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Sur la route des frères Patison: Roman d'aventures
Sur la route des frères Patison: Roman d'aventures
Sur la route des frères Patison: Roman d'aventures
Livre électronique311 pages3 heures

Sur la route des frères Patison: Roman d'aventures

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À propos de ce livre électronique

C’est au bon vouloir du hasard qu’une belle aventure commence…

Le Boeing pique légèrement du nez.
Derrière le minuscule rideau roulé en boule, la déferlante orangée des plateaux du Colorado explose sous un halo de lumière. Persuadé de venir voir uniquement mon carré d'ouest lointain, je ne sais pas encore qu'il va me falloir comprendre tout le reste...


Durant tout un mois de bonheur, Didier Tonfale est bien décidé à s'enivrer de Far West, à engranger des paysages de cinéma jusqu'à l'overdose. Seulement, à peine a-t-il posé le pied sur le sol américain, qu'un vieil homme, avant de mourir, lui remet une lettre destinée aux frères Patison... C'est à cet instant que le véritable voyage de notre héros commence...

Des chercheurs d'uranium aux indiens Navajo, l'auteur nous invite à parcourir l'Ouest américain, les grands espaces, le désert, le Colorado en immersion totale dans la chaleur insoutenable, la poussière brûlante, la violence et même la rudesse des personnages qui nous enveloppent tout au long de la lecture…

Le lauréat du Prix Lion's Club Nord – 2013 nous entraîne sur les chemins de l’Ouest américain au goût de l’aventure en restituant les décors des plus grands westerns hollywoodiens.

EXTRAIT

Pour la première fois de ma vie je suis assis dans un avion.
Je n’ai même pas mal au cœur. L’Amérique, je ne la connais qu’en film d’époque. Elle défile sous nos sièges, masquée par la blancheur étale des nuages. Je colle mon nez au hublot. L’air chuinte doucement. A trente mille pieds c’est toujours la belle saison, je n’y avais jamais pensé. Je ne pense d’ailleurs plus à rien depuis quelques semaines. Mes idées s’entrechoquent. Absurdes. Coupantes. Que vais-je dénuder sous le vernis de mes rêves ? Fallait-il vraiment s’envoler jusqu’ici ? Maintenant ?... Puis après ?...

À PROPOS DE L'AUTEUR

À pied et en auto-stop d'abord, à vélo longtemps, puis en voiture de temps en temps, Max Mercier est un infatigable globe-trotter. De ses voyages, il nous rapporte des mots, des sons, des couleurs, pour toujours goûter l'instant présent et la vie dans tous ses états.
LangueFrançais
ÉditeurMax Mercier
Date de sortie24 févr. 2016
ISBN9782511040751
Sur la route des frères Patison: Roman d'aventures

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    Aperçu du livre

    Sur la route des frères Patison - Max Mercier

    Rosie’s Den, la relance

    Cinquante ans, le bel âge pour apprendre à changer une roue ! Je suis assis à l’ombre de la voiture, vanné, prêt à chialer. Le goût amer du Seven Up me remonte dans la gorge. Le sang cogne contre mes tempes. Il va me faire éclater de colère si je continue. Quelle merde ! Je suis arrivé hier soir aux Etats-Unis, il est midi et je ne peux plus ouvrir les yeux, comme si un tortionnaire y avait versé des cuillerées entières de sel. Toutes mes économies incinérées dans une crevaison fédérale…

    J’ai bien trouvé le schéma qui explique comment rabattre la jante de secours mais les vis sont corsetées de rouille. Il fait quarante-cinq degrés. Pas un arbre alentour. Des pierres, partout des pierres. Le bitume du parking colle à mon jean noirci. Je me blesse en tournant la manivelle. Je veux disparaître. Retourner dans ma vie d’avant, au labo, à barbouiller ma planche à dessin de croquis impotents. Après tout, concevoir des bacs à légumes n’était pas plus imbécile que l’idée de cet ultime voyage. J’en ai marre. Je ne veux plus rencontrer John Wayne. De toute façon, il est mort.

