À propos de ce livre électronique
C'est un dragonnier très queer et un renard très mutin, embarqués en aventure initiatique dans un imaginaire vibrant où la magie enlace étroitement nature et technologie, où les dragons rêvent sous les étoiles et où les neurodivergences ne sont pas traumatisées.
Dans la jungle de Zshinræ, Salmane défie les tabous en sauvant un petit renard blessé lors d'une exploration interdite. Qui adopte qui, et qui apprivoise qui ? Le dragonnier en voyage venu du monde d'Ouzo, où les enfances sont épanouies et les amours plurielles, ou le renard à la fourrure écarlate venu d'on ne sait où ? Cette simple désobéissance va déclencher une révolution qui se déploie dans une saga à trois tomes (tomes 2 et 3 en cours d'édition, actuellement disponibles sur Wattpad).
Guidé par sa connexion profonde avec l'eau, entouré de sa sœur Nix (handi lumineuse), son ami·e Assanah (æl), son amant-e Endraël (il/elle), Salmane explore, aime, grandit et se lie, apprivoise ses secrets, apprend à les partager. Mais l'eau menace et le danger surgit, les vagues portent des questions qui emportent le jeune mage et sa famille choisie : le pouvoir ou la lutte ? Obéir ou trahir ? La protection ou la liberté ?
Lent mais addictif, ancré dans l'anti-héroïsme, La Jungle de Zshinræ déploie derrière ses tranches de vie un récit queer profondément libertaire, anticolonial et anticapitaliste. Place au petit, au discret, à l'invisible. De la slow-fantasy pour les âmes conscientes des tensions du réel, qui cherchent des refuges ET des révolutions. Avec des crêpes, des enfants libres, et tant d'amour, sous toutes ses formes.
« Dès la première phrase j'étais Salmane dans la jungle. »
« Une bulle d'aventure, d'évasion et d'amour super réconfortante. »
« On peut s'enfuir dans la jungle en passant par la bibliothèque. Et qu'elle est belle cette jungle... »
« On devrait faire rembourser ce livre par la Sécurité Sociale. »
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Avis sur La Jungle de Zshinræ
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Aperçu du livre
La Jungle de Zshinræ - Mar Halfs
Avertissement de contenu
Certains passages contiennent de la violence, des morts, du sexe explicite.
Certaines thématiques, notamment autour de l’identité fragmentée, de la mémoire et de la séparation, peuvent affecter particulièrement les personnes qui y sont sensibles.
Le récit tente de prendre en compte les oppressions systémiques liées à l’âge, au genre, à l’orientation sexuelle, à la diversité d’origine et/ou d’apparence, au handicap physique comme psychique ou encore à l’appartenance à une autre espèce animale que sapiens.
Il ne saurait néanmoins prétendre avoir totalement réussi et peut contenir des déclencheurs.
© 2025 – Mar Halfs
& Les Éclaté·es, collectif de soutien à l’édition, inclusif, solidaire & décolonial, porté par l’association 1901 Laboratoire des Impossibles, Barcelonnette, France.
Tous droits réservés.
Correctrice spécialisée en langages égalitaires, inclusifs & non genrés :
Cécile Messager
Illustration de couverture : Tobias Roetsch
ISBN : 978-2-487115-01-9
Mar Halfs
Le Dragonnier d'Ouzo
~ La Jungle de Zshinræ ~
OEBPS/images/image0002.jpgLes Éclaté·es
∽ Aux lecteurs, lectrices et lecteurices :
chaque lecture est une re-création.
∽ Aux unschoolers du monde.
∽ Et aux adelphes, partout, que je ne connais pas :
pride & love !
C’est le monde qui tourne carré.
OEBPS/images/image0002.jpgPour celles et ceux qui les aiment,
un lexique est disponible en fin d’ouvrage.
Pour ceux et celles qui ne les aiment pas,
il n’est pas nécessaire.
OEBPS/images/image0003.jpgOEBPS/images/image0004.jpgOEBPS/images/image0005.png« Marichiweu peñi, dix fois nous vraincrons, frère,
c’est comme cela que les Gens de la Terre
s’en vont
sans jamais dire adieu. »
~ Luis Sepúlveda,
Histoire d’un chien mapuche
OEBPS/images/image0002.jpgChapitre 1 OEBPS/images/image0002.jpg
Salmane trouva le renard sur le sol de Zshinræ.
L’adolescent s’échappait dès qu’il le pouvait des Anneaux installés à mi‑hauteur des falaises. Plongeant sur Chu-Ow, il descendait en flèche près de cent-cinquante mètres jusqu’à la canopée bruissante de vents naissants, aussi vite que possible pour ne pas être repéré. Puis il s’enfonçait encore cinquante à soixante mètres plus bas, slalomant entre les feuillages colorés des géants ligneux ; se frayant une piste avec habileté, étage de lianes après étage de lianes, jusqu’à atteindre le sol des pentes abruptes et sèches de la jungle. Là, il reprenait son souffle et enfin, seulement, il s’apaisait.
Dans ce monde étrange, où la pluie tombait pourtant quasiment chaque jour, l’eau était à la fois partout et invisible. Il pouvait sentir la pulsation des rivières souterraines sans avoir réellement besoin de concentrer sa puissance magique. Elles couraient telles des veines sous la peau de la jungle à un mètre ou plus sous sa mer de fougères. Entre deux pics rocheux recouverts de forêt, les combes cachaient des étangs profonds, noirs et stagnants dans leurs galeries de pierre. Les troncs regorgeaient d’eau et certaines de leurs gigantesques feuilles de couleur, dans les étages, abritaient de véritables mares, paradis des grenouilles et des libeyons.
Pourtant à l’œil nu, impossible d’en apercevoir la moindre goutte. Un être étranger à la forêt aurait pu y mourir de soif avant de mettre la truffe sur le moindre filet. La jungle dense, qui tapissait les falaises de Zshinræ et protégeait la communauté qui y habitait, dissimulait son plus précieux trésor : l’eau douce.
Jamais les adultes ne l’auraient laissé s’aventurer jusqu’au sol sous le couvert de l’immense forêt s’iels avaient connu la destination de ses sorties, mais Salmane se passait de leur permission. Il fuyait les centaines de personnes dont la vie était concentrée dans les Anneaux ; et en particulier la Grande Maitre de la communauté qui prenait un peu trop à cœur la recommandation fournie par son Oncle Un avec la lettre qui les accompagnait, lui et sa sœur, à leur arrivée, et qui préconisait de « ne pas le laisser se complaire dans sa solitude et [de] le mettre en contact avec les autres jeunes de son âge ».
Salmane trouvait qu’Oncle Un avait lui-même le caractère nettement trop proche de celui d’un ours pour se permettre ce genre de conseil. Halimé – destinataire de la lettre – le pensait aussi d’ailleurs, il l’avait entendue le marmonner en se pensant discrète ; néanmoins chaque fois qu’il la croisait, la Grande Maitre avait une nouvelle idée pour l’associer à l’un·e ou l’autre des mages en vert sous sa responsabilité. Or, Salmane n’avait pas l’intention de lui plaire, pas plus que celle de passer la moindre après-midi avec les mages zashiîns qu’elle lui recommandait, quels que soient leur âge ou leurs centres d’intérêt.
Il était arrivé précédé d’une réputation de personne difficile à approcher ; elle n’avait fait que se renforcer depuis le début de son séjour dans le sixième monde. La rumeur courait désormais dans les deux Anneaux : le Second Jeune Maitre d’Ouzo était insaisissable. Sa civilité touchait à la limite de la froideur, sans qu’il soit pour autant possible de lui reprocher quoi que ce soit. Salmane avait compris très jeune qu’une maitrise aussi implacable qu’absolue des règles d’étiquette était la meilleure garantie qu’on le laissât en paix dès qu’il pointait le nez en-dehors de son orbe. À présent sorti de l’enfance, sans être encore entré dans l’âge adulte, sa technique de protection sociale était redoutablement efficace. Avant de suivre son ainée dans ce voyage, il avait passé du temps dans la section des mœurs des Sept Mondes Reliés, aux archives politiques du Palais d’An-Ekhil, à la Citadelle, et il avait étudié à fond celles du monde de Zshinræ où iels se rendaient ensemble pour un an. À l’arrivée, l’impeccable de sa politesse formelle ne présentait pas plus de faille que l’armure de son visage n’offrait de sourires.
