pouvaient en attester les costards-cravates, les portables à la fine pointe de la technologie et les exemplaires du New York Times occupant la salle d’attente. Une agitation frénétique habitait les lieux. Certains pianotaient sur leur téléphone intelligent, d’autres arpentaient les rangées de sièges en simili cuir, gesticulant et effectuant des échanges boursiers en yens ou en dollars. Une vraie réunion d’affaires ! Sans grand espoir, je balayai rapidement la zone d’attente du regard en quête d’un siège, mais je ne fus pas surprise de voir que toutes les places étaient déjà prises. Je m’assis donc un instant sur un des bancs qui bordaient l’allée centrale.

    Une légère vague d’incertitude m’envahit. Après avoir travaillé si dur, avais-je vraiment eu raison de tout abandonner ? À bien y réfléchir, ma vie comportait certains avantages non négligeables : une carrière enviable, un luxueux appartement dans un quartier chic de Manhattan, une voiture de fonction avec chauffeur, une garde-robe plus grande que certains studios d’étudiant... Voilà à quoi avait ressemblé mon quotidien durant les cinq dernières années, contrairement à ce que pouvait laisser penser ma tenue actuelle : jeans usé, vieilles Converse grises et t-shirt noir décolleté des plus banals.

    Jetant un regard terne de l’autre côté de l’allée, j’observai un instant les passagers en partance pour Zurich. Leurs habits plus décontractés, un brin estivaux, me rappelèrent que nous étions en plein mois de juin. À passer ma vie derrière les vitres de mon bureau climatisé, j’en étais venue jusqu’à oublier le passage des saisons. À vrai dire, pendant près de 10 ans, j’avais tout oublié : qu’il y avait une vie en dehors du travail et des études ; ce que c’était d’avoir des amis ; le plaisir, le repos, le fait de profiter de la vie ou de la chaleur d’un rayon de soleil sur sa peau. J’avais passé mes jours et mes nuits à faire sortir mes clients de prison ou à empêcher qu’ils s’y retrouvent, sans m’apercevoir que j’étais moi-même prisonnière. Au-delà du prestige et de la réussite sociale, le succès de ma carrière semblait n’avoir eu d’égal que le désastre de ma vie amoureuse.

    Assis juste en face de moi, trois jeunes dans la vingtaine, deux gars et une fille, attendaient le départ de leur avion. Les cheveux blancs comme neige de la jeune fille retinrent un instant mon attention. Peut-être la dernière mode en matière de look capillaire, ou le caprice d’une starlette de l’industrie du spectacle qui poussait le vice jusqu’à estimer indispensable de porter ses lunettes de soleil alors même que nous nous trouvions à l’intérieur, derrière des vitres teintées. Dans tous les cas, la jeune femme était assise, les jambes repliées sous elle, tendrement lovée dans les bras du jeune homme à sa gauche. Quant au deuxième gars, visiblement plus jeune, il triait religieusement le contenu d’un paquet de M&M’S. Cette vision provoqua en moi un léger pincement au cœur. Combien aurais-je donné pour connaître ce bonheur, cet abandon simple et serein !

    Une annonce à l’interphone pria les voyageurs à destination de Zurich de se mettre en file pour l’embarquement et la jeune femme abaissa un instant ses lunettes de soleil afin de lire le panneau audessus de nous. L’intensité du vert émeraude de ses yeux me fit sursauter. Jamais dans ma vie je n’avais vu de couleur aussi intense dans les yeux de quelqu’un. Si ce n’était les miens. Le temps que je me ressaisisse, la jeune femme avait déjà reposé ses lunettes de soleil sur son nez, et le jeune couple rejoignit la file des passagers à la porte d’embarquement. Le plus jeune se leva à leur suite, mais lorsqu’il ramassa son sac, ce dernier céda sur un côté, et un livre de biochimie du collège de médecine de New York tomba au sol.

    — Luel ! Niah ! Wait for me please¹ ! lança-t-il en direction du jeune couple.

    — Jorge ! Come on² ! répondit la jeune fille en se retournant.

    L’espace d’un instant, nos regards se croisèrent et après une hésitation, elle releva ses lunettes de soleil et m’adressa un clin d’œil complice. Le garçon les rejoignit en quelques enjambées et tous les trois disparurent dans le bras télescopique. Dans six heures, ils débarqueraient sur un autre continent.

    Qu’en était-il de moi ? Dans quoi m’embarquais-je ?