    Juste à côté, des bataillons de touristes enchapeautés se pressent au parapet pour admirer le viaduc en construction. Ils volettent en effleurant mon pare-choc sans songer à m’offrir la moindre attention ni l’ébauche d’un sourire, un humble geste de réconfort. Je jette un regard au ciel d’Arizona : désespérément bleu. Presque blanc de touffeur. Rien à observer qu’une paire de grues sous le bruit mou des bulldozers. Je vomis cette Amérique en chantier !

    Tout avait pourtant bien commencé. Il faisait presque nuit quand l’avion caressa le tarmac de l’aéroport McCarran. La passion locale pour l’efficacité m’avait permis de récupérer mon bagage en un éclair le long d’un carrousel plus simple d’accès que tous les quais de gare de chez nous. J’ai ensuite attendu sagement derrière la ligne jaune que l’officier de police m’appelle. Vérification en biais sur le passeport numérique. Il a photographié mon iris gauche, pris l’empreinte de mes cinq doigts. « All right, sir. Welcome to the United States ! » Que pourront-ils tirer de ces milliards de fichiers empilés au creux des circuits silicium ? Je n’ai pas voulu savoir, trop occupé à rejoindre la navette vers le parc à voitures. L’agence de location était tendue d’inox et de paillettes couleur citron. On m’a conduit jusqu’aux espaces souterrains, dans l’odeur du béton chaud, devant une interminable file de berlines endimanchées. « Les clefs sont dessus. Choisissez, signez. And have a nice trip ! ». Je n’ai pas hésité une seconde : Chevrolet Impala comme convenu. Le changement de dernière minute me jette à chaque fois dans l’effroi.

    Première à droite au carrefour, je ne pouvais rater les lampions clignotants de ce motel un peu décati. Au loin le barnum des casinos lançait ses mille feux à la face des galaxies, hâbleurs et monstrueux. Vern m’a accueilli au ralenti. Je l’ai suivi discrètement du regard, gêné devant ses claudications et les tremblements de ses mains circonflexes. Il est largement trop vieux pour continuer à travailler. Un bon produit national brut se paie donc si cher…

    Le cerveau bouffi par la fatigue d’une journée de trente et une heures, je n’ai même pas pris conscience d’avoir atteint le pays de mes désirs. J’ai été déçu par mon indifférence. Je me suis allongé tout habillé sur le lit Kingsize, cinq mètres carrés légèrement incurvés vers le fond pour ne pas rouler-bouler par terre en rêvant. Plus de parents, pas d’enfant, Marie est un souvenir évanescent… Aucun coup de fil à passer. La nuit fut mauvaise, écartelée entre les soubresauts du climatiseur et les lueurs opaques de Tropicana Avenue.

    J’ai attrapé la highway 93 au petit jour afin de ne pas tomber sur Las Vegas. Pas maintenant. Pas comme ça. Puisque le Grand Canyon inaugurera ma boucle, j’ai décampé plein sud jusqu’à ce barrage de malheur. La route est saupoudrée de ferrailles tranchantes avec les travaux pharaoniques engagés ici depuis des mois. Il aurait été inconvenant qu’elles ne s’attaquent pas à mes pneus.

    Trois heures. Ma réparation est presque terminée. Un bus à deux étages déverse une mouchonnée de Français sur la terrasse rôtie à point. Cramoisi, en nage, les yeux injectés de papillons dorés à chaque battement de cœur, je me donne une constance en faisant semblant d’avoir l’habitude. « Oh mince, le monsieur a crevé… » Le fanfaron du groupe – il y a toujours un fanfaron dans un groupe – objecte du tac au tac à la vieille dame : « Moi, je crois plutôt que le monsieur est crevé !… » Tous de s’esclaffer en se tenant la panse puis trottiner jusqu’au panorama industriel. Je serre les dents. Ça y est, j’ai fini.

    La climatisation tourne à fond dans l’habitacle de la Chevy. La route s’allonge d’un trait vers l’horizon au milieu des cailloux beiges et gris. Le tableau et son boisage ridiculisent mon Far West en Technicolor, mille fois réinventé, bulle d’imaginaire rompue au crépi du réel… Avouons-le : mon esprit vogue ailleurs. Je reconnais avoir joué le farceur devant la fille de l’agence en refusant de réserver mes nuits, moi qui n’ai jamais visité la France à l’aveuglette. Je fixe sans cesse l’horloge à quartz du tableau de bord. 6 pm. Que vais-je manger ce soir ? Où vais-je dormir ? Que pourrai-je faire demain ? Au rythme de mes tourments, je ne soutiendrai pas longtemps la querelle. J’aurais dû partir au Croisic et griller le reste de l’été autour de Chartres, indifférent, paisible, à rechercher un vrai poste d’encadrement.