Et, dès qu’il le pouvait, Salmane fuyait.
Il avait trouvé une issue, à la fin de la seconde semaine de son séjour zashiîn, alors qu’il pensait commencer à devenir fou du fait de la concentration des effluves magiques, des consciences et des bruits de la ville-ruche accrochée au flanc de sa falaise d’ocre au-dessus de la jungle. Dans la bibliothèque de l’Anneau inférieur, tout au fond de la section astronomie, sur la gauche : une porte qui ouvrait sur une plateforme de secours. Il ne lui avait pas fallu plus de trois jours pour désamorcer l’enceinte magique de l’issue et pouvoir la franchir sans être détecté.
C’était l’une des faiblesses des Anneaux de Zshinræ, songeait maintenant le Second Jeune Maitre d’Ouzo et quatorzième dragonnier de la Citadelle, en sillonnant la jungle sur son épée. La forteresse des montagnes s’estimait trop bien protégée par sa forêt réputée impénétrable.
Certes, elle disposait de balises de détection, signalant tout déplacement de magie à deux jours de portée. Bien sûr, aussi, ses sept-cents mages pouvaient à tout instant se replier sur le dédale de galeries qui s’étendait sur des kilomètres carrés à l’intérieur de la falaise. Enfin, il fallait reconnaitre que le risque d’agression extérieure était relativement théorique : les Sept Mondes Reliés vivaient après tout en paix depuis des millénaires.
Cependant, du point de vue du dragonnier, la communauté négligeait ses défenses magiques. Dans les cercles politiques, personne n’ignorait l’agitation guerrière montante chez les Vaniis ou l’entrainement clandestin des Assassins chez les Naamangs, malgré les conventions de neutralisation passées entre les Sept. Quant aux rumeurs d’expérimentation d’armée magique douteuse venues de chez les Qants, elles ne se dissipaient jamais réellement d’une génération à l’autre. Pourtant, dans sa bulle frémissante de vents au-dessus de sa jungle colorée, sous la lumière d’argent de Bethel-1&2, Zshinræ considérait la paix comme acquise et se jugeait hors d’atteinte : aux yeux de l’Ouzote, c’était plus que déraisonnable.
Salmane secouait la tête en constatant l’état des sceaux de protection de ce qu’il qualifiait intérieurement de gruyère magique. À quinze ans, lui se trouvait déjà depuis une demi-année à la tête du Second Cercle de Défense de la Citadelle, là-bas, chez lui, dans le monde de la nuit. Et il était positivement certain que les ainé·es d’Ouzo l’auraient fait suer sang et eau s’iels avaient trouvé cet état de négligence sur l’enceinte des tours et des pontons placés sous sa responsabilité.
Cela ne l’empêchait pas d’achever de détisser allègrement et sans la moindre honte les sceaux de protection poreux de l’Anneau inférieur, section astronomie de la bibliothèque, question de survie à court terme. Il s’était promis de faire part de ses observations à la Grande Maitre, usant de son autorité de Second Jeune Maitre pour se faire entendre, ou si cela ne suffisait pas, de celle de sa sœur, qui était la Première. Il repoussait simplement à dans un an, à l’issue de son séjour, l’exécution de sa promesse, car il ne souhaitait pas, pour l’instant, se voir couper l’accès à son échappatoire.
La jungle de Zshinræ était réputée pour sa dangerosité : celle de sa faune comme celle de sa flore. Plus l’on descendait vers les sols, plus les périls étaient grands. Les niveaux supérieurs servaient de terrain de jeu aux créatures volantes, aussi bariolées que les feuillages, certaines inoffensives et d’autres plus agressives, telles les argouzes, redoutables chasseuses en vol. La région ne comptait toutefois pas de dragons. On lui avait même interdit de venir avec Asfar, la dragonne à laquelle il était apparié, et l’absence de son aimée n’était pas pour rien dans sa sensation d’étouffement en ce monde étranger.
Les niveaux intermédiaires appartenaient à tout ce qui se déplace de branche en liane et de liane en tige, sautant, volant, s’enroulant, s’agrippant. Les plantes y étaient relativement passives, même si une tomodione pouvait tenter de vous ligoter une cheville en plein vol avant de vous envelopper dans ses feuilles pour vous digérer durant les semaines suivantes. Les reines de ces étages étaient sans nul doute les grenouilles, mais les yeux de Salmane s’attardaient plus facilement sur les papillons géants, les serpents, les primates et les marsupiaux.
Les dix mètres les plus près du sol ajoutaient aux rampants, aux sautants et aux volants les dangers des végétaux les plus agressifs et des prédateurs lourds à quatre pattes, aux yeux adaptés à la pénombre. Ceux‑ci s’aventuraient rarement au-dessus de quinze mètres, leurs prunelles aisément blessées par la luminosité des étages supérieurs.
De la communauté vivant dans les Anneaux, seul·es les mages les plus expérimenté·es descendaient seul·es dans la forêt. Salmane les avait identifié·es rapidement par la teinte plus sombre qui permettait de les distinguer au milieu du flot des robes vertes de leur monde. Les autres mages zashiîns les nommaient « silveraâns », un titre à la sonorité trop douce au regard des dangers qu’iels affrontaient quotidiennement. Bien que la plupart aient l’air d’avoir dépassé la trentaine, Zshinræ ne restreignait visiblement pas la reconnaissance de leur valeur à leur âge ; le dragonnier en avait repéré un petit nombre à peu près de son âge ou de celui de sa sœur, au milieu des adultes.
Les silveraâns accédaient à la forêt par des ponts flottants, dont le départ était accroché à une étroite plateforme débordant de l’Anneau inférieur. Les lattes de bois suspendues dans le vide menaient ensuite directement aux branches médianes d’un camphralmier orangé, d’où un escalier mobile permettait de descendre jusqu’au sol.
Le dragonnier avait repéré depuis longtemps la porte qui donnait sur ce que la communauté appelait « le ponton » ; cependant, il se serait bien gardé d’utiliser lui-même ce passage, bien trop surveillé et sans cesse fréquenté. Appuyé contre les larges vitres d’un couloir donnant sur l’extérieur, il ne se privait cependant pas d’observer leurs allées et venues, admirant leur aisance avec une pointe d’envie. Il n'avait – heureusement – jamais rencontré ces Zashiîns aux robes foncées lors de ses propres sorties clandestines.
À défaut d’entretenir avec ces mages aux robes vert sombre d’agréables conversations sur leurs habiletés respectives face à la redoutable végétation du sixième monde et ses non moins redoutables espèces à deux, quatre, six pattes ou ailes, l’Ouzote leur marquait cependant une déférence spéciale. Lorsqu’il les croisait dans la bibliothèque, l’atelier, le laboratoire, la salle d’armes ou le réfectoire de l’Anneau inférieur, ses saluts se faisaient moins distants, moins en surface que son habituelle politesse parfaitement lisse.
Il ne leur tendait pas la main pour autant.
Les autres membres de la communauté des Anneaux de Zshinræ ne sortaient qu’en petits groupes. Vêtu·es de robes toutes en teintes de vert, mais plus claires, leurs activités consistaient essentiellement à récolter des vivres et à former leurs jeunes. Iels ne s’aventuraient que sur les pistes dégagées par les silveraâns et généralement toujours sous l’œil vigilant de l’un ou l’une d’entre elleux.
Tracer les pistes avait l’air d’être un travail harassant et constant, car la forêt repoussait à vue d’œil, mais en deux mois de présence, Salmane n’avait jamais entendu un ou une guide en vert sombre s’en plaindre.
En dehors de leurs allées et venues dans l’Anneau inférieur pour accéder à la plateforme, on les voyait peu, d’une manière générale : leurs activités les retenaient la plupart du temps dans l’Anneau supérieur, celui de la Grande Maitre, des salles stratégiques et des archives politiques. Or, Salmane, contrairement à sa sœur, sans en être interdit d’accès, n’avait que peu d’occasions de s’y rendre.
