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Controverse cubaine entre le tabac et le sucre: Leurs contrastes agraires, économiques, historique et sociaux, leur ethnographie et leur trnsculturation
Controverse cubaine entre le tabac et le sucre: Leurs contrastes agraires, économiques, historique et sociaux, leur ethnographie et leur trnsculturation
Controverse cubaine entre le tabac et le sucre: Leurs contrastes agraires, économiques, historique et sociaux, leur ethnographie et leur trnsculturation
Livre électronique1 009 pages15 heures

Controverse cubaine entre le tabac et le sucre: Leurs contrastes agraires, économiques, historique et sociaux, leur ethnographie et leur trnsculturation

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À propos de ce livre électronique

Paru en 1940 à Cuba et considéré comme l’un des essais incontournables du XXe siècle, cet ouvrage est publié pour la première fois en français. Controverse cubaine entre le tabac et le sucre représente une histoire du monde vue de Cuba. Histoire du monde conçue à partir de l’histoire de deux produits : le tabac et le sucre. La route du tabac et du sucre serait également celle du monde.

Controverse cubaine entre le tabac et le sucre aide à comprendre les représentations liées au tabac et au sucre. L’ouvrage offre aussi l’occasion de pénétrer dans les mentalités et les imaginaires de ces deux composantes de l’identité cubaine. Cette confrontation des données historiques et démographiques à des considérations géographiques est imprégnée d’une forme dialogique issue de la musique cubaine.
LangueFrançais
Date de sortie6 déc. 2013
ISBN9782923713984
Controverse cubaine entre le tabac et le sucre: Leurs contrastes agraires, économiques, historique et sociaux, leur ethnographie et leur trnsculturation
Auteur

Fernando Ortiz

Fernando Ortiz Fernández, né le 16 juin 1881 est mort le 10 avril 1969 à La Havane. Célèbre ethnologue et anthropologue cubain, il est désigné comme le troisième découvreur de l’Amérique, après Christophe Colomb et Alexander von Humboldt, en raison de l’abondance et l’importance de ses recherches.

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    Aperçu du livre

    Controverse cubaine entre le tabac et le sucre - Fernando Ortiz

    Controverse cubaine entre le tabac et le sucre

    Leurs contrastes agraires, économiques, historiques et sociaux, leur ethnographie et leur transculturation

    Fernando Ortiz

    Traduit de l’espagnol par Jacques-François Bonaldi

    Coordonné par Jérôme Poinsot

    Collection Essai

    Mise en page : Virginie Turcotte

    Maquette de couverture : Étienne Bienvenu

    Coordination : Jérôme Poinsot

    Dépôt légal : 3e trimestre 2011

    © Éditions Mémoire d’encrier, 2011

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Ortiz, Fernando, 1881-1969

    Controverse cubaine entre le tabac et le sucre

    (Collection Essai)

    Traduction de : Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar.

    ISBN 978-2-923713-60-1 (Papier)

    ISBN 978-2-89712-151-8 (PDF)

    ISBN 978-2-923713-98-4 (ePub)

    1. Tabac - Industrie - Cuba - Histoire. 2. Sucre - Industrie - Cuba - Histoire. 3. Cuba - Civilisation - 20e siècle. 4. Ethnicité - Cuba. I. Titre.

    HD9144.C82O7714 2011     338.1’7371097291     C2011-941495-3

    Nous reconnaissons, pour nos activités d’édition, l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Conseil des Arts du Canada et du Fonds du livre du Canada.

    Nous remercions également le Cirecca, la Coprova et le Conseil régional de la Guadeloupe pour leur soutien à l’édition de ce livre.

    Mémoire d’encrier

    1260, rue Bélanger, bureau 201

    Montréal, Québec

    H2S 1H9

    Tél. : (514) 989-1491

    Téléc. : (514) 928-9217

    info@memoiredencrier.com

    www.memoiredencrier.com

    Réalisation du fichier ePub : Éditions Prise de parole

    Dans la même collection :

    Transpoétique. Éloge du nomadisme, Hédi Bouraoui

    Archipels littéraires, Paola Ghinelli

    L’Afrique fait son cinéma. Regards et perspectives sur le cinéma africain francophone, Françoise Naudillon, Janusz Pr chodzen et Sathya Rao (dir.)

    Frédéric Marcellin. Un Haïtien se penche sur son pays, Léon-François Hoffman

    Théâtre et Vodou  : pour un théâtre populaire, Franck Fouché

    Rira bien... Humour et ironie dans les littératures et le cinéma francophones, Françoise Naudillon, Christiane Ndiaye et Sathya Rao (dir.)

    La carte. Point de vue sur le monde, Rachel Bouvet, Hélène Guy et Éric Waddell (dir.)

    Ainsi parla l’Oncle suivi de Revisiter l’Oncle, Jean Price-Mars

    Les chiens s’entre-dévorent... Indiens, Métis et Blancs dans le Grand Nord canadien, Jean Morisset

    Aimé Césaire. Une saison en Haïti, Lilian Pestre de Almeida

    Afrique. Paroles d’écrivains, Éloïse Brezault

    Littératures autochtones, Maurizio Gatti et Louis-Jacques Dorais (dir.)

    Refonder Haïti, Pierre Buteau, Rodney Saint-Éloi et Lyonel Trouillot (dir.)

    Entre savoir et démocratie. Les luttes de l’Union nationale des étudiants haïtiens (uneh) sous le gouvernement de François Duvalier, Leslie Péan (dir.)

    Images et mirages des migrations dans les littératures et les cinémas d’Afrique francophone, Françoise Naudillon et Jean Ouédraogo (dir.)

    Haïti délibérée, Jean Morisset

    Prologue

    Fernando Ortiz a réalisé une œuvre monumentale, très utile à tous ceux qui se spécialisent dans les études afro-américaines.

    Alfred Métraux

    Fernando Ortiz a consacré la meilleure partie de son œuvre à montrer l’apport constructif du nègre à la civilisation de Cuba ; mieux encore, à prouver que dans son pays, il n’y a pas deux civilisations qui coexisteraient, séparées, l’une apportée par les conquérants de la péninsule Ibérique et l’autre par les esclaves des multiples régions d’Afrique, mais elles se sont voluptueusement mélangées pour créer une culture originale et unique au monde : la culture cubaine.

    Roger Bastide

    Entrer dans un ouvrage et dans l’œuvre de celui qu’on appelle à Cuba don Fernando – titre honorifique suprême qui se substitue largement à tous les diplômes universitaires et académiques – c’est pénétrer dans une sorte de jungle à peu près aussi dense et inextricable que la forêt vierge amazonienne. Et aussi fouillis, oserais-je dire. Pour poursuivre la métaphore sylvicole, l’auteur fait feu de tout bois. Rançon ou revers de l’érudition?

    Le traduire constitue donc une espèce de gageure. D’autant que la leçon existante pèche en maints endroits. L’histoire de l’ouvrage est bien particulière. Fernando Ortiz publia son Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar en 1940, précédé du prologue du fameux anthropologue Bronislaw Malinowski. La seconde édition parut… vingt-trois ans plus tard, en 1963, mais ce n’était déjà plus le même livre : Ortiz y avait ajouté plus de deux cents pages, et l’Université centrale de Las Villas, l’éditeur, le présenta comme édition « définitive », qui eut d’autres tirages à Cuba au fil des années. À l’étranger, les deux dernières éditions « révisées » sont celles de María Fernanda Ortiz Herrera, la fille de l’auteur (1999) et d’Enrico Mario Santí (Cátedra, 2002).

    Quand Jérôme Poinsot, le coordonnateur de ce projet, m’envoya la dernière version précitée, j’avais déjà commencé à traduire Controverse dans son édition de Las Villas, la seule travaillée directement par Ortiz ou sous sa direction, même s’il était déjà très diminué par la vieillesse et la maladie qui l’emporteraient quelque six ans plus tard à quatre-vingt-huit ans. J’ai alors remisé mon édition de 1963, ravi de pouvoir travailler à partir d’une leçon qui avait reçu l’aval de la fille de l’auteur et que Santí, professeur universitaire aux USA, présentait en quelque sorte comme encore plus « définitive ». Ma satisfaction dura peu, et devant l’accumulation de leçons fautives, de coquilles d’imprimerie, voire d’explications erronées (dont on trouvera des échos dans mes notes lorsqu’elles passaient ma patience), j’ai dû finalement en revenir à l’édition de 1963. C’est donc celle-ci que le lecteur francophone trouvera ici.

