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Le monde d’après
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Livre électronique313 pages4 heures

Le monde d’après

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À propos de ce livre électronique

Secoué par des bouleversements climatiques dévastateurs et de nombreuses migrations, l’équilibre précaire de la société vacille. Ces troubles ont entraîné le chaos, provoquant l’effondrement des gouvernements traditionnels. Face aux conflits urbains, Emma et ses proches sont déportés dans un camp de travail, d’où ils sont contraints de s’échapper sous peine d’exil vers un lieu mortel.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Inspiré par une rencontre fortuite avec un écrivain renommé et les nombreux événements liés au changement climatique, Robin Germain écrit "Le monde d’après". Son œuvre s’inscrit dans la lutte contre les dommages infligés à notre planète par l’humanité.
LangueFrançais
ÉditeurLe Lys Bleu Éditions
Date de sortie4 juin 2024
ISBN9791042226886
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    Aperçu du livre

    Le monde d’après - Robin Germain

    Chapitre I

    Le déclenchement

    Jour 1

    Le jour commence à se lever. Je desserre progressivement mes paupières afin de ne pas exposer trop vite mes yeux à la lumière qui déjà, acheminée par une myriade de tunnels de particules de poussière étincelants et multicolores, se diffuse tel un feu d’artifice aux quatre coins de la chambre à travers les volets criblés de trous.

    Il fait une chaleur étouffante. Je sue tellement que mon coussin est trempé jusqu’à ses quatre extrémités. Malgré cet inconfort, j’ai dormi comme une masse. C’est une habitude chez moi. Je pense que c’est dû à cette pièce exiguë au plafond très bas, où je me sens bien. Si bien que parfois, lorsque je me réveille, je ne sens plus mon matelas très mou – posé au sol contre un mur – et j’ai l’impression de flotter dans le vide durant quelques secondes.

    — Emma ! C’est l’heure ! Tu vas nous mettre en retard ! me crie mon père.

    Encore vaseuse et bien calée sur le dos, je sursaute en ouvrant grand les yeux et mon cœur se met à battre la chamade.

    Même s’il n’attend pas forcément de réponse, je me manifeste, juste pour gagner un peu de temps – je dois me préparer – et ainsi me prémunir d’un rappel menaçant.

    — Je descends, papa, lui dis-je d’une voix tremblante, tout en essuyant les petites larmes au bord de mes yeux nées de leur exposition brutale à la clarté.

    Je me lève et m’habille aussi vite que possible. Ma tenue vestimentaire, qui se résume à un pantalon noir trop court qui atteint tout juste le bas de mes mollets et un tee-shirt d’un orange délavé, est des plus sommaires, mais correcte malgré l’odeur désagréable de transpiration séchée des jours précédents qu’elle dégage. Lorsque je sors, j’ai par ailleurs pris l’habitude de porter une longue veste légère qui sert à me protéger du soleil.

    Prête en un temps record, je descends si vite que mes talons, qui heurtent chacune des marches à une allure folle, font horriblement grincer l’escalier. Ces bruits résonnent tellement dans la maison que j’ai l’impression qu’il pourrait s’effondrer tel un vulgaire château de cartes.

    Le rez-de-chaussée presque atteint, je ralentis et penche la tête sur le côté afin d’éviter que mon front cogne le plafond quand j’aperçois les trois autres membres de ma famille. Ils sont assis autour de la petite table disposée près de la fenêtre. Un vieux buffet très laid et une desserte faisant office de cuisine complètent le mobilier, c’est tout. Concernant notre confort, il y a l’eau courante, qui est non potable, et l’électricité, dont les coupures sont fréquentes et parfois interminables. Quant aux toilettes et à la salle de bains, c’est au bout de la rue que ça se passe. Mais vu leur état d’insalubrité, nous n’y allons jamais.

    Mon père, Patrick, est assis dos à moi. Avec ses larges épaules, il se tient droit sur sa chaise. Ma maman, Suzanne, qui est en face de lui, est au contraire avachie sur la sienne et paraît bien frêle. Elle a des cheveux noirs mi-longs et un beau visage aux traits fins. Je lui ressemble beaucoup. Pour finir, sur la gauche, derrière un pilier, se cache mon frère Robin. Lui et moi n’avons rien de commun : il a atteint l’âge adulte, alors que moi, je suis encore une adolescente ; il est grand et je mesure à peine un mètre soixante ; il est robuste comme mon père et je suis aussi mince que ma mère ; j’ai un caractère jovial – ce qui me permet de jouir d’une certaine popularité –, alors qu’il est ennuyeux au possible – il a peu d’amis et n’est pas avenant. D’ailleurs, s’il est évident que mes relations avec ma mère sont fusionnelles ; avec lui, on peut juste dire que c’est l’entente cordiale. Pourtant, nos liens n’ont pas toujours été si distendus : lorsque nous étions enfants, notre complicité était très forte. Mais une fois arrivés sur le camp de travail, tout a changé et elle s’est évaporée du jour au lendemain.