L’Ouzote ne doutait pas que, s’il avait appartenu à cette communauté de jungle à flanc de montagne, il aurait lui-même porté du vert sombre et arpenté la forêt en éclaireur pour y tracer sans se lasser des pistes sans cesse dévorées par la verdure. Son agilité lorsqu’il se déplaçait sur Chu‑Ow et sa rapidité réflexe rivalisaient avec celles des mages les plus éprouvé·es de Zshinræ, le garçon compensant en audace ce que l’âge ne lui avait pas encore appris. La dangereuse nuit d’Ouzo, omniprésente, ne lui en avait guère laissé le choix ; du haut de ses quinze ans, le sang-froid du jeune mage n’avait pas grand-chose à envier à celui de nombre de mages des hauts plateaux du nord ayant vu les trois lunes s’aligner six fois dans le ciel de leur existence.
La finesse de sa perception de l’eau, également, lui était très utile. Il descendait les étages en se repérant aux mares abritées par les feuilles des géants, évitait les êtres dangereux dont il détectait les réseaux vitaux, ou se glissait entre les coulées vertes suivant les courants souterrains. Il devait reconnaitre que cela lui servait, ici, bien plus qu’à Ouzo.
Habitué, enfin, à ressentir les consciences dans son environnement avec l’acuité particulière de son entrainement de dragonnier, Salmane se trouvait donc, au final, relativement bien protégé face aux dangers de la jungle de Zshinræ.
C’était du moins ce qu’espérait sa sœur ainée, Nix, quand elle le regardait plonger dans le vide comme une pierre jetée depuis l’espace, dissimulé par un sceau de réfléchissement. Elle ne repérait le léger scintillement de sa silhouette presque invisible que parce que la traceuse à son poignet se déclenchait lorsque Salmane franchissait l’enceinte magique des Anneaux de Zshinræ.
La Première Jeune Maitre d’Ouzo connaissait l’aversion de son frère pour les foules : elle n’avait pas mis une semaine avant de découvrir son échappatoire, porte sud au fond de la bibliothèque, section astronomie. Elle avait réussi à le convaincre d’emporter une traceuse, reliée à celle qui était nouée à son propre poignet. L’artéfact lui transmettait les constantes vitales de son frère lorsqu’il partait se fondre dans la masse vert-bleu. C’était une bien faible réassurance, cependant : les deux fois où Salmane avait couru un risque, Nix n’avait pu lui être d’aucune aide.
Ainsi, la première semaine de ses sorties, il avait failli se laisser surprendre par l’attaque d’un iguarion ; il n’avait pas encore bien réalisé que les chasseurs du sol de Zshinræ avaient la capacité à réduire leur battement de cœur, ce qui les rendait plus difficiles à détecter. Un mois plus tard, par trop de confiance, il s’était pris à rêver alors qu’il se déplaçait dans la jungle. La pince d’une drosiflor, dont il s’était trop approché, négligeant son camouflage en orchusiæ, avait profité de son défaut de concentration pour se saisir de son bras.
Cependant, entre la perspective d’un frère morose pendant un an et l’angoisse de ses sorties forestières, Nix optait résolument pour la version épanouie dudit frère : une année aurait été longue à passer sous les sourcils froncés de Salmane. Elle préférait voir le hâle s’étendre sur son visage, renforcer le mat de sa peau et faire ressortir ses yeux étranges. Même sous le double couvert des nuages et des arbres, les rayons drus de Bethel‑1&2 faisaient naitre des taches de rousseur auxquelles les trop rares lumières d’Ouzo ne laissaient d’ordinaire jamais le temps de fleurir.
Elle avait un faible, aussi, pour ses cheveux emmêlés par le vent qu’elle démêlait patiemment pour le diner au retour de ses expéditions. Confortablement installée derrière lui sur des coussins au sol ou sur le lit de l’une ou de l’autre de leurs chambres, elle adoucissait de la paume de ses mains la trop grande rigidité de la posture de son petit frère.
Lorsqu’il lui racontait ses journées dans l’environnement le plus luxuriant de vie qu’il ait jamais connu, l’enthousiasme éclairait son visage de ces sourires ténus, si particuliers, sur des lèvres qu’elle voyait trop souvent serrées. Les sourires de Salmane n’avaient pas de prix.
Aussi Nix se retrouvait-elle son alliée discrète à Zshinræ, comme elle l’avait toujours été à Ouzo, avec une traceuse au poignet pour supporter ses propres peurs de sœur ainée. De son côté, Salmane, même s’il savait pertinemment que la traceuse ne permettrait au mieux à Nix que d’assister à sa mort en direct, n’oubliait jamais d’emporter sa partie de l’artéfact avec lui.
Le squelette de l’iguarion abattu par Chu-Ow gisait au pied d’un palmanguier : c’était probablement l’un des plus grands regrets de Salmane. Trop neuf pour cette jungle, il n’avait ce jour-là trouvé aucune autre solution que prendre la vie du félin ou lui laisser la sienne. En une fraction de seconde, il avait saisi puis projeté son cimeterre, et la lame courbe avait transpercé le chasseur au cœur en plein milieu de son élan. Salmane s’était réceptionné aux pieds du félin tombé, deux doigts déjà sur sa jugulaire, vérifiant l’inutilité d’un transfert d’énergie pour le maintenir en vie ; le pouls était déjà éteint.
Ce soir-là, Salmane avait pleuré dans les bras de Nix. Le lendemain, il était redescendu, plus vieux d’un mort de plus. Quelques semaines après, la multitude des insectes avait déjà achevé de nettoyer ce que les charognards et les plantes avaient laissé. Le squelette blanchi lui servait désormais de point de repère dans ses déplacements et de rappel amer de la létalité de sa puissance.
Quant à la drosiflor, Salmane avait heureusement suffisamment de magie pour engourdir la liane : il avait pu libérer son bras avant qu’il ne soit trop attaqué par ses sucs digestifs. Plus tard, quand il avait rallié l’Anneau, Nix avait éliminé le venin des brulures à l’acide. Salmane avait serré les dents en tenant son bras droit étroitement contre lui, faisant circuler son énergie comme un fou pour réduire la douleur. Les plaies avaient disparu en quatre jours, témoignant de l’agressivité de la plante ; en effet, d’ordinaire la puissance du jeune mage lui permettait de guérir la plupart de ses blessures en moins de deux nuits.
Le jour où il trouva le renard, au deuxième mois de son séjour loin de la nuit d’Ouzo, la traceuse clignotait fidèlement ; orange, jaune, jaune, orange, jaune.
Il se déplaçait avec agilité de roche en mousse, évitant les failles et les lianes. Il était allé si loin et la jungle était si dense qu’il ne pouvait plus voler. Il prenait appui sur les écorces non venimeuses pour se propulser sur les premières branches au-dessus des fougères, avant de se laisser retomber au sol.
Au deuxième quintan de la journée, la plupart des animaux carnivores sommeillaient en digérant leur chasse du matin et les non-prédateurs sortaient, le régalant du spectacle de leurs couleurs et de leurs stratégies de défenses : celle-ci caparaçonnée, celui-là jouant de dissimulation. Salmane avait parcouru toutes les encyclopédies botaniques et animalières de la bibliothèque de l’Anneau inférieur, mais il n’était malgré tout pas sûr que les mages de Zshinræ aient réussi à cartographier tout le vivant de leur jungle, tant il était varié.
Zshinræ n’avait pas de ghoules. Cela le changeait d’Ouzo et de ses ombres quasiment permanentes, où les esprits à éloigner étaient toujours sur le qui-vive. Ici, les rares âmes errantes semblaient davantage perdues qu’agressives ; à l’occasion, si ses yeux jaunes croisaient les leurs, elles ne se penchaient vers lui, surprises d’être perçues, que pour lui demander leur chemin. Salmane aurait été bien en peine de le leur indiquer, mais leur candeur le touchait. Il les écartait avec douceur, sans leur faire de mal.
Au sol, en cette journée du début de la saison des vents où les courants aériens écharpaient le couvert gris, la lumière de Bethel‑1&2, les deux étoiles jumelles de leur système stellaire, ne pénétrait qu’à peine. Deux des trois lunes d’Esda, bien qu’invisibles depuis là où Salmane se trouvait, la transformaient en argent pâle, constellant le sol d’une multitude de taches mouvantes, au gré du balancement des cimes à soixante mètres au-dessus de sa tête.
