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La divine providence tome 1: Dans l'ombre
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La divine providence tome 1: Dans l'ombre
Livre électronique422 pages5 heuresdivine providence

La divine providence tome 1: Dans l'ombre

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À propos de ce livre électronique

Judith, jeune femme dans la trentaine, a toujours réglé ses problèmes en leur tournant le dos. Lorsqu’elle se retrouve avec une auberge à rénover, elle doit faire face aux imprévus, aux manigances de toutes sortes et à un associé non dénué de charme.

Une équipe se formera autour de Judith, une association de talents et de bonne volonté qui participera à la réalisation d’un projet conçu et planifié par Alice, sa grand-mère. Cette auberge soulèvera de nombreuses interrogations et se révélera tout un défi.

Le courage et la persévérance seront-ils suffisants pour venir à bout de toutes leurs mésaventures? La nature humaine n’a pas dit son dernier mot; la Providence non plus…
LangueFrançais
ÉditeurLes Éditions de l’Apothéose
Date de sortie4 avr. 2025
ISBN9782898780684
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    Aperçu du livre

    La divine providence tome 1 - Jocelyne Gagné

    LA DIVINE PROVIDENCE

    Dans l’ombre

    Jocelyne Gagné

    Conception de la page couverture : © Les Éditions de l’Apothéose

    Images originales de la couverture : Shutterstock 79224211 et 92342482

    Sauf à des fins de citation, toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation écrite de l’auteur ou de l’éditeur.

    Distributeur : Distribulivre  

    www.distribulivre.com  

    Tél. : 819-668-6106

    Télécopieur : 450-887-0130

    © Les Éditions de l’Apothéose

    Lanoraie (Québec) Canada  J0K 1E0

    lepchance@bell.net

    www.leseditionsdelapotheose.com

    Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2015

    Dépôt légal — Bibliothèque et Archives Canada, 2015

    ISBN : 978-2-924261-69-9

    ISBN EPUB : 978-2-89878-068-4

    Imprimé au Canada

    À cette présence dans mon cœur.

    À ceux et celles qui croient

    que le travail n’est rien d’autre qu’une torture

    que la vie nous inflige,

    détrompez-vous…

    — Jocelyne Gagné

    PREMIÈRE PARTIE

    - I -

    Paulette était exténuée et la bataille n’était pas encore terminée.

    Le bébé voulait sortir, mais son corps s’y opposait. Le couteau

    placé délibérément sous le matelas n’avait pas réussi à couper le

    mal en deux. Encore une poussée, l’ultime, celle dont on joue le tout pour le tout, celle où l’on risque gros. Une douleur fulgurante lui transperça le ventre et voilà que l’enfant ouvrit le chemin telle une charrue labourant le sol au printemps. Rien ne lui résistait, plus rien ne le retenait : il était expulsé hors de la matrice. Tout avait cédé pour laisser passer le nouveau-né, déchirant du même coup la chair juvénile de la nouvelle maman. Et que de sang répandu! La pauvre petite, elle s’était presque vidée.

    Marie-Alice avait fait de son mieux pour aider son amie. Il ne restait qu’à attendre le médecin…

    * * *

    La jeune femme n’arrivait pas à comprendre le geste de Paulette, quatre heures auparavant. Cet entêtement à vouloir à tout prix se rendre à la messe de minuit dans son état. Tous savaient qu’elle allait accoucher d’un jour à l’autre. De plus, depuis les deux dernières semaines, elle perdait régulièrement du sang. Le médecin lui avait interdit tout effort ce qui l’obligeait à rester alitée une bonne partie de la journée. Malgré cela, l’envie d’aller à la messe l’emportait sur les recommandations sévères du praticien : la future maman voulait être bénie par le curé en vue d’obtenir la protection divine et ainsi exorciser ses peurs. L’idée que le bébé puisse se frayer un chemin

    entre ses cuisses la terrorisait. Elle était convaincue que ça ne passerait pas, qu’elle allait mourir en couches. Et chaque matin, les traces de sang sur les draps la narguaient, lui rappelant que la mort rôdait toujours. Le 24 décembre au matin, la jeune femme en eut assez de s’inquiéter; elle décida qu’elle irait à l’office sans consulter quiconque. Vers la fin de la journée, Paulette mit son plan à exécution : elle s’éclipsa dans sa chambre pour se faire oublier de tout le monde. Quand la maison fut vidée de ses occupants, la jeune femme se vêtit à la hâte et sortit par la porte de derrière. À pas lents, elle se dirigea vers l’écurie. Pour ne pas alerter son amie restée seule à la maison, elle réfréna son envie d’allumer la lanterne et tenta d’atteler le cheval dans la pénombre.

