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La psychanalyse au regard de la philosophie et de la théologie
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Livre électronique594 pages9 heures

La psychanalyse au regard de la philosophie et de la théologie

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À propos de ce livre électronique

L’importance manifeste prise par la psychanalyse et, successivement, par la psychologie en général, s’explique en grande partie par le statut dont jouit la science moderne après avoir exclu la philosophie du champ des savoirs objectifs, c’est-à-dire fondés sur des preuves rationnelles. Avec cette circonstance aggravante, ici, que la psychanalyse et la psychologie étudient un objet sur lequel la philosophie a, non seulement, son mot à dire, mais encore, est la seule à pouvoir en saisir la véritable nature, puisque l’âme humaine est immatérielle et, de ce fait, échappe à toute méthode purement expérimentale. Rien d’étonnant, par conséquent, si la prétention de la psychanalyse à être autonome en vertu de son préjugé matérialiste aboutit à certaines conclusions irrecevables et désastreuses, en particulier lorsque les notions de responsabilité individuelle, de culpabilité et de devoir moral sont en jeu.
Ce sont toutes ces erreurs que ce livre veut expliquer et corriger, ce qui suppose, entre autres choses, qu’on redécouvre la valeur objective, c’est-à-dire véritablement « scientifique », de la philosophie, ainsi que sa capacité à définir le « statut épistémologique » de chaque science. D’où de longs développements spéculatifs nécessaires pour justifier nos conclusions et redonner à la vie affective sa véritable dimension et son dynamisme original. Cela permet ensuite de montrer qu’une étude des actes humains basée sur l’observation a tout de même sa raison d’être, à condition d’accepter de dépendre de la philosophie, mais aussi de la théologie, et d’être jugée par elles.

 
LangueFrançais
Date de sortie9 déc. 2022
ISBN9788832762983
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    Aperçu du livre

    La psychanalyse au regard de la philosophie et de la théologie - Benoît-Marie simon

    Introduction

    Relativement peu connu en dehors du cercle des spécialistes, Rudolf Allers¹, médecin, psychiatre et philosophe, né à Vienne en 1883, fut pourtant à ses débuts un disciple enthousiaste d’Alfred Adler. C’est dire assez qu’il a une réelle compétence pour juger de la psychanalyse. Or, voici ce qu’il a affirmé à plusieurs reprises :

    Personne de ceux qui ont pénétré l’esprit de la Psychanalyse, et qui, en même temps, sont tout à fait au courant de ce qui fait l’essentiel de la foi surnaturelle, ne peut croire que les deux soient compatibles. Il a été souligné, et par les catholiques et par les protestants, que la Psychanalyse est fondamentalement antichrétienne : il n’y a pas moyen de sortir de ce dilemme : on croira au Christ ou à la Psychanalyse².

    Et, comme le rapporte Louis Jugnet, il précise :

    Il serait tout à fait vain d’espérer faire avec Freud ce que les Pères de l’Eglise et les grands Scolastiques ont fait avec les philosophes grecs : chez ceux-ci, l’erreur était adventice, ou, du moins, éliminable. On avait affaire à des doctrines réalistes, objectivistes, respectueuses des valeurs rationnelles et éthiques. Ici, rien de tel : l’erreur est à la racine. Aucune « assomption » n’est possible³.

    Beaucoup objecteront qu’étant thomiste, Allers ne peut pas être neutre. Et si, au contraire, le réalisme de saint Thomas était un gage d’impartialité, dans la mesure où cette philosophie ne s’appuie que sur des évidences incontestables et des raisonnements rigoureux ! Quoi qu’il en soit, il n’est pas le seul à tenir un tel discours. On rapporte, par exemple, l’anecdote suivante :

    Un psychiatre catholique américain était allé trouver un des maîtres de l’analyse : Jung. Au bout de quelque temps, il demande à Jung s’il devait continuer, et celui-ci répondit : « Si vous êtes catholique et si vous tenez à le rester, il vaudrait mieux cesser de venir ici »⁴.

    Cette fois on ne suspectera pas Jung de connivence avec la foi ! D’où cette question : est-il raisonnable d’ignorer de telles mises en garde, alors même que la psychanalyse s’impose de plus en plus dans tous les domaines, y compris à l’intérieur de l’Eglise, et jusque dans les revues de spiritualité ? Au point que le psy remplace le prêtre, et que ce dernier est de moins en moins un maître spirituel.

    Comprenons bien. Il ne s’agit pas d’une simple discussion académique entre intellectuels. Nous assistons, en effet, à un changement radical dans la façon de concevoir la responsabilité individuelle, la notion de bien et de mal, le sens du devoir et de la vertu, celui de l’engagement et de la fidélité à la parole donnée, l’importance de la doctrine... Et, de toute évidence, la psychanalyse joue un rôle essentiel dans cette révolution qui touche les chrétiens eux-mêmes. J’en veux pour preuve le fait que l’on hésite de moins en moins à analyser les phénomènes mystiques à l’aide d’une grille de lecture psychanalytique. Depuis le livre du père Jean-François Six : La véritable enfance de Thérèse de Lisieux, Névrose et sainteté⁵, jusqu’au jésuite Michel de Certeau, cofondateur avec Jacques Lacan de l’Ecole freudienne de Paris, qui affirme, dans un entretien avec Mireille Cifali, à propos de son ouvrage La fable mystique⁶ :

    Or il est incontestable que l’amour mystique a des traits incestueux dans la mesure où il vise à surmonter cette coupure généalogique, à rejoindre ou retrouver une union entre le père (ou la mère) et la fille (ou le fils), à dépasser ainsi la classification instituante de société. […] Je voulais seulement souligner un fait, qui interroge, à savoir que l’inceste s’inscrit dans l’expérience mystique soit sur le mode d’une bisexualité qui prétend surmonter la différence sexuelle, soit sur le mode d’une unité qui vise à surmonter la division généalogique…

    Autre signe de cette mutation : la tendance actuelle à minimiser presque systématiquement la part de culpabilité personnelle et de péché de chaque individu, en invoquant, à sa décharge, la fragilité naturelle, les blessures subies, le poids de la culture, etc. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de plaquer sur l’être humain la lucidité des anges en ignorant sa fragilité et sa misère naturelles, mais, de même qu’en relâchant un coupable on est responsable des méfaits qu’il risque de commettre à nouveau, en n’aidant pas les hommes à prendre conscience de leur péché, là où il existe, pour s’en convertir et recevoir le pardon divin, on contribue à leur enfermement mortifère, et on les empêche d’expérimenter la puissance de résurrection de la miséricorde divine. Dans cette même logique, on ne croira plus qu’un cœur humain est fait pour se donner librement et définitivement. Bref, la question de savoir si on peut faire confiance à la psychanalyse est grave et lourde de conséquences pratiques. Car, ce qui est en jeu, c’est la façon d’envisager concrètement les rapports humains, l’amitié gratuite, la réalité du péché, le combat spirituel et, pour finir, la vie mystique elle-même.

