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La divine providence tome 3 partie 1: Dans la lumière
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Livre électronique383 pages4 heuresdivine providence

La divine providence tome 3 partie 1: Dans la lumière

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À propos de ce livre électronique

Judith file le parfait bonheur : l’amour est au rendez-vous avec son bel associé, et l’auberge est devenue l’endroit de prédilection pour ceux et celles qui souhaitent trouver le bonheur au bout de leur fourchette. Les affaires roulent, et tout le monde est occupé. Certes, le repos se fait rare, mais lorsque le rêve devient enfin réalité, pourquoi s’en plaindre ?

Est-ce que le bleu dans son ciel va demeurer ? Les couleurs du temps de la vie sont si souvent imprévisibles, si souvent changeantes et sur lesquelles on a rarement le contrôle. C’est en plongeant dans la lecture du journal intime de sa grand-mère que Judith va comprendre que pour chaque grande souffrance, la providence a quelques grâces en réserve.
LangueFrançais
ÉditeurLes Éditions de l’Apothéose
Date de sortie4 avr. 2025
ISBN9782898780707
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    Aperçu du livre

    La divine providence tome 3 partie 1 - Jocelyne Gagné

    PREMIÈRE PARTIE

    — I —

    Quelques jours avant l’ouverture de l’auberge…

    Montréal — La chambre était silencieuse, presque inhabitée et pourtant, il y avait bien quelqu’un dans cette pièce. Outre l’obscurité troublée par les rayons du soleil qui éclaboussaient de lumière la table de chevet, une forme souffrait sous les couvertures.

    Et sa souffrance s’exprimait par un souffle court, faible et irrégulier.

    Telle une momie emmaillotée pour le grand voyage, ce corps attendait la fin. Un verre d’eau, déposé une heure plus tôt, s’appliquait à faire un large cerne sur le bois de la table de chevet, attendant d’être bu.

    Et dans la douleur, cette âme souffrait. Encore plus que le corps.

    Puis le silence prit fin. De l’autre côté de la porte, on entendit des voix indistinctes, le bruit d’une chaise que l’on repoussait et enfin le faible grincement d’une porte que l’on ouvrait et refermait avec précaution.

    Rosa ouvrit les yeux.

    Elle le savait ; il était là. Enfin.

    Le soulagement fut bref, car une autre sorte de douleur agita son esprit : sa conscience voulait se libérer. Tout comme le corps voulait, désirait, exigeait la fin. Une fin qui avait déjà trop attendu.

    L’homme d’Église tira une chaise puis s’installa près du lit. Il regarda sa sœur un long moment, laissant la tristesse venir troubler son regard et appesantir son cœur.

    La silhouette devenue aussi rectiligne qu’un rang que l’on venait d’ensemencer ne laissait aucun pli sur les couvertures. Le regard de la femme ne cilla pas à l’arrivée de son frère. Deux billes sans éclat le regardaient. Deux paupières levées sur un bleu délavé.

    Le père Villeneuve pinça les lèvres. Pauvre Rosa ! Pourquoi de si grandes souffrances ? se demanda l’homme.

    Il glissa ses deux mains sous les couvertures pour emprisonner dans les siennes cette main osseuse qui semblait aussi fragile que de la porcelaine. Il la tint longuement entre les siennes cherchant à lui partager un peu de cette vie qui s’obstinait à vouloir la quitter.

    Si souvent, il avait vu la mort rôder, frapper et ne laisser que le vide derrière elle. Non pas qu’il s’était habitué à sa présence, mais il savait que la vie avait un prix. Et qu’au-delà de ce prix, il y avait la bonté de Dieu. Et que nulle créature ne serait refusée dans ce cœur si aimant.

    Comment dire, maintenant, à ma chère sœur – à celle qui a pris tant soin de moi – qu’il est temps de partir ? songea le frère.

    Tout à coup, la lumière se fit plus présente dans la chambre et plus belle. Les mots vinrent, prêts à réconforter. Néanmoins, il n’eut pas le temps de les libérer que déjà la voix de sa sœur s’éleva, frêle et discordante.

    — Mon frère, l’heure n’est plus aux banalités d’usage. Je dois te dire quelque chose…

    — Je t’écoute, Rosa, murmura l’homme dont la voix était remplie de bienveillance.