    Un ouvrage d’une conception tout à fait sui generis : il est constitué d’un chapitre principal d’une centaine de pages, le cœur, pour ainsi dire, ou le soleil, entouré, sous forme de vingt-cinq « chapitres complémentaires », de veines et vaisseaux qui l’alimentent ou de planètes tournant dans son orbite, et dont certains peuvent largement le dépasser en longueur (le 8, sur les usages du tabac chez les Indo-Antillais, ou le 9, sur la transculturation du tabac).

    À mesure que je traduisais, je me suis rendu compte qu’il fallait aider le lecteur à cheminer dans l’ouvrage, non parce que je doutais de son intelligence (il doit l’être a priori pour s’aventurer chez Ortiz), mais pour faciliter la lecture : j’ai donc fait passer toutes les indications bibliographiques, présentées entre parenthèses dans le corps même des paragraphes – d’où une lecture constamment entrecoupée, « hachée menue » qui finit par être gênante, voire, à la limite, rebutante – en notes de bas de page ; je me suis efforcé de compléter dûment lesdits renvois bibliographiques qui laissent parfois à désirer, et de restaurer, par exemple, des op. cit. ne renvoyant à rien (le cas de figure, en l’occurrence, étant KARSTEN, qui apparaît cinq fois de cette façon, sans même un prénom!) ; et de rectifier les coquilles d’imprimerie qui sautaient aux yeux ; j’ai tâché dans toute la mesure du possible de retrouver les citations dans leur langue originale, à commencer par le français ; enfin, et surtout, j’ai jugé bon de rajouter un appareil de notes assez copieux qui doit permettre au lecteur de ne pas trop perdre pied dans cet océan où il s’est engagé, vraisemblablement pour lui aussi inconnu que celui où s’aventura le Grand Amiral. Bien entendu, je ne prétends pas, tant s’en faut, avoir éclairci tous les doutes que peut avoir le lecteur : il y faudrait une équipe d’érudits, et le temps m’était compté, mais j’ose espérer que mes (parfois longues) recherches lui permettront de mieux braver la tempête. Je peux affirmer en tout cas, en connaissance de cause, que cette première traduction en français d’un ouvrage de Fernando Ortiz n’a pas d’équivalent, même en espagnol. Il est d’ailleurs étonnant, voire proprement scandaleux qu’un tel monument ait dû attendre quarante-huit ans pour connaître sa première version française et que l’œuvre de Fernand Ortiz reste encore interdite aux lecteurs francophones!

    Traducteur, je ne prétends pas analyser Controverse. Le lecteur constatera vite qu’il s’agit d’un ouvrage de pionnier, comme Ortiz l’a été à Cuba dans bien d’autres domaines, et que rien à ce jour n’y ressemble. Indépendamment du concept de « transculturation » qu’il y apporte ici sur les fronts baptismaux face à celui d’acculturation (dont Roger Bastide nous dit dans son article de l’Encyclopaedia Universalis, qu’il a fini par s’imposer), il est le premier à analyser l’évolution historique différente du tabac et de la canne à sucre à Cuba en fonction des forces sociales qui y étaient en jeu (paysans libres pour le premier ; main-d’œuvre servile pour la seconde) et à en tirer toutes les conséquences, non seulement vis-à-vis du passé, mais aussi et surtout par rapport au pays semi-colonial et sous domination étasunienne qui est le sien. Le tout accompagné d’une plongée dans l’histoire du tabac au sein des sociétés européennes, riche en anecdotes et en détails savoureux, de digressions sur la façon dont on fumait le tabac dans les Antilles, puis dont la plante s’est « transculturisée » en arrivant en Europe, sur le départ de la traite négrière en Amérique et l’action de Bartolomé de Las Casas, et sur bien d’autres points qui ne peuvent que susciter l’intérêt du lecteur curieux. Bref, Ortiz met au service de son ouvrage l’immense bagage encyclopédique qu’il a amassé au fil des années avec une patience de bénédictin.

    Car, en 1940, Fernando Ortiz, qui a alors cinquante-neuf ans, est loin d’être un débutant. Passionné en début de carrière (suite à ses études de droit) pour la criminologie, c’est sous ce biais qu’il aborde la culture des Noirs, concevant un vaste projet d’analyse de la pègre (hampa) afrocubaine : Hampa afrocubana. Los Negros Brujos (1906) ; Hampa afro-cubana. Los Negros esclavos (1916, qui reprend, fusionne et élargit la première partie du précédént ; 2e ed. 1975 ; Los Negros curros (1909, inédit ; version posthume, 1986), mais il s’écarte graduellement de cette approche de pathologie sociale et d’ethnologie criminelle où marginalité s’associe quasiment à esclavage, peu compatible avec une vision historique et sociologique de la société cubaine. Cette évolution est associée à son entrée en politique, en tant que député du Parti libéral (1917) et à sa prise de conscience nationaliste dans un pays soumis à la mainmise des États-Unis, comme en témoignage son article-manifeste : « La crise politique cubaine. Ses causes et ses remèdes », de février 1919. Finalement, déçu par la politique des classes dirigeantes, il prend conscience de la présence des masses et de leur jeu dans l’histoire : « Quand on fait une étude détaillée de la philosophie de l’histoire, on aboutit à la conclusion précise que les grandes et capitales manifestations progressistes de l’Univers sont filles de l’idée du génie quand elles germent dans les masses. » Nous sommes loin, on le voit, de ses premières approches sur la marginalité.

    Il voue alors son talent et son énorme capacité de travail, à partir de 1925-1930, à celui de promoteur de la culture au plein sens du mot, mais il part aussi défricher d’autres terres : Historia de la arqueología indocubana (1922) ; la contribution des Noirs à la culture cubaine : La Africanía de la música folklórica cubana (1950 ; 2e ed. révisée, 1965) ; Los bailes y el teatro de los negros en el folklore de Cuba (1951 ; 2e éd. 1981) ; Los instrumentos de la música afrocubana (1952, 5 volumes) ; la linguistique : Glosario de afronegrismos, 1924, révisé en 1962 ; 2e éd. 1990) ; Un Catauro de cubanismos (1923 ; révisé en 1963 et publié en 1974 à titre posthume comme Nuevo Catauro de cubanismos ; l’essai scientifique à vocation humaniste : El Engaño de las razas (1946 ; 2e ed. 1975) ; l’analyse historique : Historia de una pelea cubana contra los demonios (1959 ; 2e éd. 1971) qui constitue sa dernière grande œuvre.

    Il fut aussi fondateur de revues essentielles dans l’histoire de la culture cubaine, président de sociétés savantes, professeur universitaire, et président, en 1945, de l’Institut cubano-soviétique des relations culturelles, n’en déplaise à certaines gens anxieux de le revendiquer comme « apolitique »… Bref, don Fernando est une figure absolument incontournable dans l’histoire des idées et de la culture à Cuba du XXe siècle.

    Ceci dit, que le lecteur sache d’avance que Fernando Ortiz rédige et compose des ouvrages qui ne doivent qu’à lui (je me dis qu’il aurait été recalé en France, au Canada ou dans n’importe quelle université « occidentale » s’il avait présenté, par exemple, une thèse de doctorat aussi « brouillonne » dans sa composition que sa Controverse…!), qu’il s’engage sans trop d’atermoiements dans ce qui n’est pas des allées versaillaises tracées au cordeau ou des layons sous futaie parfaitement dégagés, mais bel et bien des jardins alambiqués où les plants poussent et partent dans tous les sens au gré de leur fantaisie (les théoriciens ont d’ailleurs élaboré à ce sujet toute une théorie du baroque antillais et latino-américain) : je peux toutefois garantir qu’en suivant les traces de celui qu’on appelle à Cuba le « troisième découvreur », après Christophe Colomb et Alexandre de Humboldt, il n’arpentera pas des sentiers battus. Il ira au contraire de découverte en découverte et cheminera dans un univers encore vierge. Et c’est si rare!