    LEXIE Une heure trente plus tard, j’étais de retour au Québec après neuf ans d’absence. Au comptoir des valets de l’aéroport Montréal-Trudeau, j’accusai réception de mon Audi TT blanche dernier modèle. Je l’avais achetée quelques jours plus tôt en ligne grâce à ma Visa Gold, sans même avoir fait d’essai routier. Mais de tous les modèles allemands, c’était sur celui-ci que j’avais craqué. Élégante, lignes épurées, et conception sportive et agressive, elle était à l’image de mon caractère. L’homme au comptoir, vraisemblablement d’origine haïtienne, 1,90 m, l’ossature large, me détailla longuement, essayant en vain d’établir un quelconque lien entre la femme en jeans effiloché qui se trouvait devant lui et le nouveau modèle flambant neuf, trois portes, vitres teintées, jantes chromées et aileron arrière qui sommeillait paresseusement un peu plus loin. Dans la mesure où tous les papiers étaient en règle, il fut bien obligé de me remettre les clés du petit bolide, symbole du luxe qui avait été à ma portée ces cinq dernières années. Son collègue avança la voiture et chargea mes quelques bagages dans le coffre. Avec un frisson de plaisir, je glissai mes mains sur le cuir du volant avant de faire vrombir le moteur. Le ronronnement du V6 vibra à travers tout mon corps et je me délectai de ce formidable sentiment de liberté et de puissance. Au volant de mon nouvel amour, j’éprouvai un immense sentiment de fierté et pour un instant, une joie intense m’envahit. Ma main gauche sur le volant, je caressai la douceur du pommeau de vitesses de l’autre. Ces dernières s’enchaînaient de manière fluide tandis que le moteur ronronnait comme un gros matou, les poils en moins.

    Pour la deuxième fois de ma vie, le bitume de la Transcanadienne défila sous mes roues. La première fois, c’était en sens inverse, 12 ans auparavant. Depuis, beaucoup de choses avaient changé, à commencer par moi. Toutefois, l’état déplorable, voire postapocalyptique des routes du Québec, lui, était resté le même. La journée défila sans même que je le remarque, le pied au plancher, le cœur léger, ne m’arrêtant que pour remplir le réservoir et vider ma vessie.

    En fin d’après-midi, alors que je longeais le Saint-Laurent, une pluie violente s’abattit sur la région. Mes essuie-glaces battaient de toutes leurs forces sous les trombes d’eau et je dus réduire ma vitesse à 50 km/h alors que des lames d’eau en provenance du fleuve passaient par-dessus les rocailles de la digue, menaçant de m’emporter. Plus d’une fois, je sentis la voiture dériver sur la gauche et me demandai pourquoi diable personne n’avait jamais songé à installer une glissière de sécurité entre le fleuve et la route. Heureusement, je connaissais bien la région, pour la simple et bonne raison que j’étais née ici, à Jersey Cove très précisément, au fin fond de la Gaspésie. Une Gaspésie plus inhospitalière que jamais, en ce soir de tempête.

    Une heure encore s’écoula et soudain, mon seul souci ne fut plus l’eau qui s’abattait sur mon pare-brise, mais bien celle qui menaçait de faire exploser ma vessie. N’ayant aucune envie d’être détrempée de la tête aux pieds, je priai pour qu’une aire de repos ou une station d’essence fasse rapidement son apparition. Mais prier pour une station-service en Gaspésie, c’était l’équivalent de prier pour qu’un élan traverse Time Square. Une autre heure s’écoula avant qu’enfin j’aperçoive une enseigne défraîchie de station-service.

    Mon envie se faisant de plus en plus pressante, la vessie au bord de l’éclatement, je lançai pratiquement mon Audi dans le petit commerce et bondis hors de celle-ci sans prendre le temps d’éteindre les phares, de débrancher mon GPS, ni même d’activer le verrouillage centralisé. En état d’urgence, je déboulai dans la petite épicerie et lançai sans autre forme de préambule : Bathroom please³ ! me souvenant trop tard qu’ici, on ne parlait que français. La jeune fille, qui devait avoir à peine 16 ans, tendit son bras pour me désigner l’arrière-boutique tout en me dévisageant avec de gros yeux ronds. Je devais de toute évidence avoir l’air d’une folle. Lorsque je ressortis, je pris la peine d’acheter une bouteille d’eau et un paquet de gomme à mâcher au melon d’eau, en prenant soin de m’adresser à elle en français, bien sûr. Ressortant du commerce, je regagnai ma voiture dans une petite foulée salutaire afin d’éviter d’être mouillée comme une soupe. Ma voiture m’attendait sagement là où je l’avais laissée, les essuie-glaces en action sous une pluie toujours battante. Il est évident qu’à New York, ma superbe Audi TT aurait déjà parcouru une trentaine de kilomètres avant d’être complètement désossée. Mais je n’étais plus à New York. Pour preuve : mon téléphone n’avait pas sonné depuis 10 heures et ma voiture était toujours là.