    Il le savait, les derniers instants étaient importants. Il se devait d’adoucir la transition menant à l’autre rive. La mort effrayait aussi longtemps qu’on ne la regardait pas bien en face. Et cela ne dépendait pas toujours de la pauvre victime ; parfois, la mort dissimulait son visage, préférant frapper sans regarder.

    — Je ne peux pas partir, confia Rosa, affichant une grimace provoquée par une vive douleur.

    — Je comprends, Rosa.

    — Non ! gémit la pauvre femme affaiblie.

    L’homme cherchait à l’apaiser, à lui rendre les derniers instants plus doux, plus acceptables avec quelques mots.

    — Rosa, commença-t-il, je comprends que partir peut être difficile, car tu n’as aucune idée de la suite, mais il y a une suite ; je peux te l’assurer. Et…

    — Ne parle pas, coupa-t-elle excédée tout en retirant sa main de cette douceur dont elle se sentait indigne.

    La vieille femme inspira et expira avec peine, puis poursuivit :

    — Tu ne comprends pas.

    Cherchant à l’aider, l’homme voulut ajouter qu’il comprenait beaucoup plus qu’elle ne le croyait, mais sa sœur fut plus rapide que lui.

    — Je t’ai caché quelque chose. Et je ne peux pas partir avec ça sur le cœur, lança-t-elle dans un souffle.

    — Tu peux tout me dire, chère sœur. Vraiment tout !

    — Non, puisque je ne t’en ai jamais parlé, se défendit la vieille qui en aurait pleuré si elle en avait eu les forces.

    — Je comprends. Il y a des secrets que l’on voudrait garder pour soi toute sa vie. Pourquoi ne le garderais-tu pas en toi ? C’est ton secret. Et puis, Dieu est bon. Il sait ce qu’il y a dans ton cœur. Et peu importe ce que c’est, Il t’aime.

    — Peut-être que Dieu va me pardonner, balbutia Rosa, mais… pas toi.

    L’homme fut surpris par la dureté de ses paroles et se demanda quel pouvait bien être ce secret qui changerait à tout jamais l’amour qu’il avait pour sa sœur.

    Et la vérité sortit.

    Brutalement.

    Labourant le cœur tendre de l’homme.

    Non satisfaite d’avoir blessé à mort son frère, de son index noueux, Rosa visa le tiroir de la table de chevet et lui ordonna de prendre l’enveloppe.

    Le père Villeneuve ne comprenait plus rien. Malgré tout, il s’exécuta et prit le document. L’enveloppe était jaunie et froissée. Le temps l’avait meurtrie, mais l’encre demeurait.

    — C’est à toi, avoua-t-elle soudain libérée d’un poids. Elle te revient. Je demande au ciel de me pardonner. Pour mon silence. Pour ma cruauté. Pour mon égoïsme. Je suis prête. Prête à partir. Donne-moi l’absolution, mon frère. Et vite !

    L’homme ne la regardait plus. Il ne voyait que l’enveloppe entre ses mains et son nom écrit sur celle-ci. Il n’entendit pas les dernières volontés de sa sœur. Ni son dernier soupir.

    Avec une peur épouvantable au ventre, il ouvrit l’enveloppe et en sortit une lettre.

    Anéanti, il ferma les yeux sur les derniers mots.

    — II —

    Et le vieil homme pleura longuement…

    — III —

    Au même instant dans la ville de Québec…

    La main suspendue au-dessus de la poignée de porte comme si celle-ci pouvait le brûler, Charles-Henri hésitait. Durant un bref instant, il ferma les yeux, cherchant au fond de son âme quelle attitude il devait adopter pour faire face à Suzie. Ce n’était pas chose facile de trouver les mots adéquats pour mettre fin à toute cette mascarade. Plus difficile encore, il devait trouver les gestes à poser pour lui faire éviter le pire – le pire pour lui, il va sans dire.

