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Anne-Françoise
Anne-Françoise
Anne-Françoise
Livre électronique372 pages5 heures

Anne-Françoise

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À propos de ce livre électronique

Août 1792. Après avoir été prise en chasse par des révolutionnaires en furie, la famille de Grandmaison quitte la France in extremis, laissant derrière elle ses terres, sa fortune et ses titres de noblesse. Fuyant à bord d’un bateau de marchandise, elle arrive quelques semaines plus tard à Québec, avant de finalement élire domicile à l’île d’Orléans. Pour Anne Françoise, c’est un soulagement de se retrouver loin du monde qu’elle a connu, croyant enfin avoir échappé au mariage arrangé par son père avec l’infâme Ludovic Clifford. Or, après une visite au magasin général qui tourne mal, la jeune femme prend conscience qu’il ne sera pas si facile de faire sa place parmi les habitants du petit village. Comble de malheur, son prétendant revient la traquer en commettant des gestes plus perfides les uns que les autres pour forcer leur union. Heureusement, Gauvin Lebrun et ses proches, des insulaires voisins, prendront sous leur protection Anne-Françoise et tenteront de lui apporter leur aide. Mais ces aristocrates, arrachés à leur passé et inconnus de tous, pourront-ils un jour trouver leur place sur cette île majestueuse qu’ils peinent à apprivoiser ?
LangueFrançais
Date de sortie3 mai 2023
ISBN9782897836399
Anne-Françoise
Auteur

Sonia Alain

Sonia Alain écrit dans différents genres littéraires. Ces romances se veulent un mélange de passion, de suspense et d’émotions. Elle récidive ici avec Cléopâtre, une romance historique exaltante et envoûtante.

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    Aperçu du livre

    Anne-Françoise - Sonia Alain

    C1.jpg

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales

    du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre : Les inconnues de l’île d’Orléans / Sonia Alain

    Nom : Alain, Sonia, 1968- , auteure

    Alain, Sonia, 1968- | Anne-Françoise

    Description : Sommaire incomplet : tome 1. Anne-Françoise

    Identifiants : Canadiana 20220034206 | ISBN 9782897836399 (vol. 1)

    Classification : LCC PS8601.L18 I53 2023 | CDD C843/.6–dc23

    © 2023 Les Éditeurs réunis

    Illustration de la couverture : Jonathan Ly

    Les Éditeurs réunis bénéficient du soutien financier de la SODEC

    et du Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec.

    ReconnaissanceCanada.tif

    Édition

    LES ÉDITEURS RÉUNIS

    lesediteursreunis.com

    Distribution nationale

    PROLOGUE

    prologue.ca

    Imprimé au Canada

    Dépôt légal : 2023

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque et Archives Canada

    Titre.jpg

    De la même auteure

    chez Les Éditeurs réunis

    La promise du Viking, 2022

    Au gré des vents

    1. Aimeline, 2021

    2. Esther, 2022

    L’amante masquée, 2019

    Conquise : Parce que tu m’appartiens, 2019

    Annabel et Max : Adultes consentants, 2016

    L’amour au temps de la guerre de Cent Ans

    1. La tourmente, 2012

    2. L’insoumission, 2013

    Pour Sylvain, mon compagnon de vie au cœur d’or,

    qui, comme le personnage principal de ce roman,

    veille sur les siens.

    Je t’aime, mon amour…

    Ce livre est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnages ou des faits existants ou ayant existé ne saurait être que coïncidence fortuite, mis à part certains faits historiques concernant la Révolution française ainsi que certains événements en lien avec la création du Bas-Canada après la Conquête britannique.

    Prologue

    1789, une date fatidique qui marqua un tournant déterminant en France, celle d’un peuple décidant de se rebeller contre les injustices commises à son égard. Pendant que la noblesse et la Couronne profitaient des privilèges que leur accordait leur rang, les petites gens mouraient de faim. Ces pauvres hères n’en pouvaient plus de cette vie de misère, ce qui provoqua un vent de révolte dans les rues de Paris et dans les villages avoisinants. De son côté, la Cour continuait de dépenser de manière outrageuse, insensible à l’indigence qui sévissait au sein de la population, alors que les caisses de l’État étaient vides. Il n’en fallut pas plus pour que la France s’embrase et bascule dans une révolution dévastatrice…

    La rupture avec la royauté, les seigneurs et le clergé se révéla inévitable et définitive. La prise d’assaut de la Bastille fut le premier coup d’éclat. La chute de cette forteresse emblématique représenta une grande victoire pour les insurgés et envoya un message très clair au monarque : les habitants refusaient de vivre plus longtemps dans la servitude.

