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Traverser Toronto: Récits urbains et culture matérielle de la traduction théâtrale
Traverser Toronto: Récits urbains et culture matérielle de la traduction théâtrale
Traverser Toronto: Récits urbains et culture matérielle de la traduction théâtrale
Livre électronique388 pages5 heures

Traverser Toronto: Récits urbains et culture matérielle de la traduction théâtrale

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À propos de ce livre électronique

Cet ouvrage offre un récit inédit de Toronto, ville d’art et de culture traversée par la diversité linguistique. Le contact entre les langues laisse des traces, des documents et des souvenirs, notamment dans le domaine du théâtre auquel l’autrice porte ici toute son attention. En se penchant sur la dynamique matérielle du « voisinage linguistique » qui anime le devant et le derrière de la scène théâtrale, elle décrit le virage médiatique que prend la traduction, de l’écriture sur papier aux surtitres projetés au-dessus du plateau. Elle donne ainsi la voix à John Van Burek, traducteur du joual et médiateur culturel, à Lina Chartrand, Marie-Lynn Hammond et Anne Nenarokoff-Van Burek, créatrices plurilingues, à Gunta Dreifelds et Nina Okens, surtitreuses, à Bobby Theodore, traducteur, ainsi qu’à Claude Guilmain et Tomson Highway, hommes de théâtre au carrefour des cultures et des technologies de la scène.
LangueFrançais
Date de sortie19 févr. 2024
ISBN9782760648777
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    Aperçu du livre

    Traverser Toronto - Nicole Nolette

    TRAVERSER TORONTO

    Récits urbains et culture matérielle de la traduction théâtrale

    Nicole Nolette

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Mise en pages: Yolande Martel

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Traverser Toronto: récits urbains et culture matérielle de la traduction théâtrale / Nicole Nolette.

    Nom: Nolette, Nicole, 1984- auteur.

    Description: Mention de collection: Espace littéraire | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20230059082 | Canadiana (livre numérique) 20230059090 | ISBN 9782760648753 | ISBN 9782760648760 (PDF) | ISBN 9782760648777 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Théâtre (Genre littéraire)—Traduction—Ontario—Toronto—Histoire—20e siècle. | RVM: Théâtre (Genre littéraire)—Traduction—Ontario—Toronto—Histoire—21e siècle. | RVM: Traduction littéraire—Aspect social—Ontario—Toronto. | RVM: Bilinguisme et littérature. | RVM: Multilinguisme et littérature.

    Classification: LCC P306.97.D73 N65 2023 | CDD 418/.042097135410904—dc23

    Dépôt légal: 1er trimestre 2024

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2024

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Fonds du livre du Canada, le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    REMERCIEMENTS

    Un livre s’écrit dans un habitat, dans un réseau, grâce à des liens tissés au fil des années. Pour leur disponibilité et leur participation à ce projet, un merci tout sincère à Joël Beddows, Gunta Dreifelds, Linda Gaboriau, Cynthia Grant, Claude Guilmain, Amanda Hale, Melanie Hall, Marie-Lynn Hammond, Tomson Highway, Maureen Labonté, Kye Marshall, Guy Mignault, Louise Naubert, Anne Nenarokoff-Van Burek, Nina Okens, Bobby Theodore et John Van Burek. Le comité d’éthique en recherche de l’Université de Waterloo (ORE # 31460 et 44043) a évalué cette étude et lui a donné son approbation, mais au-delà de ce sceau officiel, les participants à l’étude ont bien mis en évidence l’importance – et la temporalité fragile – de leur pratique à Toronto et ailleurs.

    Ce livre s’appuie sur des travaux financés par le Conseil de recherches en sciences humaines et le Programme des chaires de recherche du Canada, qui m’ont permis de travailler avec des auxiliaires exceptionnels: Hamadi Almahmoudi, Sohana Ahmad, Darya (Dasha) Berezhnova, Anushka Birju, Michael Clubine, Kathleen Hart, Liza Kopylova, Dominique Louër, Jami Michalik, Kesha Patel et Léa Rousseau. Merci beaucoup à ces étudiants et étudiantes qui ont dépouillé, analysé et organisé des documents d’archives et avec qui j’ai pu réfléchir aux fondements du projet.