    Était-ce le courage ou une forme de folie qui le poussa à l’intérieur ? Quoi qu’il en soit, il y était et trouva son intérieur fort silencieux. Le désordre régnait partout, mais nulle trace de la jolie demoiselle. Son cœur cognait dur dans sa poitrine tel un marteau-piqueur. Il fit le tour de chaque pièce craignant qu’elle ne surgisse à tout instant. Mais non, il n’y avait toujours pas de Suzie en vue. Et ses maigres effets personnels ? Envolés !

    Le soupir qui s’échappa de sa poitrine était semblable à celui qu’on lâche après une belle frousse.

    Le notaire s’assit un instant et, du regard, évalua l’étendue des dégâts.

    Tu t’en es bien sorti, admit-il en son for intérieur. Cela aurait pu être pire… Bien pire.

    Il suspendit son manteau et déposa son veston sur le dossier d’un des fauteuils. Il desserra le nœud de sa cravate, déboutonna les poignets de sa chemise et roula ses manches jusqu’aux coudes. Armé d’un tout nouveau courage, il se mit à ramasser et à nettoyer, effaçant tout ce qui pouvait lui rappeler la présence inopportune de la jeune femme.

    Puis le doute s’insinua dans son esprit…

    Et si elle n’était pas partie pour de bon ? Et si elle avait juste quitté les lieux pour aller faire un tour quelque part ? Et si elle revenait ? Bientôt ? Avec l’intention de s’incruster davantage et plus profondément jusqu’à prendre racine ?

    Son cœur se mit à s’emballer telle une machine à laver qui tente d’essorer un tapis imbibé d’eau. Et avec l’énergie du désespoir, de la peur et de ce désir d’en finir, il se mit à travailler plus vite, plus fort, ne ménageant ni sa peine ni ses efforts.

    Dehors, la neige s’était mise à tomber. Le vent s’était levé, dispersant toute cette nouvelle blancheur dans les coins et recoins des bâtiments entassés les uns sur les autres. Les gens sur les trottoirs marchaient plus vite, la tête rentrée dans le col de leur manteau.

    Et Charles-Henri, lui, frottait la céramique, plongeait le linge souillé dans l’eau savonneuse, le tordait au-dessus du seau et recommençait, le cœur et la tête concentrés à la tâche. Tellement que…

    Il ne vit pas les yeux qui l’observaient de l’autre côté de la fenêtre ni n’entendit les faibles coups frappés à la porte.

    Dans sa hardiesse à entrer chez lui et à mesurer l’étendue des dégâts, il avait omis de verrouiller la porte derrière lui.

    Et la porte d’entrée s’ouvrit…

    Le notaire ne sentit ni le froid monter le long de son dos ni la présence de la femme qui s’approchait de lui.

    — Charles-Henri ?

    L’homme bondit sur ses pieds et accrocha, dans sa maladresse, le seau dont l’eau savonneuse se répandit à une vitesse extraordinaire sur le sol.

    Il crut un instant que son heure était venue. Et dans son aveuglement momentané, il fut certain que Suzie était là.

    — Charles-Henri ? s’inquiéta la voix. Vous allez bien ?

    Il déporta sa main sur son cœur, comme pour s’assurer qu’il n’était pas sorti de sa poitrine pour aller se mettre à l’abri du danger. Non, il était bien là. Mais ses jambes, elles, ne voulaient plus le porter. Il s’assit un instant et regarda la femme devant lui. Lentement, il retrouva la mémoire… et toute sa tête.

    — Madame Vallières, soupira le notaire. Pardonnez-moi, je ne vous avais pas reconnue.

    La dame d’un âge avancé et dont la blancheur de ses cheveux rivalisait avec la pâleur de sa peau regardait l’eau répandue sur la céramique et le beau plancher de bois et constata que, si personne ne se hâtait d’éponger cet incident fâcheux, il deviendrait vite des plus coûteux.

    — Mon Dieu, quel dégât ! lâcha-t-elle. Je vais vous aider à essuyer le tout. Je suis vraiment désolée, dit-elle confuse.

    — Ça va aller, rassura l’homme dont le visage retrouvait peu à peu ses couleurs.

    — J’avais frappé, mais comme je vous savais là, j’ai poussé la porte et je fus absolument surprise de voir qu’elle ne résistait pas. Enfin… je suis là. Vous aussi. Voici l’enveloppe. Ils se sont encore trompés à la poste.