    Boule à la trachée.

    Ce premier voyage à l’étranger revêt le masque de l’erreur.

    Ce sera le dernier. Je vais faire demi-tour et rentrer.

    Je croyais que voir l’Amérique me raviverait. Tout compte fait son gigantisme austère n’attise que les angoisses.

    Une journée. Une seule. Jamais je ne me suis senti aussi mal.

    Mais tu n’as pas vu l’Amérique. Tu ne la regardes pas. Tu ne l’écoutes pas. Tu as prononcé quelques phrases maladroites, rien de plus. Ici ou là-bas tu ne penses qu’à toi. Alors rentre !

    Pauvre mec, va…

    J’ai dû parcourir une bonne cinquantaine de miles depuis le barrage. Sans trafic ni virage, la route n’exige de moi aucune attention particulière. Mon initiation au désert est d’une affligeante banalité. Je peux planifier à loisir mon retour vers la grisaille beauceronne. Se convaincre de nullité est globalement arrangeant pour ceux qui tournicotent dans le confort de la routine. De mémoire je fouille mon sac : un short taillé en franges dans un vieux jean, un pantalon de rechange, quatre maillots, une poignée de chaussettes, quelques slips, un pull en laine, mon k-way bleu marine, un guide du Sud-Ouest américain pour les randonneurs, le bloc-notes et, suprême investissement, un appareil-photo numé-rique…

    J’en suis là quand apparaît le cube incongru d’un bar surgi du néant. Une enseigne géante, peinte à la main, l’annonce comme le plus célèbre road café du monde. Rosie’s Den. Bien dit, ça sonne automobile. Je vois surtout mes mains grasses de cambouis. Je me gare en épi sur l’oreillette de terre. La Chevrolet tressaute, s’immobilise dans une brume de poussière blanche. Quand j’ouvre ma portière, la chaleur démente me tabasse le front. Cet Arizona est souverainement inhumain.

    Si le son étouffé d’une musique ancienne ne martelait pas l’air, le lieu pourrait paraître exsangue. Les planches disjointes tracent des croix multicolores sur le plateau aride. Je pousse la porte. Un boisseau de clochettes tintent aigu, immédiatement couvertes par les cris des buveurs.

    Au premier pas je bute sur un homme sans âge habillé de haillons, une paire de chaussons déchirés claquetant de la semelle sous ses pieds violacés. Il pique son regard au fond du mien.

    Insoutenable, les pupilles si rien.

    Vert si profond, irrésistible.

    Il me salue du menton. Je hoche machinalement la tête.

    Tiens, tu viens de lui sourire.

    Dans la salle du fond, entre la pénombre et le bar recouvert de balatum, trois types jouent au billard. Je commande une bière et m’attable dans un recoin le long de la monumentale cheminée de galets ronds. Les enceintes hurlent des standards de ma jeunesse. Ma jeunesse… Bob Seger attaque un morceau poignant qui me fait pleurer. Il affirme qu’il faut tourner la page. Facile à chanter, Bob, facile… Je suis éreinté de me sentir au point mort.

    Voici justement le petit vieux qui raboule. Hagard. Échevelé. Qui girouette sans fin autour des marbres, passant, repassant devant moi tel un automate déréglé… Il sort brusquement par un ventail découpé dans le mur noir. Une giclée de lumière crue me frappe au visage. Derrière son ombre la ligne coruscante des rocs à nu cisaille mon ennui, comme un coup de fouet sur la nuque. Une jambe. Un chausson. La frêle silhouette titube puis dérape. Je me précipite à travers la darne de soleil. Aveuglé, j’attrape le vieillard par la taille avant qu’il ne s’effondre sur le gravillon brûlant. Oh non, non, non !… Alors se mettre à hurler. Help ! A l’aide ! Bob Seger chante de plus en plus fort. Personne ne va m’entendre, nom de Dieu ! Le bonhomme se débat, les joues déformées sous les assauts de la douleur. Je veux l’allonger sur le sol pour filer chercher du renfort. Il s’agrippe à mes bras, jusqu’à l’os. Le vert émeraude harponne mon coup d’œil.