Dans cet écosystème de touffeur obscure, on croisait parfois un arbre tombé. La trouée, que la végétation voisine n’avait pas encore reprise, créait une clairière. Alors, la lumière atteignait tout à coup les sols fertiles, faisant naitre pour quelques mois un tapis d’herbe vert-bleu sombre, où éclataient les couleurs de fougères et de fleurs méconnues.
Des graines en dormance depuis des dizaines et des dizaines d’années, si ce n’étaient des siècles, espéraient cette occasion avec une patience infinie. Elles lançaient soudain en hâte leur cycle de reproduction dans une explosion aussi intense que fugace, toutes tiges et rhizomes en alerte, pressées d’enterrer au plus vite de nouvelles graines prêtes à attendre, à leur tour, dix ans, ou trois-cents ans, la prochaine chance de faire pousser leur première feuille.
La clairière que Salmane avait devinée de loin à sa luminosité anormale était vaste, car l’arbre déraciné était une reine mauve plurimillénaire.
Arbres vénérés entre tous les autres, les reines mauves étaient celles qui montaient le plus haut et allongeaient leurs ramures le plus loin. Elles étiraient au sol autour d’elles un système racinaire à moitié aérien qui créait de véritables cavernes, tant il était étendu. Arbre soigneur également, via ses interactions micellaires dans les eaux souterraines de la jungle, une reine prenait soin de la bonne santé de ses congénères et de l’équilibre des systèmes bactériens dans un rayon d’au moins trois kilomètres autour d’elle.
Ces géantes étaient faciles à repérer en survolant la jungle : leur feuillage violine était impossible à manquer dans la canopée et, autour d’elles, la forêt éclatait encore davantage qu’ailleurs en intenses teintes vert bleuté.
La géante tombée formait un mur de racines de plus de quinze mètres de hauteur à l’ouest de la clairière, car telle avait été la circonférence de sa base. À en juger par l’état de ses fleurs à peine fanées, elle n’avait été mise à terre que quelques semaines auparavant ; son flux de sève continuait à maintenir la vie dans ses branches, même après sa chute. Pourtant, déjà, lianes, cascades de feuilles et de fleurs, nids et terriers avaient pris possession des racines et le mur se parait d’une myriade de couleurs que l’herbe bleu-vert rehaussait.
Salmane arrivait du sud-est en volant sur sa lame, attiré par les reflets d’argent sur les mille-et-une teintes de ce mur végétal inattendu dans l’épaisseur des ombres. Les reflets... et autre chose.
Quelque chose l’appelait, depuis le matin, au réveil. Il s’était levé irrité, irritable, comme dérangé de l’intérieur. L’inconfort n’avait reflué que quand il avait enfin pu s’échapper, après avoir fait acte de présence au repas du matin et à l’allocution aussi quotidienne que soporifique de la Grande Maitre de Zshinræ. Ce n’était qu’en plongeant vers la jungle qu’il avait commencé à respirer librement.
Depuis plus de deux heures, s’abritant du vent sous le couvert des arbres, il filait sur Chu-Ow aussi vite qu’il le pouvait ou courait d’arbre en arbre lorsque le cimeterre ne pouvait plus passer, toute sa concentration focalisée sur cette direction intérieure qui l’habitait depuis qu’il avait ouvert les yeux.
Dans sa course, il avait tracé sa route loin des pistes habituelles de ses explorations, s’éloignant jusqu’à être hors de portée de la traceuse. Nix s’en apercevrait-elle ? Il espérait qu’elle ne s’inquièterait pas outre mesure.
Sous la fraicheur du couvert, il suivait les frissons des courants d’eau souterrains et son corps répondait parfaitement. Aimanté sur un cap qu’il ne maitrisait pas, mais en confiance, Salmane n’avait pas hésité une seule fois dans ses appuis sur la végétation. Il évitait d’instinct les dangers, plus aisément encore que d’habitude.
Il était parti plus tôt que d’ordinaire, devinant quelques animaux toujours en chasse dans le matin tardif, mais à aucun moment il ne s’était senti menacé. Comme s’il avait sa place... comme s’il était attendu. Il avait même croisé, sans peur aucune, le regard d’une panlynx et il avait senti l’or de ses yeux félins se refléter dans les siens – ses yeux trop clairs, qui dérangeaient les autres au point que peu de gens osaient soutenir son regard. Il était appelé plus qu’il n’avançait : la jungle s’ouvrait devant lui.
De loin, les couleurs du mur végétal éclatèrent entre les lianes et les fougères, presque blessantes au sortir de l’obscurité des bas étages de la jungle. Salmane s’arrêta. En deux mois d’explorations quasi quotidiennes à Zshinræ, il n’avait encore rien vu de comparable à la géante tombée au sol. Le spectacle lui coupait le souffle. Alentour, tous les courants de la terre murmuraient le deuil de la majestueuse protectrice et, en même temps, la renaissance des fleurs dans la lumière libérée.
Il lui sembla qu’il fallait qu’il s’accorde à la solennité des lieux avant de s’approcher. Il se redressa, vérifiant machinalement qu’aucun danger ne l’entourait à moins de vingt mètres, et réajusta ses robes. Même dans la chaleur de Zshinræ, il n’avait pas renoncé à porter sa tenue de Second Jeune Maitre, Marcheur du Second Cercle de Défense et dragonnier d’Ouzo. Ses robes étaient trop chaudes et probablement trop formelles pour les journées ordinaires de Zshinræ, mais tellement adaptées à l’aisance de mouvements dont il avait besoin... et surtout, familières.
Il tira sur sa tunique intérieure pour en défroisser la soie gris pâle contre son torse. Puis il déplia les pans ouverts sur ses pantalons ; ajusta sa robe extérieure, gris nuit, comme toutes les robes de son monde, et, pour finir, renouvela le sceau magique qui en faisait une armure de protection en plus de la maintenir immaculée, avant de renouer sa ceinture d’un nœud impeccable. Ceci fait, il grimpa lestement au niveau des premières branches et s’accroupit pour observer ce qui se présentait à ses yeux.
Il s’était approché en silence de la trouée. Encore trop à distance pour pouvoir en distinguer nettement les détails à travers les épaisseurs de la jungle, il crut apercevoir les robes rouge sang d’un ou d’une jeune mage du Naamang en train de repasser ses routines d’armes au centre de la clairière.
Impossible, lui indiqua distinctement son cerveau.
L’illusion était lumineuse, éclatante, et læ mage éblouissant·e. L’espace d’un instant, il discerna de courtes boucles noires sur une peau mate, plus sombre que la sienne, des épaules détendues, un ou une danseuse aux mouvements fluides plutôt qu’une combattante.
Il cligna des yeux et secoua la tête pour chasser son trouble.
L’instant suivant, il crut voir la même silhouette dansante, mais cette fois-ci les robes rouges étaient maculées de boue, déchirées par les ronces, en lambeaux dans le vent. Sur les bras et les jambes dénudées, des ruisseaux de sang sillonnaient la peau nue jusqu’aux mains et aux pieds rougis, répondant à l’éclat lourd des robes dans la lumière d’argent.
Le temps d’un souffle, Salmane entrevit le noir d’encre d’yeux brillants et l’éclat d’un sourire d’une beauté abandonnée, désespérée, dévorante ; un appel à la vie si fort qu’il en perdit l’équilibre. Il chuta, se rattrapa à une liane – une orchusiæ, par chance. Par réflexe, il projeta une onde de magie pour se prémunir d’un éventuel sortilège d’attaque ou d’illusion, mais il réalisa bientôt qu’il n’avait été déstabilisé que par sa propre surprise. Alors qu’il reprenait appui sur une racine de baolong, aucune information d’agression magique ne lui revint.
Il releva le regard.
Il n’y avait pas le moindre signe d’un·e humain·e au cœur de la clairière. En revanche, il y avait du mouvement ondulant au nord dans les hautes herbes ; possiblement un boa à dent de cristal, estima le mage en frôlant mentalement la trace de conscience du serpent. Discernable à l’œil nu, une tariste cuirassée se tenait également à l’affut à l’abord sud, la bête trapue ramassée sur elle-même et attentiste, focalisée sur le point central de la clairière.