    Prenant conscience de l’ampleur de la situation, Louis XVI estima plus prudent de se soustraire, avec les siens, à la vindicte de ses sujets. Ce faisant, il causa sa perte. Pourtant, autrefois, on l’acclamait en criant des « Vive le roi ! » sur son passage. Il était alors considéré comme le père du peuple, le bien-faiteur, l’être suprême après Dieu. Malheureusement, sa fuite irréfléchie et la découverte de son désir de mater la rébellion avivèrent la rancœur des gens. Dès lors, la famille royale fut emprisonnée et placée sous bonne garde en attendant la tenue de son jugement. La République française venait de voir le jour…

    La disette et la peur n’étant d’aucune façon bonnes conseillères, il suffisait d’une petite étincelle pour mettre le feu aux poudres. D’autant plus que la nourriture continuait de se faire rare, ce qui contribuait à augmenter le mécontentement de la population, au point que les événements prirent une tournure incontrôlable. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les aristocrates furent à leur tour poursuivis par la population et conduits à la guillotine. Seuls les nobles qui acceptèrent de se départir de leurs richesses furent épargnés. Dans le cas contraire, des manoirs devinrent la proie des flammes, et des biens furent dérobés de force. La méfiance était désormais de mise ; qui sait, des espions ou des ennemis de la république se dissimulaient peut-être un peu partout, à l’affût du plus infime renseignement pouvant aider à la restitution de la monarchie absolue et de l’ancien régime. La suspicion s’était infiltrée dans les différentes strates de la population, instaurant un climat de terreur dans toute la France. Ce fut durant cette période que des seigneurs décidèrent de fuir avec leur famille, afin de préserver le peu qu’il leur restait…

    Asteriques.jpg

    Mai 1792

    De la fenêtre de sa chambre, Anne-Françoise jeta un coup d’œil angoissé à l’extérieur. Depuis quelque temps, elle percevait une tension palpable dans l’air, comme si la nature elle-même était sur le qui-vive et retenait son souffle. Pour la énième fois depuis deux heures, elle se demanda si des révolutionnaires se dissimulaient dans la forêt qui se trouvait en bordure de sa demeure, s’ils se préparaient à mener un assaut de paysans contre le manoir. Et si c’était effectivement le cas, quel sort leurs métayers réserveraient-ils à sa famille ? Se montreraient-ils justes, à l’image du seigneur des lieux ou pris d’une folie meurtrière ? Anne-Françoise fut parcourue d’un frisson d’horreur à cette perspective.

    Plusieurs aristocrates étaient devenus la cible de fanatiques au cours des derniers mois, et la France avait été mise à feu et à sang. L’estomac retourné, la jeune femme chercha à percer le couvert de la nuit. Le sommeil la fuyait depuis l’attaque perpétrée aux Tuileries trois jours plus tôt. Il faut dire que cinq mille nobles avaient été arrêtés et envoyés au cachot, pour la simple et unique raison qu’ils étaient de haut lignage, donc des ennemis de la Nation. L’anarchie la plus totale régnait dans le pays, une véritable insurrection.

    Anne-Françoise ravala un sanglot afin de ne pas alerter sa mère qu’elle savait éveillée. Le ventre noué par la terreur, elle croisa les bras sur sa poitrine dans une vaine tentative de réconfort. La mort rampait dans l’ombre, tel un animal affamé prêt à fondre sur sa proie. La jeune femme ferma brièvement les paupières. Son père, le comte Bertrand de Grandmaison, croyait la famille à l’abri dans son manoir en province, mais elle en doutait, tout comme sa mère, qui n’avait eu de cesse de prier son époux de quitter les lieux pour gagner l’Allemagne. Ce que plusieurs de leurs compatriotes avaient fait d’ailleurs. Mais Bertrand de Grandmaison demeurait sur ses positions, arguant qu’au grand jamais leurs métayers n’oseraient s’ériger contre lui puisqu’il se montrait un seigneur juste et bienveillant.