    Tout ceci pour dire que l’on ne peut pas se soustraire indéfiniment à l’obligation de soumettre à un véritable examen critique, sans parti pris ni a priori idéologique, la psychanalyse, en particulier son droit à jouir de l’autorité propre aux sciences expérimentales ; ce que l’on ne saurait faire sans, d’abord, préciser ce qu’est la science, dans quelles conditions et jusqu’où elle est infaillible. Nous pourrons, alors, en tirer les conclusions qui s’imposent au sujet de la psychanalyste et de son impact sur la façon de concevoir la vie chrétienne. Mais comme cet examen ne peut se faire qu’à la lumière de la philosophie réaliste, et que la culture moderne la rejette, nous sommes bien obligés d’exposer les grandes lignes de cette philosophie, ce qui retarde d’autant l’étude proprement dite de notre sujet. C’est le prix à payer pour clarifier ce que nous mettons derrière les mots de philosophie, de métaphysique, de spiritualité, d’affectivité, de science, et justifier notre analyse. Malheureusement, et nous en sommes bien conscients, cela nécessite des développements austères et exigeants.

    On s’en doute, l’apparition de la psychanalyse a provoqué des réactions contrastées chez les catholiques. Nous n’évoquerons cette histoire complexe⁸ que très brièvement, et seulement dans un appendice, car, ici, nous nous intéressons principalement aux fondements théoriques de la psychanalyse. Nous constaterons que, très vite, l’Eglise s’est rendu compte qu’elle ne pouvait pas accepter certaines conclusions de la psychanalyse, rigoureusement inadmissibles. En même temps, surtout depuis l’affaire Galilée, le magistère ne veut pas prendre le risque de s’opposer à la science. D’où l’idée, pour échapper à ce dilemme, de séparer la « doctrine de la psychanalyse » et la « méthode psychanalytique ». Ainsi, écrit Agnès Desmazière : « Pie XII évite de condamner la théorie psychanalytique et préfère se placer au niveau des pratiques thérapeutiques en rejetant ‘la méthode pansexuelle d’une certaine école de psychanalyse. »⁹ Nous nous interrogerons aussi sur la validité et la portée de cette distinction qui jouit toujours d’un très large consensus chez les catholiques.


    1 Pour connaître sa pensée on peut lire le livre de Louis Jugnet : Un Psychiatre Philosophe – Rudolf ALLERS ou L’Anti-FREUD, Les éditions du Cèdre, Paris, 1950. Réédition Editions Saint-Rémi. BP 80. CADILLAC.

    2 ALLERS, The Successful Error, Sheed and Ward, London 1941, p. 197-198. V. Et encore : Das Werden der Sittlichen Person, Fribourg, Herder, traduit en anglais sous le titre : The Psychology of character, Trad. Strauss, Sheed and Ward, London, 1932, p. 317 et 318. Cité par Louis JUGNET, o. c., pp. 57-58 et 59.

    3 Louis JUGNET, o. c., p. 59.

    4 Rapporté, entre autres, par Louis JUGNET, Problèmes et Grands courants de la philosophie, 2è éd., Cahiers de l’ordre français, 1974, p. 134.

    5 Paris, Seuil, 1972.

    6 Paris, Gallimard, 1982.

    7 Michel de CERTEAU et Mireille CIFALI, Entretien, mystique et psychanalyse, Espaces Temps 80-81/2002, p. 156-175, p. 168 et p. 169.

    8 Voir le livre d’Agnès Desmazières, L’inconscient au paradis. Comment les catholiques ont reçu la psychanalyse, Paris, Payot, 2011.

    9 Agnès DESMAZIERES, ibid., p. 168.

    I – Remarques liminaires : la psychanalyse et les psychothérapies

    I, A – La psychanalyse

    Afin d’éviter toute équivoque, précisons bien que nous nous intéressons, ici, à la psychanalyse, c’est-à-dire à cette pratique thérapeutique fondée sur une théorie prétendant expliquer, à elle seule et de façon exhaustive¹⁰, comment fonctionne l’âme humaine, quelle est la nature des troubles mentaux et de la souffrance morale. Tout ceci alors que l’on rejette l’analyse philosophique de l’âme humaine, et que l’on se situe résolument dans une perspective matérialiste¹¹ qui ne croit qu’aux sciences expérimentales. Même si, dans les faits, il est impossible de tenir une telle position, en étant parfaitement cohérent et précis ; tout simplement parce qu’il est difficile de nier des vérités qui s’imposent d’elles-mêmes, et l’existence de l’esprit en fait partie. D’une part, parce que cela demande une vigilance de chaque instant, qui forcément se relâche parfois, et alors, la force de l’évidence joue à nouveau, mais sans obtenir droit de cité. D’autre part, parce qu’elles ont des effets visibles que l’on ne peut pas ignorer, même si on refuse de les attribuer à leur juste cause et que, corrélativement, on les dénature. Prenons l’exemple du métabolisme, des tropismes et des réactions quasiment « mécaniques » au milieu extérieur d’un organisme vivant. A première vue, on pense tout expliquer par le couple action – réaction. Et pourtant, si l’on est honnête, on s’apercevra très vite qu’il faut bien faire intervenir une intelligence organisatrice ayant inscrit, dans la substance en question, une orientation aveugle vers des fins particulières. En effet, toute finalité, et donc tout ordre, suppose une intelligence. Le matérialiste le nie, sans pouvoir cependant ignorer totalement la présence concrète de cet ordre. Il doit donc attribuer à la matière des propriétés qui, en réalité, dépassent ses possibilités¹², mais en les déformant. Comment, dans ces conditions, ses explications pourraient-elles être claires, et les mots qu’elles utilisent avoir un sens précis, toujours le même ? Une chose est sûre, en tout cas, le terme de matière ne désigne pas la même réalité chez un matérialiste et chez celui qui la distingue soigneusement de ce qui est immatériel. Plus généralement, il semble bien que cette confusion soit caractéristique de la phénoménologie.