    — Je vous remercie, Madame Vallières, vous êtes toujours si charmante.

    — Oh ! vous savez, quand vous serez rendu à mon âge, jeune homme, vous remarquerez que c’est la seule chose qui, avec le temps, demeure. Et sans un peu de charme, je ne serais qu’une vieille dame dont personne ne se soucie.

    — Ne dites pas cela. Je suis ravi de vous avoir comme voisine : je ne pourrais plus me passer de vous et de votre bienveillance. Et puis…

    — Dites cela à mes enfants, coupa la vieille dame. Depuis que je leur ai donné leur part d’héritage avant le temps, je ne les vois plus. Comme si, tout à coup, je ne les intéressais plus.

    — Ils ont sûrement d’autres préoccupations, avança le notaire qui cherchait à excuser l’ingratitude des enfants souvent trop occupés à autre chose qu’à prendre soin de leur ascendance.

    — J’imagine… Ils sont au mitan de leur vie, et la mienne est à son déclin. N’empêche que, ils me manquent, confia-t-elle dans un murmure. Chacun est différent. Et en quelque sorte, ils ont leur charme et je les aime ainsi. Comment leur montrer mon affection si je ne les vois pas, si je ne les embrasse pas, si je ne peux les serrer contre mon cœur ? Une fois de l’autre côté, ils ne sauront pas que je les ai aimés. Et il sera trop tard. Trop tard pour moi. Trop tard pour eux.

    Pendant que la voisine pensait à haute voix, le notaire avait entrepris d’essuyer l’eau sur le sol, mais au son des dernières paroles, l’homme s’arrêta et se releva. Il prit la vieille femme dans ses bras et déposa sa main sur sa nuque. Et la vieille pleura… Il songea à sa propre mère, aux longues heures où il l’avait veillée. Personne ne souhaite mourir seul, songea-t-il. Et pourtant… Alice a quitté cette vie entourée de médecins et d’infirmiers. Et pas un seul de ses enfants n’était auprès d’elle. La vie est différente pour chacun, mais son poids est sensiblement pareil pour tous, admit l’homme dont les bras qui entouraient la bonne vieille se voulaient réconfortants.

    Et la voisine profita de cette chaleur humaine ne songeant pas un seul instant qu’il était inapproprié pour une femme de son âge de rester ainsi et si longtemps dans les bras d’un homme qui n’était pas son époux (époux qu’elle n’avait plus depuis fort longtemps). Elle savoura cette bienveillance qui aurait dû venir de ses propres enfants. Mais la vie était ainsi faite. Parfois généreuse. Parfois totalement… mesquine.

    * * *

    Grâce aux bons soins du notaire, Lisette prenait du mieux. Elle avait retrouvé son appartement et ses petites habitudes. Du moins, quelques-unes d’entre elles. Son rétablissement se faisait à la vitesse d’un escargot hésitant à traverser la rue, sentant la chaleur de l’asphalte sous lui, pressentant le danger, mais rêvant de cet autre côté de la rue, si vert et si alléchant.

    De plus, après l’incendie, Charles-Henri s’était chargé personnellement de trouver un appartement convenable pour la mère de Lisette. Le feu avait rasé l’immeuble et poussé tous les occupants dehors, vers une insoutenable incertitude. Certains avaient été redirigés vers des résidences pour personnes âgées et d’autres vers leur famille. Le notaire voulait faire ses preuves et montrer à Lisette que tout ce qui la concernait de près ou de loin était important pour lui.

    Et puis, il voulait se faire pardonner.

    De quoi au juste ?

    De la présence de Suzie chez lui. De son moment d’égarement. De son manque de discernement. De ne pas avoir vu le poids de ses tourments. De ne pas avoir agi ou réagi… Bref, pour de multiples raisons parce que, pour lui, il y avait tant à se faire pardonner. Il ne voyait pas les fautes de Lisette, car elle les avait commises au nom de l’amour. Et ses fautes à lui ? Certes, elles ne portaient pas le sceau de l’amour, mais plutôt celui de l’égarement, du vide dans sa vie, de l’habitude de vivre seul et d’agir en fonction de lui et non des autres. Serait-il devenu égoïste avec le temps ? Un peu trop centré sur lui-même et sur ses besoins ? Il se le demandait.