    À dire vrai, Anne-Françoise suspectait que c’étaient surtout ses richesses qui le retenaient au manoir, car depuis février, les révolutionnaires avaient décrété que les biens de toute personne quittant le territoire de la France seraient confisqués et déclarés possession nationale. Avec l’orgueil qui le caractérisait, il était à prévoir que le comte refuserait d’être dépouillé. Il était le descendant d’une longue lignée d’aristocrates, il n’était pas dit qu’il serait celui qui mènerait cette seigneurie ancestrale à sa perte.

    La poitrine oppressée par l’angoisse, Anne-Françoise tendit l’oreille. Elle entendait de l’autre côté de la cloison de sa chambre le va-et-vient de sa mère, ainsi que les murmures agacés de son père. Puis, l’horloge sonna les douze coups de minuit au rez-de-chaussée, la faisant sursauter. Tout comme la comtesse, Anne-Françoise était sur la corde raide. Comment son père pouvait-il rester insensible à la détresse des siens et afficher un tel stoïcisme ? N’avait-il pas conscience de la rancune qui rongeait le cœur des paysans ? Ne percevait-il pas les échos d’une colère sourde à peine réfrénée qui grondait au loin ? Pour sa part, Anne-Françoise était aux aguets.

    Incapable de dormir, elle demeura debout dans la noirceur, le front appuyé contre le carreau de vitre, ses pieds au chaud dans de gros bas de laine, son corps frigorifié enroulé dans un édredon. Comme elle enviait ses amies parties avec leur famille en Allemagne ! Mieux aurait valu qu’elle quitte le manoir avec l’une d’entre elles. C’était du moins ce que sa mère aurait souhaité, mais son père s’y était opposé, arguant que l’aînée de ses filles se devait de rester auprès des siens. De surcroît, le comte attendait la venue de Ludovic Clifford avec impatience. Anne-Françoise crispa les lèvres à la pensée de cet homme, ce qui en disait long sur l’opinion qu’elle se faisait de l’individu en question. C’était plus fort qu’elle. Dès que le regard calculateur et froid de Ludovic Clifford se posait sur elle, Anne-Françoise avait des frissons dans le dos, et le plus petit frôlement entre eux, aussi furtif soit-il, la révulsait. En réalité, cet aristocrate, de nationalité mi-anglaise du côté paternel et mi-française de celui maternel, la terrorisait et lui glaçait le sang. Une cruauté sous-jacente se dégageait de lui. De plus, il était si hautain que personne ne trouvait grâce à ses yeux.

    Anne-Françoise resserra les pans de l’édredon autour de ses épaules. Dès l’arrivée de Ludovic, ses fiançailles seraient annoncées par le comte, officialisant de cette manière l’entente qu’avaient conclue les deux hommes dans la tranquillité du bureau du manoir, et cela, sans même qu’elle ait voix au chapitre. La rancœur qu’elle nourrissait à l’égard de son père en fut d’autant plus renforcée, car sur ce point également, Bertrand de Grandmaison refusait de plier. Ne pouvait-il pas comprendre qu’il la vouait à une vie malheureuse en l’obligeant à épouser Ludovic Clifford ? Selon toute vraisemblance, non. Tout ce qu’il voyait, c’était le titre de noblesse de l’individu, ses relations avec la monarchie et les élites de la société, ainsi que les richesses qui allaient de pair avec son statut. Qu’il soit malveillant et cynique ne pesait aucunement dans la balance. Sa mère, en revanche, se montrait beaucoup plus inquiète, quoiqu’elle cherchât à le dissimuler. Mais Anne-Françoise savait que cette dernière avait eu vent des mêmes ouï-dire qu’elle en ce qui concernait l’homme. Dans les salons et à mots couverts, certaines femmes le disaient dominateur, intransigeant et brutal dans l’intimité d’une chambre. Anne-Françoise n’aurait jamais dû être au fait de ces rumeurs, considérées comme des ragots sans fondement d’après le comte, mais quelques âmes généreuses ou perverses avaient cru bon d’en informer la jeune ingénue qu’elle était. Un nouveau frisson remonta le long de sa colonne vertébrale.

