C'était malgré nous
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À propos de ce livre électronique
Ce premier roman est aujourd’hui réédité à l’occasion de sa sortie en Italie « Malgré nous Contro la nostra volonta » aux éditions Ensemble (trad. de l’italien par Paola Casadei).
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Aperçu du livre
C'était malgré nous - Caroline Fabre-Rousseau
C’était
malgré nous
Caroline Fabre-Rousseau
C’était
malgré nous
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
© Les Éditions du Net, 2016
ISBN : 978-2-312-04388-3
1. Le ventilateur
Dehors il fait mauvais. Je le vois à travers les fenêtres. Je n’aime pas cet endroit, cette odeur d’encre exhalée par les machines en surchauffe, ces néons éternellement allumés. Les photocopies tombent en rafale, les moteurs vrombissent et l’animateur radio de la station réglée en bruit de fond rend ce vacarme encore plus insupportable. Il enchaîne les blagues et les mauvais morceaux.
Je ne pourrais pas travailler ici. Ou alors, il me faudrait un casque comme les ouvriers qui se protègent du bruit du marteau piqueur. J’aurais dû dire à ma secrétaire de photocopier le Stabat Mater de Pergolèse au lieu de faire la queue dans cet affreux magasin. Je suis trop honnête, voilà pourquoi je perds mon temps dans des endroits aussi déprimants.
Je ne peux pas m’empêcher de penser à la mort de Pergolèse. Je l’imagine, crachant du sang, seul dans son couvent, se dépêchant de finir son Stabat Mater. Il devait manquer d’air, être épuisé, angoissé. Pourtant sa musique dégage une grande sérénité. C’est à la fois poignant et gai. Comment a-t-il fait ? Je l’admire : à vingt-six ans, il était capable de mettre en musique la douleur d’une mère qui assiste impuissante à l’agonie de son fils. Et pourtant c’était un homme, un homme sans enfant de surcroît. Il avait tout compris. Il est mort jeune, mais il a réussi sa vie finalement. À quarante-cinq ans je ne peux pas en dire autant. Je fais la queue dans un endroit minable et je m’énerve parce que j’ai peur d’être en retard à mon rendez-vous avec le comptable.
Il y a deux personnes devant moi. Je crois que ma partition est prête, il me semble la voir. Quelqu’un s’affaire au fond, avec de la musique aussi, j’ai l’impression. C’est rare. D’habitude ce sont plutôt les stagiaires qui font reproduire leur thèse scientifique. Le magasin de photocopies est au milieu des bâtiments du Centre de Recherche, c’est pratique pour eux. Quel âge peut-il bien avoir ? Plus âgé que moi, je pense. Quoique... Difficile à dire de dos. Un blue-jean, un T-shirt noir, les cheveux un peu longs, bouclés. Ah, enfin, c’est à moi. Six euros vingt-quatre. Je n’ai pas la monnaie, comme d’habitude. Ça va me retarder.
– Excusez-moi, c’est à vous cette partition de Pergolèse ?
– Oui, c’est bien ma partition, dis-je d’une voix mal assurée.
Pourquoi s’adresse-t-il à moi. Est-ce qu’il y a un problème ?
– Vous chantez ?
– Non, je joue du piano.
– Magnifique ! Vous accompagnez les chanteurs ?
– Euh, j’essaie. On doit donner un concert dans six mois. Mais nous sommes des amateurs, dis-je en bredouillant.
– Vous savez déchiffrer ?
– Un peu.
– Regardez ce morceau. Qu’en pensez-vous ?
– C’est America dans West-Side Story.
– Vous le trouvez difficile ?
– Comme ça, à première vue, pas trop.
Derrière nous, les gens s’impatientent. Il se met sur le côté et me fait de la place pour les laisser passer. Il poursuit avec animation :
– Écoutez, je dois passer un examen et je n’ai plus d’accompagnateur. Le pianiste a de plus en plus le trac, et il m’a dit la semaine dernière qu’il préférait arrêter. J’ai une amie pianiste, mais elle n’a pas le temps. Est-ce que vous accepteriez de m’accompagner ?
– Je ne sais pas, j’ai peur de ne pas avoir le temps moi non plus, je fais du piano en amateur à mes heures perdues. Et je n’en ai pas beaucoup, dis-je en hésitant.