    Plus tard dans la soirée, lorsque la pluie cessa enfin, je constatai à quel point la région était encore plus noire et isolée que dans mes souvenirs. Des kilomètres sans une habitation, sans une lumière. Un brusque sentiment d’oppression me saisit à la poitrine. Comment avais-je pu oublier à ce point-là ce que nuit noire signifiait ? Avais-je bien fait de revenir ici ? Y avait-il encore quelque chose pour moi ? Y avait-il eu, un jour, une place pour moi ? Peut-être que ces derniers mois n’avaient été qu’une mauvaise passe et peut-être venais-je de gâcher huit ans d’études en ruinant à tout jamais ma carrière.

    Ici, seule au milieu de nulle part, la vérité me frappa de plein fouet : j’étais seule et je l’avais toujours été. À 28 ans, ma vie se résumait à mon travail. Pas de véritables amis, pas de fiancé, pas d’animal de compagnie, et maintenant que j’avais quitté New York, plus de travail non plus. Aujourd’hui, il ne restait que moi. Écrasée par la tristesse de cette révélation, je laissai la nuit d’encre engloutir ma voiture.

    ÉMILIE-JEANNE • — Sébastian ?

    — C’est moi ! plaisanta-t-il.

    — Pourras-tu emmener Théa à sa répétition de claque ? Je ne serai pas encore rentrée de ma garde.

    — Pas de problème.

    — Dimanche, je travaille de 7 à 19 h...

    — Au pire, je prendrai les enfants avec moi à l’Aqua Centre.

    — As-tu pensé à acheter de l’eau ? vérifiai-je.

    — Oui, elle est dans la camionnette. J’irai la chercher tantôt.

    Assise à la table de la cuisine en compagnie de mon conjoint, Sébastian, je terminais de remplir le programme hebdomadaire de la famille. Il était aux alentours de 22 h et les enfants dormaient paisiblement au sous-sol. À l’intérieur comme à l’extérieur, le calme régnait. Pourtant, quelque chose me fit soudain tourner la tête vers les fenêtres qui donnaient dans la cour. Fronçant les sourcils, je balayai rapidement mon environnement du regard, cherchant ce qui avait bien pu changer. Une étrange sensation s’empara de moi, comme si quelqu’un venait subitement de s’asseoir à mes côtés. Ou plutôt comme si quelqu’un venait soudainement de se coller contre mon âme. Se sentant observé, Sébastian leva les yeux de son ordinateur portable.

    — Quoi ?

    — Rien, répondis-je en secouant la tête et en lui renvoyant un sourire rassurant.

    Mais quelques secondes plus tard, le chien se mit à aboyer dans la cour. Comme si j’avais été montée sur un ressort, je bondis de ma chaise et me rendis à la vitre de la porte d’entrée pour tenter d’apercevoir ce qui avait provoqué les aboiements. Hélas, la nuit était noir d’encre et je ne distinguais absolument rien.

    — C’est rien, me rassura Sébastian depuis la cuisine, sûrement un animal sauvage.

    Comme pour le contredire, deux phares surgirent subitement de la nuit et illuminèrent un instant l’extérieur avant de venir se garer à côté de nos deux autos. Sébastian se leva et me rejoignit dans le hall d’entrée, où j’appuyais désespérément mon front sur la vitre de la porte, tentant d’y voir plus clair.

    — Si tu allumais, tu y verrais peut-être quelque chose, se moqua-t-il. On attendait quelqu’un ?

    Dans la pénombre, une silhouette descendit de la voiture. D’après sa taille et sa démarche, il s’agissait d’une femme. Sébastian entrouvrit la porte et ordonna au chien de se taire. Aussitôt, les jappements cessèrent. La personne ouvrit le coffre arrière, en sortit deux bagages puis claqua le hayon.

    — Je ne reconnais pas la voiture... On attendait de la visite ? questionna à nouveau Sébastian alors que je restais silencieuse.