Salmane passa rapidement de branche en branche jusqu’à se trouver à l’orée de la trouée et laissa son flux magique attraper plus finement les vibrations des consciences présentes. Le boa était dominant : il avait confiance et faim, il ondulait lentement en s’approchant et n’était pas pressé. La tariste hésitait à cause du boa d’une part et de la lumière d’autre part.
Au centre de la clairière, il identifia les traces d’une conscience non humaine, lumineuse mais affaiblie, à la verticale d’une source souterraine à cinq mètres de profondeur qui avait dû, un jour, nourrir le cœur de la reine mauve. Ses yeux discernèrent une tache rouge sombre au milieu des herbes bleues : une présence animale, qui calmait rapidement le battement de son cœur, jusqu’à atteindre l’immobilité la plus absolue.
Il n’y avait pas de peur dans ce qui parvenait à Salmane ; simplement la conscience d’un être attendant la fin, sous la forme du boa probablement.
Le jeune mage réagit à l’instinct. Sans réfléchir, il remonta sur Chu-Ow, vola en hâte à la surface de la mer d’herbe, sauta au sol à deux mètres de l’être immobile et ancra fermement ses deux mains dans le sol. Les yeux fermés, il se concentra, appela l’énergie de l’eau, puis la projeta rapidement en un dôme de sa magie d’azur, protégeant le cœur de la clairière, l’animal et lui-même. Là, Salmane reprit son souffle. Il haletait.
La situation était temporairement suspendue : le boa pas plus que la tariste n’étaient de taille à briser son enceinte et l’être figé en son centre n’était pas non plus en état d’en sortir. Salmane posa un genou en terre ; son cœur battait la chamade. Il chercha le calme, faisant circuler l’énergie qu’il canalisait en lui et à travers le dôme, puisant dans la force de la source souterraine. Peu à peu, il ajusta son battement de cœur à celui de l’être au centre de son cercle.
Il fit le point. Il avait pris ses décisions en suivant son intuition et il mettait cela dans le côté positif de la balance. Il était également intervenu dans le cycle du vivant, empêchant le passage d’un être probablement déjà gravement blessé et serein devant une mort qu’il ne refusait pas. Salmane grimaça à cette pensée : il voyait d’ici la réprobation d’Oncle Trois si son ainé avait eu connaissance de ce qu’il venait de faire. Plus encore s’il décidait d’aller plus loin dans son ingérence. Pourtant, il n’arrivait pas à ressentir ses actions comme une intervention abusive guidée par ses projections d’humain. Il lui semblait, au contraire, que la jungle entière – à l’exception peut-être du boa à dent de cristal – l’avait appelé, instamment et depuis le lever de Bethel-1, auprès de ce qui se trouvait actuellement au centre de son dôme.
Son cœur battait maintenant à l’unisson avec celui de l’être tapi dans les racines de la géante. Accroupi, il fit deux pas et écarta les herbes hautes pour le découvrir. Devant lui se tenait un petit renard au pelage roux si foncé qu’il était presque sanguin, à moins que ce ne soit le sang coagulé dans sa fourrure qui lui donnait cette couleur. Enroulé sur lui-même, sa queue touffue protégeant ses pattes blessées, il tremblait – mais de fièvre, pas de peur.
Quand le dragonnier apparut dans son champ de vision, son petit museau fauve se releva : il avait le pelage blanc sous le menton et une étoile blanche sur le front également.
Les yeux noirs qui croisèrent ceux de Salmane exprimaient de l’étonnement... et de la curiosité. La tête triangulaire se pencha sur le côté dans une mimique si intriguée que Salmane ne put s’empêcher de sourire. Peut-être n’avait-il pas eu tort. Peut-être ce petit être, si vivement curieux malgré ses blessures, n’était-il pas encore prêt à passer dans sa prochaine vie.
Sans chercher davantage à comprendre ce qui motivait ses actions, avec toute la délicatesse qu’il put mettre dans ses gestes, Salmane tendit les mains vers le renard. Il le souleva en essayant de le bouger le moins possible et lui fit un nid dans la soie grise de ses robes. Puis il remonta sur Chu‑Ow, brisa sa propre enceinte et s’éleva rapidement jusqu’à la canopée.
Le boa, mécontent, siffla de désapprobation en les voyant disparaitre dans les hauteurs et la tariste renâcla de frustration. Elle frappa le sol de la clairière de ses lourdes pattes puis détala et disparut sous le couvert sombre avant que le redoutable serpent ne décide de changer le menu de son déjeuner.
OEBPS/images/image0006.pngChapitre 2 OEBPS/images/image0002.jpg
Salmane réfréna son impatience en arrivant en vue des Anneaux. Contrôle, maitrise… ralentir ses battements de cœur : il répétait une routine bien installée, qui lui évoquait immédiatement les sourcils blancs et broussailleux d’Oncle Un. L’ancien avait pour habitude de grommeler, dissimulant son affection : « Trop impatient, trop impétueux, trop sûr de tes pouvoirs, mon garçon ! Prends ton temps ! Ralentis, Esda ne va pas s’arrêter de tourner. »
Malgré son sentiment d’urgence intérieure, il repassa sous le couvert de la canopée, à l’abri des regards éventuels. Il préférait être ralenti dans sa progression par les hautes ramures et sécuriser son approche des immenses cercles bâtis en promontoire des falaises, plutôt que d’aller vite et se faire repérer.
Il prélevait en continu un peu de son flux magique pour le diffuser au renard lové dans ses robes. La chaleur ténue du petit être qui se laissait porter tout contre lui faisait jaillir des émotions qu’il n’avait pas éprouvées depuis son arrivée à Zshinræ : des sensations qui le renvoyaient à Ouzo, au temps qu’il passait avec les plus petit·es de ses dix adelphes ou au cœur de ses rondes, lorsqu’il traversait la nuit avec sa dragonne, protégeant la Citadelle endormie des ombres des déserts givrés. Cependant, Asfar n’était ni petite, ni recouverte d’une fourrure douce et chaude. Si elle était blessée, mieux valait y songer à trois fois avant de l’approcher et c’était généralement elle qui le protégeait plus que le contraire. Rien à voir.
Quand le jeune mage se trouva dans l’ombre de l’Anneau inférieur, sous la section sud de la bibliothèque, là où l’angle mort était le plus vaste, il traça rapidement un sceau de réfléchissement sur son poignet. Il l’avait travaillé pendant des mois avec Asfar. Même si le résultat n’avait rien à voir avec ce que la dragonne parvenait à obtenir en renvoyant la lumière sur ses écailles grises – elle devenait, elle, quasiment invisible aux yeux humains – le sceau permettait à Salmane de passer relativement inaperçu, pourvu que personne ne le recherche sérieusement des yeux.
Une fois la protection activée, Salmane s’éleva lentement en voltes sur Chu‑Ow : lentement, pour ne pas attirer l’attention par les miroitements d’un déplacement trop hâtif ; et en voltes, parce que l’esthétique et l’exigence des mouvements étaient l’un de ses défis préférés. Répéter les routines d’approche camouflée vues mille fois en entrainement l’aidait aussi à ne pas céder à la panique. En cet instant où il tenait une vie au bout du fil de sa magie et où des vagues d’émotions non sollicitées affluaient et refluaient en lui comme si les trois lunes d’Esda avaient été alignées, c’était précieux.
Il traversa la bibliothèque puis les couloirs avec mesure, en état de quasi-méditation pour maintenir le sceau réfléchissant, bénissant son étrange passion pour les entrainements rigoureux de Kani-Mère et d’Oncle Un.
Il avait souvent entendu les mages de sa génération se moquer gentiment – ou moins gentiment – du temps vraiment anormal qu’il consacrait à s’entrainer. Son corps lui-même le lui faisait payer régulièrement en courbattures cuisantes et en fourmillements intenables. Peu importait. Ce qui comptait était qu’aujourd’hui il pouvait fendre une foule étrangère alors même qu’il brisait activement deux de ses règles majeures, avec entre ses robes un mammifère sauvé contre le cours de la vie et de la mort, en provenance d’une jungle frappée de tabous où il n’était pas censé se rendre seul... sans se faire remarquer.
