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Le TEMPS DES CHAGRINS, T. 1
Le TEMPS DES CHAGRINS, T. 1
Le TEMPS DES CHAGRINS, T. 1
Livre électronique405 pages5 heuresLe temps des chagrins

Le TEMPS DES CHAGRINS, T. 1

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À propos de ce livre électronique

1883, Lowell, Massachusetts. Ouvrière dans une usine de textile près de la gare,  Adeline Murray tombe amoureuse de son patron, James Peterson. Or, lorsque ses parents découvrent ce secret honteux, ils décident de l’envoyer chez une tante à Québec afin d’éviter un scandale. Le matin du départ, accablée par un profond chagrin, elle se sent incapable de
monter dans le train et s’enfuit clandestinement.

Après des jours de cavale, Adeline est recueillie par Colum, le fils du propriétaire d’un riche domaine. Sa grand-mère Anna prend sous son aile la jeune femme épuisée qui s’entête à garder le silence sur son passé. Alors qu’on unit son destin à celui de l’héritier de la famille dans l’espoir d’améliorer le sort des deux esseulés, cette alliance devient malheureuse et plonge la nouvelle mariée dans un cauchemar.

Chavirée, Adeline entre au couvent pour sauver son honneur. Bien qu’elle y apprenne le métier d’infirmière et décroche un emploi gratifiant dans un hôpital, elle aspire encore à un amour épanoui. James éprouvait-il pour elle les mêmes sentiments ?
Le reverra-t-elle un jour ?
LangueFrançais
ÉditeurÉditions JCL
Date de sortie13 févr. 2019
ISBN9782894316566
Le TEMPS DES CHAGRINS, T. 1
Auteur

Nicole Villeneuve

Nicole Villeneuve est née en 1940 dans le bucolique village de Sainte-Jeanne-D'Arc, au nord-ouest du Lac-Saint-Jean. Graduée de l'école Normale des soeurs du Bon-Pasteur à 17 ans, elle œuvre dans des écoles primaires de Chicoutimi comme enseignante, puis comme directrice. Détentrice de diplômes en Enfance inadaptée de même qu'en Sciences religieuses, tous les deux réalisés à l'UQAC, elle a aussi complété une maîtrise en administration scolaire. Madame Villeneuve s'intéresse également au monde immobilier et minier. Passionnée des mots depuis toujours, Nicole Villeneuve débute dès le début de sa retraite la rédaction de la trilogie Effusions, publiée entre 2010 et 2012. Graziella : Les Premières Notes est son premier roman édité chez JCL à l'automne 2013. Il raconte l'histoire d'une jeune fille d'origine modeste qui tente avec fougue de faire sa place dans la bourgeoisie chicoutimienne du début du XXe siècle.

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    Aperçu du livre

    Le TEMPS DES CHAGRINS, T. 1 - Nicole Villeneuve

    Titre.jpg

    De la même auteure

    aux Éditions JCL

    Graziella

    1. Les premières notes, 2013

    2. La partition, 2014

    3. Le concert, 2015

    À mon grand-père

    Exilé, sensible, malheureux, on regrette sa famille,

    et surtout la douceur de l’amour maternel.

    André Maurois

    Première partie

    1

    Lowell, samedi 18 août 1883

    En se basant sur le filet de lumière qui perce la fenêtre nue, Adeline présume qu’il est environ quatre heures. De la chambre des filles, elle perçoit les bruits quotidiens qui indiquent que la modeste maison de la rue Fletcher a repris vie.

    Elle a entendu sa mère tempêter contre les deux cadets, Mathieu et Baptiste, qui ont claqué la porte presque aussitôt. Son père et son frère Jean ont ensuite quitté les lieux pour se rendre à l’usine de ballots de coton. Une journée pareille à toutes les autres ! pense-t-elle.

    La jeune fille saute du lit tout doucement, sans réveiller sa sœur Laure, qui dort avec elle.

    De ses deux mains, elle masse le bas de son dos pour soulager ses vertèbres. Le vieux matelas de plumes la fait souffrir depuis quelques semaines. Elle étire les bras vers le sol, puis les lève lentement vers le plafond de planches brutes qu’elle semble tenter de toucher. Chacun de ses mouvements s’accompagne de la prière silencieuse qu’elle récite avec ferveur depuis onze mois : Mon Dieu, faites qu’il m’aime assez pour me marier un jour !