– J’ai fait exprès de vous attendre, reprend-il en détachant ses mots. Quand j’ai vu cette partition de Pergolèse, je me suis dit que le hasard faisait bien les choses et que j’allais rencontrer quelqu’un qui pourrait m’aider. Je ne me suis pas trompé !
Il rit. Je remarque les petites rides autour de ses yeux et les trouve charmantes. Ce sont les rides de quelqu’un qui sourit beaucoup. Je donne un billet de dix euros à la vendeuse. Ce n’est pas grave après tout si je dois attendre la monnaie. Je lui pose une question à mon tour.
– Quand a lieu votre examen ?
– Dans un mois.
– Ça me laisse peu de temps pour travailler.
– Sinon, vous connaissez peut-être quelqu’un ?
– Je pourrais demander à mon professeur de piano. Elle a l’habitude d’accompagner les élèves lors des auditions et c’est une excellente pianiste. Mais elle fait du piano classique. Je ne sais pas si elle jouera du Bernstein si facilement.
– Si elle est professeur de piano classique, elle peut jouer n’importe quelle partition écrite. Mais je suis sûr que vous en êtes capable, si vous accompagnez le Stabat Mater. Je vais vous laisser mes coordonnées, réfléchissez et contactez-moi dès que vous pouvez.
La radio diffuse une publicité pour une enseigne de bricolage : « C’est l’automne, changez de décor. » C’est bizarre, il me semble que le décor du magasin a changé depuis tout à l’heure. Les machines en pleine activité diffusent une chaleur agréable. Dehors, il fait plus sombre. Il commence à pleuvoir. La lumière des néons nous enveloppe. Nous sommes comme dans un cocon, à l’abri du mauvais temps. Il commence à ranger ses affaires. Je le retiens avec une autre question :
– De quel examen s’agit-il ?
– De l’examen d’entrée à l’école de jazz. Pour faire partie de l’équipe. Ils recrutent. Il y a plusieurs épreuves instrumentales et vocales. J’aimerais réussir. Je cherche du travail. Je suis rentré des États-Unis il y a quelque temps et je joue dans les piano-bars, mais si je pouvais avoir des élèves et un boulot régulier, ça serait mieux.
– Vous rentrez des États-Unis ?
– J’habitais à la Nouvelle Orléans, mais avec Katrina, j’ai tout perdu. Comme ma mère habite ici et qu’elle vieillit, je me suis dit que c’était le moment de rentrer.
Dehors, il pleut des trombes d’eau. Les clients pestent contre les pluies cévenoles et scrutent le ciel, attendant une accalmie au chaud. Une étudiante court, un sac en plastique rose sur la tête. L’eau ruisselle sur la vitre et brouille sa silhouette. Je me tourne vers lui.
– Mais pourquoi ne vous accompagnez-vous pas vous-même, si vous savez jouer du piano ?
– Cette partition est trop difficile pour moi. Je suis un très mauvais lecteur. J’ai l’habitude de travailler avec le Real Book et d’improviser. Je fais du jazz.
– Pour moi, c’est exactement le contraire ! Je sais lire et jouer des partitions classiques et j’ai beaucoup de mal avec le Real Book, les lettres à la place des notes, les accords... Je fais partie d’un petit groupe de jazz et je peine !
Le ciel s’est éclairci. Des clients se risquent au dehors, bravant la pluie. Je jette un coup d’œil à ma montre et m’écrie :
– Oh, il est presque onze heures ! Excusez-moi, il faut que j’y aille, j’ai un rendez-vous. Je vous rappelle ! Voici ma carte, vous aurez mes coordonnées. À bientôt !
– Je m’appelle Jean, Jean Thomann. Tenez, ma carte. Au revoir, merci beaucoup ! Je compte sur vous. J’espère à très bientôt !
Je glisse la partition de Pergolèse sous ma veste et quitte le magasin. Je cours vers la voiture, le livret bien à l’abri contre moi. J’aperçois Jean Thomann à travers la vitre. Il me fait un signe de la main. Sa silhouette disparaît dans le rétroviseur, avalée par la buée.
Finalement, j’adore faire des photocopies. J’espère que je n’avais pas trop mauvaise mine. Je travaille trop, ça va me faire vieillir prématurément, si je ne fais pas attention. Je rêverais de l’accompagner. Il est si séduisant, son sourire me fait complètement craquer. Non, soyons raisonnable, je ne peux pas tout faire : finir mes dossiers et accompagner un chanteur. Il a du charme. Et un regard qui pétille ! Il doit avoir un succès fou ! Grâce à la musique ! C’est incroyable ! Une rencontre aussi romantique dans un endroit aussi laid ! Il faut que je réfléchisse. Je vais appeler ma prof. Elle acceptera peut-être. Du moins je l’espère. Ou je n’espère pas.