    Une main plaquée contre sa poitrine, elle s’efforça de réfréner son angoisse. Elle devait cesser de nourrir de telles craintes, sinon elle n’arriverait pas à trouver le sommeil encore cette nuit, ce qui l’amènerait à se présenter de nouveau devant son père avec des cernes sous les yeux au petit matin. Une situation qu’elle voulait éviter à tout prix, de peur de subir une sévère réprimande. De plus, elle avait besoin de toute sa tête. Il était impératif qu’elle soit en pleine possession de ses moyens au moment de la visite de Ludovic Clifford.

    — Seigneur… Donnez-moi la force et le courage d’affronter mon destin, murmura-t-elle d’une voix sourde en levant le regard vers la voûte céleste.

    S’il y avait une justice divine en ce bas monde, cette folie prendrait fin sous peu. Le cœur lourd et le ventre noué par l’angoisse, Anne-Françoise s’apprêtait à regagner son lit lorsqu’une lueur tremblotante au loin attira son attention. Aussitôt, elle ouvrit sa fenêtre et se pencha à travers l’ouverture afin de tenter d’y voir plus clair. Une faible brise caressa sa peau, faisant virevolter quelques mèches rebelles autour de l’ovale de son visage. Dans le ciel, les nuages masquaient le halo lumineux de la lune ainsi que l’éclat scintillant des étoiles. Anne-Françoise plissa les yeux. Le chant des criquets résonna paisiblement dans l’air, avant de s’éteindre d’un coup sans raison. Elle fronça les sourcils, scruta les ténèbres, puis blêmit en percevant alors l’écho lointain de voix rageuses.

    Par réflexe, elle resserra l’emprise de ses doigts sur le cadrage en bois. Au bout du chemin qui menait à la route principale, des silhouettes sombres commençaient à apparaître sous la lumière diffuse de torches, tels des spectres ondulant dans la nuit. Une foule compacte s’avançait vers le manoir, similaire à une vague menaçante. Anne-Françoise sentit son sang se figer dans ses veines.

    Au même moment, la comtesse surgit en coup de vent dans la pièce, lui arrachant un couinement de terreur.

    — Descendez sur-le-champ au rez-de-chaussée ! lui ordonna cette dernière d’un ton presque hystérique. Votre père s’y trouve.

    Anne-Françoise eut un instant de panique en la voyant tourner les talons.

    — Mère ! cria-t-elle.

    — Dépêchez-vous, ma fille ! s’écria la comtesse avant de disparaître pour de bon.

    Anne-Françoise s’élança vers la porte de sa chambre le cœur en déroute et n’eut que le temps d’apercevoir sa mère s’engager dans la nurserie, où dormaient Joseph et Philomène, les deux cadets de la fratrie. Elle poussa une exclamation de frayeur lorsqu’elle fut agrippée avec brusquerie par le bras. D’emblée, elle tourna un regard terrorisé vers l’homme qui la bousculait.

    — Anne-Françoise, suis-moi ! rugit Albéric, l’aîné de la famille, en l’entraînant vers l’escalier.

    Obnubilée par la peur, elle n’opposa aucune résistance et se laissa tirer sans émettre une seule parole de protestation. Toutefois, en suivant son frère dans sa foulée, elle manqua une marche et faillit s’étaler de tout son long. Elle aurait pu se rompre le cou, n’eût été la rapidité des réflexes d’Albéric. Son frère grogna d’impatience en l’aidant à se redresser. Il n’y avait pas une minute à perdre, car dehors, le tumulte prenait de l’ampleur. Les émeutiers se rapprochaient, menés par un fervent patriote venu de Paris dans le but de galvaniser les troupes. La tension qui régnait dans la salle à manger du manoir était telle que, lorsqu’elle y pénétra avec Albéric, Anne-Françoise eut un hoquet d’incertitude. Elle perçut d’entrée de jeu l’agitation de son père alors qu’il échangeait vivement avec le régisseur du domaine. De toute évidence, le comte n’arrivait toujours pas à croire que ses métayers se soulevaient contre lui.