    Adeline est amoureuse en secret de James Peterson, son patron. Jusqu’à tout récemment, elle nourrissait peu d’espoir d’attirer son attention. Et, enfin, le 4 juillet, jour de son seizième anniversaire, Dieu a fait un miracle. Il a permis que ses parents lui accordent la permission d’aller au parc avec Emma Couturier. Et c’est dans ce paradis de verdure que, par hasard, les deux amies ont rencontré leur patron. Qu’un homme de sa classe sociale leur adresse la parole les a étonnées. Comme si la distance entre patron et employé n’existait plus, ils ont marché en se joignant aux promeneurs du dimanche. Sans en avoir l’air, il lui a caressé délicatement la main. Son sang s’est alors figé et de drôles de sensations se sont réveillées dans son ventre. Le faisait-il exprès ? Était-il attiré par elle comme elle le souhaitait tant ? Abordé soudain par l’une de ses connaissances, il les a laissées s’éloigner. Jusqu’à son départ du parc, elle a espéré en vain qu’il revienne.

    Depuis ce jour, au travail, James Peterson s’attarde souvent à son ourdissoir et examine de ses yeux de velours le travail qu’elle tente habituellement de faire à la perfection. Parfois, ils se croisent dans les étroites allées entre les machines. Il en profite alors pour l’effleurer de l’épaule ou de la main. Adeline ferme les yeux et jouit des effets enivrants que son contact délicat produit sur sa peau. Dieu lui tient-il rigueur de ce plaisir qu’elle en éprouve ? Un ravissement que son corps réfute difficilement, plus fort que sa volonté. Si, un jour, par hasard, ils se retrouvaient seuls dans un endroit isolé, aurait-elle le courage de résister à son charme ? Ou encore, celui d’entamer une discussion qui l’éclairerait sur les sentiments réels qu’il éprouve pour elle, avant de tomber dans le piège du péché ? Le seul souvenir de ses touchers subtils paralyse sa volonté, son bon jugement, l’empêche de songer au déshonneur dans lequel une chute l’entraînerait. Sa mère éprouvait-elle des sensations aussi fortes en compagnie de son Thomas avant leur mariage et encore aujourd’hui ? La gêne la retient d’aborder le sujet avec celle qui lui a tant de fois répété de se méfier des garçons.

    — Mon Dieu, faites qu’il m’aime assez pour me marier un jour ! Et que, jusque-là, je sois assez forte pour combattre ce que mon corps et mon âme désirent plus que tout !

    En réitérant sa prière, Adeline se départit de sa chemise de nuit et passe son uniforme de Lowell Girl, qu’elle déteste. Le lin écru est rugueux et érafle sa peau. L’encolure au ras du cou l’étouffe. De plus, la manche longue, bouffant au poignet, constitue une entrave au travail de précision qu’elle doit accomplir. En outre, l’ourlet qui découvre la bottine brune lacée jusqu’au mollet n’a rien d’attirant pour les garçons. Elle espère de toute son âme que son amoureux secret aura l’occasion de la voir habillée dans sa toute nouvelle tenue du dimanche, cousue dans un tissu bleu soyeux qui met ses yeux pers en valeur.

    En remontant en chignon sa chevelure blonde, elle jette un regard circulaire dans la chambre. Sa sœur Myriam, neuf ans, est allongée de travers dans son lit. Elle profite de tout l’espace avant que la petite Sarah, qui dort encore dans la chambre des parents, vienne occuper la place libre.

    Son attention va plus particulièrement à l’étroite couche à une place dans laquelle s’agite Violette, sa petite sœur de cinq ans. Adeline s’est levée plusieurs fois pendant la nuit pour en prendre soin. Elle s’inquiète sérieusement pour cette enfant chétive qui lutte contre la contagion depuis déjà quelques jours. Pendant l’été, beaucoup de jeunes enfants sont atteints du choléra, de la diphtérie, de la fièvre typhoïde ou des autres maladies contagieuses qu’engendre la pauvreté dans les ghettos de migrants. L’idée que sa petite sœur meure brutalement de la méningite, comme le frère de sa plus grande amie, Emma Couturier, lui fait monter les larmes aux yeux.