    Puisque la tante de Paulette avait donné congé aux domestiques ainsi qu’à la cuisinière, Marie-Alice devait s’assurer que les plats soient chauds et la table mise dès leur retour de la messe. La jeune femme était en train de disposer les chandeliers, les coupes en verre taillé, les assiettes richement décorées sur la grande nappe blanche lorsqu’elle remarqua l’absence de Paulette. La maison était devenue étrangement silencieuse. Elle interpela son amie. Seul le tic-tac de l’horloge lui répondit. Se dirigeant vers l’entrée, elle remarqua l’absence des bottes et du manteau de Paulette. En colère contre elle-même et contre son amie, elle enfila ses bottes, s’enveloppa de sa cape et sortit. Dévalant les quelques marches, elle se dirigea vers l’écurie. Elle pestait intérieurement contre le vent et la neige qui s’acharnaient à ralentir sa progression. Tirant de toutes ses forces sur la porte obstruée par la neige, elle réussit tant bien que mal à créer une ouverture suffisamment large pour s’y glisser. L’obscurité et les hennissements du cheval l’accueillirent. Lentement, ses yeux s’accoutumèrent à la pénombre. Elle avança avec précaution, craignant de heurter quelque chose. À côté d’elle, le cheval s’ébroua et voilà qu’elle entendit Paulette l’interpeler faiblement. Elle trouva son amie étendue sur le sol à quelques pas de l’énorme bête qui n’avait de cesse de renâcler à chaque secousse du vent. Elle tenta de la relever, mais un cri de douleur mit fin à cette tentative, alarmant de plus belle la jeune femme. Dégageant la porte avec l’énergie du

    désespoir, elle entreprit de ramener Paulette à la maison. Elle la saisit à bras-le-corps et la tira dans la tempête qui, non satisfaite de se déchaîner et de hurler, se jeta sur les deux femmes comme un chien sur un vieil os. Tantôt elle hissait la masse devenue plus

    lourde par le poids de la neige qui s’y adhérait, respirant difficilement entre chaque tentative, tantôt elle luttait contre son propre découragement. Dans un ultime effort, elle grimpa à reculons les quelques marches menant à l’intérieur, tirant toujours son lourd fardeau. Une fois le seuil franchi, elle aida Paulette à se relever. La douleur était terrible. Son amie chancela, mais Marie-Alice la tint fermement. Les deux femmes fixèrent le long escalier, qualifié de majestueux par les visiteurs, jugé carrément casse-cou par les domestiques. Se regardant dans les yeux pour se donner une forme de courage, elles attaquèrent la rude ascension. Lentement mais sûrement, elles atteignirent d’abord l’étage puis la chambre de Paulette. Harassées, elles s’écroulèrent sur le lit.

    Oubliant un instant sa propre fatigue, elle installa son amie et commença à lui enlever son attirail d’hiver. Chaque mouvement arrachait un cri à la jeune femme. Elle déboutonna sa chemise et découvrit la marque laissée par le cheval : une large meurtrissure colorait le ventre bien rond et bien dur. Les larmes aux yeux, Paulette lui confia qu’elle avait perdu ses eaux dans l’écurie et que les contractions avaient débuté. Marie-Alice se figea, horrifiée par cet aveu. Elle sentait la panique sourdre en elle. Comme une balle de fusil propulsée hors du canon, elle s’élança dans l’escalier et téléphona au médecin qui, lui, saurait venir à bout de cette situation. Après une attente interminable, on décrocha. La gouvernante l’informa que le médecin sera avisé dès son retour de la messe...