    Quoi qu’il en soit, la psychanalyse est résolument matérialiste. C’est évident dans le cas de Freud¹³, cela vaut pour ses successeurs, même lorsqu’ils prétendent prendre leurs distances avec le fondateur de la discipline. On peut d’ailleurs se demander jusqu’où ils s’en désolidarisent, au vu de la réaction extrêmement violente de la corporation à la publication du Livre noir de la psychanalyse¹⁴ dénonçant les tricheries du maître, dont Michel Onfray montre la mauvaise foi en concluant :

    Le livre noir proposait un débat sain, utile : les adversaires ont décidé qu’il n’aurait pas lieu. […] L’épais dossier de presse du Livre noir – plus de 200 pages – fait honte à la presse française et à quelques noms bien connus de l’intelligentsia hexagonale…¹⁵

    Tous les psychanalystes ne sont pas freudiens, ils peuvent même, à l’occasion, contester le maître, comme ce fut le cas de Jung, d’abord disciple fervent de Freud, puis adversaire déclaré de son pansexualisme. Mais cela ne change rien à l’affaire, car ils ne remettent pas en question sa prétention d’étudier la psyché sans s’appuyer sur la philosophie réaliste de l’âme comme esprit et forme du corps. Bref, tous les courants distincts, voire antagonistes, en lesquels la psychanalyse s’est vite morcelée prétendent s’inscrire dans une démarche scientifique qui ne doit rien à celle de la philosophie. Au point même que dans leur quasi-totalité les psychanalystes refusent à cette dernière toute légitimité à juger de leurs méthodes et à leur fournir des lumières, comme l’affirme explicitement K. Stern :

    Les analyses du précédent chapitre sont peut-être discutables, mais à coup sûr, la philosophie n’a rien à y voir. Discuter les postulats fondamentaux de la psychanalyse sur un plan philosophique serait tout aussi aberrant que d’examiner certains principes de la physique dans une perspective métaphysique. Ce que nous pouvons dire, c’est que la doctrine psychanalytique telle que nous l’avons exposée dans le chapitre précédent n’est nullement incompatible avec la conception chrétienne de l’homme ; bien plus, elle s’y intègre parfaitement. Il n’y a d’ailleurs là rien d’étonnant si, comme nous le pensons, les découvertes psychanalytiques sont des vérités d’expérience. Toute vérité n’est-elle pas une partie de la Vérité¹⁶.

    On notera que K. Stern parle de la psychanalyse en général, de sorte qu’il est inutile de multiplier les citations. Du reste, c’est précisément cette prétention au statut de science qui est le fondement de l’autorité dont jouit la psychanalyse chez nos contemporains. Mais, suffit-il de se prétendre scientifique pour l’être ? Et surtout, qu’est-ce qu’une science ? Et encore, les différentes disciplines scientifiques le sont-elles toutes pareillement, et jouissent-elles toutes du même degré de certitude ? Ces questions, il est légitime de se les poser, à condition d’avoir la lumière et l’autorité nécessaires. Et c’est bien le problème. En effet, avant le siècle des lumières, on répondait tranquillement que c’était de la compétence exclusive de la philosophie. Mais depuis, tout a changé. Et de nos jours, non seulement la philosophie a perdu ce rôle directeur, mais encore elle n’est même plus considérée comme une véritable science. Ce pour quoi la psychanalyse a le champ libre.

    Nous contestons résolument cette révolution épistémologique qui aboutit, inéluctablement, au matérialisme. Cela nous amènera à nous interroger, sans parti pris, sur ce qu’est la science, à examiner les différentes façons dont elle se réalise, et enfin, à montrer qu’il n’y a pas de place, dans ce tableau, pour une science expérimentale (au sens où la physique, par exemple, est une science expérimentale) de la psyché. A partir de là, il deviendra évident que le simple fait de prétendre être, sinon opposé, du moins indépendant de la philosophie, interdit à toute psychanalyse, quelle qu’elle soit, d’être une science, et surtout, l’empêche de saisir la véritable nature d’un élan affectif, ce qui apparaîtra encore plus évident lorsque, après avoir exposé les vérités philosophiques essentielles sur le sujet, nous examinerons les principales notions de la psychanalyse.

    Nous n’avons parlé que de la psychanalyse, mais nous n’ignorons pas qu’elle n’est pas la seule à étudier la dimension psychique de l’homme. Il faut donc dire un mot de ces autres disciplines.

    I, B – Les psychothérapies, la neurologie, la psychiatrie

    I, B, 1 – Les psychothérapies

    La question reste ouverte de savoir si, sans s’appuyer explicitement sur une philosophie correcte de l’âme humaine, mais sans la contester non plus, on peut, uniquement à partir d’observations, constituer un savoir pratique, capable par conséquent de définir certaines règles générales et d’aider la personne à surmonter certains troubles de la perception ou du comportement, à dépasser certaines phobies ou angoisses, et à vaincre certaines incapacités mentales (par exemple la difficulté de se concentrer ou encore celle de ne pas se laisser submerger par ses émotions, etc.). Il est évident que oui. En effet, dans la mesure où on n’atteint pas d’un coup la vertu et la maîtrise de soi, mais que l’on y arrive péniblement en s’y exerçant, on peut admettre que certains efforts, précis et relativement universels, produisent une amélioration dans les réactions, les troubles et le comportement des individus. De même, il y a une façon intelligente de lutter contre nos défauts et nos péchés¹⁷, en cherchant le point où nous avons une réelle marge de manœuvre. Enfin, lorsqu’une personne a été privée de l’attention, de l’affection et de l’éducation dont son esprit a besoin pour se développer, on peut chercher en tâtonnant quelle est la meilleure façon de lui redonner tout cela, un peu comme on a découvert que lorsque quelqu’un a été privé de nourriture pendant longtemps, il faut le réhabituer progressivement. Et comme la nature humaine est partout la même, il est possible, à force d’observations, de découvrir tout un ensemble de conseils pratiques. Par ailleurs, nos échecs peuvent aussi être le résultat de l’attention que l’on accorde ou pas aux opérations à accomplir et de la façon dont on s’y applique ou pas. Là encore, il est possible de mettre au point des exercices ou des techniques, par exemple pour mieux respirer, se relaxer, gérer son sommeil, etc.¹⁸, qui auraient un peu le même effet que la gymnastique sur le corps ou l’entraînement chez le sportif. On l’aura compris, dans cette hypothèse, tout cela n’aura d’efficacité que si la personne est bien disposée par ailleurs ; ce qui est une tout autre histoire et ne dépend d’aucune technique ou méthode à appliquer. Dernière remarque, on peut observer que, généralement, tel péché ou tel désordre engendre tel autre vice ou telle attitude, telle tentation produit la plupart du temps tel effet, à condition – et c’est important de le souligner – que l’on y succombe, ce qui n’est jamais automatique. Quoi qu’il en soit, dans le meilleur des cas, on expliquera un état particulier par un acte singulier contingent, et, qui plus est, sans que le processus en question soit nécessaire. Bref, d’une part, on n’assigne pas la cause propre du phénomène, d’autre part, on ne découvre pas une loi, au sens précis que nous lui donnerons dans la suite de cette étude.