    J’essaie de le rassurer. Il se redresse faiblement :

    — Il… Il faut…

    Sa main tremblote à l’intérieur des loques. Un coin corné dépasse de la doublure tachée.

    — … Donner…

    Je saisis le bout de papier jauni. Une enveloppe froissée, cachetée, pli ridicule échappé d’un autre monde.

    — Vous voulez que je donne cette enveloppe à quelqu’un ?

    Ses yeux roulent dans le vide. Reviennent à la surface. Repartent. Dépêche-toi, bon sang !

    — À qui dois-je la donner ? Monsieur, à qui ?

    Il n’y parviendra pas.

    — …Fr… Frères…

    — Les frères… Les frères qui, monsieur ?…

    — Pa… Pat…tyson…

    Je pose doucement sa tête sur les pierres poudreuses. Il me distingue encore un peu. L’espace d’un instant, je me dis que je pourrai toujours me débarrasser de cette enveloppe auprès d’un client du Rosie’s Den, ou même de la police. Alors ses yeux s’ouvrent une dernière fois. Immenses. Argentins. Transparents comme le ciel d’ici. Il m’a entendu penser. Du tréfonds de ses pupilles évanouies, il me conjure en silence de ne jamais, jamais donner son trésor à la police. Il attend. Terrifié, impatient, tellement désarmé. Je lui en fais le serment d’un sourire pâle. L’enveloppe glisse dans ma poche.

    Lui est parti.

    L’astre brille haut sur les étendues laiteuses qui collent la terre au ciel. Ce coin d’Arizona sent le feu, l’embuscade, les falaises à pic, l’eau si rare… Je ne rentrerai pas à Chartres. Il est sept heures du soir. J’entrevois par-dessus la barrière bancale du Rosie’s Den l’ombre d’un pickup dévalant la route 93. Il faut que je trouve un motel. Mais avant, je dois avertir tout ce petit monde de la mort du pauvre hère.

    C’est tombé sur toi. Il n’y a pas de place pour le hasard.

    Robert Ponting

    — Il s’est donc écroulé dans vos bras ?

    — Oui, en quelque sorte. Je l’ai vu s’effondrer par la porte et j’ai couru vers lui. Je… Enfin, c’est la première fois que…

    — Je comprends votre embarras, Monsieur. Il ne faut surtout pas vous inquiéter. Vous savez, le cœur qui lâche chez un vieillard fragile n’a rien d’étonnant, surtout par les fournaises qu’on supporte en ce moment. Je prends seulement note de votre déposition puis vous serez libre comme l’air de ce désert. C’est la loi.

    Il fait le tour de son bureau chromé et me tend une chaise rembourrée de moumoute à frisottis. Il met l’ordinateur en marche. Son écran hoquète dans le ronron de la ventilation, s’allume, bleu roi comme partout sur la planète. Il soupire lourdement en chantonnant une comptine de gosse, sans doute fatigué par sa journée de patrouille. Dehors la nuit grignote du terrain. Les couleurs s’éteignent. J’aperçois la lune qui gonfle ses babines au coin de la baie vitrée.

    — Votre accent… Mmm, je parie sur le touriste italien…

    — Non, français.

    Le sheriff se veut rassurant. Dès notre arrivée dans son bureau, il m’a offert un café presque aussi clair que l’eau d’une fontaine. Il est sanglé dans un uniforme à moitié gris, comme ceux des séries policières, son gros ventre ballant à chaque pas en un curieux va-et-vient. Son étoile scintille au plastron sous la plaquette réglementaire qui fait sa fierté : « Robert Ponting – Sheriff ». Tout à l’heure au bar je n’avais pas remarqué les coupures qui griffent le bas de son visage, séquelles d’un rasage matinal expéditif, ou simplement maladroit. Il faut dire qu’il m’a trouvé dans un triste état. Les serveuses ont cru que j’allais faire un malaise à mon tour. Si j’ai vu bien des morts depuis ma naissance, jamais un homme n’était encore venu ainsi clore ses paupières contre moi au pire instant d’une journée mal engagée. Puis tout est allé très vite. L’ambulance. L’agitation des brancardiers. Les badauds autour de ma table. La sirène hurlante, le sheriff, ses questions formelles. J’ai dû le suivre en voiture jusqu’ici.