    Pour leur appui aux recherches documentaires et numériques dans les archives, merci à Bev Buckie (Guelph McLaughlin Archives), Alexandre Cadieux (Centre des auteurs dramatiques), Alice Cocunubová (Centre de recherche sur les francophonies canadiennes), Lucie Handley-Girard (The ArQuives); merci au comité organisateur de l’école d’été Digital Humanities at The University of Guelph et au personnel de la bibliothèque de l’École nationale de théâtre.

    Un grand merci à celles et ceux qui m’ont accompagnée dans l’écriture de ce livre: Annik Bilodeau, Jordana Cox, Colleen Kim Daniher, Nicolas Gauthier, Élise Lepage, Johonna McCants-Turner, Kim Hong Nguyen, Sarah E. K. Smith, le groupe d’écriture de la rivière Rideau et le collectif fluctuant des cafés d’écriture de l’Université de Waterloo.

    Pour la relecture, les mots de motivation et les judicieux conseils en cours de route, un immense merci à Ariane Brun del Re, Pénélope Cormier, Alexandre Gauthier, Sylvain Lavoie et Luba Markovskaia.

    INTRODUCTION

    Traduire à Toronto

    À l’été 2021, au moment d’écrire ces lignes, la capitale de l’Ontario, la ville la plus peuplée au Canada, reprend vie. Très longtemps confinés à leurs domiciles, souvent de petits condos surplombant l’espace urbain, les citadins recommencent à se voir et à se parler de vive voix, à faire résonner dans les espaces publics intérieurs et extérieurs les langues multiples et entrecroisées pour lesquelles la ville de Toronto est reconnue. Les citadins reprennent la fréquentation des restaurants et des bars de leur ville; ils font des plans pour aller au musée et au théâtre. Avec ou sans masque, leurs visages rayonnent. Les voix portent au-delà des deux mètres de distanciation physique toujours recommandés par la Santé publique. Les discussions et les flots de traduction reprennent dans les rues, dans les ruelles, dans les bâtiments commerciaux et dans les espaces communautaires. Des oreilles se tendent pour épier les voisins comme la rumeur de la ville en mouvement, pour se mettre à l’écoute des résidents qui traversent des intersections en construction, manifestent dans des parcs que se disputent des populations aux profils socioéconomiques divers, se déplacent sur des autoroutes achalandées menant au chalet, au lac, à la forêt. Toronto redevient une métropole plurilingue flamboyante, une agglomération marquée par des interactions interlinguales parfois choquantes, parfois dociles, une «zone de contact et de participation civique porteuse1» activée par les échanges entre les langues, au sens où l’entend Sherry Simon en évoquant le potentiel de l’étude des villes en traduction. La chercheuse explique que «[c]haque ville impose ses propres configurations d’interaction2», des configurations locales qui dépendent de son histoire et de son écologie: «La démographie, les dispositifs institutionnels, les traditions esthétiques, les récits de la vie urbaine – ces éléments influencent la nature de la circulation interlinguale et en définissent la signification culturelle3.»

    Toronto, ville postbilingue?

    En 2016, le recensement quinquennal dévoilait que 46% des plus de 5,9 millions de résidents de la région métropolitaine de Toronto avaient pour langue maternelle une langue autre que l’anglais et que près de 200 langues y étaient parlées à la maison4. Parmi celles-ci, les plus importantes en ordre décroissant étaient les dialectes chinois (380 550 locuteurs du cantonais, du mandarin et autres), le pendjabi (116 045 locuteurs), l’ourdu (78 105), le tamoul (76 095), l’espagnol (70 370), le farsi (67 315), le tagalog (63 985), le russe (53 675), l’italien (51 815), le portugais (50 210), l’arabe (45 020), le coréen (38 435), le gujarati (38 265), le polonais (33 325), le vietnamien (31 760), le français (29 795), le bengali (24 615), le grec (16 940), l’ukrainien (12 515), le serbe (12 200) et le somali (7 765). La carte interactive Toronto Language Map, préparée par l’organisme Social Planning Toronto à partir des données des recensements de 2006, de 2011 et de 2016, montre la diversité linguistique en évolution de la ville selon les quartiers où chaque langue est prédominante à la maison5. Ces langues qui dominent les espaces intérieurs entrent aussi en contact en public, sur le terrain inégal de la ville. Elles engagent des discussions parfois hésitantes, souvent difficiles, celles de la rencontre entre personnes connues et inconnues, entre les résidents eux-mêmes, entre les citadins et les institutions principales qui les desservent.