    Je plissai encore un peu plus mes yeux et lorsque la silhouette se détacha enfin dans la lumière de la galerie, je ne pus que me rendre à l’évidence.

    — C’est ma sœur..., chuchotai-je, osant à peine y croire.

    — Non. Sélène conduit un VUS BMW. Ça, ça m’a plutôt l’air d’être le dernier modèle de l’Audi TT.

    — Non, c’est Lexie... ma petite sœur.

    Alors que Sébastian se tournait vers moi, les yeux grands comme des soucoupes, la jeune femme arriva au pied de l’escalier et leva vers nous un visage que je n’avais pas vu depuis 12 ans. Un visage très pâle avec d’extraordinaires yeux d’ambre, rehaussés de longs et épais cils noirs, et encadré par de longs cheveux cuivrés, que le vent du nord faisait voltiger autour d’elle. Essayant de garder contenance, je la saluai et m’effaçai pour la laisser entrer, tandis que Sébastian lui offrait son aide pour porter ses bagages.

    Fascinée, je ne pouvais m’empêcher de dévisager cette sœur que je n’avais pas revue depuis 12 ans et qui à présent était devenue une femme. La dernière fois que je l’avais vue, Lexie était une adolescente de 16 ans en pleine phase de rébellion : toute de noir vêtue, style gothique, Dr Martens, ongles ultramarine et maquillage charbon. Un sac de sport jeté en travers des épaules, elle quittait le manoir familial pour Montréal. Après y avoir fait son cégep, elle avait été admise dans une prestigieuse université américaine de l’Ivy League et était partie faire carrière comme avocate à New York. Ce soir, la jeune femme qui se trouvait devant moi n’avait plus rien à voir avec l’adolescente rebelle. Pourtant, elle ne ressemblait pas davantage à l’image que l’on pouvait se faire d’une avocate. À vrai dire, elle avait plus l’air d’une jeune étudiante universitaire, comme si le temps n’avait pas eu d’emprise sur elle.

    — Veux-tu quelque chose à boire ? proposai-je à défaut de trouver quelque chose de mieux à dire.

    J’avais l’impression de trouver une étrangère en face de moi. Je ne savais pas quoi lui dire d’autre que des banalités et elle ne faisait aucun effort pour alimenter la conversation. Lexie avait toujours été extrêmement silencieuse, réservée, et j’avais toujours eu du mal à l’imaginer mener des plaidoiries, malgré le fait que Sélène, notre sœur aînée, qui la côtoyait de temps à autre à New York pour le travail, persistait à dire qu’elle excellait dans cet art, en français et en anglais.

    — J’imagine que tu dois être fatiguée, hasardai-je.

    Lexie haussa une épaule et esquissa un vague mouvement de tête. Sa façon de dire oui.

    — Je vais t’installer dans l’aile des parents, indiquai-je en me levant précipitamment, trop heureuse d’avoir quelque chose à faire.

    — Non ! répondit-elle brusquement en braquant ses yeux d’ambre sur moi.

    J’eus un léger mouvement de recul face à la véhémence de sa réaction. Lorsqu’elle s’en aperçut, elle détourna immédiatement le regard.

    — N’importe où, mais pas là, ajouta-t-elle plus doucement.

    — OK..., soufflai-je en réfléchissant à toute vitesse à une autre solution.

    Le Manoir du Lac, demeure ancestrale de la famille Tylluan, avait été bâti au XIXe siècle lors de l’arrivée des premiers immigrants irlandais sur la côte nord de la Gaspésie. C’était un imposant bâtiment qui surplombait au nord un petit lac privé entouré de sous-bois. À l’ouest, une colline menait à un étang et quelques anciens champs bordés de murets de pierres et d’une roselière. Côté sud, la forêt s’étendait jusqu’aux limites du parc national Forillon et servait, jadis comme aujourd’hui, à fournir notre bois de chauffage. Le manoir en lui-même était composé de trois parties. Au sous-sol, il y avait nos anciennes chambres. Celle de Lexie était devenue celle de Simon, mon fils ; la mienne, celle de ma fille, Théa ; tandis que Sébastian et moi occupions l’ancienne chambre de Sélène. Le premier étage constituait à proprement parler le cœur de la maison, avec son hall d’entrée, sa cuisine, son salon et une salle d’eau tout équipée. Au nord comme au sud s’étiraient de larges baies vitrées qui laissaient entrer la lumière et donnaient l’impression d’être parfaitement en symbiose avec la nature tout en étant à l’intérieur. Côté ouest, l’étage s’étirait dans la partie que mes sœurs et moi avions surnommée l’aile des parents parce que ceux-ci y avaient leurs appartements lorsque nous étions enfants. Cette aile comprenait un grand jardin d’hiver, qui faisait face au lac, une chambre principale, une salle de bain et un boudoir. Anciennement, l’étable se trouvait juste au-dessous de cette partie, mais celle-ci avait aujourd’hui été reconvertie en double garage chauffé. Malgré l’espace et le charme de cette aile, plus personne n’y avait habité depuis la mort de nos parents, quelques années plus tôt. Pour préserver la valeur des anciens meubles en bois, j’avais tout recouvert de grands draps blancs. Parfois, lorsque je m’attardais près des doubles portes françaises qui y menaient, j’avais l’impression qu’un bal fantôme s’y tenait.