    * * *

    Debout près du lit, Marie-Alice regardait tristement son amie. Pourquoi es-tu sortie Paulette? Pourquoi? Ce qu’elle avait sous les yeux c’était une femme brisée par la douleur et amorphe par l’épuisement. Son teint cireux n’était guère rassurant. L’enfant avait

    été nettoyée, enveloppée et déposée près de sa mère. Elle avait le teint aussi terne que cette dernière. La dure besogne avait été faite. Restait à savoir comment réanimer la mère. Une crampe dans le bas-ventre la saisit. Non, ce n’est pas possible! C’est beaucoup trop tôt! s’affola la jeune femme.

    La douleur lui ceinturait atrocement les reins.

    Elle s’affaissa sur le sol.

    L’accouchement de Paulette lui avait fait oublier ses propres contractions. Jésus, Marie, Joseph, pour l’amour, ayez pitié! Pas maintenant!

    Marie-Alice tenta de se relever, une main soutenant son ventre douloureux et l’autre prenant appui sur le montant du lit. Une autre crampe succéda à la précédente.

    Le long processus était enclenché.

    À pas comptés, elle se dirigea vers sa chambre, incapable de retenir l’écoulement chaud qui glissait le long de ses cuisses. Elle avait déjà oublié le bébé et la mère reposant dans l’autre pièce. À genoux sur le sol, elle poussait et serrait les dents. Son cerveau ne raisonnait plus; la douleur avait pris toute la place. Son corps subissait la violence des contractions, incapable de les combattre.

    Dehors, la neige continuait de s’accumuler sur le rebord des fenêtres. Le vent s’obstinait à siffler et à souffler. Il n’y avait personne à l’extérieur; tout le monde était à l’église. La maison craquait, secouée par les violentes rafales. La blancheur couvrait le ciel et la terre. À ce rythme, les chemins seraient bientôt impraticables, et le médecin qui se faisait attendre…

    La jeune femme était seule avec sa peur et sa douleur.

    La petite aiguille de l’horloge avançait marquant les heures, étirant le temps, intensifiant les douleurs. Une plainte plus déchi-rante que les autres fit taire le vent et rendit silencieux le gardien du temps. Un vagissement retentit entre les cuisses couvertes de sang.

    C’était le 25 décembre 1939. Marie-Alice mit au monde une petite fille.

    - II -

    Montréal, 15 septembre 2006 Les boîtes s’entassaient les unes aux autres. Les déménageurs allaient être là d’une minute à l’autre. Le tri avait été assez rapide : Luc et le mobilier resteront dans le condo et Judith sera très très loin de tout ça. Elle n’emportait que ses vêtements, quelques objets lui rappelant de bons souvenirs, son matériel de cuisine, ses nombreux livres, la correspondance de sa grand-mère et bien entendu son chat. Le reste, car c’était bien le reste qu’elle laissait derrière elle, lui faisait trop mal. Même le quartier qu’elle avait tant aimé lui donnait maintenant la nausée avec cette cohue entremêlée de coups de klaxon et de marteaux-piqueurs. Tout ça ne lui ressemblait plus.

    Plus rien, désormais, ne pouvait la retenir : elle voulait partir, elle devait partir.

    Ce n’était pas sur un coup de tête qu’elle pliait bagage. Le voyage effectué dans les Appalaches, deux semaines auparavant, avait été entrepris avec l’intention de créer un rapprochement avec son partenaire de vie, Luc, un grand gaillard aimant le plein air et les défis. Si cela n’avait été que de lui, ils auraient vécu en montagne loin de la ville et du bruit. Un non-sens en soi puisque Judith était sous-chef dans un grand restaurant de la métropole.