    Je vais sans tarder m’installer à ma place attitrée, qui est celle située à droite de mon père, au pied de la fenêtre. Je me fais dès lors toute petite et baisse la tête, car je n’ose pas le regarder. Mais je sens qu’il me fixe. Devant cette pression insupportable qui gêne ma respiration, je n’ai pas d’autre choix que de la relever et me sens obligée de lui parler, quitte à lui dire des banalités, pour qu’il desserre son emprise sur moi.

    — Pardon, papa. Je me dépêche, lui murmuré-je.

    Son visage se détend. Il attendait juste une réaction de ma part, rien de plus. Je relâche mes épaules, redresse mon buste et respire enfin normalement.

    Ils sont sur le point de terminer leur petit-déjeuner, qui se limite à quelques morceaux de pain rassis, un bol rempli de riz si gonflé qu’on dirait de la bouillie, et une carafe d’eau pas très claire, filtrée avec les moyens du bord. Ce sont en fait les restes de la veille issus du maigre rationnement de nourriture que l’on reçoit tous les soirs à la sortie de l’usine. C’est ma mère qui se charge de le préparer tous les matins. C’est une lève-tôt et sauf exception, elle est d’ordinaire la première debout. C’est aussi une couche-tard ; je me demande d’ailleurs souvent comment elle fait pour tenir la cadence avec si peu de sommeil.

    Je me dépêche d’avaler ma part, car il est déjà presque l’heure de partir. Je le sais, car le silence, qui est revenu après mon arrivée, a été sitôt comblé par les bruits venant de la rue –, mes oreilles captent le léger crépitement si caractéristique des centaines de pas des ouvriers marchant sur le bitume et qui convergent en direction de l’usine –, signe qu’une certaine agitation est en train de naître.

    Ma dernière bouchée ingérée, une question me revient sans cesse à l’esprit : comment vais-je faire pour tenir la cadence infernale qui nous est imposée à l’usine, où il règne une chaleur étouffante, avec une si modeste ration ? En fait, ça paraît bête, mais cela me donne du courage avant d’attaquer ces journées longues et harassantes, car je me dis à chaque fois que si j’ai tenu le rythme hier, il n’y a pas de raisons que je n’en sois pas capable aujourd’hui. Il y aura comme d’habitude beaucoup de souffrance, toutefois je tiendrai ; je n’ai pas le choix.

    Nous sommes lundi, ou mardi, peut-être mercredi. En réalité, je n’en ai pas la moindre idée, car le calendrier traditionnel, qui était auparavant l’horloge de nos vies et rythmait nos semaines, a été supprimé. Nous avons bien tenté au début, par nostalgie, de continuer à le suivre, mais ma mère, qui s’en chargeait – chaque matin, elle faisait une croix sur un carnet et y inscrivait le jour de la semaine –, s’est arrêtée avant d’atteindre la première année. De toute façon, cet ancien découpage du temps n’a plus aucune utilité, puisque chaque jour est travaillé, et notre quotidien est fait de telle manière que nous n’avons plus besoin de nous y référer. Désormais, le décompte ne s’opère plus que par décade et notre rythme de vie obéit au lever et au coucher de soleil.

