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Je me souviens que tu as toujours été là !: Roman
Je me souviens que tu as toujours été là !: Roman
Je me souviens que tu as toujours été là !: Roman
Livre électronique338 pages5 heures

Je me souviens que tu as toujours été là !: Roman

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À propos de ce livre électronique

Martinique. Ayant un sérieux problème d’équilibre et une marche difficile, les médecins décident d’envoyer Viviane Rogès-Brédas en métropole, où une myopathie lui est diagnostiquée. Elle est contrainte à y rester pendant des années, tout en continuant ses études. Entre mal, cure, études, foi et confiance, au fil des pages, vous êtes invités à découvrir son vibrant témoignage.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Viviane Rogès-Brédas a trouvé, entre les tournures littéraires, un antidouleur face aux maux qui la tourmentent. Par ailleurs, elle est auteure de plusieurs livres dont Pile ou Face gagnant.
LangueFrançais
Date de sortie31 mai 2022
ISBN9791037756350
Je me souviens que tu as toujours été là !: Roman

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    Aperçu du livre

    Je me souviens que tu as toujours été là ! - Viviane Rogès-Brédas

    Partie I

    Kon an ti kanno anlè lanmè

    Chapitre 1

    Yich mwen

    Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé lire. J’ai appris à lire très vite. J’étais bonne élève de la maternelle à l’école primaire que j’ai suivie à Dominante jusqu’au Cm2. Notre famille habitait à Dominante un des quartiers de la commune du Marigot. Depuis septembre 2012, cette école porte le nom de ma grand-mère paternelle, Valentine BREDAS. Elle est née le 2 mars 1895 dans ladite commune où elle épousa le 27 décembre 1917 Cyrille BREDAS, mon grand-père. Ils ont eu 8 enfants, dont mon père. Pendant 40 ans, elle a dirigé une salle d’asile à Dominante. Elle gardait les enfants et leur apprenait à lire. Elle a mené cette mission d’instruction jusqu’à l’ouverture de l’École maternelle du quartier.

    J’avais environ 5 ans quand j’ai dû interrompre momentanément ma scolarité à Dominante. Ainsi, ma fin de maternelle et mon début de CP ont eu lieu à la clinique Clarac à Fort-de-France. J’avais été hospitalisée pour être opérée des talons d’Achille. Je marchais sur la pointe des pieds. Aucun diagnostic de maladie n’avait encore été posé. J’étais juste « la petite infirme » de la famille Méryl Brédas.

    Mon père qui travaillait à Fort-de-France venait me visiter quasiment tous les soirs. Je me souviens qu’il me ramenait des petits gâteaux secs dorés et ronds ou des pommes France (c’est ainsi que les Antillais nommaient les pommes qui venaient de la métropole) et parfois du raisin. Il me faisait la lecture et m’apprenait à lire sur les livres confiés par la maîtresse. J’étais fière d’acquérir cette compétence par lui et avec lui. C’était un homme qui en imposait naturellement. Un beau phrasé qui montrait qu’il était un lettré. Il avait une très belle écriture, fluide, faite de boucle, de plein et de délié. Il était maçon de métier (ouvrier qualifié). Ce respect qu’il inspirait, cette espèce d’autorité naturelle qu’il dégageait, tout cela m’impressionnait et puis « moi » je me sentais protégée. J’étais loin de ma maison familiale, mais je savais qu’avec lui à mes côtés, personne ne pourrait me faire du mal. Ces visites régulières, sa présence, me rassuraient, je n’étais pas oubliée.

    Je me souviens de la chambre dans laquelle j’étais hospitalisée, un peu comme dans une carte postale de David Hamilton. Il y avait 4 lits berceau avec des barreaux métalliques de couleur blanc alignés, séparés par des petites tables de nuit du même style. Nos feuilles de soins étaient glissées dans une plaque en métal, elle-même accrochée à une barre du berceau. Dans un coin, au fond de la chambre, il y avait une table commune où les visiteurs pouvaient déposer dans les bacs attitrés à chaque petit malade, ce qu’ils leur avaient emmené.

    Lors d’une de ses visites, mon père m’avait apporté des raisins. À l’époque en Martinique, l’achat de ces fruits n’était pas accessible à tout un chacun à cause du prix onéreux. Je peux bien imaginer que dans les années 70, cette denrée était réservée à une classe moyenne dont je ne pense pas que nous en faisions partie. Ceci dit, nous ne manquions de rien. La gestion financière et sociale de notre famille de 9 enfants était menée avec sagesse par mes deux parents. Nous étions des catholiques pratiquants et la valeur de « bonne mesure » se reflétait dans le quotidien de notre vie et dans le vivre ensemble dans le quartier, la commune. Je supposais que ce fruit de la vigne, cadeau exceptionnel reçu, manifestait son souhait de me faire plaisir. Cet évènement arrivait aussi dans une période où je supportais très mal mes bottes en plâtre. Ma peau me démangeait sous la matière qui me chauffait. J’avais mal au niveau de mes cicatrices et mes tendons me faisaient tout autant souffrir. Pour me soulager, l’infirmière clampait un coton imbibé d’alcool, parfois d’éther, dans un ciseau à long bout et le glissait dans la botte. Cette friction ne calmait que provisoirement les démangeaisons. Et à 5 ans, difficile de contrôler ses larmes quand on est submergé par tant de contrariété et de frustration.