    Jacques-François Bonaldi

    La Havane, le 16 septembre 2011

    Introduction

    J’ai connu et aimé Cuba très tôt à partir d’un séjour prolongé aux Canaries. Pour les Canariens, Cuba était « la terre promise » où ils allaient gagner de l’argent soit pour rentrer ensuite chez eux, sur leur terre natale sur les flancs du pic Teide ou autour de la Grande Chaudière, soit pour s’ancrer définitivement dans l’île et ne plus revenir dans leur patrie que pour les congés, fredonnant des chansons cubaines, se dandinant avec leurs manières et leurs coutumes créoles et racontant des merveilles de la terre splendide où règne le palmier royal, où les plantations de canne qui donnent le sucre et les plantations qui produisent le tabac étirent leur vert à l’infini. Après être entré ainsi en contact avec Cuba dès ma prime jeunesse, j’ai également été lié à ce pays, au fil des années, par ma connaissance du nom de Fernando Ortiz et de son œuvre sociologique. Ses recherches sur les influences africaines à Cuba, ses études des aspects économiques, sociaux et culturels qu’offrent les influences réciproques entre les Africains et les Latino-Américains m’ont toujours impressionné par leur exemplarité.

    Aussi, quand j’ai finalement fait la connaissance de Fernando Ortiz durant ma première visite à La Havane, en novembre 1939, ce fut pour moi l’occasion de joindre l’utile à l’agréable que d’abuser de son temps et de sa patience bien au-delà de ce que permet une rencontre fortuite. Comme il fallait s’y attendre, nous avons fréquemment discuté de ces très intéressants phénomènes sociaux que sont les changements de culture et les interactions entre les civilisations. Ortiz m’a alors informé qu’il allait introduire dans son prochain livre un nouveau terme technique, TRANSCULTURATION, pour remplacer plusieurs expressions courantes telles que « changement culturel », « acculturation », « diffusion », « migration ou osmose de culture », et d’autres analogues qu’il jugeait imparfaites du point de vue de la signification. J’ai accueilli avec enthousiasme ce néologisme dès le premier moment. Et j’ai promis à son inventeur de m’approprier cette nouvelle expression tout en lui en reconnaissant la paternité, afin de l’employer constamment et loyalement chaque fois que j’en aurais l’occasion. Ortiz m’a alors invité aimablement à écrire quelques mots au sujet de ma « conversion » terminologique, et telle est la raison des paragraphes suivants.

    Rien n’est peut-être plus trompeur dans les travaux scientifiques que le problème de la terminologie, du mot juste¹, pour chaque concept, que celui de trouver une expression qui, s’ajustant aux faits, soit donc un instrument utile à la pensée et non un obstacle à la compréhension. S’il est clair que se disputer pour de simples mots signifie perdre son temps, il est toutefois beaucoup moins évident que le diablotin des obsessions étymologiques joue fréquemment de mauvais tours à notre style, autrement dit à nos pensées, quand nous adoptons un terme qui contiendrait dans ses composants ou dans sa signification fondamentale des suggestions sémantiques fausses ou déviantes dont nous ne parvenons pas à nous délivrer, pervertissant ainsi le sens véritable d’un concept donné qui, par intérêt scientifique, devrait toujours être, précis et sans équivoque.

    Analysons par exemple le terme acculturation, qui a commencé à se répandre, il n’y a pas si longtemps, et qui menace de s’emparer de ce domaine, particulièrement dans les écrits sociologiques et anthropologiques des auteurs étasuniens². Outre sa phonétique ingrate (il démarre comme un hoquet et termine en rot), le mot acculturation contient tout un ensemble d’implications terminologiques inopportunes. C’est un terme ethnocentrique doté d’une signification morale. L’immigrant doit « s’acculturer » (to acculturate) ; de même que doivent le faire les indigènes, les païens et les infidèles, les barbares ou les sauvages, qui jouissent de l’« avantage » d’être soumis à notre Grande Culture occidentale. Le terme acculturation implique, par la préposition ad- qui l’ouvre, le concept d’un terminus ad quem, d’une finalité. L’individu « inculte » doit recevoir les bienfaits de « notre culture » ; c’est « lui » qui doit changer pour devenir « l’un des nôtres. »

    Il ne faut pas trop faire d’effort pour comprendre qu’en recourant au terme acculturation, nous introduisons implicitement un ensemble de concepts moraux, normatifs et d’évaluation qui viennent vicier depuis son origine la compréhension réelle du phénomène. Cependant, l’essence même du processus que l’on veut exprimer n’est pas une adaptation passive à un standard de culture fixe et défini. Sans doute, n’importe quelle vague d’immigrants européens en Amérique expérimente des changements dans sa culture originaire, elle provoque aussi un changement dans la matrice de sa culture d’accueil. Les Allemands, les Italiens, les Polonais, les Irlandais, les Espagnols apportent toujours aux peuples américains, quand ils émigrent, quelque chose de leur propre culture, de leur alimentation, de leurs mélodies populaires, de leur génie musical, de leurs langages, de leurs coutumes, de leurs superstitions, de leurs idées et de leurs tempéraments caractéristiques. Tout changement de culture ou, comme nous le dirons dorénavant, toute TRANSCULTURATION est un processus dans lequel on donne toujours quelque chose en échange de ce que l’on reçoit ; c’est, comme le dit l’expression, du « donnant, donnant ». C’est un processus dans lequel les deux parties de l’équation sont modifiées. Un processus duquel émerge une nouvelle réalité, composite et complexe ; une réalité qui n’est pas un amalgame mécanique de caractères, ni même une mosaïque, plutôt un phénomène nouveau, original et indépendant. Pour décrire un tel processus, le terme aux racines latines TRANSCULTURATION met bien en perspective un vocable qui ne contient pas la nécessité pour une culture donnée de tendre vers une autre, mais bien une transition entre deux cultures, toutes les deux actives, toutes les deux contribuant par autant d’apports, et toutes deux coopérant à l’avènement d’une nouvelle réalité de civilisation.

    Qu’on lise l’excellente analyse faite par Ortiz (chapitre complémentaire II). Il signale clairement et d’une manière convaincante comment même les premiers pionniers ibériques de Cuba, ceux qui arrivèrent peu après la découverte de Christophe Colomb, ne transplantèrent pas telle quelle leur culture espagnole dans cette île antillaise, d’un bloc, complète et intacte. Ortiz montre comment la nouvelle sélection de ces colons, selon leur motivation et leurs objectifs, les modifiait déjà dans l’acte même de leur émigration vers le Nouveau Monde. La constitution de la nouvelle société était déterminée dès l’origine par le fait que tous les colons passaient par le crible de leurs propres aspirations, des différentes raisons qui les arrachaient à leur patrie, les conduisant à un autre monde où ils allaient vivre. Certaines personnes, tels les Pilgrim Fathers de l’Amérique anglo-saxonne, non seulement aspiraient à une autre terre afin d’y raviver la paix de leurs foyers, mais avaient aussi de profondes raisons pour abandonner leurs patries.

    Il serait aussi absurde de prétendre que les Espagnols arrivés à Cuba sont devenus « acculturés », ou bien assimilés, aux cultures indiennes, comme il le serait de soutenir qu’ils ne reçurent pas d’elles des influences tout à fait évidentes et positives. Il suffira de lire la présente épopée du tabac et du sucre pour comprendre comment les Espagnols ont acquis des Indiens un de ces composants élémentaires de la nouvelle civilisation qu’ils allaient développer à Cuba durant les quatre siècles de leur domination, et comment ils ont importé à leur tour le second de ces deux éléments dans cette île d’Amérique depuis l’autre rivage de l’Océan. Il y eut un échange de facteurs importants : une TRANSCULTURATION dont les forces déterminantes principales furent aussi bien le nouvel habitat que les vieilles caractéristiques des deux cultures, ainsi que le jeu des facteurs économiques particuliers au Nouveau Monde comme une nouvelle réorganisation sociale du travail, du capital et de l’entreprise.