    Sept années de vie commune et voilà qu’elle revenait au point de départ, c’est-à-dire seule avec elle-même. Elle avait beau se dire que c’était mieux ainsi, mais à chaque fois elle s’effondrait et pleurait des heures durant sans jamais tarir la source de son chagrin. La sensation d’être une épave rejetée par la mer était bien réelle. Tout en elle avait été brisé, émietté, réduit en poussière à l’exception de cette douleur qui s’intensifiait au fur et à mesure que refluaient les souvenirs. C’est avec le cœur toujours plus lourd qu’elle continua à trier et à ranger. Les boîtes s’empilaient et l’émotion se déversait comme l’eau d’une gouttière après un orage; toute l’amertume d’une vie qui n’avait pas de sens épongé par des mouchoirs de papier. Une vie qui n’avait rien donné, une vie qui avait tout pris…

    D’un geste rageur, Judith referma un autre carton. Le dong de l’horloge lui indiqua qu’elle devait se presser si elle ne voulait pas croiser Luc dans l’escalier. Allez, ma grande, bouge-toi un peu si tu ne veux pas qu’il te voie dans cet état! Elle se secoua intérieurement et essuya du même coup la dernière averse sur ses joues.

    L’arrivée des déménageurs tira une ligne sur son apitoiement et lui donna le coup de fouet nécessaire pour terminer les derniers préparatifs. Expéditifs comme pas un, au bout de vingt minutes tout avait été descendu et entassé dans le camion.

    — Excusez-moi, est-ce qu’il y a autre chose que ces boîtes à emporter? demanda le déménageur tout en se grattant la nuque avec le dos de sa casquette.

    Judith se leva d’un bond sans regarder l’homme en question et lui indiqua la seule pièce plongée dans l’obscurité.

    — Oui, il reste le petit secrétaire à emporter, la chaise et aussi...

    Laissant sa phrase en suspens, elle chercha parmi ses souvenirs les objets dont elle souhaiterait s’entourer dans sa nouvelle vie. Elle hésita puis décida de vérifier par elle-même.

    — Accordez-moi une petite minute. Je vais jeter un dernier coup d’œil à tout hasard, dit-elle dans un souffle. Puis tel un courant d’air, elle s’engouffra dans la salle de bain.

    Le type mal rasé, mais propre de sa personne, se mit à la recherche d’un endroit où reposer son postérieur le temps que la dame revienne. Il avait la nette impression que ce dernier tour

    de piste prendrait plus d’une minute. D’une certaine façon, ça le réjouissait, car le compteur, lui, continuait de tourner. Bah, après tout c’est la dame qui paie, se dit-il en allumant une cigarette.

    — Si ce n’est pas trop vous demander, j’aimerais que vous éteigniez votre cigarette, s’écria-t-elle du fond de l’appartement.

    L’homme un peu lourdaud chercha autour de lui un cendrier ou du moins un objet ayant la même vocation. Judith réapparut dans le hall d’entrée surprenant son air penaud. Son cardigan à col montant lui donnait une allure sévère, mais révélait des courbes tout à fait charmantes que l’homme remarqua pour une deuxième fois.

    — Allez éteindre ça, dehors, je vous prie, dit-elle sans trace de colère dans la voix. Je n’ai pas ce qu’il faut ici.

    — Très bien, M’dame. Désolé, j’savais pas que… 

    Le rouge aux joues, il sortit en se heurtant le front contre la porte entrebâillée. Il s’excusa à nouveau et disparut dans l’escalier. Il se sentait idiot. Pourquoi diable ce malaise? Ce n’était pas la première fois qu’il admirait béatement la poitrine d’une femme! Néanmoins, celle-ci ne méritait pas une indécence de ce genre de par ses yeux rougis et les larges cernes qui épousaient mal la douce courbure

    de ses pommettes. Non, vraiment, il n’y avait pas de quoi être fier! Rendu en bas, il poussa la porte et regarda ses employés s’activer dans le camion. La chaleur du soleil de septembre lui rappela de profiter de cette belle matinée pour griller une cigarette et contempler la ville qui s’animait sous ses yeux.