    Elle se retourne vers le lit qu’elle vient de quitter et balaie de ses deux mains le tablier qui couvre presque entièrement son uniforme de travail.

    — Laure, lève-toi, il est l’heure, ordonne-t-elle, sinon nous allons être en retard ! Tu sais que les patrons sont pointilleux et qu’ils ne laissent rien passer. La moindre incartade, et on nous montre la porte. Productive, productive, il faut être productive… Toi, comme tu ne travailles que depuis quelques jours, tu dois faire tes preuves.

    Sa jeune sœur reste étendue sur le dos, les yeux clos.

    — Laure, tu n’as pas compris ? C’est l’heure ! Si tu retardes, nous n’aurons pas le temps de déjeuner.

    — Oui, je me lève, répond l’adolescente d’une faible voix ensommeillée.

    — Es-tu certaine que tu vas bien ?

    — Pas vraiment…, dit-elle en hésitant. Tu comprends ? La période du mois…

    — Je sais ce que tu veux dire. Mais tu n’as pas le choix de faire ton possible pour que rien n’y paraisse. Dépêche !

    — Va déjeuner, je te rejoins le plus tôt possible. Je ne serai pas en retard, je te le jure. Tu m’apporteras une tranche de pain que je mangerai en chemin, veux-tu ?

    — Oui, sœurette. Tu es sage. Je t’aime, dit-elle avec une réelle affection dans la voix.

    Laure a treize ans à peine et, déjà, elle est obligée de suivre les traces d’Adeline dans le monde exigeant du textile. Cela attriste sa grande sœur, mais quoi faire d’autre quand on n’a fréquenté l’école qu’un minimum et que les parents n’arrivent pas à joindre les deux bouts ?

    Il y a huit ans, dans l’espoir de s’enrichir, la famille a quitté la ville de Québec pour suivre le courant migratoire vers les filatures de l’est des États-Unis, mais, Adeline le voit bien, le choix qu’ils ont fait ne leur permettra pas d’atteindre les objectifs qu’ils avaient en tête. Ce n’est pas le cas de James Peterson, un homme très distingué, qui a eu la chance de s’instruire et de faire partie du monde des affaires, en Angleterre. Décidément, les différences qui la séparent de celui qu’elle aime sont immenses. Même si, soucieuse d’attirer son attention toute spéciale, elle a réussi à adopter un langage châtié.

    À la longue, ses efforts ont eu une influence sur tous les membres de sa famille. Sa mère s’est faite sa défenderesse, surtout auprès de Mathieu, le pitre, qui se moquait d’elle. En s’esclaffant, il disait que sa grande sœur parlait la bouche en cul-de-poule. Mathilde, elle-même illettrée, encourage ses enfants à développer leur manière de parler. La pauvreté matérielle n’est pas un prétexte pour négliger celle de l’esprit. Toutes les situations sont bonnes pour apprendre. Il n’y a qu’à écouter, à développer sa créativité, à être curieux et à cultiver les dons reçus en héritage à la naissance, que Jésus a encouragés dans la parabole des Talents. Les paresseux, autant intellectuellement que physiquement, devront en rendre compte au Jugement dernier.

    Avant de quitter la pièce, Adeline va poser sa main sur le front de Violette. La fièvre persiste. Elle s’attarde à ses petites joues rouges et gercées. Ses cheveux dorés sont mal entretenus. Sensible à la marque d’affection de sa sœur sur sa peau, la fillette lui tend les bras et lui adresse un sourire qui fait briller ses grands yeux bleus.

    — Deline !

    Étouffée par les larmes, l’aînée doit se faire violence pour éviter d’embrasser sa préférée, qui est sûrement contagieuse. Elle trouve la force de lui rendre son sourire, lui tourne le dos et elle tire le rideau qui sépare la chambre de la cuisine.

    Adeline se retrouve devant la longue table de bois sculptée de façon artisanale, qui occupe la majeure partie du plancher. Elle est recouverte d’une nappe de coton reprisée à carreaux rouges et blancs. Un pot en granit contenant du lait et une pile d’assiettes ébréchées occupent le centre. Sa mère surveille la cuisson des tranches de pain sur la fonte du poêle, dont la chaudière ronfle. La chaleur est étouffante.