    Tout ceci pour dire qu’il y a de la place pour d’autres thérapies que celles proposées par la psychanalyse, parmi lesquelles les plus connues sont les thérapies cognitivo-comportementales (TTC)¹⁹.

    Reste un problème : la plupart de ces psychothérapeutes ignorent la nature profonde d’un acte de connaissance ou d’amour, et même ce pour quoi une passion sensible n’est pas un phénomène purement physique. Or, la dimension spirituelle commande tout le reste, et le fait que la perception et les émotions soient des actes intentionnels (c’est-à-dire liant d’une façon non matérielle un sujet à un objet) interdit d’imaginer pouvoir tout résoudre et tout comprendre à l’aide d’observations, fussent celles de plus en plus pointues de la science. Voilà pourquoi, en définitive, comme nous le faisions remarquer, on ne peut aider que celui qui a trouvé le vrai sens de la vie humaine et décidé de tout mettre en œuvre pour l’atteindre. Or, ce but, même la philosophie est incapable de le définir²⁰, seule la foi le connaît. D’où cette conclusion : ces psychothérapies doivent rester une sagesse pratique s’appuyant sur la philosophie naturelle implicite chez tout homme droit. Ainsi, elles respecteront le rôle fondamental dans l’équilibre personnel de ce qui échappe à toute méthode expérimentale : les choix profonds, la conscience morale, le fait d’adorer Dieu ou, au contraire, de refuser de le faire, l’impact du péché, l’expérience d’une amitié vraie et désintéressée, la recherche de la vérité. Bref, ces réserves étant posées, on peut imaginer que des psychothérapies puissent avoir leur légitimité²¹. Arrêtons-nous un instant sur le cas de Torey Hayden²², parce qu’il est emblématique.

    I, B, 1, a – L’exemple de Torey Hayden

    Pour planter le décor, voici ce que Torey Hayden dit à propos des enfants dont elle s’occupe :

    Certains de ces enfants vivent avec de tels cauchemars hallucinés dans leur tête que le moindre geste est chargé de terreur inconnue. Certains vivent dans une violence et une perversité que les mots sont impuissants à dire. Certains vivent sans la dignité que l’on accorde aux animaux. Certains vivent sans amour. Certains sans espoirs. Pourtant ils supportent. Et généralement ils acceptent, ne sachant comment faire autrement.²³

    Mais, à la différence d’un Freud, elle ne cherche pas, d’abord, à bâtir une théorie sur l’âme humaine et ses disfonctionnements. Et surtout, elle ne construit pas a priori un schéma censé expliquer mécaniquement les conséquences des traumatismes subis par ces enfants, elle s’emploie simplement à atteindre leur intelligence et leur cœur, parce qu’elle est convaincue que, quoi qu’ils aient pu vivre, ces facultés gardent leur élan naturel vers la vérité, la bonté, l’amour, la vie. Même si, bien sûr, elle n’ignore pas qu’elles sont fortement perturbées dans leur fonctionnement. Bref, elle s’efforce d’entrer en contact avec eux et de les aider à progresser, sans toutefois prétendre en faire des gens normaux. En d’autres termes, elle cherche à définir un art, c’est-à-dire une sagesse pratique, et non une science. Et il consiste, entre autres choses, à inventer des moyens permettant à ces enfants perturbés d’exprimer leurs difficultés et d’en parler, afin de découvrir, avec l’aide de quelqu’un possédant une certaine sagesse et expérience, des réponses. Pour croire que cela puisse porter des fruits, il faut être convaincu, peut-être sans se l’être jamais formulé explicitement, que l’intelligence et le cœur ne sauraient être irrémédiablement détruits ou tordus, même s’ils sont étouffés et empêchés. Et comme, dans le cas présent, les obstacles agissent surtout de l’extérieur²⁴, ils peuvent être « contournés », en quelque sorte, à force d’attentions concrètes²⁵ et d’inventivité pour s’adapter à chacun et trouver le moyen de le désarmer ou de l’encourager. En somme, elle les traite en personnes douées de liberté, sans pour autant ignorer leurs difficultés, ni leurs combats. Ce pour quoi, par exemple, elle fixe des règles, et elle attend d’eux qu’ils les acceptent de plein gré. Pour cela, elle cherche d’abord à gagner leur confiance, sans quoi ils ne sortiront jamais de leur isolement. Mais gagner, ici, signifie obtenir qu’il la lui donne sincèrement et librement. Ainsi commence-t-elle la journée par une discussion²⁶.

    Un jour, elle reçoit dans sa classe une petite fille, Sheila, particulièrement enfermée en elle-même et agressive²⁷. Elle cherche à la comprendre ou, plus exactement, à se frayer un chemin jusqu’à elle, toujours à l’aide de cette connaissance presqu’innée que nous avons tous de la nature humaine, pour peu que nous ne la contrariions pas par des a priori idéologiques, culturels et philosophiques. Ainsi, écrit-elle : « je baissai les yeux sur elle et elle leva les siens vers moi. Je crus apercevoir, l’espace d’une seconde, une émotion autre que la haine vaciller dans ses prunelles, et qui n’était pas la colère. La peur ? »²⁸.