    — Bon, le formulaire… Témoignage… Voilà. Je vais enregistrer quelques données dans mon dossier et je vous libère. Alors, votre prénom, votre nom, votre nationalité ?

    — Didier Tonfale, nationalité française.

    — Comment est-ce que ça s’écrit, s’il vous plaît ?

    J’épelle chaque mot, mon lieu de naissance, je réexplique mon arrivée hier à Las Vegas, la crevaison, l’arrêt au Rosie’s Den, avant de raconter à nouveau l’accident du vieil homme de façon très simple. Sommaire même. C’est exactement ce que recherche le sheriff Ponting. Ne pas perdre de temps. Pouvoir rentrer le plus vite possible dans son salon boire un plein godet de soda glacé. Il me félicite au passage pour la qualité de mon américain. Je baisse la tête.

    — Aucun mérite, Sheriff. J’ai toujours aimé cette langue. Et mon laboratoire d’étude travaille régulièrement pour des clients new-yorkais, alors vous comprenez…

    Maudit présent de l’indicatif, cuisant rappel à mon ordre ancien !

    — Bien, bien… Vous avez prévu un long voyage dans notre région ? lance-t-il en reculant d’un bond sur son fauteuil à roulettes.

    — Presque un mois, jusqu’au onze août.

    — Oh yeah !… Grand Canyon ? Monument Valley ?…

    — Comment faire sans eux ? J’ai envie de ressentir le souffle épique des westerns de mon enfance.

    Ses pommettes s’évasent en une moue gymnastique : « Ha, ha ! Le souffle épique des westerns de votre enfance !… Il s’est éteint depuis longtemps, vous savez. » Il reprend sa respiration en avançant vers la fenêtre, immensité ouverte sur la rue vide, les lampadaires, le ciel délicatement constellé. « Je suis même prêt à parier qu’il n’a jamais existé. Les cow-boys étaient de pauvres types à la recherche du bonheur. Ils n’ont récolté ici que pierrasses, maladie, folie du jeu… Eliminez le rêve, monsieur Tonfale, il n’est pas de ce lieu. Mais visitez le Canyon. Profitez de la nature sacrée de notre Etat. Elle va vous écraser sous le poids de son caractère. Elle a bousillé les hommes, c’est une rude compagne, vous savez. Une muse. Une magicienne. L’ogresse qu’il faut avoir rencontrée au moins une fois dans sa vie, ça oui, j’en suis convaincu… »

    L’entretien est terminé. Le sheriff se dirige vers la sortie, me faisant comprendre que l’heure toupille trop vite à son goût.

    Il éteint le néon blafard.

    Crépitements. Voile obscur.

    La porte claque. Robert Ponting tourne la clef deux fois dans le barillet. Nous descendons les marches de ciment brut et regagnons tranquillement nos voitures garées côte à côte. Je suis mal à l’aise. La vision du grand-père au visage torturé me hante depuis quatre heures. Je voudrais qu’il me dise…

    — Au fait Sheriff, vous connaissiez bien ce monsieur qui vient de mourir ?

    — Non. Personne à Kingman ne connaissait vraiment Lucius Komolsky. Sans doute, nulle part ailleurs non plus. Vous avez vu comme moi les informations de son dossier. Cadavériques… J’irai consulter demain les fichiers de la mairie pour préparer l’enterrement, mais je crains que le bonhomme ne voyage seul jusqu’au cimetière. Vous savez, à quatre-vingt-quatre ans, sans famille, ni revenus, vous n’attirez jamais les bons amis. Il vivait à l’écart de la ville dans une cabane en tôle qu’il avait construite lui-même, il y a une trentaine d’années.

    — Il habitait ici depuis si longtemps…

    — Oui. Il avait débarqué un jour fait comme les autres du Colorado ou de l’Utah je crois, puis s’était senti bien chez nous au point de ne plus repartir. Épilogue. Je venais à l’époque d’entamer ma carrière. Il ne desserrait jamais les dents. Il descendait parfois dans un bar du centre, buvait trois ou quatre Bud en écoutant les gars chanter la grande roue qui tourne… Voilà.