J’ai contacté Hélène pour lui transmettre la proposition et j’ai envoyé un mail à Jean. Il faut s’entraider entre musiciens. Il m’a répondu deux jours plus tard. Il me remercie : Hélène a accepté. Il est soulagé, mais regrette que je ne veuille pas l’accompagner. Pourquoi insiste-t-il ? Hélène est une professionnelle, c’est plus sûr. C’est plus raisonnable aussi... De toute façon, je n’aurais pas réussi à jouer correctement. Je n’ai pas un assez bon niveau. Il aimerait me revoir et me demande de passer au Magic Bar. Il y joue tous les soirs. Je rêverais d’y aller ! Il faudrait que j’emmène Dominique et les enfants. Ce serait plus prudent. On dînerait et on écouterait de la musique. Jules et Adrien seront ravis de m’accompagner. Dominique, je ne sais pas. Au moins, ça nous détendra et on aura un sujet de discussion. On a de plus en plus de mal à communiquer. Je crois qu’on s’est mariés trop jeunes. Ensuite, les enfants sont arrivés très vite. La vie n’était pas facile ! C’était de la survie. Et petit à petit, à force de régler les problèmes courants, de gérer l’entreprise familiale, nous nous sommes éloignés l’un de l’autre.
Il fallait travailler, toujours travailler pour payer notre premier appartement et élever les enfants. Pas assez d’argent pour payer une baby-sitter et sortir, ou pas assez de temps pour ne rien faire tout simplement. Dominique a tenu bon sans se plaindre, comme un bon petit soldat. Je l’admire, mais je ne sais plus comment lui parler. Pour Dominique, mon piano c’est incompréhensible. Et je crois que ça l’agace. J’ai repris il y a cinq ans quand j’en ai eu quarante. Tout d’un coup, il fallait que je reprenne. C’était plus fort que moi.
J’avais un vieux piano issu de mon enfance et qui m’avait suivi pendant mes classes au conservatoire. Au début de notre mariage, je jouais encore quelques morceaux, ceux que je connaissais par cœur et qui ne demandaient aucun effort. Puis j’ai joué le premier mouvement des morceaux les plus courts, puis un seul morceau, puis aucun. Il ne fallait pas réveiller les enfants pendant la sieste. J’ai fermé le piano. Et j’ai essayé de ne plus le regarder. Il était devenu insupportable, un vrai reproche vivant. Un jour, les enfants ont moins fait la sieste. J’ai ouvert le piano et j’ai joué quelques notes. Hélas, tout avait disparu : mon niveau et l’âme du piano, malmené par le chauffage au sol. J’ai décidé de faire venir un accordeur. Il a pris un air effaré et a essayé de sauver ce qui pouvait l’être. J’ai recommencé à jouer, en choisissant des morceaux faciles. Petit à petit, j’ai repris courage. Mon piano et moi, nous avancions doucement, comme deux convalescents.
Mais un soir de décembre, il a rendu l’âme en pleine tempête. Il agonisait depuis longtemps à cause de son cadre en bois trop sensible. J’attendais l’accordeur pour une énième intervention, ou plutôt je ne l’attendais plus, car les routes étaient coupées. Alerte rouge. Une panne de secteur nous avait plongés dans le noir. Les orages avaient été violents toute la journée. Personne ne travaillait, les bureaux et les écoles avaient été évacués. Il était fortement déconseillé de rouler en voiture. Nous étions rassemblés dans la cuisine autour d’un chocolat qui avait la saveur du miracle grâce à un camping gaz de fortune qui nous avait permis de le réchauffer.
On a frappé à la porte. C’était l’accordeur : souriant, les cheveux mouillés et le manteau ruisselant d’eau. Il avait trouvé une voie en montant derrière la colline. Il n’y avait plus d’électricité, alors il a travaillé à la bougie. Nous étions comme dans une église, avec les notes qui vacillaient à la lueur de la flamme. Un sentiment de mystère nous enveloppait, le tonnerre grondait, l’accordeur restait étonnamment calme et concentré. Jules et Adrien étaient dans un état d’excitation intense. Un mélange de joie et de terreur. Joie de ne pas être allés à l’école, terreur d’être coupés du monde, sans électricité, ni eau chaude, avec le bruit des éclairs et des trombes d’eau qui s’abattaient sur le toit. L’accordeur était comme un dieu qui se rit des éléments déchaînés pour réparer un instrument de musique. C’est la dernière image que j’ai gardée de lui.