    Continuez de lire l’exposé d’Ortiz et vous verrez comment les vagues des cultures méditerranéennes (génoise, florentine, juive et levantine) ont toutes apporté quelque chose de particulier au donnant-donnant de la TRANSCULTURATION. Et également comment les Noirs sont aussi arrivés à Cuba, d’abord de la même Espagne qui, avant la découverte des Indes occidentales, comptait de grandes masses de Noirs africains, et ensuite directement de plusieurs peuples d’Afrique. Et ainsi, de siècle en siècle, des arrivées successives d’immigrants, des Français, des Portugais, des Anglo-Saxons, des Chinois… jusqu’à l’arrivée toute récente d’Espagnols après la dernière guerre civile ainsi que d’Allemands qui s’y étaient réfugiés pour fuir l’hitlérisme. L’auteur de ce livre nous indique comment nous devons étudier dans tous ces cas les deux bouts du contact et considérer ce phénomène intégral comme une transculturation, c’est-à-dire comme un processus dans lequel chaque nouvel élément se fond, adoptant des modes de vie déjà établis, tout en y introduisant des exotismes propres et en générant de nouveaux ferments.

    Je veux renouveler mon accord le plus absolu avec Fernando Ortiz en citant ici, avec la permission des lecteurs, quelque chose que j’ai publié précédemment. J’ai insisté à plusieurs reprises en affirmant que le contact, le choc et la transformation des cultures ne peuvent être conçus comme la complète acceptation d’une culture donnée par des groupes humains « acculturés ». Écrivant au sujet des contacts entre les Européens et les Africains sur le continent noir, j’ai essayé de montrer comment les deux races « se soutiennent par des éléments empruntés aussi bien à l’Europe qu’à l’Afrique… aux deux patrimoines culturels. Ce faisant, les deux races transforment les éléments qu’elles reçoivent en prêt et les incorporent à une réalité culturelle entièrement neuve et indépendante³. »

    J’ai également suggéré ensuite que le résultat des échanges de culture ne peut être considéré comme un mélange mécanique d’éléments empruntés :

    Les phénomènes d’échanges de cultures sont des réalités culturelles tout à fait nouvelles qui doivent être étudiées en tant que telles. De plus, les phénomènes typiques des échanges culturels (les écoles et les mines, les temples noirs et les tribunaux indigènes, les magasins d’articles d’épicerie et de bazar et les plantations agraires) expérimentent tous les contingences des deux cultures dont les influences les dépassent comme si elles s’étendaient d’un côté et de l’autre tout au long de leur formation et de leur développement. Il est vrai que ces phénomènes sociaux typiques dépendent des intérêts, des intentions et de l’impact de la culture occidentale, mais ils se déterminent également par la réalité culturelle des réserves africaines. C’est pourquoi nous observons, une fois de plus, qu’il faut distinguer au moins trois phases dans cette interaction constante entre les cultures européennes et africaines. On ne saurait affirmer ni anticiper les processus d’échanges qui en résultent, pour aussi soigneux que puisse être l’examen des ingrédients des deux cultures génitrices. Même si nous connaissions tous les « ingrédients » qui sont appelés à contribuer à la formation d’une école ou d’une mine, d’une Église de Noirs ou d’un tribunal d’indigènes, nous ne pourrions pas prévoir ni prédire quel devrait être le développement de la nouvelle institution, car les forces qui la créent et les facteurs qui en déterminent le cours et l’évolution ne sont pas « prêtés », mais naissent des entrailles mêmes de cette institution⁴.

    Ces citations prouvent donc bien clairement que ma façon de penser coïncide tout à fait avec l’analyse faite par Fernando Ortiz dans le présent volume. Inutile de dire que j’en suis fier.

    Je crois avoir répondu par là au souhait exprimé par Ortiz. Maintenant, il serait aussi impertinent que superflu de ma part de faire des commentaires sur la valeur et les mérites de l’ouvrage qu’on va lire. Sous les dehors d’un brillant essayiste, d’un jeu de termes fascinant et d’un exposé ingénieux de contrastes et de ressemblances dans cette CONTROVERSE, tout lecteur intelligent se rendra compte de tout ce que les pages de cet ouvrage contiennent de solide travail scientifique, d’analyse sociale pénétrante. Avec un langage clair et vif, avec une documentation aussi consciente que dépourvue de pédanterie, Ortiz nous donne une définition de départ de ce qu’il veut dire par « controverse » entre le sucre et le tabac. Puis il s’occupe de traduire ses phrases brillantes en données concrètes et descriptives. Et là, nous voyons comment les conditions écologiques de Cuba font de cette île la terre idéale pour le sucre et le tabac. En vérité, ce dernier point n’exige pas en fait de documents ni d’arguments particuliers : les mots Cuba et Havane sont des synonymes de gloires, de vertus et de vices du fumeur. Nous savons tous que le luxe, la gourmandise, l’esthétique et le snobisme du cigare sont assurément associés à ces trois syllabes : Havane.

    L’auteur nous offre ensuite un bref résumé de la chimie, de la physique, de la technique et de l’art dans la production de ces deux produits commerciaux. En vrai « fonctionnaliste », bien conscient du fait qu’il faut tenir compte de l’esthétique et des impressions sensorielles au même titre que l’habitat et la technologie, étudie tour à tour les croyances, les superstitions et les valeurs culturelles qui entourent aussi bien les substances que les actions de fumer et de sucrer. Avec une veine toute voltairienne, l’auteur se consacre à la pseudo malignité et le prétendu satanisme qui accompagnent l’herbe diabolique. La qualité hiératique et mystique du tabac est un point sur lequel ce livre sera d’une valeur particulière pour l’anthropologue.

    Abordant une fois de plus ce qui se passe avec ces deux produits végétaux bien connus, l’auteur renvoie à la différence entre l’artisanat par lequel le tabac doit être traité lors des étapes de culture, de récolte, de sélection et de manufacture, et la rudesse agraire, industrielle, mécanique et mercantile qui est propre au sucre. Nous nous approchons davantage du sol cubain, nous faisons connaissance aussi bien des planteurs et des travailleurs du tabac que des esclaves et journaliers qui travaillent dans les cannaies et les moulins à sucre. Ces panoramas intimes des paysages cubains où naissent ces produits éveilleront un vif intérêt personnel chez tous les amateurs de bon tabac et chez ceux qui ont adouci leur vie avec du sucre de Cuba. On découvrira beaucoup d’enchantement dans le récit et l’analyse de ces passages qui décrivent la culture du tabac, ses techniques de culture, de coupe, ses soins et sa préparation finale, ainsi que d’importantes informations qui intrigueront les professionnels de l’anthropologie et de l’économie, et fascineront le lecteur profane.

    Fernando Ortiz appartient à cette école ou tendance de la science sociale moderne qu’on appelle aujourd’hui le « fonctionnalisme ».Tout en se rendant compte aussi clairement que quiconque que les problèmes économiques et écologiques du travail et de la technique sont fondamentaux dans les industries dont il traite, il prend pleinement conscience de ce que la psychologie de fumer, l’esthétique, les croyances et les sentiments associés à chacun des produits finaux traités ici sont aussi des facteurs importants de leur consommation, de leur commerce et de leur élaboration. En lisant les paragraphes relatifs à l’art plein de finesse de la manufacture de tabac, à la dévotion personnelle des planteurs et des fabricants pour les tâches constantes de sélection et de recherche visant à doter d’une beauté sensuelle l’objet matériel qui satisfera l’habitude, pour ainsi dire le vice, du fumeur passionné, j’évoquais la meilleure définition jamais donnée de la beauté : « La beauté n’est que la promesse du bonheur⁵ » (Stendhal).

    En bon fonctionnaliste, l’auteur de ce livre recourt à l’histoire quand elle est indispensable. Ses chapitres sur les différents types d’exploitation territoriale selon qu’il s’agit du sucre ou du tabac ; sur les différences dans les régimes de travail, selon qu’il s’agit d’artisans libres, d’esclaves ou de travailleurs embauchés ; et finalement, sur les diverses applications politiques de l’une ou de l’autre industrie, ces chapitres sont tous écrits aussi bien d’un point de vue historique que sur le plan fonctionnel. Plusieurs des faits historiques les plus fondamentaux ont été plus amplement illustrés de documents dans les importants chapitres complémentaires inclus dans la seconde partie du livre.