    Judith repassa une dernière fois dans la chambre à coucher, là où elle avait connu quelques belles nuits quoique trop courtes, ensuite dans la cuisine, son lieu de création ou plutôt son laboratoire d’expérimentation et puis finalement dans la petite pièce près de la chambre des invités. Cet endroit était si minuscule qu’il aurait pu servir d’armoire à débarras. Au lieu de cela, elle en avait fait une pièce bien à elle. L’unique mobilier, un vieux secrétaire, occupait toute la place et dans un coin reposait une lampe Tiffany aux teintes lumineuses, quoique bien tristes durant le jour. Suspendus à une étroite fenêtre, de lourds rideaux de velours s’entrouvraient sur

    un modeste triangle de lumière. On aurait cru que cette pièce appartenait à une autre époque, et c’était là son refuge, ici même où elle se coupait du monde pour pouvoir se ressourcer. Une photo du couple prise à une période plus heureuse reposait sur le rebord de la fenêtre. La vue du cliché provoqua en elle une flambée d’émotions qui s’exprimèrent par une envolée spectaculaire du cadre contre le mur. Et c’est avec la même fureur que la porte se referma faisant tinter le verre du plafonnier.

    * * *

    Les Appalaches - Ce voyage avait été entrepris avec l’intention profonde de me rapprocher de mon homme, songea Judith. Cette pensée lui revenait en boucle et semblait ne déboucher nulle part. À genoux devant la dernière boîte, elle voyait défiler sur le mur du hall d’entrée les épisodes des derniers mois c’est-à-dire la pénible dégringolade de sa vie de couple. Avant le voyage, le climat était au plus mal : les disputes débutaient à l’aurore et se poursuivaient sur l’oreiller. Ces désaccords, loin d’être ternes et répétitifs, étaient sans cesse réinventés par l’ajout de suppositions et d’interprétations de faits réels ou imaginés qui ne faisaient qu’attiser la flamme du ressentiment. Résultat, tous deux remarquèrent une augmentation de la fréquence des conflits, une progression du ton des échanges et une acidification des répliques. Tout servait de prétexte aux disputes. Ils ne se détestaient pas au point de se séparer, mais assez pour s’en vouloir, suffisamment pour s’écorcher, juste ce qu’il faut pour éviter le pire.

    Et puis tout à coup, Luc changea de tactique : il se mit à l’ignorer. Pour ne pas en souffrir, Judith se jeta dans le travail comme le plongeur d’un dessin animé vise le verre d’eau du haut de la grande échelle. C’est Davis, un ami commun, qui leur suggéra

    de prendre un peu de recul quelques jours en montagne, et ce,

    seuls tous les deux afin de faire le point. Les arguments mis en avant par l’entourage vinrent à bout de leurs réticences. Après tout qu’avaient-ils à perdre? Tout au plus du temps et quelques économies! Judith avait cédé la première, convaincue que cela valait la peine d’essayer. Au fond, elle aimait son partenaire et savait qu’on ne pouvait entretenir l’amour à coups d’excuses et d’absences répétées, conséquences inévitables de son métier. Elle devait tenter de corriger la trajectoire que leur vie commune avait empruntée. Pour Luc, l’idée d’être en contact avec la nature sauvage des Appalaches était assez séduisante. Ces dernières semaines, il n’avait pas mis le nez dehors et son humeur s’en ressentait. Il se comportait tel un chien qui attend qu’on lui ouvre la porte pour se décharger de sa vessie trop pleine. Bref, ça ne lui ferait pas de mal de respirer l’air frais. Pour le reste, il ne semblait plus y croire.

    Sans demander leur avis, Davis leur avait prêté sa voiture, une Mini Cooper. Selon lui, c’était une façon originale de rapprocher deux êtres qui cherchaient de toute évidence à s’éviter. Le véhicule tout-terrain de Luc aurait été inapproprié pour une dernière tentative de réconciliation. Le succès d’une telle entreprise reposait sur

    un élément crucial : la proximité, et cette petite bagnole assurait,

    de par son espace réduit, un contact visuel et physique avec la passagère. La durée du voyage avait été fixée à dix jours. C’était

    peu temps, mais juste assez pour mettre fin à cette guerre d’usure

    et rétablir une certaine forme de communication – en espérant

    qu’ils ne s’entretuent pas avant! Pour le couple, ce serait un sacré défi puisqu’ils n’avaient jamais été ensemble plus de trois jours consécutifs.