    Ensuite, et cela confirme qu’au fond elle la traite comme une personne digne de ce nom, elle lui explique les règles auxquelles elle devra se soumettre²⁹ :

    Vois-tu, une des activités que l’on doit faire ici consiste à parler. Je sais que c’est difficile quand on n’en a pas l’habitude. Mais ici, on parle, c’est une partie importante du travail. La première fois est toujours la plus dure, et il arrive même que l’on pleure. Ce n’est pas grave, ici on peut. Mais il faut parler. Et un jour ou l’autre, tu parleras. Plus tôt tu te décideras, mieux ce sera. (Je la regardai, m’efforçant de soutenir son regard impassible.) Me suis-je bien fait comprendre ?³⁰

    Et cette remarque, qui montre bien qu’elle ne la considère pas comme le simple jouet de pulsions inconscientes³¹ :

    La fureur assombrit son visage. Je redoutai ce qui arriverait si toute cette haine explosait soudain, mais je tentai de refouler mon inquiétude et de n’en rien laisser paraître dans mes yeux. Cette petite fille savait fort bien déchiffrer un regard.³²

    J’ai indiqué, en note, ce qu’elle pense des dossiers accompagnant les enfants. Dans celui de cette petite qui retrace une enfance faite d’abandon, de violence, etc., elle s’arrête sur le fait que, aux dires de son père, elle ne pleure jamais. C’est bien le propre de l’esprit de finesse que de discerner, au milieu de nombreux détails plus ou moins importants, celui qui est le signe de quelque chose de profond. En même temps, elle ne prétend pas en percer le secret, elle conclut simplement, et, encore une fois, cela montre à quel point elle cherche à établir avec cette petite fille une relation humaine, et non à appliquer un protocole : « Ce ne serait pas une enfant facile à aimer, car elle faisait tout pour ne pas l’être. Elle ne serait pas facile non plus à éduquer. Mais elle n’était pas inaccessible »³³. En tout cas, Torey ne se réfugie pas derrière une théorie³⁴. Et, par ailleurs, elle est parfaitement consciente qu’ayant eu une enfance protégée, elle ne peut pas comprendre parfaitement ces enfants ; aussi s’appuie-t-elle sur son assistant qui, lui, a vécu dans les mêmes conditions qu’eux³⁵.

    Bref, en s’appuyant sur ce sens commun que nous évoquions, elle écoute, elle cherche, elle se laisse toucher :

    Mais ma colère s’était apaisée, et tandis que je l’observais, la pitié m’envahit. […] Elle vivait dans un univers où la confiance n’existait pas, et se défendait de la seule manière qu’elle connût³⁶.

    Au fond, elle s’évertue à apprivoiser cette petite fille – on pense spontanément au Petit prince de Saint Exupéry³⁷ –, à la désarmer en la surprenant et en touchant son cœur. Mais, pour que cela sonne juste, il faut que Torey s’intéresse à Sheila gratuitement, et non par simple obligation professionnelle ou pour obtenir quelque chose d’elle ou pour se débarrasser d’elle, et sincèrement, c’est-à-dire parce que toute personne mérite notre attention et notre respect (la forme minimale de l’amour du prochain) au lieu d’être un faire-valoir, une aide, un serviteur ou un courtisan. Et, comme jamais personne ne s’est comporté de cette façon avec elle et que, comme tout être humain, elle a un cœur fait pour aimer et être aimé, Sheila est d’abord surprise, puis touchée. Tout le monde en conviendra, cela ne requiert pas des connaissances théoriques exceptionnelles, ni non plus une analyse philosophique de la personne humaine poussée. Cela demande juste du cœur, de l’attention, du courage et de la finesse, mais aussi de la fermeté. Ainsi, par exemple, au tout début, Torey dompte Sheila un peu comme on dompte un animal, c’est-à-dire en lui faisant sentir qu’elle n’échappera pas, et en faisant appel à l’instinct de soumission envers l’autorité inscrit dans la nature humaine, pour peu qu’elle montre son vrai visage, lequel n’a rien à voir avec le désir de dominer ou d’écraser en usant d’une violence brute, arbitraire et tyrannique :

    Pendant un moment qui sembla une éternité, elle se déchaîna avec une telle violence qu’une douleur lancinante se mit à battre dans mon crâne. Puis soudain, contre toute attente, elle se tut et me foudroya du regard, avec une expression de haine si pure que le peu d’assurance qui me restait fondit complétement…³⁸

    Mais, et c’est un point névralgique, Torey ne cède pas. Et puis, au bout d’un temps très long, c’est finalement Sheila qui se rend, parce qu’elle se laisse toucher par cette attention qui lui semble invraisemblable, comme le prouve cette remarque adressée à Torey : « je crois que tu être folle, toi aussi »³⁹. En fait, Sheila capitule, parce qu’elle le veut bien. L’attitude de Torey lui en a donné l’occasion, aussi parce que, dans ce contexte, la reddition en question devient quelque chose d’attirant. Il n’empêche, le fait que Sheila ait finalement cédé, n’est pas le résultat mécanique d’une quelconque méthode employée par Torey. Et c’est précisément parce qu’elle fait appel à la liberté de Sheila, et donc qu’elle court le risque de l’échec, que Torey peut obtenir de la petite fille qu’elle décide de revenir.

    Bien sûr, Sheila n’est pas exempte d’orgueil. Torey ne s’y arrête pas et préfère voir, par exemple dans le fait que Sheila n’a accepté d’écrire qu’après un long combat et beaucoup de patience, la simple « peur de l’échec »⁴⁰. Torey ne prétend pas tout comprendre. Elle est libre par rapport à ce qu’elle a appris dans ses cours de psychologie. La preuve, elle sait qu’en s’impliquant affectivement comme elle le fait, elle va contre toutes les règles, et elle l’écrit. Mais son instinct lui dit qu’elle ne peut pas ne pas le faire⁴¹. Et c’est cet instinct qui souvent la guide, et lui fait mettre en pratique, en fait, des vérités philosophiques qu’elle serait bien incapable d’expliquer, et qui, sans doute, sont même en opposition avec la culture à laquelle elle adhère. Par exemple, elle demande à ses élèves de poser des choix libres, preuve qu’elle croit qu’ils en sont capables ; dans le même temps, elle a une idée très floue de la culpabilité, comme le prouve l’absence totale de la notion de péché dans cet écrit. Elle croit que le cœur humain reste toujours capable d’aimer et d’être aimé. Ce qui est vrai dans son fond ontologique ; mais elle ne cherche pas à savoir si la liberté peut l’étouffer d’une façon irrévocable. Heureusement, la révolte de Sheila est plus d’ordre animal que spirituel. Comment Torey Hayden se comporterait-elle devant un refus lucide, libre, froid et déterminé ? Il est vrai, aussi, que normalement le cœur d’un enfant n’a pas eu le temps de s’endurcir comme celui d’un adulte.