    Et un peu trop souvent, ces derniers temps.

    * * *

    Comment se fait-il que je pense si souvent à lui ? Et au lieu de me torturer, ces pensées me font du bien. Il est vrai que, songea Lisette en tournant machinalement les pages d’un livre posé sur ses genoux, il a été si présent, si attentionné ces derniers jours. Et puis, sa douceur est un réel réconfort. Je ne me rappelle pas avoir été l’objet de tant de sollicitude et d’empathie de la part d’un homme. Encore moins d’un employeur. En fait, ce n’est plus mon employeur ; il est devenu un ami sur qui je peux compter. Son écoute est extraordinaire ! D’accord, il est notaire, donc, il a appris à écouter, mais son écoute va au-delà de sa profession. Je sens quelque chose de nouveau derrière ce comportement. Je n’ose mettre un nom dessus de peur de me tromper, de peur de souffrir à nouveau… Mais je sens bien qu’il y a quelque chose qui se tisse tout doucement entre nous.

    Cher notaire, vous avez perdu vos drôles de couleurs au visage (rires). D’ailleurs, j’aurais bien aimé que vous m’expliquiez l’origine de ces teintes pour le moins surprenantes. Ce n’est pas nouveau, vous n’avez jamais été très bavard sur votre personne, constata Lisette. Cependant, pour une fois, j’aurais aimé quelques explications. Un jour, peut-être…

    Les illustrations de fleurs séchées défilaient sous ses yeux sans vraiment capter son attention. Son cœur et sa tête étaient tournés vers cette amitié naissante.

    Le bruit de l’aspirateur avalant de petites roches vint la distraire de ses pensées. Juste un instant. Puis, elle songea, avec plaisir, combien avait été généreux le notaire. Encore une fois. Pour favoriser son rétablissement, Charles-Henri avait mandaté sa femme de ménage de s’occuper, durant les deux prochains mois, de l’entretien de son appartement. Il avait également payé un traiteur qui, trois fois par semaine, venait lui livrer des repas préparés. Ainsi, elle pouvait se consacrer à l’essentiel : prendre du mieux.

    La lumière était douce dans le salon et si enveloppante qu’elle s’y laissa prendre. Bien tassée dans le canapé, elle glissa dans un sommeil fragile, mais ô combien délicieux. Et le ronronnement régulier de l’aspirateur que l’on passait près d’elle vint ajouter à ses rêves le son grave de la voix d’un homme qui avait du plaisir entre les bras de celle qu’il aimait. Ce n’était pas un homme parmi tant d’autres ; c’était son… beau notaire.

    * * *

    Bien que Charles-Henri avait fort bon cœur et présentait une adaptabilité hors du commun, la vie lui avait servi un plat dont le goût âpre se faisait encore sentir. Il n’était pas celui qu’il croyait être ; il sentait sourdre en lui une émotion qui ne s’était jamais manifestée auparavant. Il avait toujours pris le bon de côté des choses et parfois, le moins réaliste, sans que cela l’ait mal desservi par le passé.

    La colère qui l’habitait était nouvelle et dérangeante. D’ailleurs, il ne savait que faire d’elle. Cette dernière était présente dans tout. Dans ses sentiments, ses pensées, ses réactions.

    Et il en avait peur.

    Certes, il avait ses habitudes, et ses habitudes avaient été sa plus fidèle compagne pendant longtemps. Et le fait de vivre avec sa solitude, il en avait apprécié tous les bons côtés ; les moins bons, il les avait délibérément ignorés.

    Aujourd’hui, tout était différent ; il commençait à aimer et, en même temps, à… haïr.

    Lui, l’homme au comportement irréprochable et si linéaire dans ses émotions. Cet homme qui avait toujours avancé dans la vie d’un pas régulier, regardant toujours droit devant. Là, il se devait de l’admettre : ce n’était plus possible. Il avait des choses à régler – des choses qui ne pouvaient être remises à plus tard et qu’il avait laissées en plan.

    Évidemment, le regard qu’il portait si souvent derrière lui était fixé sur Hélène : la source des misères de sa chère Lisette.