Ce fut sa dernière intervention. Pour lui, je devais me séparer du Érard de mon enfance : je me ruinais en réparations. Certaines touches ne marchaient plus, il fallait changer les marteaux, les feutres, recoller la table d’harmonie. Lui-même pouvait me proposer des pianos anciens dans son atelier de restauration, car passer de l’ancien au neuf lui paraissait difficile, voire impossible.
J’ai laissé s’écouler quelques mois, ménageant mon vieux piano, comme je le pouvais.Mais de plus en plus d’accidents se produisaient : les touches restaient enfoncées, les accords étaient faux, certaines notes étaient mortes. Il fallait me rendre à l’évidence : il était à bout de forces, je devais m’en séparer et lui trouver un successeur. Je décidai de contacter l’accordeur. En vain. Il avait mystérieusement disparu. De guerre lasse, je commençai mes recherches dans tous les magasins de musique de la région, pensant au stock de pianos restaurés, devenu inaccessible. Je jouais inlassablement tous les morceaux de mon répertoire sur des pianos neufs et insensibles, ou anciens et en mauvais état. Je pleurais mon piano vieux et malade, qui était mort en emportant avec lui son moelleux, sa douceur et sa patine.
Un jour, je décidai de me rendre au magasin pour en avoir le cœur net. Tout était fermé. J’avais beau sonner, téléphoner de mon portable, appeler, personne ne bougeait. Il n’y avait pas le moindre petit panneau, pas la moindre explication. Le propriétaire de l’atelier de restauration de meubles anciens, qui jouxtait l’accordeur, finit par sortir, alerté par le bruit. Il m’apprit alors sans ménagement que mon accordeur était mort d’un cancer des os fulgurant, qui l’avait emporté en trois mois. Je n’arrivais pas à y croire. Je le revoyais, travaillant à la lueur des bougies, entouré des enfants en pleine adoration, comme sur un tableau de Fantin-Latour. Ce n’était pas possible : il s’était ri de la tempête. Il était invincible.
Son atelier était fermé, il allait être vendu. J’ai insisté pour avoir un nom, un contact. Je ne pouvais pas laisser partir les pianos sans rien faire. Heureusement le voisin se rappela que la belle-sœur de l’accordeur était passée à l’atelier pour lui annoncer la nouvelle. Il n’avait gardé ni son nom, ni son adresse, mais se souvenait qu’elle travaillait comme secrétaire dans un garage à Assas. Je retrouvai facilement le numéro de téléphone de l’unique garage du village. La secrétaire fut très surprise d’être contactée pour un piano, alors qu’elle avait l’habitude de gérer des voitures. Elle me raconta qu’elle était sur le point de se débarrasser du stock, grâce à l’école de musique d’Assas, avec laquelle elle avait rendez-vous le lendemain. Je la suppliai de me montrer les pianos avant leur visite et elle accepta d’ouvrir l’atelier pour moi dans la soirée.
Elle m’attendait devant l’atelier désert. Elle était si émue qu’elle n’arrivait pas à retrouver la bonne clé. L’atelier était froid et les pianos recouverts de poussière. Il y régnait une odeur de renfermé et d’humidité. Je frissonnai et lui demandai la permission de jouer. Pour des raisons de place et de budget, je ne pouvais acheter ni un piano à queue, ni un demi-queue, ni même un quart de queue. Je sélectionnai donc quatre pianos droits. Je jouai d’abord sur le moins cher, un petit piano d’études noir. C’était le piano d’Alain, me dit-elle, la gorge nouée. Comme elle devait l’aimer ! Il était parti si vite, il avait encore tant de projets, continua-t-elle dans un souffle.
Mais je ne voulais pas d’un piano si petit. Même s’il était dans mon budget. J’essayai les trois suivants : le premier était trop étouffé, le second trop métallique et le dernier trop strident. Au fond du magasin, un piano en bois clair, orné d’une frise de feuilles d’acanthe stylisées, de l’époque Art déco, m’attirait irrésistiblement. Il était, hélas, beaucoup trop cher pour moi. Mais il avait si fière allure du haut de son mètre trente ! C’était un Seiler, me dit la belle-sœur, Alain avait travaillé dessus avant de partir à l’hôpital. Son dernier piano restauré.