    En ce qui concerne les aspects politiques inhérents à la thématique de cet ouvrage, Ortiz se garde de toute affirmation inopportune. J’espère cependant que, de ce point de vue, le livre sera traduit en anglais et lu par les étudiants, les hommes politiques et, bien entendu, par le grand public aux U.S.A.⁶. Fernando Ortiz, Cubain de naissance et de nationalité, se sent fier du rôle que sa patrie a joué dans l’histoire du sucre, pour la grande production de ses sucreries, et dans celle du tabac, pour avoir produit dans ses plantations le meilleur tabac au monde. L’auteur nous rappelle que c’est un personnage aussi important que Christophe Colomb qui sortit le tabac de Cuba pour en faire don au monde et qui apporta le sucre à ces îles antillaises. Il explore ensuite la marche triomphale du tabac à travers toute l’étendue de globe terrestre et envisage la très profonde influence exercée par le sucre dans la civilisation de Cuba, surtout, peut-être, pour avoir motivé l’importation, depuis l’Afrique, de très nombreuses et continuelles cargaisons de travailleurs noirs réduits à l’esclavage. L’auteur signale aussi comment, à travers le tabac et le sucre, les destinées de Cuba ont été très étroitement entrelacées à la trame de ses relations avec les peuples étrangers.

    Dans les deux aspects principaux de sa production économique, Cuba devient de plus en plus enchaînée aux États-Unis. Les événements qui bouleversent actuellement l’Europe renforcent cet entrelacement et le rendent encore plus exclusif. Nous pourrions répéter ici les réflexions que nous faisions plus haut, quand nous analysions le phénomène de la transculturation, si nous les transposons dans un domaine quelque peu différent. L’interdépendance est mutuelle. Cuba, tout comme le Mexique, est le plus proche de ces peuples latino-américains auxquels la « politique de bon voisinage » devrait être appliquée avec toute l’intelligence, la prévision et la générosité dont sont parfois capables, à l’occasion, les hommes d’État, voire les magnats de la finance des U.S.A.

    Au cours des longues conservations que j’ai eues avec monsieur Ortiz, nous nous sommes demandé pourquoi il existait de grandes institutions nord-américaines d’enseignement et de recherche en Chine, en Syrie, près du Bosphore et sur les rivages du Pacifique, et non dans les pays d’Amérique latine. Si quelques-unes des grandes et richissimes fondations culturelles des États-Unis voulaient contribuer à la création de ces instituts de recherche économique et sociale dans ces pays, cela pourrait faire beaucoup et contribuer énormément à une meilleure compréhension mutuelle et à une plus grande coopération économique entre les différentes nations de cet hémisphère. À supposer que je voie clairement et justement ces problèmes, je pense que Cuba est à cet égard le point saillant de l’Amérique latine, l’endroit le plus adéquat pour y constituer une clearing house⁷ d’informations, d’idées, d’influences et de mouvements culturels qui seraient l’expression d’une bonne volonté et d’une véritable compréhension mutuelle.

    Le présent ouvrage est un chef-d’œuvre de recherche historique et sociologique, aussi magistralement condensée et documentée que débarrassée de toute érudition pédante et stérile. Certainement que plusieurs de ses sections, voire de nombreux paragraphes, pourraient être assurément utilisées comme feuilles de route pour entreprendre des travaux de recherche dans le domaine de l’ethnographie. Ceux qui travaillent à ces instituts de recherche économique et sociale dont Fernando Ortiz a proposé récemment la création au huitième congrès scientifique américain de Washington (mai 1940) et que celui-ci a décidé de recommander, à l’unanimité, et en particulier l’institut national qui lui correspond, à Cuba, ceux-là pourraient très bien débuter leurs activités par des questions aussi profondément complexes et significatives que celles du sucre et du tabac dans l’économie, l’ethnographie, la sociologie, le présent et l’avenir du peuple cubain. Le présent ouvrage est idéal comme plan permettant de développer de telles recherches. Avec ces travaux scientifiques de recherche et d’analyse des réalités objectives sous lesquelles se manifestent les complexes phénomènes sociaux des peuples, l’intelligence entre les Amériques devrait s’améliorer, et la sympathie des Nord-Américains devenir plus féconde envers Cuba qui est la plus importante et la plus proche de leurs bons voisins insulaires d’Amérique latine. Il est évident qu’ici, comme dans toute phase ou tout phénomène de transculturation, les influences et la compréhension devraient être réciproques, au même titre que les bénéfices.

    Bronislaw Malinowski

    Université Yale, juillet 1940.


    1  En français dans le texte. Sauf indication du contraire, toutes les notes sont du traducteur.

    2  Cf. Melville J. Herskovits, Acculturation. The Study of Culture Contact, New York, 1938, J. Augustin Publisher.

    3  In Methods of Study of Culture Contact en Africa, memorandum XV, International Institute of African Languages and Cultures, 1938, p. XVII. (Note de Malinowski.)

    4  Id., p. XXV.

    5  En français dans le texte. La citation est tirée de De l’amour, 1822, livre I, chapitre 17, intitulé « La beauté détrônée par l’amour », en note 1 : « La beauté n’est que la promesse du bonheur. Le bonheur d’un Grec était différent du bonheur d’un Français de 1822. Voyez les yeux de la Vénus de Médicis et comparez-les aux yeux de la Madeleine de Pordenone (chez M. de Sommariva) ».

    6  Éditions en 1947 et 1992.

    7  Clearing house : Bureau ou centre d’échanges (d’informations, par exemple).

    Controverse cubaine entre le tabac et le sucre

    Voilà bien des siècles, un fameux archiprêtre de bonne humeur, poète espagnol du Moyen Âge, donna une personnalité au Carnaval et au Carême et les fit parler en de bons vers, mettant avec sagacité dans les arguments et les réfutations de leur débat et dans les épisodes du tournoi satirique leurs différences éthiques ainsi que les maux et les bienfaits que l’un et l’autre causaient aux mortels. C’est dans ce dialogue allégorique que le clerc Juan Ruiz écrivit la Pelea que tuvo Don Carnal con Doña Quaresma, dans un Libro de Buen Humor qui attacha un retentissement durable à son propre nom et à l’archiprêtre de Hita¹, dont la seule renommée provient de celle que reçut ce chanteur génial de serranillas² amoureuses et de toutes sortes de strophes effrontées et incisives.

    La fameuse controverse imaginée par ce grand poète pourrait bien nous servir de précédent littéraire pour personnifier maintenant Tabac le brun et l’opalescent Sucre pour les faire comparaître dans une fable où ils aborderaient leurs contradictions. Comme nous n’avons pas l’autorité requise d’un poète ou d’un clerc, pour tirer ces personnages de notre imagination et leur faire vivre des passions humaines et des prodiges merveilleux, nous dirons simplement, sans rimes et en prose pauvre, les contrastes surprenants que nous avons découverts entre les deux produits agricoles fondamentaux de l’histoire économique de Cuba.

    Ces disputes ne sont pas religieuses ni morales, comme l’étaient celles que rima ce clerc génial entre les débauches pécheresses du Carnaval et les abstinences régénératrices du Carême. Le tabac et le sucre se contredisent sur le plan économique et sur le plan social, bien que les moralistes rigoureux s’en soient également légèrement inquiétés au long de leur histoire, regardant le Carnaval avec irascibilité et le Carême avec bienveillance. Le parallélisme d’opposition entre le tabac et le sucre est par ailleurs si curieux, à l’instar des personnages du dialogue conçu par l’archiprêtre, qu’il dépasse les perspectives purement sociales pour déboucher sur les horizons de la poésie, et peut-être un poète voudrait-il nous traduire en dizains populaires le Combat de Don Tabac et de Dame sucre. Enfin, ce genre dialogique qui hausse la dialectique dramatique de la vie au niveau de l’art a toujours été propre aux muses naïves du peuple, qu’il s’agisse de la poésie, de la musique, de la danse, de la chanson et du théâtre. Rappelons ses manifestations les plus florissantes à Cuba : les antiennes des liturgies, aussi bien de Blancs que de Noirs, la controverse érotique et dansante de la rumba³, les controverses versifiées de la guajirada montuna⁴ et de la currería afro-cubaines⁵.

    Une romance perfectionnée à la façon d’antan ou bien des dizains vernaculaires à la mode paysanne ou encore celle des curros qui auraient pour personnages adverses le tabac et le sucre pourraient servir de bon enseignement populaire dans les écoles et les chorales, parce que, quand on étudie les phénomènes économiques et leurs répercussions sociales, peu de leçons devraient être plus éloquentes que celles que le sucre et le tabac offrent sur notre terre dans leurs oppositions notoires.