    Comme à son origine, le manoir était entièrement chauffé au bois et si nous avions condamné la cheminée au sous-sol au profit d’un poêle, il restait toujours celle de l’aile des parents et l’immense foyer du salon, dont nous nous servions régulièrement de l’automne jusqu’au printemps. Si j’avais su que Lexie allait débarquer, j’aurais déménagé l’un ou l’autre des enfants pour libérer une chambre au sous-sol, mais à présent, il était trop tard. Je gardai néanmoins mes réflexions pour moi, de peur que ma sœur les perçoive comme un reproche. Même si c’était inattendu, la revoir me rendait heureuse.

    — Le divan fera parfaitement l’affaire, déclara Lexie.

    — Es-tu sûre ? demandai-je, un peu gênée. C’est que les enfants se lèvent tôt... il y a école demain. Ils vont assurément te réveiller.

    Lexie se contenta de hausser les épaules et de secouer négligemment la tête, comme pour montrer qu’elle s’en moquait. Tandis qu’elle se levait pour attraper son sac de sport et disparaître dans la salle de bain, je plongeai au sous-sol afin d’aller chercher des draps et une couverture, manquant de heurter au passage Sébastian, que je n’avais même pas pensé à présenter à Lexie tant sa présence soudaine et inexpliquée me déroutait.

    Sébastian et moi étions ensemble depuis une dizaine d’années, et de cette union était né Simon, qui avait aujourd’hui huit ans. Âgé de 36 ans, grand, aux cheveux et aux yeux sombres, Sébastian était le calme et la patience incarnés. Dès le début de notre relation, il avait considéré ma fille, Théa, résultat d’un amour de jeunesse, comme la sienne et l’avait élevée sans jamais faire de différence avec son frère. Dévoué aux siens, il pouvait se montrer tour à tour drôle et spirituel, et même s’il communiquait rarement son affection de manière démonstrative, il avait toujours un geste ou une petite attention personnelle pour chacun de nous. Ce soir, appuyé contre le comptoir de cuisine, silencieux, les bras croisés sur la poitrine, je pouvais pratiquement lire les questions qui défilaient dans son esprit. Préférant l’ignorer pour l’instant, j’installai le canapé le plus confortablement possible et attendis que Lexie finisse à la salle bain. Au bout d’une dizaine de minutes, la porte se déverrouilla et Lexie émergea d’un nuage de vapeur. Tout sourire, je lui tendis la courtepointe en patchwork verte qui était la sienne lorsqu’elle était petite, une manière de lui souhaiter la bienvenue à la maison. Une fois encore, Lexie esquiva mon regard et se contenta de me remercier d’un vague mouvement de tête.

    J’éteignis pour la laisser se reposer et descendis me coucher, suivie par un Sébastian toujours aussi silencieux. Pendant qu’il usait de la salle de bain, je jetai un coup d’œil à la chambre de Théa pour m’assurer qu’elle dormait profondément. Couchée sur le dos, les bras posés sur sa courtepointe vert d’eau, ses longs cheveux soigneusement lissés sur l’oreiller, Théa était blonde aux yeux bleus, comme l’avait été son père. Dans la chambre d’en face, mon petit Simon était roulé en boule contre le mur, les draps en bataille, et ronflait comme un bienheureux. Rassurée, je remontai les couvertures sur lui et éteignis sa veilleuse.

    Lorsque je gagnai notre chambre, Sébastian était déjà au lit, assis, les mains croisées sur les draps, dans un silence patient mais lourd de sous-entendus. À peine eus-je tiré les couvertures sur moi qu’il dégaina.

    — Pour une surprise, c’est une surprise.