    Autre limite : elle croit que le cœur humain renferme des réserves d’espérance. Et c’est presque le fond de sa philosophie de la vie. Ce n’est pas faux ; mais sont-elles suffisantes pour affronter la dureté du monde ? D’ailleurs, Torey est en difficulté et ne sait que répondre lorsque Sheila exprime son incompréhension devant la réalité du mal :

    La douleur de Sheila s’infiltrait, à travers mon chemisier, ma peau et mes os, jusqu’à mon cœur.

    Elle leva enfin les yeux.

    - Des fois, je me sens vraiment seule.

    Je hochai la tête.

    - Ça s’arrêtera un jour tu crois ?

    J’acquiesçai de nouveau, lentement.

    Oui, un jour je pense.

    Sheila soupira, s’écarta de moi et se leva.

    - Un jour, ça arrive jamais vraiment, n’est-ce pas ?⁴²

    Et puis, plus loin :

    Elle leva les yeux.

    - Ce que je comprends pas, c’est pourquoi les bonnes choses s’arrêtent toujours.

    - Tout à une fin.

    - Non pas tout. Pas les mauvaises choses. Elles finissent jamais.

    - Si elles finissent. Si on le veut vraiment. Pas aussi vite que nous aimerions parfois, mais elles ont une fin comme tout…⁴³

    Torey ne sait que renvoyer au désir d’espérer et de vivre inscrit au fond du cœur humain. C’est flagrant, par exemple, lorsqu’au moment de la séparation, Sheila lui promet :

    Je serai sage. (Elle leva vers moi un regard solennel). Pour toi.

    Je secouai la tête.

    - Non, pas pour moi. Sois mignonne pour toi.

    Elle me fit un petit sourire mystérieux…⁴⁴

    En réalité, seule la foi offre une réponse au pourquoi du mal et nous donne la certitude que nous ne sommes jamais abandonnés, puisque Dieu nous aime et que son amour est éternel et tout puissant. Or, c’est en Jésus-Christ que nous découvrons cet amour.

    Cela étant, Torey Hayden écoute son instinct, et il est juste, alors même qu’il est en contradiction avec la pensée dominante à laquelle elle adhère, quoique sans y avoir réfléchi, et surtout, et ce point est décisif, sans contester volontairement ce que découvre une philosophie respectueuse de la réalité. C’est la raison pour laquelle elle peut aider ces enfants, et acquérir toute cette expérience, laquelle constitue un art, fruit d’observations, de réflexions, de confrontations avec la sagesse des autres, etc. Au fond, en lui donnant l’amour que l’on donne à une personne, elle permet au cœur de Sheila de s’ouvrir, exactement comme lorsqu’on offre la lumière à une intelligence, cette dernière s’éveille. En même temps elle ne prétend pas, à elle seule, lui apporter le bonheur :

    - Pourquoi tu continues pas à me faire du bien comme avant ? Dit-elle enfin.

    - Parce que ce n’est pas moi qui te fais du bien. C’est toi. Je suis là simplement pour que tu saches que quelqu’un se soucie de toi. Que quelqu’un se préoccupe de ce qui peut t’arriver. Et où que tu sois plus tard, je m’inquiéterai toujours de savoir comment tu vas.⁴⁵

    Tout ceci montre bien l’abîme qui sépare la psychanalyse de ce type de psychothérapie. Ainsi, Torey Hayden considère les émotions et les élans affectifs tels qu’ils apparaissent au sens commun, sans chercher à les définir, ni à l’aide d’une analyse philosophique, ni non plus avec des notions pseudo-scientifiques comme celle de pulsion, etc. De cette façon, elle évite de les dénaturer, même si elle n’en a pas une connaissance explicite claire. Voilà pourquoi, comme nous le disions, il s’agit d’un art, c’est-à-dire d’un ensemble organisé de connaissances, comprenant des règles ayant fait leurs preuves quant à leur efficacité, mais aussi des réflexions sur la meilleure façon de les appliquer pour atteindre le but fixé (construire quelque chose, soigner un malade, composer de la musique, etc). Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, de science⁴⁶. Une telle psychothérapie a tout son sens, et sera d’autant plus efficace qu’elle s’appuiera, non seulement sur une philosophie correcte, mais aussi sur les vérités que seule la foi peut nous révéler. En tout cas, elle ne saurait aller contre cette philosophie et ces vérités de foi, sans entraîner de gros dommages.