    Le sheriff chemine lentement, à la manière d’un héliotrope. Il s’arrête, jette une œillade alentour, s’approche de moi. L’éclairage public nous enveloppe d’un amas cotonneux tant l’air du soir est saturé de chaleur. Rien à faire, l’épisode de l’après-midi m’a torréfié la ciboulette.

    — Et moi je coupe sa trajectoire…

    — Oui, monsieur Tonfale. Ainsi l’a voulu l’Éternel. Komolsky se rendait régulièrement au Rosie’s Den, vous savez, les serveuses me l’ont confirmé ce soir. Il arrivait par le bus Grey-hound du matin et montait dans celui de huit heures pour rentrer chez lui. Il passait sa journée à écouter la musique en fixant les rochers, le plateau, le désert. Aucun de nous ne l’a jamais vu dans une voiture. Jamais. Incompréhensible dans notre région… Une phobie. Une maladie peut-être… En tout cas il n’était ni méchant, ni gentil. Le genre de vieux qui en a sans doute essuyé lourd dans sa chienne de vie…

    — Le coin ne doit pas manquer de ces êtres sans cesse sur les chemins, un matin ici, le lendemain à l’autre bout du comté, non ?

    — Oh oui ! On voit du curieux monde dans notre Ouest, vous savez… Komolsky était un taiseux. Comme les coureurs de bois d’autrefois, plus aptes à charmer leur scie qu’à vous indiquer la bonne direction !… Il aurait été riche à étouffer sous les ballots de billets, du gros gain dans les mines, avant de boire son ramequin jusqu’à la lie. Une fois, une seule, il m’avait rejoint au bureau pour me parler. Au bout du compte il bredouilla une fadaise informe puis disparut comme il avait surgi. Drôle d’écureuil, vous savez…

    Je suis arrivé devant ma Chevrolet. Le Sheriff Ponting remonte son pantalon froissé, empoignant d’un coup sec le large ceinturon de cuir qui le boudine au replat des hanches. Tout sourire, il me serre fermement la main :

    — Je n’ai plus qu’à vous souhaiter d’excellentes vacances. Essayez d’oublier cet incident. Vous n’y êtes pour rien, vous savez. Ouvrez grand vos yeux. Les gouffres, les rivières, les couleurs que vous allez croiser vont s’acharner sur vous. Prenez soin de votre cœur !…

    — Merci du conseil, Sheriff. Bon courage à vous.

    — Dieu vous bénisse, Monsieur Tonfale.

    Neuf heures trente.

    Pelotes d’obscurité. Molles ondulations aux reflets irisés. Au loin, dans les coulisses des sables menus, une égratignure mauve s’échappe du rebord de l’univers.

    Spacieuse cuvette d’air bouillant.

    La nuit vient de prendre son quart. Je n’ai pas voulu résister au besoin d’arpenter l’avenue. Le décalage horaire et la mort de Lucius Komolsky ont fait de ce jeudi seize juillet la pire rotation de mon existence. Les bâtiments rectangulaires s’alignent tous sur un modèle inanimé. Pragmatisme, économies d’échelle, promptitude à naître, reconversions alertes… Je mâche ma confusion sous les hésitations de mes pas, mais au moins je vais encore dormir en Amérique ce soir. J’ai trouvé un motel avec une facilité de micro-bébé. En ouvrant la porte de ma chambre, j’ai pris la décision de rester. Jusqu’au bout, mardi onze août, date de mon retour prévu pour Paris. J’en ai soupé de piétiner sans but. À cinquante frites je n’ai plus rien à perdre. Cette discussion avec le sheriff m’a remis en confiance. C’est un chouette type.

    Un gros moteur passe lentement à ma hauteur, mêlant les pointillés de ses phares au brouhaha publicitaire des magasins égrillards. Pour la première fois depuis ma descente de l’avion, j’ai la conscience nette d’être arrivé sur la bannière étoilée. La rue est démesurément large. Les cylindres crient leur faim d’or noir. La taille n’est plus un critère. Et partout l’odeur forte de l’asphalte liquéfié sous le délire

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