    C’est connu, il ne faut pas forcer le destin bien qu’à certains moments, un petit coup de pouce soit parfois nécessaire.

    Les préparatifs s’étaient effectués dans le calme et le silence, tout comme une partie du trajet, d’ailleurs. Après trois jours passés sur les routes et deux nuits sur de mauvais lits d’hôtel, le besoin de s’exprimer commença à se faire sentir, du moins pour se plaindre un peu et pour chercher un peu de sympathie chez le partenaire. Luc brisa le silence en premier, bougonnant sur l’attitude obstinée de la préposée à l’accueil et à propos des cris des enfants dont certaines notes, à force d’insistance, menaçaient les nerfs fragilisés des pauvres voyageurs qui avaient eu la malchance de réserver la chambre d’à côté. Même s’ils n’avaient pas dormi dans le même

    lit, ils souffraient tous deux de maux identiques : courbatures au

    dos et manque de sommeil. Généralement dans un couple, un des partenaires a tendance à être plus explosif et à pousser les hauts cris de l’injustice tandis que l’autre, d’un naturel plus tolérant et optimiste, cherche à amoindrir les drames, mais ce couple-ci fit exception à cette tendance : les deux ont vidé leur sac à propos de leurs inconforts mutuels pour finalement en rire et s’accorder un regard bienveillant.

    Toute la nuit, il avait plu, détrempant jusqu’à saturation la végétation, la dépouillant ainsi de son port altier et fier. Au petit matin, tels des fantômes aux vêtements effilochés, les nuages erraient dans les vallons, laissant présager un autre déluge, ce qui rendrait la conduite exigeante. L’autoroute s’enroulait autour du ventre verdoyant des montagnes et s’évanouissait de l’autre côté de l’horizon. À chaque virage, une nouvelle enfilade de montagnes. Et toujours ce ciel pesant, prêt à éclater. Une succession de gouttes bien grasses vinrent noircir le pavé et c’est par vagues que les nues se déchargèrent de cette lourdeur excessive. Pluie drue et courbes serrées étaient une véritable menace pour le conducteur distrait. On était loin du temps chaud et des couleurs de l’été des Indiens, à peine quelques taches dorées ici et là accrochées à la végétation qui bordait les kilomètres de route les séparant de leur destination. Et toujours ce froid, toujours cette humidité constante qui freinaient toute envie de mettre le nez dehors. Secoué par de fortes bourrasques, le véhicule quitta finalement l’autoroute pour entrer dans une petite ville au nord de la Virginie. Le couple avait besoin de faire une pause pour étirer leurs membres endoloris par l’inactivité et prendre un café bien chaud. Sur la route principale de Front Royal, on pouvait voir quelques boutiques et d’anciennes maisons datant du siècle dernier. Elles avaient gardé les stigmates du temps passé, mais aussi le symbole du patriotisme américain. Le bleu-blanc-rouge ornait en grande partie les balcons surplombant la route. Tous ces bâtiments semblaient écrasés les uns sur les autres, et voilà que, enchâssé entre deux vieilles mansardes dont les soins avaient été négligés sur plusieurs décennies, un restaurant aux couleurs vives attira l’attention des deux voyageurs. Abritée par une branche noueuse dont le feuillage tremblotait encore des attaques de la pluie, l’affiche proposait un menu composé de saveurs provenant des quatre coins du monde. À leurs yeux, tout ce qui importait c’était de se retrouver dans un endroit sec et calme avec en prime un bon café. Aussitôt entrés, une chaleur bienfaisante enveloppa leurs épaules fatiguées. Le décor était constitué de murs ornés d’arabesques, de mosaïques dont le bleu Marrakech dominait, de fer forgé, de tables basses, de longs canapés, de coussins aux couleurs chaleureuses sans compter une multitude de perles de verre ornant rideaux et tissus soyeux. C’était un véritable amalgame de luxe et de confort qui les attendait. L’intermède ne devait durer qu’un bref instant, mais les sujets de conversation s’enchaînèrent aussi aisément que les mailles d’un tricot et les minutes devinrent des heures qui s’étirèrent sans jamais vouloir se rompre. Finalement, ils ont dîné et clôturé la journée par un autre café. Ils quittèrent l’endroit à regret, profitant de cette trêve et repoussant au lendemain la balade sur la SkyLine Drive. La pluie s’étant enfin arrêtée, à la requête des dieux ou par simple caprice de la nature, ils profitèrent de la tiédeur du soir pour arpenter les rues du vieux quartier sous l’œil somnolent des réverbères. Et c’est le cœur léger comme en temps de vacances que tout doucement le bras de Judith vint s’enrouler autour de celui de son compagnon.