    — Bonjour, maman !

    Mathilde ne répond pas à la salutation. Dans un anglais teinté d’un fort accent français, qu’elle s’applique à améliorer, elle s’informe plutôt sur un ton las :

    — Comment va Violette ?

    — Elle est encore fiévreuse et elle a mal dormi. Je l’ai mise plusieurs fois sur la bassine, répond Adeline en déchiquetant en morceaux la rôtie que sa mère a déposée devant la petite Sarah.

    Le bébé de la famille, âgé de deux ans, est à la hauteur appropriée grâce aux deux coussins qu’on a empilés sur sa chaise de bois écaillé.

    L’esprit tiraillé entre l’inquiétude au sujet de sa petite sœur et la flamme intérieure qu’elle entretient pour son patron, Adeline se montre directe :

    — Faites venir le docteur ! Si Violette mourait, vous en seriez responsable !

    — Premièrement, ma fille, on ne parle pas comme ça à sa mère ! Deuxièmement, tu sais qu’on n’a pas les moyens de faire venir le docteur. C’est juste bon pour les riches, ça !

    — En travaillant plus fort que les patrons, pourquoi n’aurions-nous pas droit à un salaire qui nous permettrait au moins de nous payer les services d’un médecin ? répond sèchement l’aînée.

    — Ma fille, tu dois savoir que, quand on est né pour un petit pain, on ne doit pas rêver en couleur. Tu ne peux pas te permettre de crier à l’injustice quand tu as juste les moyens de le manger noir, ton pain ! Assez parlé, tiens, j’ai fait ta rôtie. Il ne te reste qu’à la graisser.

    Elle lui tend une assiette et appuie ses coudes sur le dossier de la chaise attitrée à son mari.

    — Merci, maman. Voulez-vous en faire une pour Laure ? Elle ne s’arrêtera pas à la cuisine pour déjeuner. Elle va la manger en chemin.

    — Tu ne bois pas de lait ? remarque Mathilde.

    — Je n’ose pas. Croyez-vous que le laitier livre du lait mouillé ?

    Elle fait allusion au lait que les fermiers diluent avec de l’eau souvent contaminée, en été.

    — Ma fille, tu sais qu’on n’a pas le choix de faire avec ces vendeurs malhonnêtes, qui ne manquent jamais d’idées quand il s’agit de doubler leur production et d’augmenter leurs profits sur le dos de la pauvreté.

    Pauvreté ! Pauvreté ! se répète intérieurement Adeline.

    — Violette adore le lait… Ne pensez-vous pas que c’est ça qui l’a rendue malade ?

    — Tu as raison, c’est possible… Par contre, si c’était le cas, il me semble qu’elle ne serait pas la seule à être malade.

    — Pour ma part, je ne cours pas le risque. Je ne boirai que de l’eau bouillie.

    La porte extérieure fait trembler le mur, qui paraît vouloir s’écrouler derrière Mathieu, le bouffon de la famille. C’est un garçon de onze ans, fluet, au visage bronzé, habillé d’un pantalon rapiécé et d’une chemise trop grande pour sa taille.

    En se laissant choir sur la première chaise qu’il trouve devant lui, il s’exclame :

    — J’ai faim ! Je veux manger !

    — Où es-tu allé flâner, avec Baptiste, encore ? Dommage que tu n’aies pas eu à remplacer un ouvrier malade à l’usine de ballots ! Nous aurions eu la paix pour la journée !

    — Baptiste est en train de décharger la brouette en bas de l’escalier. Nous avons fait le tour des tas d’ordures de la rue pour ramasser des pièces de bois et de vieux meubles pour chauffer la chaudière. Il y avait de la compétition, je vous assure !

    Dans un anglais à l’accent du Massachusetts, sur un ton autoritaire, il répète :

    — J’ai faim, je veux manger !

    — Un garçon bien élevé dit « s’il vous plaît » et ne donne pas d’ordre à sa mère, tu le sais, ça ! Attends ton père ce soir, tu vas te faire savonner la langue. Pour le moment, demande pardon au petit Jésus qui est mort sur la croix pour expier tes péchés.

    — Si Jésus a déjà expié mon péché, je suis pardonné.