Je me décidai à l’ouvrir. Je contemplai d’abord les touches blanches et parfaites comme des dents d’enfant. Je décidai de jouer la première Arabesque de Debussy. Fluide, légère avec des ruptures de rythme et de nuances que ne supportait pas un piano neuf. Sur le Seiler, je pouvais moduler les parties piano, pianissimo et pianississimo sans effort. Puis je changeai complètement de registre. Je m’en donnai à cœur joie avec la Pathétique de Beethoven. Le piano recelait des trésors de puissance tragique sans être assourdissant. Je terminai avec le Nocturne n° 19 de Chopin, méditatif et contrasté. À force de jouer ces morceaux sur des pianos neufs et désincarnés, j’avais fini par oublier qu’ils pouvaient être aussi riches. Sur le Seiler, je retrouvais un toucher doux et des possibilités infinies de nuances. Je ne savais plus que faire. Les autres pianos me paraissaient très fades. J’avais épuisé tous les magasins de la ville. Ce piano-là risquait de disparaître le lendemain. Je ne pouvais me l’imaginer : il me le fallait ! Le cadre était en métal, la table d’harmonie parfaite, les feutres avaient été changés, les touches étaient égales. Je ne pouvais pas me tromper. Qu’importait le prix, je décidai de repousser l’achat de la voiture, prévu le mois suivant. Je réservai le Seiler. Le lendemain, je revenais pour faire le chèque. J’avais le sentiment que l’accordeur me laissait ce piano en héritage, sentiment renforcé par le contrat de vente rédigé par des notaires, puisqu’il s’agissait d’une succession. C’était son testament.
C’est le meilleur achat que j’aie jamais fait. Ce piano me plonge dans un monde où je n’ai besoin de personne. Dominique dit que je deviens sauvage. C’est vrai que la musique m’attire plus que les gens. Quand je sors, c’est pour aller au concert. Le soir, je ne regarde pas la télévision, je joue du piano avant d’aller me coucher. J’ai une vie trop réglée. Travail, maison, enfants, on fait l’amour le samedi soir parce qu’il le faut bien. Je m’en passerais. Je devrais peut-être accompagner Jean finalement. Je n’arrête pas d’y penser. Je pourrais commencer à déchiffrer la partition. Non, j’aurais trop le trac. Il vaut mieux laisser Hélène agir en professionnelle. Je n’ai pas envie que Jean échoue à son examen à cause de moi. Il mérite mieux que ça.
On a passé une magnifique soirée au piano-bar. Jean nous a tous fait jouer, à part Dominique, bien sûr, qui ne sait jouer d’aucun instrument. Jules l’a accompagné à la batterie, Adrien a joué sans se démonter Wonderwall à la guitare et moi Cantaloupe Island de Herbie Hancock. Une ambiance du tonnerre ! Je n’aurais jamais imaginé jouer devant des inconnus et m’amuser autant. J’aurais dû faire ça plus tôt. Jean joue du piano, du banjo et passe de table en table avec nonchalance. Il nous a raconté qu’il avait accompagné pendant des années la maîtresse attitrée de Clinton, une chanteuse qui avait ouvert un piano-bar avec les indemnités qu’elle avait obtenues, quand Clinton s’est mis à faire de la politique et donc à se débarrasser des témoins gênants de sa jeunesse. Elle a fait valoir qu’elle avait droit à une pension pour l’avoir supporté pendant plus de dix ans. C’est elle qui est à l’origine du mot palimoney.
Après avoir étudié au Berklee College of Music de Boston, tout en travaillant dans les restaurants pour payer ses études, Jean a habité Los Angeles, puis La Nouvelle-Orléans. Quelle vie trépidante ! Il joue avec délectation, le sourire aux lèvres. Et pourtant il a tout perdu avec le cyclone. Il soigne sa voix à coups de cigarettes et d’alcool pour la rendre plus jazzy. Il nous a raconté des blagues, des dizaines de blagues.
C’est fascinant ces gens qui retiennent les blagues. J’en suis incapable. Mon cerveau s’est engourdi à force de rester dans son cadre. Je ne savais pas qu’on pouvait se sentir si bien. J’ai toujours eu peur de jouer en public. C’est normal, ça