    Dans cet endroit que l’on appelle « la ville », et qui est en réalité un camp de travail – ce que personne n’ose dire en public sous peine de fortes représailles –, tout le monde œuvre dans cette usine, qui est l’unique lieu où nous avons le droit de travailler, y compris les enfants. Dès l’instant qu’ils tiennent sur leurs jambes et savent se servir de leurs mains, leurs parents les y envoient ; des postes ont été créés et aménagés pour eux, qu’ils sont les seuls à pouvoir occuper. Ce n’est pas une obligation, mais une nécessité, car nous sommes tous pauvres. Les plus aisés n’ont pas été conduits ici – personne n’a jamais pu savoir ce qui leur était arrivé –, quant au sans-abri, qui est considéré par nos dirigeants comme un « inutile » – c’est de cette manière qu’ils appellent ces gens –, il n’existe pas dans ce lieu où le travail est roi. D’ailleurs, la devise du camp, qui résume parfaitement la situation, est la suivante : « Travaillez, payez, restez. »

    Après s’être essuyé la bouche en la parcourant avec toute la longueur de son avant-bras pour y chasser les dernières miettes récalcitrantes, mon père se lève si brusquement qu’il manque de faire chuter sa chaise qui, en reculant, frotte ses quatre pieds sur le parquet en bois et génère un bruit aussi strident que celui d’un couvercle métallique qui tremble sur un sol dur – après être tombé – en imitant le roulement d’un tambour. Cette sensation auditive agresse mes oreilles et mon visage se crispe, mais je serre les dents pour mieux l’encaisser et évite de manifester mon exaspération face à son attitude rageuse inutile. Après être restée le temps de quelques secondes en équilibre et avoir hésité entre basculer en arrière ou se remettre d’aplomb, la chaise finit par se poser au milieu de la pièce.

    — Il faut y aller maintenant, indique-t-il d’une voix mielleuse dont le calme contraste avec sa réaction limite coléreuse.

    Tout le monde s’exécute sans broncher. Pendant que Robin entrouvre non sans mal la porte, qui n’oublie pas de nous gratifier de son grincement quotidien, j’attrape ma longue veste suspendue dessus avec un clou et l’enfile. La force exagérée qu’il doit déployer pour un geste qui semble si facile me fait penser qu’elle tente peut-être de nous faire comprendre qu’aujourd’hui, nous ne devrions pas sortir, comme si elle voulait assurer notre protection face aux dangers venant de l’extérieur. C’est une réflexion ridicule ; je le reconnais, mais c’est ce que je ressens. C’est dire l’état d’esprit qui m’habite au moment de partir à l’usine.

    Dehors, alors que le jour n’a pas fini de se lever, il fait déjà une chaleur écrasante. J’ai beau le savoir, je me fais toujours piéger et j’ai le souffle coupé dès que j’inspire ma première bouffée de cet air très chaud, qui me brûle la trachée et m’oblige à poser mes mains sur ma poitrine tant la douleur est intense. Mes yeux aussi souffrent, non pas de la canicule, mais du soleil – nous n’avons pas de lunettes pour les protéger – qui brille tellement que des consignes ont été données à ce sujet dès notre arrivée : ne jamais le fixer sous peine de s’abîmer les rétines de manière irréversible.

    Dans cette rue pas très large, le contraste est saisissant entre hier matin, où la foule était compacte, et aujourd’hui, où certes il y a du monde, mais rien de comparable. Nous sommes en retard, c’est une évidence. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être que mon père a laissé traîner les choses ou peut-être est-ce de ma faute, car il est vrai, je me suis levée plus tard que d’habitude et inconsciemment, il ne s’est pas rendu compte que l’horloge tournait.

    — J’ai oublié ma casquette ! Je fais vite ! dis-je en me touchant le crâne.

    — Pas le temps ! réplique mon père, agacé.

    Il n’a pas terminé sa phrase que j’ai déjà fait volte-face et me retrouve en un temps record à l’intérieur. Sans m’arrêter, je monte l’escalier si vite que mon pied droit glisse sur l’arête de l’avant-dernière marche et manque de me faire trébucher. Heureusement, mes réflexes sont bons malgré mon réveil récent et mes mains rétablissent mon équilibre. J’arrive si précipitamment dans la chambre que j’ai du mal à fixer mon regard, ce qui me permettrait pourtant de la chercher avec efficacité. Je commence donc de manière très maladroite à fouiner dans tous les sens en faisant de multiples allers-retours aux quatre coins de la pièce, mais cela s’avère inefficace.

    — Dépêche-toi, bon sang ! me presse alors mon père, qui s’impatiente.

    Au même moment, j’aperçois un petit bout de la visière à moitié dissimulé sous le drap du lit. Je me jette dessus et la saisis, la cale sur ma tête et sans perdre une seconde, me relève, sors puis dévale l’escalier.

    Dès que je réapparais dehors, papa se retourne. J’évite son regard, que je devine foudroyant. Dans mon élan, je me place en tête de notre petit cortège et me fonds dans la foule qui n’en est plus une, tant elle est à présent clairsemée. Cette fois, c’est la bonne. Nous démarrons et adoptons d’entrée une allure soutenue, conscients qu’il n’y a plus de temps à perdre.