    — Mathieu, se fâche Mathilde, tu trouves toujours quelque chose à redire. Ne t’attaque pas à la religion. Viens faire cuire ta tranche de pain toi-même. Et je ne veux plus t’entendre !

    — Vous ne m’entendrez plus, le boucher m’a demandé de livrer de la viande aux personnes âgées qui ne peuvent pas se déplacer.

    — Ah, toi ! Bien, nous allons être tranquilles et tu vas nous rapporter quelques sous, en plus. Tant mieux !

    Adeline en a assez des confrontations répétées entre sa mère et les enfants. Le rappel constant de la pauvreté dans laquelle vit la famille Murray l’agace aussi. Comment pourrait-elle l’oublier, même un instant ? C’est pour cette raison qu’elle avale en vitesse son maigre déjeuner et qu’elle quitte la table sans plus tarder.

    Sa mère lui tend un emballage de papier brun ayant la forme d’une tranche de pain.

    — Tiens, c’est la rôtie que tu m’as demandée pour Laure.

    — J’espère qu’elle arrivera à me rattraper. Il faut que je parte. Bonne journée, maman !

    * * *

    Dans la rue de terre battue, les travailleurs vont à pied ou en voiture hippomobile en direction des différents complexes usiniers. À cette heure de la journée, l’agitation est toujours la même. Il faut se dépêcher afin de poinçonner la carte de travail avant cinq heures tapantes.

    Adeline prend garde où elle met les pieds pour éviter les bouses fraîches qui garnissent çà et là la chaussée. Des odeurs de brûlé et d’excréments se mélangent désagréablement. Elle presse le pas en se disant que son amie Emma Couturier, avec qui elle couvre d’habitude la distance soir et matin, est probablement déjà rendue à l’usine. Elle s’en rend compte en passant devant chez elle.

    Un garçon de son âge la contourne au pas de course en accrochant délibérément sa taille fine au passage. Elle en est offusquée, mais, si ce geste avait été posé par James, qu’aurait-elle ressenti ? Son cœur aurait battu si fort qu’elle se serait sans doute évanouie. Elle n’a qu’à se remémorer une fois de plus les effets des touchers subtils de son bel amour sur sa peau pour se sentir voler de bonheur.

    Au bout de la rue, elle passe devant un monticule de détritus, l’un de ceux qui ont été sondés une heure plus tôt par ses deux frères. L’amoncellement nauséabond, fréquenté par les rats, est le fait des résidents de l’agglomération d’immeubles d’habitation, tous plus insalubres les uns que les autres, où logent majoritairement des Canadiens et des Irlandais, mais aussi des Polonais et des Italiens.

    Adeline ne peut empêcher des perles de désenchantement de s’échapper de ses pupilles et dévaler ses joues. Elle se reproche d’avoir critiqué sa mère en pensée quelques minutes plus tôt. En dépit de l’ardeur qu’elle met pour garder la fierté qui permet de surmonter les préjugés, dont sont victimes les classes modestes, elle doit lui donner raison. Quand on est un porteur d’eau qui habite Little Canada, il est inutile de se faire des illusions. Le bel homme riche qui a gagné son cœur est sans aucun doute dans la mire des jeunes bourgeoises à marier des quartiers les plus cossus de Lowell. Il ne fait que se distraire en faisant du charme à une pauvre ouvrière.

    D’une pensée défaitiste à l’autre, Adeline a ralenti le pas.

    Enfin arrivée à l’usine, elle s’apprête à poinçonner sa fiche de travail, lorsque la voix sèche de la surveillante la fige.

    — Vous êtes cinq minutes en retard ! Où est votre sœur, qui est sous votre… responsabilité ? questionne-t-elle en insistant sur le dernier mot.

    La femme réfère au respect des critères d’embauche d’un enfant. Entre neuf et treize ans, un jeune peut travailler à condition d’être sous la tutelle de l’un de ses deux parents ou d’un frère ou d’une sœur ayant l’âge requis. Adeline s’est donc portée garante de Laure devant James Peterson, sa mère ne pouvant pas travailler à l’usine en raison de ses obligations familiales.

    — Laure avait un malaise, ce matin. Je suis certaine qu’elle ne tardera pas. Elle me l’a promis, répond Adeline dans un anglais parfaitement formulé.