En atteignant sa chambre, il poussa quand même un soupir de soulagement et referma prestement derrière lui. Il déposa le renard sur son lit et le laissa quelques instants pour verrouiller le panneau coulissant d’un scellé magique circulaire complexe, qu’il doubla pour bien faire d’un sceau de neutralisation des bruits.
Le canidé émettait parfois un faible jappement de douleur ; depuis le couvre-lit vert tendre aux motifs d’oiseaux bleus, il observait avec attention le tracé précis des dessins de la rosace que Salmane composait du bout des doigts avec sa magie sur la porte, puis la regarda disparaitre en s’intégrant sur la surface coulissante quand elle fut complète. Mn. Il observait ?
Salmane fit une pause, troublé, jetant discrètement un regard au renard par-dessus son épaule avant d’attaquer le deuxième cercle, celui du sceau d’insonorisation. Un renard, fût-il plus rouge que roux, pouvait-il... lire des tracés magiques ? Peut-être qu’il semblait observer, plutôt, pensa le dragonnier.
Il revint vers lui. Le petit être de la forêt émettait une aura de tension qu’il n’avait pas eue dans la jungle ni pendant leur voyage. Elle grandissait de minute en minute – l’enfermement, probablement, se dit Salmane. Ses yeux noirs ne perdaient pas un geste de l’humain ; la tête posée entre les pattes et les oreilles légèrement couchées vers l’avant, un faible grondement s’élevait de sa gorge.
Le jeune mage soupira, secoua ses mains un moment pour chasser la tension des dernières heures, puis s’agenouilla pour se mettre à sa hauteur et tendit la main pour l’examiner.
⁂
Un Anneau plus haut, Nix regardait le témoin de la traceuse changer de couleur et revenir au fixe avec un indicible soulagement. Orange, jaune, jaune, orange... jaune, jaune, vert, jaune... jaune, vert, vert, jaune... vert, vert, jaune, vert statique. Une décharge de détente secoua ses épaules à l’arrêt du clignotement : son frère était rentré. Pourquoi si tôt ? Elle n’en avait aucune idée, mais il était sain et sauf et c’était l’essentiel.
Trois heures auparavant, elle avait cru sentir son cœur cesser de battre avec la pulsation de la traceuse quand celle-ci avait tout simplement arrêté d’émettre pendant une heure, indiquant au choix que Salmane était hors de portée (mais comment ? Cela supposait qu’il ait parcouru plus d’une soixantaine de kilomètres en deux heures sur Chu‑Ow ! Et pourquoi sans prévenir ? Il faisait habituellement attention à ne pas l’inquiéter !) ou alors... – mais non, l’alternative n’était pas envisageable.
Un bref coup d’œil sur la traceuse géolocalisa son frère dans l’Anneau inférieur, se dirigeant visiblement vers sa chambre. Nix éteignit le dispositif discret à son poignet et se demanda quand elle pourrait le rejoindre. Depuis la grande verrière du solarium de l’Anneau supérieur, elle avait tenté de repérer l’ascension de Salmane, jetant des coups d’œil discrets sur l’extérieur en prêtant attention à ne pas paraitre impolie pour Halimé, la Grande Maitre. À part un léger scintillement dont elle avait douté qu’il soit le reflet de la lumière d’argent sur les feuilles d’un eucalyptoab, elle n’avait rien vu : son frère était évidemment capable de franchir deux fois par jour les barrières magiques des Anneaux de Zshinræ sans se faire prendre.
Leur séjour d’un an ici avait été planifié pour les deux Jeunes Maitres, mais Nix savait bien que Salmane, en tant que Second, aurait pu en être dispensé. C’était essentiellement pour elle qu’iels se retrouvaient présentement chacun·e dans un des deux Anneaux accrochés à la falaise, centre névralgique du monde si discret de Zshinræ. Aujourd’hui, du haut de ses vingt-deux ans, Nix portait le titre de « Première Jeune Maitre d’Ouzo » ; mais bientôt elle en serait la « Première Maitre », tout court.
Dans trois ans, précisément, elle prendrait le rôle de leadeuse du quatrième monde, et pas n’importe laquelle : pour le temps des hautes eaux, sous son titre rituel, elle serait quasiment toute puissante. Au prochain Creux, parce qu’on s’approchait de la Conjonction Funeste et que les règles du quatrième monde le voulaient ainsi, le Conseil des Ancien·nes lui remettrait les clés de la Citadelle, et avec elles, la totalité des pouvoirs sur Ouzo : sa stratégie, son gouvernement, sa justice, sa ville-capitale, ses sept vallées, son port et ses dragons, pour trente-six ans, de Creux à Creux.
Or, par traité, Zshinræ, première alliée du quatrième monde, devait une année de formation à la future Première Maitre d’Ouzo. La jeune cheffe, ici, avait des liens à établir, des positionnements à construire, à affirmer, la continuité d’une histoire et de valeurs à incarner, les intérêts de sa communauté à défendre. Elle voulait également tester sa pratique diplomatique et recueillir le maximum d’informations sur les cinq autres mondes avant sa prise de fonction. En effet, Zshinræ était réputée pour la minutie de ses renseignements, autant que pour leur mise à jour incroyablement précise. À l’inverse, Ouzo, recluse sur ses montagnes et sur sa nuit, n’entretenait que le minimum de rapports possibles avec les six autres mondes et ne disposait que d’une vision très floue et très lointaine de l’état des relations intermondes dans l’hémisphère connu.
La Citadelle avait pris soin de l’éducation de sa future jeune dirigeante autant que l’isolement du quatrième monde le permettait. Si les connaissances des évolutions politiques récentes de Nix étaient largement lacunaires, son esprit critique se révélait acéré, ses bases historiques et magiques, solides. Sous la verrière ouverte entre deux averses, penchée au-dessus des cartes étalées sur la grande table en bois clair de palmanguier du solarium, Nix échangeait d’égale à égale avec Halimé malgré les trois dizaines d’années qui les séparaient. Son doigt parcourait avec autant d’agilité que de clairvoyance les grandes feuilles calées avec des pierres du lointain fleuve Yanay pour qu’elles ne s’envolent pas avec les courants d’air ; et les cubes mémoriels disposés partout autour d’elles ne brillaient pas moins de son orangé que de l’or pur de la magie de la Grande Maitre de Zshinræ.
Les responsabilités qui attendaient Nix n’étaient pas petites, la Première Jeune Maitre en avait bien conscience : c’était la raison pour laquelle, l’année passée, au tournant de ses vingt-et-un ans, elle avait demandé à avoir un Second. La requête, en soi, était rare. Plus étonnant encore, elle avait choisi son jeune frère, de sept ans son puiné, récemment apparié en tant que dragonnier. Elle pensait qu’il refuserait : Salmane ne haïssait rien tant que l’exposition publique, sauf peut-être les faux-semblants des sourires diplomatiques. De plus, il n’avait que quatorze ans, alors ; sa charge était déjà immense, son lien à sa dragonne, absolu. Pourtant il avait accepté sur un « Mn », sans hésiter, et passé à son tour les épreuves de la Citadelle. Il les avait réussies sans faillir. Ce voyage, c’était lui-même qui avait proposé d’y prendre part, malgré la séparation d’avec sa dragonne que cela lui imposait.
Leur lien avait prévalu sur ses doutes de sœur ainée, et Nix en était reconnaissante.
Ce lien, iels l’avaient forgé dans leur orbe maternelle, déjà. De leur adelphie de onze, elle était la deuxième. Salmane, pour sa part, était le septième-né et son dernier frère même-Mère. L’orbe d’Hourlaa était tendre et solidaire : iels avaient toujours été proches. Mais s’il était devenu si étroit, ce lien, c’était parce que Salmane l’avait accompagnée quand elle avait répondu à l’appel de la Citadelle : tandis qu’elle apprenait à être Première Jeune Maitre, il avait suivi les entrainements de mage d’épée et de dragonnier. Ensemble, iels avaient quitté leur recoin de montagne et de nuit dans la troisième vallée pour rejoindre l’une des orbes-relais de la capitale, étalée dans ses deux vallées perpendiculaires, sous la houlette d’Oncle Un. Nix avait treize ans alors, Salmane, sept. Même si les deux enfants retournaient régulièrement à Hourlaa pour retrouver leurs Mères et leurs adelphes, Nix avait endormi Salmane dans ses bras trop de fois pour ne pas devenir une grande sœur plus que spéciale.