    Cette chaleur accablante qui, par le passé, était exceptionnelle fait désormais partie de notre quotidien. D’après les dires de mon père – j’étais trop jeune pour comprendre les images que je voyais à la télé –, en l’espace de quelques semaines – période qui a été baptisée « la révolution climatique » –, les températures ont augmenté d’une dizaine de degrés en moyenne sur toute la surface de la planète. Aucun territoire n’a été épargné et les conséquences ne se sont pas fait attendre : les glaciers ont très vite fondu en totalité et ont provoqué la montée mécanique des océans, qui ont envahi plus de la moitié des terres pendant que les catastrophes naturelles –, cyclones, tempêtes, inondations, tsunamis, sécheresses, incendies –, qui se multipliaient aux quatre coins du globe, entraînaient des dégâts si importants que les zones touchées étaient aussitôt rendues hostiles et inhabitables. Dans les lieux éloignés des océans, des mers et des cours d’eau, les sols sont devenus si arides que les cultures ont pratiquement disparu. À d’autres, fort heureusement, grâce à l’abondance de l’eau, dont le niveau s’est élevé jusqu’à deux mètres par endroits, la végétation environnante a été préservée.

    Le responsable n’est pas l’homme comme on pourrait le croire – il a pourtant amorcé le processus du réchauffement climatique –, mais le soleil, qui en l’espace de quelques semaines a vu sa taille augmenter fortement – elle a quasiment doublé – et son activité exploser. Il est si imposant, si brillant et surtout si dangereux, que nous l’appelons sur le camp « le soleil brûlant ». La couche d’ozone est d’ailleurs devenue si fine qu’elle est désormais une vraie passoire : elle ne joue plus son rôle de bouclier et se laisse transpercer par les rayons ultraviolets, qui nous agressent sans cesse. Pour ma part, malgré les souffrances qu’il nous inflige, je me suis toujours refusée à le nommer ainsi, car je suis convaincue qu’il reste notre meilleur allié : j’ai conscience qu’il est, au même titre que l’eau, indispensable à la vie et sans lui, nous aurions disparu depuis longtemps.

    Prise de vitesse, l’humanité n’a pas pu se préparer à ces bouleversements et n’en a donc pas anticipé les conséquences sur l’homme, qui se sont traduites par des mouvements migratoires sans précédent sur l’ensemble de la planète. En réponse, les États se sont repliés sur eux-mêmes : ils ont fermé leurs frontières et fait intervenir l’armée pour tenter de contenir les intrusions sur leurs territoires. Du haut de mes huit ans, j’en regardais les images qui passaient en boucle à la télé avec un étonnement au moins aussi fort que celui de mes parents, car au fond de moi, sans comprendre ce qu’il se passait, je sentais que quelque chose de plus grave encore se préparait.

    En l’espace de quelques jours à peine, l’information a fait son chemin et gangrené tous les lieux à forte densité de population comme ma ville, où les incivilités et les pillages se sont alors développés de manière fulgurante. Face à ces désordres, qui ont très vite été dopés par l’arrivée massive des populations migratoires – elle n’a en fin de compte pu être évitée –, notre gouvernement a dû prendre des mesures radicales et user de la force afin d’empêcher que le chaos ne s’installe définitivement. Mais le mal était déjà fait : cet afflux était tel qu’à côté des pillages, des émeutes avaient lieu à chaque coin de rue, des guerres de gangs et raciales s’y mêlaient de plus en plus au fil des heures, et les homicides doublaient chaque jour par rapport à ceux de la veille. C’était l’anarchie !

    L’État a réagi de manière si brutale que des milices ont fini par se constituer et se sont opposées à l’armée ; la violence a dès lors atteint son apogée. Ce soir-là, mon père a cloué la porte et les fenêtres du rez-de-chaussée avec des planches ; la télé, la lumière du salon et celles de la rue se sont éteintes, et ne se sont plus jamais rallumées. Nous avons alors été contraints, pour notre sécurité, de rester enfermés, car sortir était devenu trop dangereux. C’était la guerre civile !