    En reconnaissance de sa grande diversité urbaine et des impératifs d’équité et d’accessibilité linguistiques qui en découlent, la ville de Toronto assure depuis le début du nouveau millénaire l’offre de services de traduction ou d’interprétation en plusieurs langues, selon des critères démographiques ou les besoins d’une communauté, d’une région ou d’un quartier. La politique municipale de 2002, nommée Multilingual Services Policy, comprend des précisions sur les modalités du financement, l’horaire de production, l’évaluation des traductions et les honoraires à payer. Renouvelée sous le titre Multilingual Information Provisions Policy en 2017, elle met l’accent sur la fonction de traduction automatique de son site Web et établit des principes et des critères pour la traduction et l’interprétation professionnelles. Elle explicite les conditions selon lesquelles les renseignements les plus importants émis par la ville – de santé et de sécurité, par exemple – seront traduits par des traducteurs professionnels dans les dix langues parlées le plus souvent à la maison (selon le dernier recensement). Une exception permet cependant à certaines données d’être ciblées dans une ou des langues particulières à une zone ou à une population. La politique municipale de 2017 stipule en outre que l’interprétation peut être offerte aux résidents lors des rencontres et consultations publiques sur les services de première ligne, de même que sur la ligne téléphonique 311 de la Ville, qui propose un accès ininterrompu aux informations de nature plus générale sur ses programmes. Pour ce qui est du français, les deux politiques municipales se réfèrent à la Loi sur les services en français de la province de l’Ontario, qui garantit aux citoyens un accès aux services gouvernementaux dans cette langue officielle du Canada dans 23 régions désignées, dont la ville de Toronto. Elles recommandent ainsi que les informations sur la ville diffusées publiquement en anglais et dans une autre langue soient également traduites vers le français. Dans ce contexte urbain, la traduction n’est pas nécessairement, à la différence du niveau fédéral, perçue comme une activité qui se fait entre les langues officielles que sont l’anglais et le français; elle s’opère généralement et surtout entre des dialectes et des langues de proximité et dans une optique propre à la ville et à ses variabilités démographiques. Pour la traductologue Lyse Hébert, les politiques municipales de la Ville de Toronto mettent en évidence le statut émergent de la ville comme «postbilingue6». Le postbilinguisme conceptualisé par Hébert pour caractériser le paysage linguistique de Toronto doit être envisagé comme une renégociation plutôt que comme un passage explicite de la politique du bilinguisme fédéral à «un nouveau réseau de politiques linguistiques et traductionnelles qui serait pluriel, différentiel et pertinent aux contextes particuliers7».

    Scènes torontoises

    Le postbilinguisme de la ville est de plus en plus manifeste sur ses scènes, que ce soit dans ses théâtres commerciaux, grand public, classiques, expérimentaux ou (inter)culturels. Au centre-ville, dans l’ombre de la tour du CN au 260, rue King Ouest, trône le bâtiment historique du Royal Alexandra (ou Royal Alex), un théâtre de 1 258 places assises qu’opère depuis 1963 la compagnie Mirvish Productions, fondée par l’entrepreneur local Ed Mirvish. À une rue à l’ouest se trouve le Princess of Wales, un théâtre de 2 000 places aménagé en 1993 par la même compagnie. Ces deux édifices sont la pierre d’assise de Toronto’s Entertainment District, un quartier victorien dont les entrepôts et les fonderies du début du XXe siècle, abandonnés pour la périphérie de la ville après la Deuxième Guerre mondiale, ont été transformés en restaurants, en bars et en cafés. Le centre-ville retient ainsi les dollars des touristes attirés par les mégaproductions musicales de Mirvish comme The Lion King (2000), Mamma Mia! (2000) et, plus récemment, Come From Away (2017-2021)8, des spectacles qui peuvent être parsemés de quelques mots des multiples idiomes bien vivants de la ville.