Huit ans plus tard, le frère et la sœur avaient tissé un soutien mutuel aussi solide que discret : iels étaient les deux doigts d’une même main, la fleur et la feuille d’un même lis, les ailes d’une même héronelle. Dans leur tandem, il était le pilier, elle la stratège. Elle traçait un chemin à travers la violence des vagues, il permettait qu’elle ne perde pas son âme en route. Elle protégeait ses mondes. Il connaissait exactement les vulnérabilités du corps freiné de son ainée et lui offrait une bulle de ressourcement, jamais tarie.
Car Nix n’habitait pas dans un corps conciliant. Elle était née à la douleur, si fragile que ses Mères n’avaient pas osé lui donner de nom tant on lui prédisait peu de chances de survivre à ses premières semaines ; elle avait déjoué les pronostics, pourtant, mais instable et douloureuse, elle était restée. Salmane savait exactement la fatigue qu’elle éprouvait en fin d’une journée ordinaire pour les autres. Il comprenait ses mains qui volaient, quand elle laissait enfin reposer la voix trop lente qui lui attirait tant de regards ; il ne jugeait pas les expressions et les tics étranges de cette moitié de son visage qui ne répondait pas bien à ses demandes ; il lui offrait son bras pour soutenir son boitement avec une telle évidence et une telle fierté qu’elle ne s’en sentait jamais diminuée ; et par-dessus tout, il ne la prenait pas en pitié. Il savait pertinemment que, si elle n’avait jamais eu la force physique pour se rendre aux portes de la Septième Vallée, si elle n’avait jamais pu apprendre à voler sur une épée, Nix n’en restait pas moins une mage puissante, d’autant plus redoutable peut-être que les gens sous-estimaient ses pouvoirs à cause de son apparence et son intelligence à cause de sa diction.
Elle ne se sentait nulle part aussi bien que dans une bibliothèque ; lui, comme tous les dragonniers et dragonnières ayant passé des années à arpenter la Septième Vallée pour apprivoiser leur dragon·ne, ne respirait vraiment bien que dans les grands espaces, le visage fouetté par ses longs cheveux noirs balayés par le vent. L’univers clos de Zshinræ, au milieu de la nature la plus exubérante qui soit, luxuriante de lumière et de vie et fermement interdite, représentait un paradoxe absolu pour son petit frère. L’atmosphère saturée d’eau, bien qu’elle soit invisible, ajoutait une frustration supplémentaire : comment Salmane aurait-il pu résister quand son élément se trouvait, pour une fois, si généreusement à sa portée ?
La magie de l’eau avait sinistre réputation, et la Citadelle s’était d’ailleurs bien gardée d’informer Zshinræ de la nature des pouvoirs de son frère, mais Nix n’avait jamais vu Salmane s’en servir autrement que pour jouer avec les fontaines. Ou, à présent, avec les flaques des noiliés, dans la canopée.
Au final, Salmane pouvait se montrer si fuyant dans les Anneaux que simplement l’apercevoir devenait un exploit pour les mages en vert, et Zshinræ pouvait peiner à comprendre en quoi il la soutenait puisqu’on ne le trouvait jamais dans le bureau d’Halimé ; Nix, elle, savait exactement pourquoi il était là. Elle attendait autant que lui les moments où iels se retrouvaient avant le diner communautaire, ou après la tombée du couvre-feu. Là, quand elle se détendait en démêlant les longs cheveux sombres, son frère ne se plaignait jamais de sa maladresse ; car bien qu’elle maitrise mieux sa main gauche que sa jambe ou la partie gauche de son visage, cette main-là restait plus lente que la droite.
Et quand elle l’écoutait déverser ses aventures, y compris lorsqu’elle devait soigner la plaie d’une drosiflor – comment Salmane avait-il pu, exactement, entrer en collision avec une drosiflor ? avec sa vigilance si extraordinaire ? – cela la distrayait des enjeux hautement politiques avec lesquels elle jonglait toute la journée, certes avec plaisir, mais en contenant la souffrance de son corps, un sourire contrôlé sur les lèvres.
Les cheveux de Nix, eux, étaient blancs comme un jour de neige au Naamang. Ils étaient courts aussi, et fous, une manière qu’elle trouvait adéquate de régler le fait qu’elle n’était pas capable d’élaborer les coiffures attendues à son rang lorsqu’ils étaient longs. Seule une mèche orange, plus longue, faisait exception. Quand il était petit, Salmane passait son temps à entortiller cette unique mèche colorée entre ses doigts, dès qu’il pouvait l’attraper.
Nix chassa la pensée de son petit frère tournant sa mèche orange entre ses doigts qui l’avait emportée loin des questionnements d’Halimé et de la douzaine de mages rassemblé·es autour d’elle.
En ce lumineux septième jour du mois de quiniën, elle mettait à jour les cartes mémorielles des archives de Zshinræ aux côtés de la Grande Maitre ; ensemble, les deux mages rentraient les nouvelles données des relevés de terrain, les comparaient aux calques précédents, rendant apparentes les trames des Sept Mondes Reliés et tentant d’en anticiper les changements d’équilibres. Halimé profitait de la fraicheur du regard de son invitée, Nix, de l’expérience de son ainée.
Leur session de l’après-midi venait juste de démarrer : il allait falloir au moins quatre heures de patience avant que l’Ouzote puisse s’éclipser pour aller retrouver Salmane.
Elle secoua la tête et se reconcentra sur les relevés récents compilés sur la table. À côté des cartes, des feuillets dépliés recouverts d’annotations, difficilement qualifiables autrement que d’espionnage, étalaient leurs tons pastel clair en diffusant de suaves parfums – jasmin et irusae – ce qui renouvelait son étonnement de jour de jour. Cela n’avait pourtant l’air de perturber aucun·e des mages en robes vertes rassemblé·es là. Nix secoua à nouveau ses mèches blanches. Cette odeur florale était capiteuse, entêtante, et elle désespérait d’arriver à survivre à l’après-midi. Elle essaya de s’appliquer.
Avec les autres, elle recommença à manipuler les données. L’art de l’interprétation, pratiqué dans tous les mondes, consistait à composer des représentations visuelles grâce à son flux magique, à partir des informations disponibles, puis à jouer avec, les articuler, leur donner de la profondeur, des perspectives. C’était, en quelque sorte, une manière de réfléchir dans l’espace. La technique était largement connue à travers les Sept Mondes, avec des degrés de maitrise variables. Ce qui différenciait l’un·e ou l’autre de celles et ceux que l’on nommait Interprètes, avec un grand « i », était la capacité à dégager des visualisations qui créaient du sens, des hypothèses cohérentes ; l’audace avec laquelle iels faisaient émerger des liens que la pensée rationnelle n’aurait pas nécessairement entrevus.
Souvent les Interprètes livraient des conclusions sans que leurs visualisations soient compréhensibles. Certains, certaines s’entouraient même volontairement d’une aura divinatoire, réduisant celleux qui les écoutaient à accepter ou rejeter leurs dires sans pouvoir vraiment se forger leur avis.
Nix, elle, excellait dans cet exercice, sans se montrer pédante. Elle établissait des niveaux d’interprétation complexes, parfois à l’extrême, mais les rendait lisibles. Elle laissait la magie des autres s’emmêler librement à la sienne, s’adaptait, expliquait, toujours amène et avec gentillesse. Ses doigts, quand ils maniaient la magie, prenaient leur revanche sur leur maladresse ordinaire : les constructions devenaient fascinantes de beauté et les mages ressortaient de ces séances avec des étoiles dans les yeux. Deux mois après son arrivée à Zshinræ, ses sessions de travail avec Halimé attiraient donc du monde.