    Chacun dans un lit plus confortable que la veille, ils se sont assoupis avant la fin du film. L’un et l’autre avaient respecté la distance qui les séparait. Les aiguilles du temps tournaient avec régularité, chavirant le jour, redressant la nuit. Les nuages passaient et repassaient sur une lune à peine présente. Le ronronnement monotone des véhicules s’était tu. Seule la respiration régulière et profonde des corps endormis rythmait l’écoulement des minutes. Et la magie de la nuit avait fait naître les rêves…

    Ce fut la sonnerie du réveil qui les propulsa hors du lit et ce fut une rude compétition à savoir lequel serait sous la douche en premier. Une fois le seuil franchi, Judith poussa contre la porte de toutes ses forces cherchant à assurer sa victoire. Un rappel de l’alarme se fit entendre. Cette heureuse diversion fit baisser d’un cran la pression exercée sur la porte, suffisamment du moins pour garder définitivement le vaincu dans l’autre pièce. La jeune femme se sentait particulièrement en forme ce matin. Elle tourna au maximum le robinet de la douche et se retourna vers la vanité. Ce qu’elle vit dans le miroir effaça l’esquisse d’un sourire. Où était passé l’éclat de sa jeunesse, ses yeux rieurs, son teint clair? Cette bouche jadis gourmande s’écrasait désormais sur un pli amer, ses cheveux noirs taillés à la garçonne retombaient lourdement sur son visage et des ombres s’étaient glissées à son insu sous ses yeux et dans le creux de ses joues. Elle mesurait maintenant l’impact des disputes, des heures supplémentaires, des contrariétés et du manque d’appétit sur ses trente-quatre ans. L’eau chaude lui fit du bien, éliminant un bref instant le reflet peu flatteur d’elle-même. Elle prit soin d’hydrater sa peau, habitude qu’elle avait délaissée depuis un certain temps et sortit dans un nuage de vapeur. Elle portait toujours ce vieux peignoir qui avait dû connaître des jours meilleurs. La couleur originale était indéfinissable : mauve, rose ou bleu? Pas moyen de savoir! Les pans du devant lui arrivaient aux genoux et le postérieur, lui, était presque à découvert. Malgré tout, elle aimait bien cet accoutrement pour son confort tandis que Luc, pour tout ce qu’il n’arrivait plus à dissimuler. Lorsqu’elle fut enfin libérée de l’enveloppe brumeuse, elle remarqua sur la table basse un café accompagné d’un muffin aux bleuets.

    — C’est pour moi? demanda-t-elle surprise.

    — Bien entendu, confirma Luc.

    — Est-ce la récompense au vainqueur ou est-ce une ruse

    de ta part pour obtenir une éventuelle faveur? dit-elle, soudain soupçonneuse.

    Secouant la tête, il enchaîna après avoir savouré une dernière gorgée de café.

    — J’ai pensé que ça te permettrait d’attendre jusqu’au petit déjeuner. Je n’ai pas oublié, tu sais : ça te prend ton café et une collation au réveil.

    Judith le remercia un peu maladroitement sachant très bien que c’était la première fois qu’il faisait montre d’une telle délicatesse. Elle se concentra sur le choix des vêtements qu’elle allait porter quand Luc lui lança de la salle de bain :

    — Au fait, puisque j’ai oublié mon rasoir, j’emprunte le tien.

    Et d’un air taquin, il ajouta :

    — Juste un petit détail en passant, tu pourrais les prendre d’une autre couleur; le rose c’est pour les filles!