    Anne-Françoise aurait voulu le secouer pour l’obliger à ouvrir les yeux et à constater enfin ce qui lui pendait au bout du nez. Sa mère, qui venait de les rejoindre à son tour avec les deux plus jeunes, figea net en apercevant la scène. Mais elle se ressaisit rapidement, car le temps était compté.

    — Monsieur Hubert, y a-t-il un moyen de fuir cette foule enragée sans être remarqué ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

    — Fuir ? rugit son époux en se tournant d’un bloc vers elle. C’est hors de question ! Ramenez les enfants dans leur chambre et regagnez la vôtre, ajouta-t-il en désignant d’un doigt impérieux l’escalier menant à l’étage.

    — Quoi ? s’exclamèrent de concert son épouse et le régisseur.

    Le visage du comte s’empourpra davantage de colère. Mais avant que son époux ne puisse s’insurger outre mesure, Jeanne reprit la parole d’un ton coupant :

    — Avez-vous perdu l’esprit ? l’admonesta-t-elle. Ces gens n’aspirent qu’à nous envoyer au cachot, ou pire… Nous devons partir !

    La riposte sidéra le comte tant il était inhabituel que sa femme s’oppose à lui.

    — Non ! Nous…, prononça-t-il.

    Le reste de sa phrase ne fut qu’un murmure incompréhensible. Anne-Françoise écarquilla les yeux en voyant son père s’effondrer sur le sol parmi des débris de poterie. Elle leva la tête avec lenteur et fixa Albéric d’un regard abasourdi. Ce dernier tenait le pied d’un vase cassé entre les mains. Seigneur ! Son frère venait d’assommer le comte. Nullement troublé, Albéric se tourna vers le régisseur.

    — Hubert, dépêchez-vous de faire transporter le comte dans la berline et veillez à ce qu’il ne soit pas en mesure de se débattre à son réveil, ordonna-t-il avec aplomb.

    — Bien… monsieur, répliqua l’employé après une brève hésitation.

    Revenu de sa stupeur, il s’empressa de requérir l’aide de deux serviteurs costauds. Alors que les trois hommes s’exécutaient avec diligence, Anne-Françoise ouvrit la bouche pour parler, puis la referma aussitôt, incapable d’émettre le moindre son cohérent. Que venait-il de se passer ? Son frère semblait avoir vieilli du jour au lendemain et il avait agi d’une manière qui lui était totalement étrangère. Conscient du trouble que venait de provoquer son geste, Albéric adressa à sa sœur un signe de tête avant de se retourner vers Jeanne de Grandmaison.

    — Mère, suivez Hubert avec les petits. Une berline a déjà été préparée avec le nécessaire de base ainsi que quelques richesses, de quoi subvenir à nos besoins durant notre fuite. Je vous y rejoins sous peu.

    Anne-Françoise fut soufflée par l’audace de son aîné, qui allait à l’encontre de la volonté de leur père. Fallait-il qu’il soit certain de lui pour user d’un tel stratagème ! Cependant, force était de reconnaître que c’était grâce à sa prévoyance que toute la famille avait maintenant une chance de s’en sortir. Se secouant à son tour, Anne-Françoise se rapprocha de sa mère.

    — Venez, lui indiqua-t-elle en exerçant une pression dans le bas de son dos.

    Inquiète, la comtesse resserra son emprise autour des mains potelées de ses deux plus jeunes enfants et s’ébranla, entraînant sa progéniture à sa suite.

    Tout avait été si bien organisé par Albéric que, lorsque les émeutiers gagnèrent l’entrée du manoir, les de Grandmaison s’engouffraient dans la berline dissimulée à l’orée d’une route secondaire.

    — Ouvrez ! hurla le meneur en abattant avec fureur son poing sur le battant. Ouvrez au nom du peuple !