    Toute sa vie, il avait vu l’injustice. Toute sa vie, il avait su s’en protéger. Cette fois-ci, elle le touchait de près.

    De trop près.

    Il y a des leçons qui doivent être apprises et assimilées. Et c’est pour bientôt, Hélène.

    Très bientôt.

    * * *

    L’absence de Raymond dérangeait au plus haut point Hélène. Jamais, elle lui aurait avoué. Pas même pour elle-même. Par la force des choses, elle sortait de moins en moins souvent, car chaque fois qu’elle se montrait au musée, à son club de bridge ou chez des amis, on lui posait la même question : « Mais où est donc notre cher Raymond ? » Et suivant cette question, les commentaires fusaient : « Il n’est pas souffrant, j’espère ! Son affabilité nous manque. À tous. Pas vous ? » À cela, elle était incapable de répondre quoi que ce soit. Leur dire qu’il était parti aurait eu pour effet d’avouer publiquement qu’elle était la cause du problème. Et le problème, c’était lui. Évidemment ! Leur dévoiler qu’il était parti aurait obligé Hélène à affronter en silence ces bouches grimaçantes qui sous-entendaient une réalité douloureuse : « Eh bien, il était temps ! » Leur révéler qu’il était parti n’avait d’autre sens pour Hélène que de perdre la face. Et ça, c’était bien la dernière chose qu’elle désirait perdre. En fait, elle ne voulait rien perdre du tout et encore moins sa belle vie.

    Mais sa belle vie se résumait à une seule chose : maquiller sa douleur avec du luxe, une détermination farouche et un besoin d’avoir toujours raison. Et ce, à n’importe quel prix.

    — IV —

    Mai 1939 — La nouvelle s’était répandue à une vitesse surprenante. Un accident de cette ampleur ne passait pas inaperçu dans la campagne. Tout le monde en parlait comme si tous avaient été présents, témoins impuissants de cette tragédie.

    Au fond de sa chambre, Marie-Alice pleurait, se torturait le cœur, se déchirait l’âme à grands coups de « pourquoi ? ». Seul le son de ses propres gémissements lui répondait. Et dans son for intérieur, le déni était plus fort que tout.

    — Ce n’est pas possible. Pas mon Armand ! se lamentait la jeune femme.

    L’obscurité, quant à elle, s’amusait à intensifier sa noirceur et sa lourdeur tout autour de cette pauvre Marie qui, incapable de combattre toutes ses appréhensions de front, se laissait écraser par le poids de sa propre souffrance. La privation de réponses claires et précises ainsi que le bruit des voix qui ne cessait de monter dans l’escalier nourrissaient le délire de la jeune femme.

    — Si jeune. Et mourir d’une si cruelle façon, ajouta une dame un peu en retrait, encore bouleversée par la nouvelle.

    — Il ne fallait pas conduire aussi vite par un si mauvais temps, lui rappela monsieur Charbonneau.

    Le bras appuyé nonchalamment sur le manteau de la cheminée, l’homme dégageait une certaine assurance. Survolant du regard les pensionnaires présents dans le petit salon, monsieur Charbonneau évaluait la richesse qui les habillait. D’un geste calculé, il fit tournoyer la liqueur dans son verre, admirant la couleur riche de son whisky avant d’y tremper les lèvres.

    — Ah ! si on connaissait notre destin, on agirait bien autrement, conclut la dame comme pour elle-même.

    — N’empêche que, renchérit l’ancien propriétaire de l’auberge, il ne faut pas négliger un fait : le conducteur transportait illégalement de l’alcool. Et c’est un crime !

    — Monsieur, protesta la grosse femme assise dans le plus grand et le plus confortable des fauteuils, la mort est un châtiment fort démesuré pour un tel crime, ne trouvez-vous pas ? De plus, le jeune homme n’est qu’une innocente victime dans ce mélodrame ; il n’avait pas à payer pour les fautes du conducteur.

    — Qu’en savez-vous ? s’insurgea monsieur Charbonneau. Étiez-vous présente ? Non. Bien sûr que non. Moi, j’ai vu le jeune homme, ce Armand, dit-il avec un certain mépris. Je l’ai vu tourner autour de notre domestique comme

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