    En marchant 2,5 kilomètres vers l’ouest, on découvre un autre ancien quartier industriel devenu, à la suite de sa reconversion en 2003, la Distillerie, un espace piétonnier consacré aux théâtres, aux galeries d’art, aux boutiques d’artisans, aux restaurants et aux cafés. Le Young Centre for the Performing Arts, au 50, Tank House Lane, héberge depuis 2005 la Soulpepper Theatre Company, fondée en 1998 par 12 artistes dans le but de présenter un théâtre de répertoire, et l’école de théâtre du Collège George Brown. C’est aussi là que Pleiades Theatre, compagnie établie en 1997 par John Van Burek, que nous reverrons plus tard, donne à voir une partie de sa programmation. Le studio Ernest Balmer, au 9, rue Trinity ou au 15, ruelle Case Goods (selon la porte d’entrée), accueille certains des spectacles de la compagnie féministe Nightwood, formée en 1979, et de Tapestry Opera, dévouée aux créations canadiennes. Tout juste à l’extérieur de la Distillerie, au 26, rue Berkeley, se situe le Berkeley Street Theatre, domicile de la compagnie Canadian Stage qui y exploite deux scènes en plus du Bluma Appel Theatre, du St. Lawrence Centre, et d’un théâtre shakespearien de plein air à High Park. Née en 1988 de la fusion de l’ancienne troupe permanente du St. Lawrence Centre, CentreStage, et de la troupe alternative Toronto Free Theatre, la compagnie Canadian Stage avait pour mission première de devenir «un théâtre national, basé à Toronto, qui mettrait l’accent sur des œuvres canadiennes9». Dans ce théâtre grand public comme au Soulpepper, des «créneaux de la diversité10» viennent selon Ric Knowles remplir les programmations annuelles sans agir véritablement sur la composition ou les attentes du public. C’est pourtant au Berkeley Street Theatre que le Théâtre français de Toronto, institution professionnelle fondée en 1967 sous le nom Théâtre du P’tit Bonheur, présente la majorité de ses spectacles en français depuis la vente en 1987 de leur part de la cour Adelaide, ancien palais de justice partagé avec Open Circle Theatre et New Theatre.

    D’autres compagnies de théâtre, qui ont fait leur apparition dans l’urgence politique et créative des années 1970, ont pignon sur rue ailleurs dans la ville. Les théâtres alternatifs Tarragon Theatre, The Factory Theatre Lab et Theatre Passe Muraille, dont les mandats de création, de développement dramaturgique et de production de nouveaux textes dramatiques canadiens varient considérablement, se sont établis à l’est du centre-ville11. Pour le Tarragon, l’espace théâtral se situe au 30, avenue Bridgeman, de l’autre côté des rails du voisinage de The Annex. Le Factory s’approprie un manoir victorien au 125, rue Bathurst, au cœur du Fashion District. Le Passe Muraille convertit quant à lui une ancienne usine au 16, rue Ryerson, non loin du Factory. L’espace de création et de production The Theatre Centre, maintenant situé dans une ancienne bibliothèque au 1115, rue Queen ouest, hérite également d’une collaboration qui a pris forme à la fin des années 1970 entre des compagnies alternatives et queer, dont plusieurs sont maintenant disparues ou établies dans leur propre lieu. Après des années de nomadisme, le théâtre queer Buddies in Bad Times, par exemple, se rend maître de l’ancien domicile de Toronto Workshop Productions à l’ouest du centre-ville, au 12, rue Alexander, désormais le cœur du quartier gai et lesbien.

    Plusieurs compagnies de théâtre professionnelles explorent maintenant les formes interculturelles et plurilingues en produisant le travail d’artistes de couleur sur les petites et moyennes scènes de la ville: Aluna Theatre pour les artistes hispanophones transaméricains, b current pour les artistes noirs et diasporiques, Carlos Bulosan Theatre Company pour les artistes philippins-canadiens, Native Earth Performing Arts pour les artistes autochtones de plusieurs nations réunis à Toronto. Les compagnies Cahoots Theatre et Modern Times rassemblent quant à elles des artistes de la diversité pour explorer les possibilités du théâtre interculturel. Mais ainsi que l’explique Ric Knowles, qui a analysé l’action de ces formations,

    peu d’entre elles ont leur propre espace de production, et la plupart dépendant d’espaces de location au centre-ville ou de co-productions en lien avec des compagnies en résidence – habituellement Factory Theatre, Theatre Passe Muraille, Buddies in Bad Times, Native Earth au studio-théâtre Aki [au 585, rue Dundas est] depuis 2012, ou au Theatre Centre12.

    Ces compagnies traversent la ville, louent des espaces et coproduisent des spectacles pour assurer leurs projets interculturels et plurilingues, à l’image de la Ville Reine, comme le font maintenant le Théâtre français de Toronto, mais aussi le Théâtre la Tangente, compagnie professionnelle francophone dont le premier projet était présenté au Factory en 2000 et qui prépare, depuis, ses créations dans les locaux du Collège universitaire Glendon de l’Université York, à l’orée du parc Sunnybrook.