    1

    Dès que la berline s’ébranla, Anne-Françoise comprit que son existence venait d’être chamboulée et que les membres de sa famille et elle se dirigeaient tout droit vers des rivages inconnus. Il était évident qu’ils devaient quitter la France, mais elle ignorait pour quelle destination et pour combien de temps. Albéric était le seul qui détenait une partie de ces informations, mais il s’était installé à l’avant avec le cocher afin de pouvoir les défendre en cas d’attaque surprise. Elle ne pouvait donc pas l’interroger. Elle frôla son front du bout des doigts. À l’intérieur de l’habitacle, un silence lourd régnait, rompu uniquement par quelques gémissements apeurés de la part des plus jeunes de la fratrie.

    À cran, elle glissa le regard sur les siens, qu’elle distinguait tout juste à la lueur d’une lampe à l’huile fixée à la paroi interne de la berline. Son père était toujours inconscient, la nuque ployée sur sa poitrine. Quant à sa mère, elle demeurait droite et fière en dépit des nombreux cahots de la route raboteuse. La comtesse retourna un sourire bienveillant à sa fille. Étonnamment, Jeanne ne chercha même pas à réinstaller son époux plus confortablement. En réalité, elle lui en voulait énormément de les avoir placés dans cette situation périlleuse. Tout en secouant la tête avec lenteur, elle baissa les yeux sur les deux petits blottis contre elle et eut un pincement au cœur. Albéric et Anne-Françoise étaient assez solides pour affronter l’horreur des événements présents, mais Philomène et Joseph étaient jeunes et risquaient d’en rester marqués. Selon elle, aucun enfant ne devrait souffrir de la folie des hommes.

    À cette pensée, elle eut une brève prière pour la famille royale injustement emprisonnée, puis revint à Anne-Françoise, qui la fixait en silence, le regard perdu. Jeanne nota d’emblée la pâleur de sa fille aînée ainsi que ses doigts crispés sur les pans de l’édredon qui recouvrait toujours ses épaules.

    — Vous devriez dormir un peu, ma chérie, lui murmura-t-elle d’une voix ténue.

    Anne-Françoise cligna des paupières comme si elle sortait d’un état de torpeur, puis eut un hochement de tête à peine perceptible. Il lui était impossible de parler tant sa gorge était étreinte par la peur, encore moins de trouver le sommeil. Mais sa mère avait raison, aussi s’efforça-t-elle de chercher une position plus confortable. Au même moment, l’une des roues fut entraînée dans une ornière et provoqua une embardée. Sous la rudesse de la secousse, Anne-Françoise fut propulsée vers l’avant et tomba sur les genoux, aux pieds de sa mère. Les bras occupés à retenir les petits sur le siège, Jeanne ne fut d’aucune aide pour amortir la chute de sa fille et cilla en entendant un couinement de douleur. Quant au comte, il se réveilla en sursaut. En ouvrant les yeux, il sentit en élancement lancinant lui vriller le crâne. Lorsqu’il voulut palper sa nuque endolorie, il réalisa avec stupeur que ses mains refusaient de lui obéir. Il souleva promptement les paupières et poussa un grognement de mécontentement en apercevant ses poignets attachés au montant en métal de la voiture.

    — Qu’est-ce que cela signifie ? tonna-t-il en se démenant pour chercher à se libérer.

    Jeanne releva précipitamment la tête et fixa son époux avec froideur.

    — Rien ne sert de vous agiter de la sorte, déclara-t-elle platement d’une voix égale.

    Furieux, Bertrand lui lança un regard enflammé. Trop courroucé pour réfléchir judicieusement, il secoua de nouveau ses bras en pestant. Un petit cri d’effroi échappa à Philomène.

    — Cessez ! lança Jeanne avec dureté. Vous affolez les enfants.

    — Que diable si je heurte leur âme sensible ! Je suis retenu captif dans une satanée berline ! s’emporta le comte en haussant le ton.

    — Il suffit !

    La réplique de Jeanne claqua comme un coup de fouet dans l’habitacle.

    — Votre indignation n’a pas lieu d’être. Si vous ne vous étiez pas montré entêté et déraisonnable, nous n’en serions pas venus à une telle extrémité.