    — Vous avez à présent deux fautes à votre dossier qui, jusqu’ici, était vierge. Vous savez ce qui vous attend ? lui rappelle Mme Edward.

    Une fois de plus, son cœur s’emballe. Si ses incartades obligent James à la congédier, comment pourra-t-elle arriver à vivre sans le voir ? Et ses parents qui comptent sur son piètre salaire pour joindre les deux bouts.

    — Je sais, répond Adeline d’une voix chevrotante.

    — Votre surintendant, M. Peterson, vous fixera un rendez-vous…

    Adeline a juste le temps de tourner les talons que Laure la rejoint. Elle est en sueur, pâle, comme prête à s’effondrer. L’aînée de la famille Murray doit garder son calme en serrant les dents et les poings. La vie est trop injuste ! se dit-elle.

    * * *

    Adeline est certaine que les quatre-vingts travailleuses de la section des ourdisseuses sont déjà au courant de ses fautes. Les jambes en coton, elle entre comme si de rien n’était dans la salle des machines à vapeur de l’atelier. Le bruit est assourdissant, la chaleur, accablante : les fenêtres sont maintenues fermées afin de garantir les conditions optimales pour assurer la qualité du fil. Les poussières forment un nuage épais qui monte vers le plafond. Adeline toussote sourdement, une main sur la bouche.

    Le regard fixé sur son poste, destiné à accueillir quatre ouvrières, elle va à pas de loup s’asseoir devant son ourdissoir. Emma Couturier lui souffle :

    — Tu es en retard ! Je ne t’ai pas attendue, je ne voulais pas être prise en défaut. Et, tu dois t’en douter, M. Peterson est passé par ici…

    Pour toute réponse, Adeline sent ses joues s’empourprer. Emma sourit et ajoute :

    — Ton visage parle pour toi. Tu peux toujours nier qu’il t’attire, je vois que, quand tu le regardes ou que tu entends son nom, tu rougis et tu as des étoiles dans les yeux…

    — Ton esprit rêveur te trompe. Tu vois des intrigues amoureuses partout.

    — Cachottière ! Je suis ta meilleure amie ; j’ai droit à tes confidences, il me semble. Au parc, l’autre jour…

    — Mettons cela au clair immédiatement, l’interrompt Adeline. Ensuite, laisse-moi travailler. Cet homme est trop âgé pour moi, nous sommes de classes différentes et mes parents ne seraient pas d’accord pour qu’on se fréquente. De plus, que savons-nous de lui, de sa vie en Angleterre ? Qui est-il exactement ? Ne le trouves-tu pas trop secret ?

    — C’est ce qui fait son charme. Attention, il nous regarde !

    James les a vues se parler. Il aurait espéré ne pas devoir intervenir, mais c’est son travail de le faire. Il ne peut pas passer sous silence le moindre relâchement. Et puis, cela ne lui sert-il pas ? S’il se montre sévère envers Adeline devant ses pairs, qui pourra se douter qu’il éprouve des sentiments impérieux pour elle ?

    Au bout d’une longue inspiration, il marche élégamment vers les deux jeunes filles, un cahier dans les mains et un crayon sur l’oreille. D’une voix autoritaire, il les aborde :

    — Mesdemoiselles, vous n’êtes pas en pause. La compagnie vous paie pour travailler, non pour vous raconter des histoires personnelles !

    — Bien, monsieur, opine Adeline en gardant les yeux fixés sur les fils de coton.

    Elle doit les disposer dans un ordre impeccable pour former la chaîne de tissage.

    — Mademoiselle Murray, Mme Edward m’a fait part de votre retard, qui s’ajoute à celui de votre sœur, de qui vous êtes responsable. Là, je note un écart de conduite entre vous et Mlle Couturier. Vous connaissez les règlements. Pouvez-vous me dire qu’elles sont les sanctions applicables dans votre cas ?

    Son attention toujours fixée sur son travail, elle répond d’une voix un peu sèche :

    — Vous allez couper mon salaire de la journée…

    — Ce qui veut dire…

    — Quatre-vingts sous pour quatorze heures de travail.

    — Savez-vous que notre compagnie est celle qui paie le mieux les femmes et les enfants qu’elle embauche ?

    Adeline le fixe droit dans les yeux et répond :

    — Oui, monsieur. On dit que les femmes et les enfants qui travaillent pour les usines de Lowell sont les mieux payés.