    Médiations de la langue française à Toronto

    Au sein de l’Ontario, et surtout dans l’ensemble des communautés de langue française en milieu minoritaire qui profitent de la politique provinciale de la Loi sur les services en français et de la politique fédérale de la Loi sur les langues officielles, Toronto fait figure d’exception, mais pourrait également être un modèle de ce qui est à venir. Plusieurs études sur la production culturelle de la francophonie ontarienne circonscrivent un «triangle franco-ontarien13» constitué de trois villes majeures: Sudbury dans le Moyen-Nord de l’Ontario, Ottawa à la limite est de la province et enfin, Toronto, la grande métropole anglo-canadienne au sud. De ces trois pôles, Sudbury est la pointe nordique mythique et le lieu identitaire de l’Ontario français14. Ottawa, pour sa part, est la capitale nationale, où l’industrie de la traduction est la plus active, en raison du bilinguisme officiel du Canada. C’est aussi l’espace investi par la majorité des institutions culturelles de la francophonie canadienne et ontarienne, qui y ont pignon sur rue15. Peu d’études se sont penchées sur le rôle de Toronto dans les arts francophones de l’Ontario, hormis deux textes-hommages du même auteur, Paul-François Sylvestre, le premier consacré aux écrivains de la ville et publié en 2007, le deuxième soulignant le cinquantième anniversaire du Théâtre français de Toronto (TfT) en 201616. Certaines œuvres littéraires franco-torontoises comme celle des poètes, essayistes et romanciers Hédi Bouraoui et Didier Leclair ont fait l’objet d’analyses sporadiques dans la perspective du transculturalisme, du multiculturalisme et de l’immigration17, des lignes de traverse qui reflètent en quelque sorte le slogan de la ville, «La diversité, notre force» («Diversity Our Strength»).

    Les scènes torontoises accueillent pourtant depuis longtemps des pièces de théâtre et des spectacles de langue française. Au Royal Alexandra, Ti-Coq de Gratien Gélinas est présentée en 1951 dans une traduction anglaise de Kenneth Johnstone et Gratien Gélinas, Le temps des lilas de Marcel Dubé en 1958 dans une traduction de Kenneth Johnstone18. En 1968, dans la foulée de l’engouement pour Expo 67 et à l’occasion du centenaire de la Confédération canadienne, quelques femmes canadiennes-françaises de la paroisse du Sacré-Cœur, Claudette Roy-Gobeil, Ghislaine Brassard, Yvette Godin et Madeleine Bastien, montent la pièce Le p’tit bonheur de Félix Leclerc et en reprennent le nom pour créer une compagnie de théâtre francophone. Puis, dans les années 1970, la scène torontoise s’ouvre à la dramaturgie du Nouveau théâtre québécois et à ses enjeux nationalistes écrits dans la langue du peuple19. En 1970, le Theatre Passe Muraille produit Notes from Quebec de Jean-Claude Germain dans une traduction de Paul Thompson, après quoi deux à trois productions professionnelles de pièces québécoises sont montées en anglais chaque année. Au Théâtre du P’tit Bonheur, on met en scène des textes de Jean Barbeau, Robert Gurik et Jean-Claude Germain aux côtés de ceux Jean Genet, par exemple, ou de la Franco-Ontarienne Marcelle McGibbon. Le directeur artistique du P’tit Bonheur, John Van Burek, et celui du Tarragon Theatre, Bill Glassco, se mettent alors à traduire l’œuvre de Michel Tremblay, la présentant souvent en français ou en anglais dans leurs institutions respectives. Tremblay demeure un favori des programmations du Théâtre français de Toronto, tout comme le répertoire de Molière, mais la compagnie montre également une ouverture à la création locale et aux coproductions franco-canadiennes. Au tournant des années 2000, des artistes torontois fondent de nouvelles compagnies pour explorer les frontières de leur discipline: Claude Guilmain et Louise Naubert mettent en place le Théâtre La Tangente, dont la mission est de présenter des créations interartistiques et intermédiales, alors que Sylvie Bouchard et David Danzon travaillent la danse et le théâtre au sein de la compagnie Corpus Dance Projects.