    Le contraste entre le sucre et le tabac démarre dès que tous deux se joignent dans l’esprit des découvreurs de Cuba. Quand le pays fut conquis au début du XVIe siècle par les Castillans qui apportèrent au Nouveau Monde la civilisation européenne, ces envahisseurs furent fortement impressionnés par ces deux « herbes » géantes. La première, les marchands venus de l’autre côté de l’océan la comptaient déjà parmi les plus convoitées ; l’autre, ils la considérèrent comme la trouvaille la plus surprenante de la Découverte et comme une périlleuse tentation des diables qui, par cette herbe inouïe, excitaient leurs sens comme un nouvel alcool, leur intelligence comme un nouveau mystère et leur volonté comme un nouveau péché.

    C’est de la production agricole et industrielle de ces herbes prodigieuses qu’allaient naître les intérêts économiques que les commerçants étrangers enrouleraient et tresseraient pendant des siècles dans notre patrie pour en faire la trame de son histoire, les motifs de ses personnages, ainsi que les piliers et les chaînes de son peuple. Le tabac et le sucre sont les personnages les plus importants de l’histoire de Cuba.

    Le sucre et le tabac sont des produits végétaux d’un même pays et d’un même climat ; leur différence biologique est telle qu’elle provoque des différences économiques radicales par le sol qu’ils réclament, leurs techniques culturales, leur conditionnement industriel et leur distribution commerciale. Ces différences surprenantes se reflètent dans l’histoire du peuple cubain depuis sa formation ethnique même jusqu’à sa composition sociale, ses péripéties politiques et ses relations internationales (cf. le chapitre complémentaire I).

    Ce que notre histoire économique a de plus expressif, c’est de fait ce contraste multiforme et persistant entre les deux productions qui ont été et qui restent les plus caractéristiques de Cuba, hormis l’époque brève et transitoire du début du XVIe siècle, quand les conquistadores exploitaient l’or et que les champs de manioc et l’élevage permettaient de produire la cassave et le boucan dont s’approvisionnaient les expéditions que montaient les gouverneurs⁶. Ainsi donc, du dedans comme du dehors, étudier l’histoire de Cuba revient pour l’essentiel à étudier l’histoire du sucre et du tabac comme les systèmes viscéraux de son économie.

    On peut même dire que peu de leçons seront plus fécondes pour l’histoire universelle des phénomènes économiques et de leurs reflets sociaux que celles qu’offrent le sucre et le tabac cubains parce qu’elles permettent d’apprécier les causes économiques et leurs effets sociaux, et parce que peu de peuples ont vécu cette coordination merveilleuse et rare de vicissitudes historiques. Ce contraste radical, ce parallélisme constant entre deux ordres simultanés de phénomènes économiques, qui révèlent des caractères et des effets très antithétiques tout au long de leur développement, apparaît comme si un professeur surnaturel les avait disposés à dessein dans le laboratoire géographique de Cuba pour apporter les preuves les plus patentes de l’importance de l’économie de base d’un peuple dans son devenir incessant.

    La connaissance et la divulgation de ce très profond contraste entre le sucre et le tabac, depuis sa nature même jusqu’à ses dérivations sociales, peuvent suggérer quelques nouvelles idées à l’étude économique de Cuba et de ses particularités historiques, tout en offrant des exemples de phénomènes de transculturation curieux et originaux, de ceux qui sont si intéressants et si actuels dans la sociologie contemporaine (cf. chapitre complémentaire II).

    Le tabac et le sucre sont deux produits du règne végétal qui sont cultivés, élaborés, commercialisés et finalement consommés avec beaucoup de plaisir par la bouche.

    De plus, les quatre mêmes éléments : terre, machine, travail et argent concourent à la production du tabac comme à celle du sucre, dont les combinaisons variées constituent l’histoire. Depuis leur germination dans les entrailles de la terre jusqu’à leur mort par la consommation humaine, le tabac et le sucre se conduisent presque toujours d’une manière antithétique.

    La canne à sucre et le tabac sont tout entiers contraste. On dirait qu’une rivalité les anime et les sépare dès le berceau. L’une est une plante graminée ; l’autre est une plante solanacée. L’une jaillit d’un rejeton, l’autre d’une semence ; celle-là a de grands morceaux de tige à nœuds qui s’enracinent et celle-ci de minuscules graines qui germent. L’une possède sa richesse dans la tige et non dans les feuilles, que l’on jette ; l’autre vaut par son feuillage, non par sa tige que l’on méprise. La canne à sucre vit dans le champ de longues années, le plant de tabac à peine quelques mois. Celle-là recherche la lumière ; celui-ci l’ombre. Jour et nuit, soleil et lune. Celle-là aime la pluie tombée du ciel ; celui-ci l’ardeur née de la terre. On ôte leur jus des entre-nœuds de la canne pour le profit ; on sèche le jus des feuilles de tabac parce qu’il gêne. Le sucre parvient à sa destination humaine par l’eau qui le dissout, transformé en sirop ; le tabac y arrive par le feu qui le volatilise, transformé en fumée. L’une est blanche, l’autre est basané. Le sucre est doux et inodore ; le tabac est amer et aromatique. Le contraste, encore et toujours! Aliment et poison, réveil et repos, énergie et songerie, plaisir de la chair et délices de l’esprit, sensualité et idéation, appétit qui se satisfait et illusion qui s’envole, calories de vie et fumées de fantaisie, indistinction vulgaire et anonyme dès le berceau, et individualité aristocratique et de marque dans le monde entier, médecine et magie, réalité et tromperie, vertu et vice. Le sucre est elle, le tabac est lui… La canne a été l’œuvre des dieux, le tabac l’a été des démons ; elle est fille d’Apollon, il est engendrement de Proserpine…

    Il existe aussi dans l’économie cubaine de nombreux contrastes dans les cultures, dans l’élaboration et dans l’humanité. Des mamours attentionnés dans le tabac et de l’abandon confiant dans le sucre ; du labeur continu dans l’un et du travail intermittent dans l’autre ; de la culture d’intensité et de la culture d’extension ; du travail de peu de personnes et des tâches de beaucoup de gens ; immigration de Blancs et traite de Noirs ; liberté et esclavage ; artisanat et manœuvres ; mains et bras ; hommes et machines ; finesse et rusticité. Dans la culture : le tabac engendre la petite plantation⁷ et le sucre crée le latifundium. Dans l’industrie : le tabac est de la ville et le sucre de la campagne. Dans le commerce : pour notre tabac, le monde entier comme marché et pour notre sucre un seul marché dans le monde. Force centripète et force centrifuge. Cubanité et extranéité. Souveraineté et colonialisme. Couronne altière et humble sac.

    La plante de tabac et la canne à sucre sont deux herbes géantes pareillement cultivables à Cuba à la suite d’une adaptation climatique et écologique hors pair. Pour elles, Cuba dispose des meilleures terres de culture, et du meilleur climat, quand il se combine à la chimie du sol.

    Comme tous les sucres sont égaux, il faut bien expliquer pourquoi Cuba offre une telle prédisposition. Le climat de la canne est déterminé par les lignes isothermes des 60 degrés de latitude plutôt que par la simple référence intertropicale. On peut dire, en termes généraux, que la vaste zone sucrière du monde apparaît entre le 22º de latitude Nord, presque à la hauteur de La Havane, et le 22º de latitude Sud, presque à celle de Rio de Janeiro. Toutes les Antilles se trouvent dans cette bande géographique ; mais Cuba, de par sa position sur son bord septentrional et par son utilisation des froids hivernaux voisins, offre de meilleurs avantages que les autres îles. Nulle part ailleurs dans le monde, le soleil, la pluie, la terre et les brises ne travaillent si à l’unisson pour fabriquer du sucre dans ces petits engins⁸ naturels que sont les entre-nœuds des cannes. La saison chaude et pluvieuse est très favorable à la croissance rapide de la canne, et à Cuba, il pleut beaucoup. Si « la canne prépare son sucre à la sueur de ses feuilles », comme l’affirmait Álvaro Reynoso⁹, disons alors que les pluies torrentielles attirent sur la canne le trésor de calories dont lui fait cadeau son père, le soleil. Quand celui-ci se met en fureur et que la pluie diminue, la canne reste rachitique et appauvrie. Par ailleurs, la douce saison hivernale, sans gelées, mais avec de courtes périodes de froid, hâte la cristallisation des saccharoses et assure le rythme de la végétation pour les cannes, celui de leur croissance et de leur maturité. La nature à Cuba a donné à la canne à sucre un cycle annuel parfait pour sa culture et sa bonification, ce qui constitue un vrai privilège.