    James voit la détermination, dont Adeline a toujours fait preuve, par l’étincelle qui a allumé ses pupilles et le ton de sa voix.

    — Je vous attends à mon bureau à cinq heures, commande-t-il en ouvrant le couvercle de la montre au bout de la chaîne, qu’il a tirée du gousset de la veste foncée passée sur une chemise blanche au col empesé. Un coup d’œil rapide brosse les chiffres romains plaqués sur le cadran et il ajoute : il est cinq heures trente. Vous avez donc onze heures trente pour réfléchir aux amendements que vous devrez apporter à votre conduite.

    — Monsieur, suis-je convoquée également ? demande Emma.

    — Non ! Mais une autre bévue et vous le serez. Dans nos usines, nous recherchons la rentabilité maximale. Si nos huit mille employés du complexe industriel perdaient une seule minute par jour de leur temps à bavarder, imaginez l’impact que cela aurait sur la production.

    James Peterson pivote sur ses talons. Comme un collégien à son premier rendez-vous, il se surprend à penser que la journée sera trop longue avant de profiter d’un moment exceptionnel avec Adeline, dans son bureau.

    De son côté, la jeune ouvrière maîtrise comme elle peut un profond désespoir en même temps qu’une légère griserie. En fin de journée, elle se retrouvera seule à seul avec son bel amour. Comment résister à ses œillades de braise pénétrantes, accentuées par une chevelure foncée ?

    Quelques minutes avant cinq heures, au comptoir de la cafétéria, Adeline refuse la tranche de pain noir graissée de lard que la compagnie offre comme repas du soir. Déchirée entre la terreur de perdre son emploi et le penchant coupable qu’elle éprouve pour James Peterson, elle se rend à son bureau et frappe délicatement à la porte.

    — Entrez, mademoiselle Murray.

    Ses joues sont fiévreuses. Elle ressent un vertige semblable au premier qu’elle a éprouvé et qui s’est reproduit chaque fois qu’elle était devant un changement majeur. Pour son huitième anniversaire, ses parents l’avaient amenée se promener sur la terrasse Dufferin, qui surplombe le fleuve Saint-Laurent. Avancée trop près de la falaise, elle a penché la tête et, devant le vide, la nausée l’a surprise. Tout est devenu noir. Son père l’a tout de suite attrapée par le bras en lui faisant la leçon : « Tu n’as pas été prudente. Tu aurais pu tomber dans le précipice ! » C’était la veille du départ de la famille par le train de Québec à Lowell.

    Adeline reste les pieds soudés sur le ciment du corridor et répète silencieusement les paroles de son père : Tu n’as pas été prudente. Tu aurais pu tomber dans le précipice !

    — Entrez, mademoiselle, entend-elle une seconde fois.

    En inspirant profondément, elle pousse courageusement le battant et s’arrête dans l’encadrement.

    James la dévisage comme il ne l’a jamais fait.

    Son pouls s’accélère, elle sent ses battements dans sa gorge. En replaçant une mèche de son chignon blond, qui n’a pas résisté au labeur du jour, elle se commande de rester brave.

    L’homme trouve son geste gracieux. Ses yeux courent de sa taille mince à son visage de madone entièrement dégagé, ce qui met en valeur chacun de ses traits. Ses sourcils, dorés plus sombrement que ses cheveux, suivent l’arc des paupières, ouvertes sur de grands yeux pers expressifs bordés de cils plutôt foncés. Le nez est court et légèrement en trompette. Et les lèvres… Il n’ose pas s’y attarder ; un désir fou de les prendre le submerge.

    L’hésitation de son patron ne rassure pas Adeline. Elle a peine à supporter la lourdeur de l’ambiance. Enfin, il lui désigne une chaise d’un geste rapide de la main.

    — Mademoiselle, assoyez-vous.

    Le temps qu’elle s’installe, il décèle dans ses gestes gracieux une force tranquille dont elle ne semble pas être consciente. James laisse voler des pensées qui le mettent en appétit : depuis le jour où il l’a embauchée comme ourdisseuse, il a résisté à l’envie de lui faire des avances. Lorsque, par hasard, il l’a rencontrée au parc, il a pu effleurer sa peau douce alors

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