Pendant une heure et demie, Nix réussit avec effort à mener sa tâche à bien, malgré les parfums entêtants des relevés pastel, au milieu de ses pensées éparses. Elle prêtait attention aux cartes, mais aussi aux moindres paroles des mages zashiîns, à leurs regards de connivence et à leurs silences, car elle était persuadée que le sixième monde, d’ordinaire bien caché dans sa jungle, dissimulait des mystères. Elle s’était promis d’en percer autant qu’elle le pourrait avant la fin des dix mois qu’il lui restait à passer ici. Et avec cette pensée, sa représentation acheva de se crasher en un malstrom de couleurs illisibles.
Elle rit, parce que Nix était de nature à rire de ce genre de fracas. Halimé secoua la tête, mi-moqueuse, mi-bienveillante :
— Ah, l’héritière d’Ouzo est déconcentrée cette après-midi !
Au grand soulagement de Nix, la Grande Maitre les libéra. Elle retint son invitée encore quelques instants, testant les limites de sa patience avec de menus détails sur la séance et l’attitude des mages de Zshinræ, un sourire au coin des lèvres, puis Nix fut libre.
Avec tout le détachement possible, elle quitta le solarium et s’engagea de son pas irrégulier dans le couloir vitré de l’Anneau supérieur. Comme chaque jour, elle ralentit pour admirer l’incroyable vue des pics d’ocres émergeant du couvert coloré de la jungle à ses pieds. Des toucaras-spatuls volaient en bande, leurs becs chargés de courtes lianes, allant consolider leurs nids avant l’arrivée des gros vents.
Une lourde double porte blindée coulissante assurait la protection du seuil entre l’Anneau et la montagne. Elle ne servait que lorsque la communauté avait besoin de refuge ; en ces temps de paix, la communauté la laissait ouverte nuit et jour. Les Zashiîns, comme leurs invité·es, vivaient et dormaient dans les Anneaux, profitant de la lumière des astres. Le réseau intérieur de la falaise demeurait cependant en permanence sous la protection de sorts que les équipes renouvelaient à chaque rotation.
Nix laissa les quelques mages qui marchaient dans le couloir avec elle s’enfoncer dans la falaise et rejoignit, de son côté, l’ascenseur extérieur qui descendait à l’Anneau inférieur. Elle sourit aux murmures excités d’un groupe d’enfants qui la doublaient en courant pour s’engouffrer dans l’imposant escalier en colimaçon.
Malgré ses soixante mètres de hauteur et trois-cent-quarante-huit marches, la plupart des mages de Zshinræ, quel que soit leur âge, préféraient faire l’effort de sa descente – ou de sa montée – à pied, par l’intérieur de la falaise, plutôt que de prendre l’ascenseur en surplomb de la jungle. Il fallait reconnaitre que ce dernier, faible cage transparente ballotée par les vents au-dessus du vide, était aussi peu rassurant que les larges escaliers étaient fascinants.
Vertigineux, dépourvus de pilier central et s’ouvrant sur le vide sans la moindre barrière, ces derniers étaient éclairés par de nombreuses ouvertures pratiquées dans la falaise en suivant le cours aléatoire des veines rocheuses. La lumière éclaboussait l’ocre, faisant vibrer toute l’atmosphère de l’escalier en rouge-orangé. Sur les ouvertures, les ainé·es avaient apposé, en plus des sorts de protection, un enchantement qui projetait en ombres les formes et les histoires des êtres de la jungle ou d’ailleurs dans les Sept Mondes Reliés.
Les scènes s’animaient le matin à chaque lever de Bethel-1, prenant des dimensions variables selon les heures du jour et la position des cinq astres d’Esda ; elles s’éteignaient avec le dernier rayon de Bethel-2 et changeaient à chaque rotation. Certaines fissures étaient si étroites que les images projetées se retrouvaient à l’envers, la tête en bas.
Nix soupçonnait les maitres de la communauté d’avoir créé ce sort pour transmettre leurs savoirs et leur culture aux plus jeunes sans que cela soit fastidieux et d’avoir été dépassé·es par leur succès. Après la salle commune aux balançoires et, évidemment, le réfectoire aux heures de repas, les escaliers qui reliaient les deux Anneaux étaient probablement le lieu le plus fréquenté de la falaise.
Pour celles et ceux qui y circulaient, le premier jeu consistait à déterminer d’abord si l’escalier affichait, le jour dit, simplement des scènes éparses, ou bien une histoire entière. Ensuite, à trouver le sens dans lequel il fallait la lire ; et parfois le début se trouvait au milieu. Ensuite encore, à la situer dans les neuf-mille années du calendrier d’Urissoa, et enfin, à la comprendre. Zshinræ entière jouait sans se lasser, de jour en jour, d’année en année, de vie en vie.
La Première Jeune Maitre d’Ouzo, elle, ne les prenait qu’à l’occasion, lorsqu’elle avait le temps, pour ne pas fatiguer sa mauvaise jambe. Or, aujourd’hui, elle était pressée.
Seule dans la cabine vitrée extérieure, vestige des Anciens Temps, qui l’emmenait directement à l’Anneau inférieur, l’héritière de la Citadelle rêvait d’un ascenseur identique qui descendrait dans le vide central de l’escalier monumental, dont elle pourrait régler elle-même la vitesse pour pouvoir s’attarder à contempler ses histoires. Mais aujourd’hui, en l’an 9184 du calendrier d’Urissoa, les mages d’Esda ne disposaient des connaissances et des capacités que pour entretenir les technologies héritées d’avant l’Engloutissement, et non de celles nécessaires à les créer.
Elle chassa donc son rêve avec le vent qui soufflait contre les parois. La pluie n’allait pas tarder ; il se passait rarement un jour sans elle, ici, et il n’était pas encore tombé une goutte depuis le matin. Les vents étaient plus forts de jour en jour. Nix se demanda avec curiosité à partir de quand, exactement, les Zashiîns considèreraient la saison des vents vraiment installée, et, avec un peu plus d’inquiétude, si cela limiterait son accès à l’ascenseur.
Elle atteignit le quartier des hôtes où sa chambre jouxtait celle de Salmane. Il était désert. À cinq mètres de la porte de la chambre de son frère, elle frissonna en discernant les puissantes protections magiques avec lesquelles il avait protégé son repaire. Elle les testa rapidement et y trouva l’espace qu’il laissait habituellement pour la laisser passer, organisé autour des sensations « sœur », « amour » et aujourd’hui de... « calme ». Ah. Nix en colère ou trop angoissée n’aurait pas pu passer. La sœur ainée se demanda s’il fallait s’amuser ou s’inquiéter de cette variation, mais vérifia obligeamment ses régulations pour répondre à l’exigence de son petit frère.
Autorisée par la barrière magique, elle tourna la poignée et ouvrit la porte juste à temps pour entendre sa voix qui disait, sans se retourner :
— ...Ne t’inquiète pas ! C’est juste Nix.
Ce qui n’était pas nécessairement rassurant.
Elle referma la porte dans son dos et s’y appuya, prenant son temps pour observer avec intérêt la chambre de son frère. Elle chercha les mots justes pour décrire le spectacle qui s’offrait à elle – parce que, raisonnablement, entre observer et paniquer, elle préférait observer. La chambre avait-elle été plutôt mise en pièces ? Traversée par une tornade ? Ou dévastée ? Oui, « dévastée » convenait assez bien.
Salmane se tenait à genoux devant son lit, caressant une petite chose rousse au poil hérissé. Il avait les mains griffées au sang, son chignon était défait et ses longues mèches de cheveux avaient été repoussées derrière ses oreilles faute de pouvoir faire mieux. Les manches gauches de ses robes étaient déchirées sur deux épaisseurs. Dans un coin, Chu‑Ow gisait loin de son socle. Une furie était visiblement passée sur la table de travail, envoyant valser les crayons, pinceaux, encres et les instruments en tous sens. Le plus intéressant était probablement la dizaine de mètres de bandage déroulée à travers la pièce, telle une guirlande qui aurait pu être décorative, n’eut-elle été maculée de sang séché à intervalles trop réguliers.
Nix pencha la tête pour essayer de déterminer la nature exacte de la boule de fourrure surtendue que son frère tentait de calmer et s’arrêta sur un probable renard. Il y en avait des gris à Ouzo ;