    Quant au tabac cubain, qui est le meilleur au monde, il n’y a pas de raison d’analyser les avantages du sol et du climat ; il suffit de signaler l’excellence de la plante pour en inférer celle de ses moyens naturels de production. Narciso Foxá, un bon poète, a chanté le havane en disant qu’il est « un don spécial concédé à Cuba¹⁰ ».

    La canne à sucre et la plante de tabac sont des herbes typiquement tropicales, revêches au froid, avec des ardeurs de luxure, livrées à un développement abondant en tiges et en feuilles, aimant « s’abandonner au vice », comme dit le paysan. C’est justement dans ce « vice » que se trouve leur valeur humaine. Vicieuse pour le plaisir de l’homme, mais sans lui livrer, comme le font d’autres plantes subjuguées, la puissance de leur reproduction.

    La canne et le tabac ne concentrent pas toute leur richesse dans des épis, comme le blé et le maïs aux panaches de conquistadores, soucieux de leur lignage. Pas plus qu’ils ne cachent, comme le manioc ou la pomme de terre, humbles terreux, leur richesse dans le sol, à l’instar de l’avare avec sa jarre. La consommation humaine consiste, pour le blé, le maïs, le manioc ou la pomme de terre, en leur destruction définitive. Chacune de ces plantes, en donnant son bien à l’homme, lui donne aussi sa vie et sa prospérité. Si l’homme veut que la plante qu’il spolie maintenant se reproduise afin qu’elle lui donne des profits à l’avenir, il doit forcément renoncer à une partie de ces bénéfices, il doit économiser des graines de l’épi, des tronçons de la tige ou des tubérosités des racines, car ce n’est qu’ainsi que le miracle créateur pourra se répéter à l’avenir. Or, il n’en est pas de même pour la canne à sucre et pour la plante de tabac, qui, bien plus généreuses, garantissent à l’homme dans chaque plante à la fois le profit tout entier et sa continuité indéfinie.

    La canne et le tabac portent en eux leur richesse convoitée, de manière qu’ils peuvent l’offrir, tel un présent, sans se priver d’aucune de leurs racines ou semences, lesquelles perpétueront la possibilité de leurs faveurs. La canne, après avoir donné son tronc juteux à l’industrie sans gaspiller un seul de ses entre-nœuds engrangés, continuera de bourgeonner à partir de sa même souche féconde et de reproduire ses riches tiges, d’année en année, tant que la terre et le soleil l’y aideront. Le tabac, après que chaque plant a donné son feuillage aromatique au récolteur sans perdre une seule feuille, lui offrira aussi la myriade de ses semences pour assurer la répétition de ses dons l’année suivante. La différence entre les deux plantes est que la canne bourgeonnera du tréfonds de ses racines, tandis que le tabac renaîtra des semences qu’il offre au plus haut de son être (cf. chapitre complémentaire III).

    Le tabac naît, le sucre se fait. Le tabac naît pur, tout comme il se fabrique pur et se fume pur¹¹ ; pour obtenir le saccharose, qui est le sucre pur, il faut parcourir un long cycle d’opérations physico-chimiques compliquées, rien que pour éliminer des impuretés des jus, de la bagasse, de l’écume, de la défécation et de la turbidité de la polarisation¹².

    Le tabac est foncé, de noir à métis ; le sucre est clair, de métis à blanc. Le tabac ne change pas de couleur, il naît brun et meurt de la couleur de sa race. Le sucre change de coloration, il naît brun et blanchit ; c’est un mulâtre caramélisé qui, étant brun, s’abandonne à la saveur populaire, puis se revêt de clinquant et se raffine afin de passer pour blanc, de courir à travers le monde, d’atteindre toutes les bouches et d’être mieux payé, montant aux catégories dominantes de l’échelle sociale.

    « Dans un même coffret, il n’y a pas deux cigares pareils ; chacun a une saveur différente », disent d’ordinaire les fumeurs experts ; alors que tous les sucres purs ont une saveur identique.

    Le sucre ne sent pas ; le cigare vaut pour son odeur et offre à l’odorat une infinité de parfums, depuis l’arôme exquis du havane, qui provoque une ivresse olfactive, jusqu’aux barreaux de chaise provenant de manufactures étrangères qui prouvent jusqu’où peuvent s’avilir les aberrations du goût humain.

    On dirait que même au tact et à la vue, le cigare offre des satisfactions. Le fumeur ne passe-t-il pas sa main, comme une caresse, sur les opulents brevas ou regalías¹³ d’un coffret de havanes récemment ouvert? Le cigare et la cigarette ne sont-ils pas pour le fumeur qui les tripote et les entretient avec délicatesse entre ses doigts et sur ses lèvres une catharsis de ses tensions nerveuses? Et que dira-t-on du tabac qui se mâche ou de celui qui se prise? Ne produisent-ils pas des plaisirs tactiles à ceux qui en goûtent? Et, à la vue, la cigarette que fume le jeune homme n’est-elle pas parfois un symbole apprécié de sa virilité prochaine? Et qu’est-ce parfois que le cigare sinon un signe de classe hiérarchique par l’ostentation d’une catégorie suprême de marque et de vitola¹⁴? Parfois rien moins qu’une « couronne de couronne¹⁵ ». Par ailleurs, les poètes fumeurs ont chanté l’extase qu’ils éprouvent en contemplant de l’œil et de l’imagination la fumée bleutée qui s’élève, comme si l’esprit du cigare, en périssant par le feu comme un possédé, d’ores et déjà purifié et libre, montait au ciel en écrivant dans des signes de nuée hiératiques d’ineffables promesses de rédemption.

    Alors que le sucre ne tente qu’un seul de nos sens, celui du goût, le tabac ne se savoure pas seulement avec plaisir, il se sent, se palpe et se regarde aussi. Hormis l’ouïe, le tabac provoque des stimuli et des plaisirs par toutes les voies sensorielles.

    Du sucre, on assimile tout ; du cigare, on exhale beaucoup. Le sucre va en glouton du palais aux profondeurs des entrailles digestives pour donner des vigueurs à la force musculaire ; le tabac va en picaro du palais aux méandres crâniens à la recherche de la pensée. Ex fumo dare lucem¹⁶. Ce n’est pas pour rien que le tabac fut condamné comme satanique, comme très dangereux et pécheur.

    Le tabac est inutile à l’être humain ; le sucre est indispensable à son organisme. Néanmoins, le tabac superflu arrive à motiver un vice qui tourmente s’il n’est pas satisfait, et le sucre nécessaire se résigne moins difficilement à ne pas apparaître.

    Le tabac contient une toxine : la nicotine (cf. chapitre complémentaire IV) ; le sucre apporte des nutriments : les glucides. Le tabac empoisonne, le sucre soutient. La nicotine excite la pensée, l’inspirant diaboliquement ; l’excès de glucose dans le sang hébète le cerveau et provoque même son abrutissement. Rien que pour cela, le tabac serait un libéral réformiste et le sucre un conservateur rétrograde, car on disait bien voilà un siècle en Angleterre que les whigs étaient quasi des démons et les tories quasi des imbéciles.

    Le tabac est une plante médicinale ; ainsi fut-elle considérée par les Indiens tout comme par les Européens. Le tabac est narcotique, émétique et antiparasitaire. Son principe actif, la nicotine, est utilisé comme antitétanique contre la paralysie de la vessie et aussi comme insecticide. Il fut employé jadis pour les remèdes les plus extravagants, selon le Père Cobo, « pour soigner d’infinies maladies, appliqué en feuille verte et sèche ; [en jus], en poudre, en fumée, en décoction et d’autres manières¹⁷ » (cf. chapitre complémentaire V). Le folklore cubain conserve encore certains de ces remèdes dans la pratique des guérisseurs. Le râpé a même été employé comme dentifrice. C’est dans ce but que l’on fabriquait à La Havane, au début du XIXe siècle, et qu’on exportait en Angleterre un râpé à la saveur très âpre, appelé Peñalvar, composé de poudres de tabac et d’une terre rougeâtre. De tout temps, la vertu la plus louée du tabac a été celle d’être un sédatif, et on le considéra comme une médecine de l’esprit. Voilà pourquoi si, jadis, l’on encensait rituellement avec du tabac les idoles sauvages dans les cavernes pour en apaiser la furie par l’encens de l’adulation, de nos jours l’on fume avec du tabac son propre esprit sous la voûte du crâne pour calmer ses angoisses et aviver ses illusions.