    — Oui, acquiesçai-je dans un souffle.

    — Pas très bavarde.

    — Elle a toujours été comme ça.

    — Pas l’air très heureuse non plus, renchérit-il.

    Je m’abstiens de tout commentaire.

    — À ton avis, pourquoi est-elle ici ?

    — Je ne sais pas, reconnus-je.

    — Combien de temps va-t-elle rester ?

    — Je ne sais pas, je te dis ! répliquai-je, agacée.

    Sébastian se fit silencieux quelques minutes et j’en profitai pour attraper le livre qui se trouvait sur ma table de chevet depuis plus d’un mois déjà. Mais c’était mal le connaître que de penser qu’il en avait terminé.

    — Que fait-elle, déjà, à New York ?

    — Elle est avocate, déclarai-je.

    — Ça se voit. T’as vu sa voiture ?

    — J’ai pas vraiment regardé, je dois dire.

    — Je suis pratiquement sûr qu’il s’agit du dernier modèle Audi TT, précisa-t-il.

    — Eh bien, tu lui en parleras demain...

    — On ne peut pas vraiment dire qu’elle se soit montrée très curieuse à mon égard. C’est vrai, quoi, c’est quand même la première fois qu’on se voit !

    — T’es vexé ? demandai-je, moqueuse.

    — Non, se renfrogna-t-il.

    Menteur.

    — C’est juste que je ne l’imaginais pas du tout comme ça, ajouta-t-il.

    Je levai un sourcil interrogateur dans sa direction.

    — Quoi ? Je l’imaginais plus du genre coincée dans un tailleur noir, avec des talons hauts, de longs ongles... le style Cruella, tu sais ? À jacasser en...

    — Tu sais que c’est de ma sœur que tu es en train de parler ? l’interrompis-je.

    — Non, mais sérieusement ! Tu sais, le style gestionnaire, grande gueule, limite despotique, tassez-vous, j’arrive, les cheveux tirés dans un chignon, un balai dans le c...

    — Ça va, j’ai compris, le coupai-je de nouveau.

    — Non, mais...

    — Je te dis que j’ai compris ! m’emportai-je.

    Sébastian se renfrogna et attrapa un magazine sur sa table de nuit. Satisfaite, j’ôtai le marque-page de mon livre et commençai ma lecture.

    — Quand même, elle n’a pas vraiment le look avocat, insista-t-il.

    Dans un soupir, je reposai le livre sur mes genoux.

    — Non, mais tu l’as vue ? continua-t-il. On dirait qu’elle sort tout juste de l’université.

    — C’est normal, elle est jeune.

    — Ouais, mais quand même.

    — T’as fini là ? On peut se coucher ?

    — Oui, j’ai fini, confirma-t-il.

    Je réprimai un sourire et replaçai mon marque-page dans le livre que je n’avais pas avancé d’une ligne. Quelque chose me disait qu’avec l’arrivée de Lexie au manoir, les certitudes de Sébastien au sujet de la vie allaient peut-être en prendre un coup.

    ÉMILIE-JEANNE • — Maman ! Maman !

    Je sursautai dans mon lit lorsque Simon atterrit lourdement sur le matelas.

    — Maman ! Maman ! cria-t-il en me secouant comme un prunier. Y a une dame dans la cuisine !

    — Arrête un peu de crier, s’il te plaît, lui intimai-je en tentant de me redresser.

    — Mais y a une dame dans la cuisine ! répéta-t-il, exaspéré.

    — Qu’est-ce qu’il a encore à brailler comme un bébé ? railla Théa en débarquant à son tour dans la chambre.

    Comme à son habitude, elle était déjà habillée et coiffée, le tout évidemment à la dernière mode. À se demander parfois si c’était à l’école ou à une audition qu’elle se rendait. Avec Théa, pas de place à l’improvisation, tout était toujours soigneusement calculé, analysé et en définitive forcément impeccable. Un peu comme ma sœur...

    Lexie !

    Me souvenant subitement de la veille au soir, je quittai mon lit avec empressement et, suivie de mes chatons, montai à la cuisine. Lexie était déjà assise à la table, le nez sur son cellulaire, un grand verre de jus d’orange devant elle.

    — Bien dormi ?

    Vague hochement de tête.

    — Théa, Simon, les interpellai-je en faisant signe aux enfants d’approcher, dites bonjour à votre tante Lexie.

    Théa la dévisagea d’un regard suspicieux, tandis que celui de Simon faisait des allers-retours entre ma sœur et

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