    Quelques semaines plus tard, un matin, une voix féminine s’est mise à répéter en boucle dans la rue au mégaphone ce texte rassurant : « Ici votre nouveau gouvernement. Bientôt, nous allons vous conduire vers un autre territoire. Ce lieu vous assurera sécurité, égalité, travail et vie décente. N’ayez aucune inquiétude. »

    Le lendemain, les évènements se sont précipités de façon inattendue. Même si j’étais jeune, je me souviens de cette journée ; je ne l’oublierai jamais. Tout a commencé par un énorme vacarme, venant de l’extérieur. Je me rappelle m’être jetée à la fenêtre de ma chambre, où je jouais, et avoir aperçu des dizaines de soldats suivis de près par une longue file de véhicules vert et noir dont je ne voyais pas la fin du cortège. J’ai juste eu le temps de voir nos voisins d’en face sortir de chez eux, accompagnés de militaires qui les tenaient en joue, quand mon père a pénétré dans la pièce. Il m’a alors attrapé par le bras, puis a réuni la famille dans un coin du salon au rez-de-chaussée. Peu après, la porte d’entrée s’est ouverte si violemment qu’elle a terminé sa course contre le mur, puis cinq soldats ont jailli en braquant leurs armes sur nous. J’étais en pleurs et effrayée. Dans leur élan, ils nous ont sortis avec rudesse avant de nous jeter dans un bus rempli à ras bord. Durant le trajet, malgré la violente opération militaire que nous venions de vivre, l’ambiance était festive ; j’avais l’impression de partir en vacances. En réalité, les gens étaient simplement soulagés de quitter ce champ de bataille et pensaient qu’on les emmenait vers un lieu où leur sécurité serait enfin assurée. Seule une personne ne l’était pas : mon père. Arrivés au camp, nos empreintes ont été scannées, nos identités relevées, quelques instructions données pour le lendemain, puis deux militaires nous ont conduits jusqu’à la porte de notre nouveau domicile, en nous obligeant à courir. Il faisait presque nuit. Peu après, une sonnerie a retenti. Sans le savoir, nous assistions à notre premier couvre-feu.

    Un autre changement majeur – lui aussi lié au grossissement du soleil – s’est par la suite ajouté à notre liste de fardeaux et a rendu le quotidien de chacun encore plus rude : la Terre tourne dorénavant sur elle-même en moins de vingt heures. Cette conséquence pourrait paraître minime comparée aux dérèglements climatiques qui, eux, ont été très visibles, néanmoins, ce phénomène a été tout aussi dévastateur : nos journées se sont raccourcies de manière considérable, nous donnant au début l’impression de vivre à un rythme effréné et nos organismes ont bien été contraints de s’adapter. Cela a pris du temps, mais désormais, notre acclimatation à ce mode de vie est terminée.

    Au fur et à mesure que nous avançons, cette grande avenue – qui n’est autre que l’artère principale de « la ville » – où tous les matins au même moment, les rues adjacentes déversent leurs hôtes tel un cours d’eau se jetant dans un fleuve avec un courant très puissant, devient de plus en plus clairsemée. Pourtant, à l’approche de l’usine, c’est l’inverse qui devrait en principe se produire. Face à l’évidence, mon inquiétude commence à grimper et mon père, sentant aussi que quelque chose ne va pas, donne constamment l’ordre d’accélérer l’allure. Mais ma mère, qui fait l’élastique avec nous depuis le début, reperd systématiquement du terrain dès qu’il augmente le rythme et peine de plus en plus à rétablir la jonction.

    Voyant cela, il réagit à nouveau, cette fois avec autorité :

    — Suzanne, avance ! On n’a plus de temps à perdre !

    — Oui… je sais… je me dépêche… pardon, bafouille-t-elle d’une voix exténuée et craintive après avoir sursauté devant ce ton menaçant.

    Ce soubresaut lui fournit une telle adrénaline qu’elle revient aussitôt à notre hauteur, assurément avec l’énergie du désespoir.

    J’ai l’impression de découvrir cette rue que j’emprunte pourtant quotidiennement depuis nombre d’années tant c’est la première fois que je la vois si dégarnie. Elle paraît assez propre et plutôt bien entretenue malgré ces quatre pneus traînant sur le côté gauche et ce véhicule calciné qui gît sur le bord droit. Quant aux maisons – l’écart entre chacune reste le même –, elles sont identiques et seule leur numérotation permet de les différencier : aucun signe distinctif ni décoration de la part des habitants n’est toléré.

    Sur quelques-unes d’entre elles figure le tant redouté compte à rebours lumineux qui,

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