    I, B, 2 – La neurologie et la psychiatrie

    On peut très bien insister sur la dimension intentionnelle (et, s’agissant de l’esprit, purement immatérielle) de tout élan affectif, ainsi que de tout acte de connaissance, sans oublier, pour autant, que l’âme humaine n’est pas pur esprit, mais la forme d’un corps qu’elle anime et qui, de ce fait, est doué d’animalité, c’est-à-dire de perceptions, d’imaginations et de passions sensibles, lesquelles sont aussi (mais pas uniquement, et il est important de le souligner) l’acte d’un organe physique. Ce dernier peut être plus ou moins perturbé, et on peut agir sur lui, comme sur tout organisme, pour corriger certains disfonctionnements, qui peuvent être d’ordre physique. Et dans ce cas il faut intervenir avec des médicaments : c’est, avant tout, de la compétence de la psychiatrie⁴⁷, laquelle dépend de la neurologie comme la médecine dépend de la biologie. Le problème, ici, est de déterminer le lien entre l’organe physique (essentiellement le cerveau) et la perception ou l’émotion sensible, d’une part, et entre cette dernière et la pensée rationnelle ou la volonté, d’autre part. S’agissant du premier point, rien ne peut remplacer l’observation, étant donné que l’on ne saurait déduire de la connaissance imparfaite que nous avons de la nature de l’acte de connaissance sensible sa dépendance vis-à-vis de l’organe physique. De ce fait, la neurologie peut être une véritable science expérimentale. S’agissant du deuxième point, en revanche, les choses sont plus subtiles. En effet, les actes spirituels ne sont pas, comme les perceptions ou les émotions, à la fois, une opération irréductible à un pur phénomène physique et l’acte d’un organe. Néanmoins, ils doivent abstraire leur objet à partir d’une expérience sensible, même si, pourtant, aucun élément matériel n’entre dans leur essence. Comment celui qui ignore cette distinction peut-il saisir l’impact de ce qui est sensible sur ce qui est rationnel ? Tout au plus pourra-t-il constater que, en présence de certaines lésions du cerveau, les expressions de la vie intellectuelle que l’on rencontre communément, sont absentes. Mais, d’une part, la non-communication n’est pas synonyme d’absence totale de conscience, et d’autre part, la nature de cette corrélation n’est pas d’ordre physique. Nous y reviendrons. Disons simplement que, de même que l’œil doit être frappé par la lumière pour voir quelque chose, l’intelligence doit pouvoir abstraire ce qu’il y a d’intelligible dans une expérience sensible pour être en contact avec son objet et s’animer. En conséquence, lorsque la connaissance sensible est trop perturbée pour présenter à l’intelligence la lumière intelligible qui va la solliciter, celle-ci reste inerte. Non pas parce qu’elle est incapable de fonctionner, mais parce que rien ne vient la provoquer. De la même façon que, dans le noir, nous ne voyons rien, et pourtant nous ne sommes pas aveugles. Ajoutons que, précisément parce que la pensée n’est pas l’acte d’un organe physique, aucune cause créée ne peut la blesser. De sorte que, en admettant qu’elle ne puisse pas abstraire un objet, rien n’empêche que d’autres causes (Dieu, les anges…) le lui présentent, puisqu’encore une fois, il ne s’agit pas d’une image physique. De toute évidence, seul le philosophe est à même de comprendre ces choses, tandis que le scientifique s’arrêtera à ce qu’il observe. S’il reconnaît son ignorance, il ne tombera pas dans l’erreur. En revanche s’il passe de l’affirmation : « Je constate que chez les sujets affectés par telle ou telle lésion on n’observe pas les manifestations habituelles de la pensée », à cette autre : « La pensée rationnelle (ou du moins telle pensée rationnelle) s’identifie à l’activité physique que j’observe dans cette partie du cerveau, puisque la lésion de cette dernière l’empêche d’exister », il conclut faussement. C’est une chose, en effet, de dire : « Je vois ceci », c’en est une autre de prétendre : « Il n’y a que ce que je vois », ou encore : « Ce que je ne vois pas n’existe pas ».

    Tout ceci pour dire que l’interprétation des observations de la part du neurologue est sujette à caution. Elles sont valables, s’il s’en tient à son domaine de compétence. Elles ne le sont plus, s’il se mêle d’expliquer la nature profonde de ce qu’il étudie. Malheureusement, personne n’est neutre par rapport aux questions philosophiques. Aussi est-il pratiquement impossible à celui qui adhère au matérialisme de se cantonner dans ces limites. Reste, alors, à faire le tri entre le simple énoncé du résultat de ses expériences – à supposer qu’elles soient rigoureuses – et la théorie qu’il bâtit, à partir de ces faits, mais aussi à coup d’hypothèses. Et c’est ce à quoi doit s’employer le philosophe.

    I, B, 2, a – Un exemple : Oliver Sacks

    Dans son livre L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau⁴⁸, Oliver Sacks décrit des troubles de la perception, de la mémoire, de la conscience de soi et des autres, plus surprenants les uns que les autres. A propos du cas qui a donné son titre au livre en question, il écrit :

    Rien ne lui était familier. Visuellement, il était perdu dans un monde d’abstractions inertes. Manifestement, il avait totalement perdu contact avec le monde visuel réel, de la même façon qu’il n’avait plus, pour ainsi dire, de « soi » visuel.⁴⁹

    Sans surprise, tout ce qui modifie ou endommage l’organe physique de la perception perturbe logiquement cette dernière. Et nous avons expliqué pourquoi seule l’observation permet de vérifier jusqu’où. Quant à mesurer l’impact que cela a sur la pensée rationnelle, la citation précédente montre qu’il faut être prudent, et que, en tout état de cause, il faudrait savoir exactement ce qu’est la pensée rationnelle, ce qui est de la compétence exclusive de la philosophie. Là encore, étant donné que l’intelligence abstrait à partir de la connaissance sensible, lorsque cette dernière est perturbée, on peut imaginer que les informations que l’on en tire peuvent être faussées, et donner lieu à des conclusions erronées, ou même ne pas « parler » à l’intelligence qui, de ce fait, reste « muette ». Mais jusqu’où et pourquoi ? Impossible de répondre, sans une analyse philosophique des données expérimentales.

    Non sans finesse, le docteur Sacks précise ce qui, selon lui, manque à son patient : « Il ne pouvait manifestement pas porter de jugement cognitif, bien qu’il fût très prolixe lorsqu’il s’agissait d’émettre des hypothèses cognitives ». Et il ajoute une remarque intéressante : « C’est qu’un jugement est une opération intuitive, personnelle, globale et concrète – nous ‘voyons’ les choses les unes par rapport aux autres et par rapport à nous-mêmes. Or, c’était précisément cette disposition, cette aptitude à établir un rapport, qui manquait au docteur P (même si son jugement, dans tous les autres domaines, était rapide et normal). »⁵⁰ Nous aurons l’occasion de reparler du jugement. Disons simplement, d’une part, qu’il s’agit ici du jugement d’existence, c’est-à-dire celui qui fait le lien entre ce que l’on saisit d’une chose avec notre intelligence par abstraction et la réalité concrète d’où nous l’avons abstrait. Cela ne préjuge pas de sa capacité à voir le lien entre deux objets de pensée, et affirmer par exemple que « Le tout est plus grand que la partie », ou que « Tout effet a une cause ». D’autre part, cette incapacité concerne la vue, tandis que, lorsque la musique intervient, notre patient retrouve le contact avec la réalité, comme l’explique sa femme : « … il fait tout en chantant. Mais, s’il est interrompu et perd le fil, il s’arrête complètement, ne reconnaît plus ses vêtements – ni son propre corps. Il chante tout le temps – il y a les chants du repas, les chants de l’habillage, les chants du bain, un chant pour tout. Il ne peut rien faire sans en faire un chant. »⁵¹

    Hélas, comme le confesse notre auteur, la neurologie est, elle aussi, marquée par le matérialisme :

    Le jugement est sans doute la première faculté du cerveau ou de la vie supérieure – même si la neurologie classique, dont les modèles ressemblent à ceux de l’informatique, l’ignore ou l’interprète mal. Et, si nous nous demandons comment on peut en arriver à une telle absurdité, nous trouvons la réponse dans les postulats et l’évolution de la neurologie elle-même. Car la neurologie classique (comme la physique classique) a toujours été mécaniste – depuis les analogies mécaniques d’Hughlings Jackson jusqu’aux analogies informatiques actuelles⁵².