    Sidéré par l’aplomb et l’expression acariâtre de son épouse, Bertrand demeura coi quelques secondes. Jeanne en profita pour le toiser avec froideur, une lueur colérique dans le regard. Peu importait ce qui leur arriverait à tous deux. En revanche, elle refusait que l’on s’attaque à ses petits. Et s’il lui fallait pour cela les protéger de l’opiniâtreté de leur père, elle n’hésiterait pas une seconde à le sacrifier. Après tout, elle n’avait jamais aimé cet homme autoritaire et obtus. Tout au plus avait-elle enduré stoïquement ce mariage arrangé par leurs parents respectifs. Seuls ses quatre enfants trouvaient grâce à ses yeux. Ils étaient la lumière dans cette existence morne qui était la sienne. Voilà pour quelle raison elle ne supportait pas l’idée qu’Anne-Françoise soit fiancée de force à ce Ludovic Clifford. Jeanne avait passé combien de nuits blanches à chercher une échappatoire pour la plus vieille de ses filles, à tenter de trouver les mots justes pour infléchir la décision de son époux ! Peut-être que cette fuite précipitée serait la réponse à ses prières. Du moins, s’ils parvenaient tous à en réchapper.

    Bertrand, qui avait remarqué le changement survenu chez son épouse, se renfrogna. Jusqu’à ce jour, il avait apprécié le tempérament posé de Jeanne, l’aidant en cela à tolérer cette alliance dépourvue d’amour et de chaleur. Après tout, elle lui avait donné six enfants, dont quatre demeuraient en vie, ce qui n’était pas si mal. D’autant plus que l’aîné était un fils en parfaite santé et qu’Anne-Françoise était sur le point de conclure un mariage fort profitable pour les finances de la seigneurie.

    Une nouvelle secousse plus rude que les précédentes le ramena au moment présent. Il tira derechef sur ses poignets en marmonnant des propos peu élogieux. Anne-Françoise, qui était parvenue à se relever de sa chute, se recroquevilla dans le coin opposé de la banquette, le plus loin possible de son père. Se faisant, elle attira l’attention de ce dernier dans sa direction. Bertrand lui lança un regard courroucé.

    — Détachez-moi sur-le-champ ! tonna-t-il.

    Anne-Françoise blêmit davantage en se tassant sur elle-même.

    — Vous n’arriverez à rien en l’apostrophant de la sorte, décréta vertement Jeanne en pointant sa plus vieille du menton avant de revenir à son époux. Anne-Françoise n’a pas les clés. Elle ignore d’ailleurs où elles se trouvent. Tout comme vous, elle a été conduite précipitamment dans cette berline.

    Bertrand plissa les yeux de contrariété en contractant la mâchoire. Ce fut à ce moment qu’il remarqua l’absence de son fils aîné. Aussitôt, il en tira ses propres conclusions.

    — Cet ingrat sera déshérité, cracha-t-il avec hargne en serrant les poings.

    Comprenant à qui son mari faisait référence, Jeanne raidit l’échine.

    — Albéric n’est pas responsable de cette situation, si c’est ce que vous insinuez, mentit-elle avec un aplomb confondant. C’est moi…

    Anne-Françoise dut se mordre la lèvre inférieure pour ne pas émettre le moindre son. Par chance, elle avait la tête baissée et les mains enfouies dans son giron, ce qui lui évita de se trahir. Quant à sa mère, elle demeurait impassible, le port altier. Anne-Françoise était soufflée par l’audace et l’assurance de la comtesse.

    D’ailleurs, Bertrand semblait déconcerté par la fermeté dont faisait preuve son épouse. En réalité, il n’en revenait pas qu’elle ait osé s’ériger contre lui, ce qui ne cadrait pas avec son tempérament accommodant habituel. Pourtant, force lui était de constater qu’il ne la connaissait pas vraiment, et cela, en dépit des années qu’il avait passées à ses côtés.

    — Libérez-moi ! ordonna-t-il avec raideur.

    — Non ! répondit Jeanne d’un ton sec.

    — Pardon ? s’offusqua Bertrand, dont le teint s’empourprait davantage.