    Pour Jane Koustas et Louise Ladouceur, une «vision pittoresque du Québec d’avant la Révolution tranquille a été privilégiée dans le répertoire dramatique québécois présent en traduction anglaise à Toronto de 1951 jusqu’au milieu des années 198020.» Ce portrait ­changerait toutefois avec l’arrivée des dramaturgies «postidentitaires» de René-Daniel Dubois et Michel Marc Bouchard, de même que celle du théâtre de l’image, du corps et de l’interculturalisme de Gilles Maheu (Carbone 14) ou de Robert Lepage (Ex Machina), considérés comme «plus universel[s]21» par la critique torontoise. Ladouceur dénombre ainsi 43 pièces de théâtre québécoises ou franco-canadiennes traduites vers l’anglais entre 1985 et 2000; Alexandre Cadieux en compte davantage pour la période subséquente22. Les études de Cadieux, Koustas et Ladouceur s’intéressent cependant à la traduction théâtrale comme produit issu de relations interculturelles et esthétiques. Il n’existe pas, à l’heure actuelle, de vue d’ensemble critique des processus interculturels et interlinguistiques à Toronto, qu’ils prennent le français comme point de départ ou comme point d’arrivée.

    C’est une telle vue d’ensemble que je me propose d’esquisser pour les opérations de médiation que sont la traduction et le théâtre dans la zone urbaine de Toronto. La traduction et le théâtre sont deux modes de mise en relation qui rendent évidents la circulation interlinguale et (inter)culturelle de la ville, ses dispositifs institutionnels, ses traditions esthétiques, ses récits de vie et sa démographie. L’étude des villes en traduction, selon Simon, mène à un élargissement innovateur du concept même de la traduction, qui devient:

    une vaste catégorie d’échanges linguistiques qui comprend les pratiques translangagières, les projets artistiques plurilingues, l’activisme politique qui fait intervenir des mouvements mondiaux, les projets de changements toponymiques qui reterritorialisent symboliquement l’espace public et les changements d’identité individuelle qui sont des formes d’autotraduction23.

    Traverser Toronto, c’est donc s’enquérir de la culture matérielle de la ville, de ses récits et ses échanges translangagiers, une entreprise que Simon elle-même mène à bien dans Translating Montreal: Episodes in the Life of a Divided City dont le titre, dans la traduction française de Pierrot Lambert, Traverser Montréal. Une histoire culturelle de la traduction, a inspiré celui de ce livre24.

    Entendu comme mode de médiation urbaine, le théâtre permet quant à lui de mieux saisir la démographie linguistique d’une ville non seulement en termes de communautés de langue officielle en situation minoritaire, de locuteurs de langues patrimoniales et acquises distinctes parlées à la maison, au travail ou dans d’autres contextes, mais aussi en matière de publics occasionnels et itératifs appelés à participer à des activités culturelles et à leur propre communauté. En effet, suivant Michael Warner, un public n’est pas une foule: le rassemblement qu’il convoque a une raison d’être25. Un public n’est pas la somme des spectateurs, car il est davantage qu’un rassemblement particulier de corps réels dans un espace donné, bien qu’il puisse aussi être précisément cela. Un public est plutôt, ou aussi, l’évocation ou l’interpellation d’un corps social. Au même degré que la traduction, l’activité théâtrale peut être à la base d’une telle évocation ou interpellation. Ric Knowles fait cette observation en analysant la ville de Toronto comme summum du multiculturalisme et troisième métropole du théâtre de langue anglaise après Londres et New York26. Pour Knowles, l’enquête ethnographique sur la ville de Toronto et ses institutions théâtrales interculturelles nécessite une gamme d’outils théoriques et méthodologiques: la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour, le rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari, tel que repris et développé en «radicant» par Nicolas Bourriaud, l’hétérotopie de Michel Foucault et l’écologie du spectacle de Baz Kershaw. À partir de ces outils, Knowles conçoit la ville de Toronto comme un «espace hétérotopique, les hétérotopies étant comprises comme des écologies dans lesquelles le réassemblage du social peut se faire de manière relationnelle et rhizomatique27».