    Le sucre est lui aussi médicinal et même un élément constitutif de notre organisme, et tant sa carence que son excès peuvent provoquer des douleurs mortelles. C’est pour cette raison-ci et pour leur rareté que le sucre et le tabac se vendaient voilà des siècles chez les apothicaires. Malgré leur vieille camaraderie de pharmacopée, ils ont toujours été séparés. Frappé d’un vice d’origine, le tabac fut maudit par les moralistes et condamné par les rois, mais loué par les médecins.

    Le tabac est sans aucun doute malin ; de cette famille dangereuse et prolifique des solanacées. Déjà dans le vieux monde eurasien, les solanacées inspiraient des terreurs, des tortures, des visions et des fantaisies. La mandragore produisait des folies, des rêveries et des aphrodisiaques. L’atrope donna son nom à l’une des Parques. La belladone procurait des profondeurs d’enfer peccamineuses et très noires aux pupilles des belles. La jusquiame était le venin narcotique de la littérature classique. Les différents daturas¹⁸ fournissaient des alcaloïdes que les Indiens d’Asie ainsi que ceux d’Amérique employaient dans leurs rites, leurs magies et leurs crimes. Dans ce Nouveau Monde-ci, cette famille de plantes maudites se régénéra. Si le datura aliénait encore ici diaboliquement, inspirant les délires mystiques d’Aztèques, de Quechuas, de Zuñís, des Algonquins et autres indigènes, l’Amérique a déjà largement payé sa dette du péché en faisant don à l’humanité d’autres plantes, elles aussi solanacées, mais pleines d’honneur et succulentes, comme la pomme de terre qui se récolte aujourd’hui dans le monde entier plus que le blé du pain ; la tomate, la « pomme d’amour » des Français, dont le jus est comme le vin, le revigorant d’aujourd’hui ; et le poivre, le roi des épices, qui, sur la planète entière, apporte au condiment des mets le stimulant ardent et vitaminé du soleil tropical d’Amérique.

    Mais, en plus de ces plantes exemplaires, aux fruits nutritifs, ménagers et conservateurs, les solanacées d’Amérique ont lancé par le monde le coquin de la famille, le tabac, sans fruit ni nourriture, enroulé, producteur de fumées, vagabond, sans autre métier que celui de tenter les esprits. Les moralistes d’Europe se rendirent bien compte de la malice de cet irrésistible tentateur indien. Quevedo disait en Espagne qu’« ils avaient fait plus de mal en mettant ici les poudres et la fumée que le Roi Catholique n’en avait fait à Colomb et à Cortès¹⁹ ». Ce fut là une époque de picaros, et rien ne put freiner le tabac des Indes qui, comme le diable boiteux²⁰, partit courir le monde parce qu’il y trouva partout beaucoup de rêves et de la tolérance face aux coquineries.

    Le tabac en arriva en Europe aux pires vilenies, il fut même complice de la délinquance, il fut même criminel. Au XVIIIe siècle, la peur d’être tué par des poudres empoisonnées mêlées au râpé fut générale. Le chroniqueur du tabac Fairholt raconte : « Des tabacs à priser parfumés servaient parfois de réceptacles au poison. En 1712, le duc de Noailles offrit à la dauphine de France une boîte de râpé espagnol dont elle fut ravie. Elle en usa pendant quelques jours en privé ; il était chargé de poison qu’elle inhala, et, après l’avoir prisé pendant cinq jours, elle mourut, en se plaignant d’une douleur terrible aux tempes. Ceci éveilla beaucoup d’attention et suscita de grandes craintes d’accepter des poudres, d’une part, et d’en offrir, d’autre part. La croyance généralisée fut que ce râpé empoisonné était utilisé en Espagne et par des émissaires espagnols pour se débarrasser d’opposants politiques, et que les jésuites l’employaient aussi pour empoisonner leurs ennemis. Voilà pourquoi on l’appela le râpé des jésuites. La crainte persista très longtemps²¹. » En 1851, le tabac fut assassin. « Le comte de Bocarmé fut exécuté à Mons pour avoir empoisonné un beau-frère en recourant à la nicotine²² » qui fut expressément tirée du tabac.

    Comme pour augmenter la malignité du tabac, vous avez ce virus ou ultravirus spécial qui, se blottissant dans sa plante, lui cause la terrible maladie appelée la mosaïque. Une mosaïque existe aussi dans la canne à sucre, mais celle du tabac est due au premier des virus filtrables, non seulement parce qu’il a été découvert avant les autres, en 1857, mais aussi parce qu’il est le plus infectieux de tous. Il résiste comme un beau diable à l’éther, au chloroforme, à l’acétone et à d’autres ennemis semblables sans rien perdre de sa capacité d’infection. Il a quelque chose de diabolique, ce virus de la mosaïque du tabac. Ses procédés paraissent surnaturels. On ne sait toujours pas si c’est une molécule vivante, par où commence l’échelle de la vie, ou si c’est seulement une macromolécule de protéine cristallisée. Comme s’il avait une double personnalité, ce virus est inerte comme l’eau distillée, inoffensif comme un ange tant qu’il ne connaît pas le tabac, mais à peine y pénètre-t-il qu’il devient vivace et malin comme le pire poison, comme le diable dans un bénitier. On dirait que c’est dans l’essence du tabac que le virus trouve cette malignité qui bigarre la plante, la vêtant d’un masque de diablotin²³ ou d’arlequin. Dès qu’une particule infinitésimale du virus satanique communique avec le protoplasme du tabac, sa malice s’éveillera, infectera toute la plante saine et se reproduira par d’incomptables millions, toute une récolte devenant en quelques jours infecte et détruite par la virose. Comme si les virulences du tabac étaient les plus terribles, les Indiens, quand ils dormaient dans des parages de vermines venimeuses, avaient l’habitude de mettre du tabac près d’eux pour s’en défendre, car, comme le disait le P. Cobo, « il a une grande inimitié contre les bêtes sauvages et les bestioles venimeuses²⁴ », et il les met en fuite à l’instar d’une conjuration.

    Maintenant, on attribue au tabac, non seulement sa malignité traditionnelle, mais une autre bien plus cruelle : celle de causer le cancer à cause des goudrons qui en sont extraits. Un médecin argentin (le docteur Ángel H. Roffo²⁵) a passé ces goudrons sur la peau de petits lapins, et le cancer s’est produit « dans tous les cas ». Il n’en fut pas de même des goudrons distillés du cigare havane, qui provoquèrent toutefois le cancer dans la moitié des expérimentations.

    Les scientifiques continuent d’étudier par ailleurs si le cancer peut être provoqué par un ultravirus, soit par une de ces nucléoprotéines qui, tout en étant des complexes chimiques, se conduisent selon une activité vitale, se multipliant au contact de certains organismes vivants, se régénérant et mourant tels des êtres vivants. Un savant (docteur W. M. Stanley²⁶), renommé pour avoir isolé des virus sous forme cristalline, croit, que les virus ultramicroscopiques soient ou non la cause du cancer, qu’ils sont la clef des irradiations dans les tissus et que c’est en eux qu’il faut chercher les facteurs directifs du processus vital dans toutes les cellules, normales ou cancéreuses. L’énigme de cette horrible maladie, qui semble consister en un bourgeonnement désordonné de cellules vivantes hors des rythmes structurels héréditaires, et l’énigme non moindre de cet ultravirus de la mosaïque du tabac, qui se montre aussi comme la revitalisation inopinée de molécules, lesquelles perdent soudain leur inertie, s’animent grâce au tabac et se reproduisent et prolifèrent à un niveau invraisemblable emportant les germes de la vie, font découvrir un nouveau mystère dans la nature du tabac. Y aurait-il quelque chose d’essentiel en lui qui en ferait le stimulateur suprême de la vie, capable de faire proliférer follement les cellules et acquérir

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