    — Justement bonhomme, comme tu viens de le préciser c’est pour les filles. Alors je te suggère d’aller faire un petit saut à la pharmacie du coin pour t’en dénicher un.

    — Désolé p’tite dame, JE-LE-GAR-DE, précisa Luc. C’est à toi que revient le privilège d’aller trotter dans les boutiques. Après tout, le magasinage, ça vous connaît vous les femmes! Et d’ailleurs, je ne crois pas que tu tolérerais davantage cette barbe de trois jours. Il est vrai cependant que ça me donne un air viril, dit-il tout en se frottant les joues. N’es-tu pas d’accord?

    — Mouais, un Cro-Magnon mal rasé, lança-t-elle la bouche pleine.

    — Ai-je bien compris : un beau mignon à tâter? Et au même moment, il s’était pointé le bout du nez dans le chambranle de la porte juste pour voir sa tête, tel un diable propulsé hors de sa boîte à musique au dernier tour de manivelle.

    Noooon! ce n’est pas ce que j’ai dit et laisse-moi manger en paix. Tu n’allais pas prendre une douche, il y a de cela deux minutes? Et laisse mon rasoir là où il est d’accord? dit-elle sur un ton faussement en colère.

    Elle émietta plus qu’elle ne mangea les restes du pauvre muffin pour s’occuper, cherchant à éviter de le regarder.

    — Tu n’as pas répondu à ma question concernant ma virilité, demanda-t-il soudain sérieux.

    — Oui oui, très viril, un vrai dieu grec qui devrait aller tout de suite sur son Olympe et s’y laver!

    Le sourire qu’il lui adressa aurait fait rougir prématurément une tomate. C’est vrai qu’elle éprouvait encore quelque chose pour lui. À quoi bon le nier; il avait un je-ne-sais-quoi d’irrésistible. Elle aimait la façon dont il utilisait son charme, mêlant espiègleries et yeux tendres. La question qu’elle devait se poser était si lui avait encore des sentiments à son endroit.

    * * *

    La porte s’ouvrit sur une procession de boîtes suivies de près d’un Luc qui pestait contre les déménageurs. Ce que voulait éviter à tout prix Judith était là, droit devant elle : un mur de béton qu’elle n’avait pas commandé et doté de parole par-dessus le marché! Elle ne voulait pas le confronter; elle souhaitait tout bonnement partir en douce – ni vue ni connue. Puisqu’elle n’arrivait pas à se départir de son humeur sombre alors aussi bien braver la tempête. À sa vue, elle réalisa combien il était séduisant, mais sa colère prit le dessus et l’obligea à garder les deux pieds sur Terre. Oubliant une certaine forme de politesse, elle lui demanda de faire de l’air, le temps qu’elle termine ce qu’elle avait commencé. Luc pinça davantage les lèvres et ses yeux se refermèrent de quelques millimètres. Son visage affichait une fermeture absolue et une dureté mal contenue. Les muscles de sa mâchoire tressautaient entre le désir de répliquer et l’envie de mordre. En fin de compte, il ne broncha pas. Il serra les dents et se dirigea vers la salle de séjour. Il se servit un verre de scotch suivi d’un deuxième et puis d’un troisième qu’il savoura plus lentement; il avait besoin de s’échauffer le sang pour avoir le cran de lui parler. Il se laissa choir dans l’un des fauteuils, laissant à l’alcool le temps de faire effet. De l’endroit où il était assis, il pouvait l’observer du coin de l’œil. Judith lui tournait le dos. Il remarqua que sa silhouette s’était affinée et que sa taille était plus découpée. Elle avait perdu les quelques belles courbes qui la rendaient si désirable avant. Tout compte fait, elle avait beaucoup changé. Sa mâchoire se contracta. Il plissa les yeux comme pour chercher à comprendre ce revirement qu’il n’arrivait toujours pas à s’expliquer. Pestant intérieurement, il constatait qu’il n’avait pas vu venir le coup. Redressant le dos, il hésitait encore; il ne voulait pas faire

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