    Je partage avec Knowles une préoccupation pour l’ensemble des pratiques relationnelles qui se mettent en place dans une ville où les communautés et les publics sont loin d’être déjà constitués. Partout à Toronto, que la traduction se manifeste sur papier, dans la bouche des comédiens ou sur un écran au-dessus de la scène, elle est une pratique de médiation culturelle par laquelle le théâtre réassemble le social, construit un public hétérogène interpellé et regroupé dans un espace hétérotopique. Le public torontois de langue française se définit moins que les autres publics de la francophonie canadienne par des racines ethniques canadiennes-françaises ou acadiennes. Au Théâtre français de Toronto, cette réalité fait partie du processus d’interpellation à l’œuvre dans les choix de développement dramaturgique, de programmation et de traduction. Cité en entretien en 1986, son directeur John Van Burek explique sa vision des corps réels qui fréquentent l’institution et du travail d’interpellation à effectuer:

    Parce que nous sommes le seul théâtre professionnel de langue française, nous attirons des gens pour de nombreuses raisons différentes. Il y a beaucoup de gens qui viennent ici parce qu’ils veulent vivre leur langue; ils ne sont pas forcément intéressés par le théâtre. D’autres personnes viennent parce qu’elles s’intéressent au théâtre et à la culture, aux arts. Beaucoup d’anglophones viennent parce que c’est une façon de mettre en pratique leur français, ou parce qu’ils apprennent la langue; ils ne vont pas nécessairement au théâtre ou ne vont pas normalement voir des choses en français. Cela varie énormément. Il y a des francophones d’Europe, d’Afrique, du Québec, d’ailleurs au Canada. Leurs goûts, leur âge, leurs inclinations varient énormément, ce qui est assez enthousiasmant28.

    Quinze ans plus tard, le directeur artistique Guy Mignault identifie cinq différents groupes au sein du public du TfT: «des Franco-Ontariens de souche, des Québécois de passage à Toronto, des Européens, des gens qui utilisent le français comme langue seconde (les Africains, les Russes, etc.) et les francophiles et finissants des écoles d’immersion29». La complexité du public réel auquel s’adresse la compagnie, ainsi que «l’affirmation selon laquelle le TfT fait partie d’une communauté à construire et qui ne peut que chercher de nouvelles façons d’être francophone en milieu minoritaire» poussent Catherine Graham à stipuler, en 2001, que «le Théâtre français de Toronto se trouve engagé dans les débats les plus importants du monde postmoderne sur le rôle des arts dans les milieux qui n’ont ni histoire commune ni culture unique30».

    Pour une microhistoire médiatique de la traduction théâtrale

    Depuis 2005, l’institution minoritaire – et néanmoins majeure – qu’est le Théâtre français de Toronto est reconnue pour une autre pratique de traduction: celle du surtitrage des représentations en langue française vers l’anglais sur un écran situé au-dessus la scène. La compagnie propose ainsi ses spectacles à de nouveaux publics, caractérisés par un large éventail de capacités linguistiques en français et en anglais. Depuis l’arrivée de ce procédé dans les salles d’opéra au début des années 1980, les pratiques de traduction théâtrale existantes, jusque-là dominantes, se voient parfois menacées, parfois récupérées et transformées. L’observation au cœur de ce livre est la suivante: au tournant du millénaire, un virage médiatique majeur s’est produit de la traduction dramatique vers la traduction scénique, c’est-à-dire du travail sur papier destiné à la publication ou au travail sur scène vers celui, rarement publié, qui se fait sur ordinateur pour projeter les surtitres sur des écrans. Ce virage se combine à une prise en compte de nouveaux enjeux culturels provoqués et alimentés par la diversité des publics de théâtre de Toronto. Ce sont tous les aspects du virage de la traduction théâtrale torontoise que je cherche à étudier dans les pages qui suivent, en mettant à profit des outils de l’histoire de la traduction, de l’ethnographie des répétitions, puis de la génétique des textes et des spectacles.

    Ce livre présente un cheminement historique de la traduction et des traducteurs de théâtre à Toronto, de 1970 jusqu’au début de la décennie 2020. Ce cheminement sera abordé de manière chronologique afin de faire voir le quotidien matériel qui caractérise la vie entre les deux langues officielles du Canada, ainsi qu’entre celles-ci et plusieurs autres langues maternelles ou acquises. L’année 1970 marque les débuts de l’entreprise de traduction de John Van Burek, documentée en traductologie canadienne pour le désir qu’elle atteste d’importer le théâtre québécois à la ville, à la nation et au monde anglophones31. La trajectoire proposée prend la forme d’une microhistoire, d’abord parce qu’elle se penche sur un échantillon permettant d’explorer, à petite échelle, les expériences des acteurs de la traduction dans leur contexte quotidien, ordinaire, puis parce qu’elle envisage ces expériences comme

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