    Cela étant, la neurologie n’est pas, de soi, matérialiste ; elle l’est du fait de ceux qui la pratiquent. En revanche, la prétention de la psychanalyse d’expliquer la vie intérieure de l’homme autrement qu’avec la philosophie est une posture qui, de soi, est matérialiste.

    Citons, pour finir, un dernier cas, celui du Marin perdu, parce qu’il illustre de façon saisissante l’aspect mystérieux du rapport entre les désordres de la perception, tout particulièrement ceux de la mémoire sensitive, et leurs conséquences mentales. L’amnésie dont il souffre est telle que le docteur Sacks demanda un jour aux sœurs catholiques qui le soignaient : « Pensez-vous qu’il ait une âme ? ». Elles lui répondirent : « Observez Jimmie à la chapelle et jugez par vous-même ». Et voici ce qu’il constata :

    C’est ce que je fis. J’en fus impressionné et profondément ému, car je vis alors chez cet homme une intensité et une stabilité de concentration et d’attention que je n’avais encore jamais remarquée et dont je ne le croyais pas capable. Je l’observai : il était agenouillé, en train de communier ; je ne pouvais douter un instant de la plénitude et de la totalité de sa communion, du parfait accord entre son esprit et celui de la messe. Il participait à la sainte communion avec une intensité plénière et sereine, dans un état de concentration et d’attention totales. A ce moment-là, le phénomène d’oubli, le syndrome de Korsakov disparaissait et n’était plus même concevable, car, cessant d’être à la merci d’un mécanisme défaillant ou défectueux celui de phrases ou de souvenirs dépourvus de signification, il se trouvait absorbé dans un acte engageant tout son être, qui portait du sens et de l’émotion en une unité et continuité organiques, unité et continuité si consistantes qu’elles ne laissaient place à aucune fissure.⁵³

    Il est intéressant de constater que, pour expliquer cela, le docteur Sacks se tourne vers la philosophie, même si c’est celle de Bergson et que, de ce fait, la façon dont il conçoit la pensée et la distingue de l’action morale n’est pas suffisamment précise et juste :

    Jimmie qui était si totalement perdu dans le temps « spatial », était parfaitement organisé dans le temps « intentionnel » au sens bergsonien du terme ; ce qui était fugitif, insupportable comme structure formelle, était parfaitement stable, parfaitement maîtrisé comme art ou comme volonté. Il y avait même quelque chose qui perdurait ou survivait⁵⁴.

    Ce qui l’amène à cette conclusion, dont la portée est considérable :

    […] La science empirique, l’empirisme, ne tient pas compte de l’âme, ni de ce qui constitue et détermine l’être humain comme sujet. Peut-être y a-t-il là une leçon à la fois philosophique et clinique : dans le syndrome de Korsakov, dans la démence ou dans d’autres catastrophes du même genre, si graves que soient les dégâts organiques qui entraînent cette dissolution « humienne », il reste toujours la possibilité entière d’une restauration de l’intégrité grâce à l’art, la communion, le contact avec l’esprit humain : et cette possibilité demeure même là où nous ne voyons de prime abord que l’état désespéré d’une destruction neurologique.⁵⁵

    I, C – Conclusion

    Après ces considérations sur les psychothérapies, la neurologie, la psychiatrie, une question demeure : est-il concrètement possible de se cantonner dans une attitude aussi modeste et respectueuse de ce qui échappe au non-philosophe ignorant totalement ce qu’est l’esprit ? On peut en douter. Ainsi, par exemple, lorsqu’Oliver Sacks examine les visions de sainte Hildegarde, il affirme de façon péremptoire : « La nature de ces descriptions et de ces dessins ne fait aucun doute : ils sont indiscutablement d’origine migraineuse et illustrent même bon nombre des types d’auras visuelles… »⁵⁶ Et pourtant, le cas de Torey Hayden prouve que cette modestie n’est pas, de soi, impossible !

    En revanche, il ne fait aucun doute que la psychanalyse, elle, franchit cette barrière. Rien d’étonnant, par conséquent, si Freud a pu dire : « la psychanalyse est comme le Dieu de l’Ancien Testament, elle n’admet pas qu’il y ait d’autres Dieux. »

    ⁵⁷


    10 Dans son livre Le crépuscule d’une idole, L’affabulation freudienne (Grasset, Le livre de Poche, 2019), Michel Onfray écrit ceci, à propos de cette prétention de la psychanalyse de tout expliquer : « La psychanalyse se présente comme une vision du monde totalisante ayant réponse à tout et proposant un concept, l’inconscient, avec lequel subsumer la totalité de ce qui a eu lieu, a lieu et aura lieu sur la planète. Elle fonctionne comme une métaphysique de substitution dans un monde sans métaphysique : la Première guerre mondiale a effacé tous les points de repères éthiques, moraux, religieux, la psychanalyse offre de quoi construire une religion dans une époque d’après la religion. » (p. 564).

    11 Distinguons bien celui qui affirme ne voir que des réalités matérielles et ignorer s’il en existe d’autres, et celui qui, au contraire, proclame comme une vérité universelle et absolue qu’il n’y a que les réalités matérielles ; sous-entendu, rien d’autre ne peut exister. Par définition, une telle assertion est rigoureusement indémontrable. On ne voit pas comment, en effet, on peut passer de l’affirmation « on ne voit que des réalités visibles », à cette autre « donc il n’y a que les réalités visibles ». D’autre part, lorsque l’on juge que tout est matière, le sujet de la phrase ne peut pas être synonyme de « la somme de tous les êtres matériels », car alors il s’agirait d’une tautologie. Il signifie donc « tout être possible et concevable ». Mais alors il faut que l’on puisse penser des êtres qui ne soient pas matériels pour formuler la question et y répondre ! Ce qui renvoie à cette autre interrogation : d’où vient ce concept de tout être ? Seule réponse possible, il faut bien que lorsque nous saisissons ce concept d’être nous sachions qu’être un être n’est pas synonyme d’être matériel. Bref, si le matérialisme pratique n’implique pas d’incohérence manifeste, il n’en va pas de même lorsqu’il se présente comme une doctrine ! Comment, dans ces conditions, une intelligence peut-elle y adhérer ? Seule explication : vouloir que le monde de l’esprit n’existe pas. Ce qui est le contraire d’une recherche honnête et sans parti pris de la vérité.

    12 Un peu comme si on voulait expliquer

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