    — Si je m’exécutais, vous nous obligeriez à regagner le manoir, ce que je refuse.

    Le corps entier de son époux se crispa et une veine saillit sur son cou.

    — Je suis le seigneur de ces terres ! Vous me devez obéissance ! rugit-il.

    Effrayés par l’éclat de colère de leur père, les deux jeunes se pressèrent contre leur mère et enfouirent leur petit visage pâle dans le tissu soyeux de sa robe. Jeanne prit le temps de déposer un baiser rassurant sur le sommet de leur tête.

    — Je me dois de protéger mes enfants ! déclara-t-elle avec conviction en appuyant sur le « mes ».

    Aveuglé par la fureur, Bertrand n’eut pas conscience de cette subtilité.

    — C’est inutile, argua-t-il, insulté que son épouse remette en question son rôle de patriarche.

    — Au contraire ! Vous préfériez les garder au manoir, alors qu’ils n’y étaient plus en sécurité. Quel autre choix me laissiez-vous ? demanda-t-elle d’une voix un peu plus haut perchée.

    Bertrand perçut la fêlure dans l’intonation et en fut interloqué. Il s’apprêtait à répliquer lorsque la berline s’arrêta brusquement, propulsant de nouveau Anne-Françoise vers l’avant. Cette fois-ci, l’un de ses coudes heurta la barre de métal qui bordait le côté de l’habitacle, lui faisant monter quelques larmes aux yeux.

    — Que se passe-t-il ? s’énerva Bertrand.

    L’une des portières s’ouvrit à la volée, arrachant un hurlement d’effroi aux petits. Alors que Jeanne resserrait son étreinte autour d’eux, la silhouette d’Albéric se découpa dans l’embrasure.

    — Hubert vient de nous rejoindre à cheval, déclara l’aîné sans ambages. Il dit qu’il doit impérativement vous parler, mère.

    Anne-Françoise échangea un regard anxieux avec Albéric. Son frère l’ignorait, mais leur mère s’était entretenue sommairement avec l’intendant lorsqu’il les avait reconduits à la berline.

    — Anne-Françoise, demeurez avec Philomène et Joseph. Je reviens rapidement.

    Là-dessus, elle indiqua à son aînée de prendre place auprès des plus jeunes. Pris de panique, Joseph s’agrippa à la manche de sa mère.

    — Je ne serai pas longue, le rassura-t-elle en se libérant doucement de l’emprise. Votre sœur veillera sur vous durant mon absence.

    Alors qu’elle se préparait à descendre de la voiture, Jeanne fixa Anne-Françoise droit dans les yeux.

    — Restez hors de portée de votre père et faites la sourde oreille s’il tente de vous convaincre de l’aider.

    Bertrand voulut répliquer, mais alors qu’il s’apprêtait à l’invectiver, son épouse referma la portière derrière elle et se fondit dans la nuit. Anne-Françoise n’osa pas jeter un coup d’œil en direction du comte et s’enfonça plutôt dans le coussin recouvert de velours de la banquette, toute son attention rivée sur ses deux cadets. Afin de se donner contenance, elle entreprit de leur chantonner une berceuse à voix basse.

    Lorsqu’elle parvint à la hauteur du régisseur en compagnie d’Albéric, Jeanne n’était pas aussi sereine qu’elle s’efforçait de le laisser paraître. Avant même qu’Hubert n’ouvre la bouche, elle posa ses doigts tremblants sur l’avant-bras de son aîné. Ébranlé, Albéric posa un regard interrogateur sur sa mère. Il était surpris par son geste, car la comtesse ne lui avait pas démontré la moindre marque d’affection depuis ses douze ans.

    Une lueur trouble prit naissance dans les prunelles de Jeanne, mais Albéric n’en vit rien à cause de la noirceur environnante. À maintes occasions, Jeanne avait éprouvé le besoin de serrer son fils dans ses bras ou de passer une main aimante dans sa chevelure ordonnée pour l’ébouriffer un peu, mais depuis qu’il avait atteint l’âge de douze ans, son époux s’y était opposé. Selon lui, leur aîné devait s’endurcir. Jeanne

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