    Un jour, à l’heure du goûter, j’ai demandé à celle qui s’occupait de nous de me donner un peu de raisin. Je me souviens qu’elle m’avait sèchement répondu que les raisins n’étaient pas à moi et que ce n’était pas bien de vouloir manger les affaires des autres. En accord avec son attitude, elle avait soustrait avec autorité mon présent de mon bac pour le mettre dans celui de mon voisin. Au passage, il me sembla qu’elle avait maugréé une histoire d’erreur qui aurait été commise. Voilà que mon petit voisin, un enfant mulâtre, gagnait malgré lui un sachet de raisins bien juteux. Je les savais ainsi puisque j’en avais déjà mangé quelques grains avec mon père. Du raisin blanc, mes préférés. Ce bambin aux cheveux couleur chaume ne devait pas avoir plus de trois ans. Je le regardais, allongé dans son berceau, tout amorphe. À mes yeux, il était très malade car il pleurait beaucoup. Il vomissait aussi et avait souvent la diarrhée. Parfois, elle dépassait de sa couche en tissu blanc ce qui souillait ses draps. Lors d’une visite médicale majeure – elle avait lieu une fois dans la semaine et on entendait le groupe arriver de loin –, j’ai pu constater que cette nuée de blouse blanche, tablier et coiffe haute pour le grand chef s’arrêtait longuement à son chevet. Je les observais et sur leurs visages, je lisais leur préoccupation, et même de l’inquiétude.

    La visite du soir de mon père arriva et bien sûr j’ai raconté à mon grand défenseur et protecteur, ma mésaventure. Ni une ni deux, il était parti à l’Office, salle où se trouvait le personnel soignant. Peu de temps après il revenait avec celle qui ne jugeait pas ma famille en capacité de m’offrir du raisin. Elle m’avait présenté des excuses avec un sourire d’hypocrite. Ha toute mielleuse, elle l’était ! Et avait remis ce qui était mien dans mon bac. Petit papa Noël ne rigolait pas !

    Je n’ai jamais su ce que mon père leur avait dit, mais leur attitude avait changé avec moi depuis cet épisode. J’ai eu une attention plus soutenue et des gestes de tendresses. Ce revirement m’interloquait, des questions en veux-tu, en voilà, et bien sûr je n’avais pas les réponses. Grâce à ma capacité d’observation déjà bien affûtée, je notais qu’il m’était accordé le même intérêt que celui dont bénéficiait les petits patients de couleur de peau métissée, graduation de privilège, jusqu’à très claire et blanc.

    Je me souviens encore de ce sentiment d’injustice qui m’avait frappé brutalement en me voyant déposséder de ce qui était mien. Mais aussi de mon désarroi face à cette soignante qui s’octroyait le pouvoir de décider qui avait droit à quoi en fonction d’une couleur de peau. Pourtant elle était noire de peau comme moi. Alors probablement que travailler à la clinique lui donnait à son idée, plus d’importance et la voilà à croire que même la terre ne pouvait plus la porter. Hélas, à l’époque c’était bien trop souvent ainsi. Idolâtrer la peau claire et mépriser celle plus foncée. Ne sommes-nous pas tous enfants de Dieu !

    Je me souviens des paroles de mon père à chacune de ses visites : « N’aie pas peur, je suis là et maman viendra te voir quand elle descendra sur Fort-de-France ». Il me rappelait de dire mes prières, le Notre Père et le Je vous salue Marie. Il me racontait avec beaucoup de foi comment la maman de Jésus était là avec moi et avec tous les petits malades. Sa conclusion était qu’un jour nous rentrerions tous chez nous guéris.

    Il n’empêche que l’état de mon petit voisin s’aggravait. Un jour que la dame de ménage avait poussé son berceau près du mien pour nettoyer le sol, ma curiosité a été plus forte. Il était apathique. Dans son berceau, il y avait plein de friandises, ces petits biberons avec des petites billes de sucre multicolore. Sa maman lui en apportait à chaque visite et son père lui déposait des sucettes. Il n’y touchait plus. De plus, le petit garçon sentait mauvais. Interrogative, j’ai allongé le bras pour toucher sa main. Je me souviens qu’il était vraiment comme une poupée de chiffon et brûlant de fièvre. La dame de ménage qui avait vu mon geste m’avait grondé. Elle m’interdit de le retoucher. « Il est contagieux. Si tu le touches, tu vas attraper sa maladie ». Puis elle avait passé une ouate imbibée d’alcool sur ma main et avait remis le berceau du petit malade à sa place. Cet évènement me marqua beaucoup et l’image de ce petit bonhomme est restée gravée dans ma mémoire.

    En fin d’après-midi, un infirmier était venu le chercher. Il avait rabattu le drap du berceau sur lui pour l’envelopper avant de partir avec lui. Ses yeux restaient fermés et son visage inexpressif. J’ai demandé où il l’emmenait. L’autre blouse blanche qui l’accompagnait et qui avait pris soin de décrocher son dossier médical du berceau avait marmonné une excuse et une nécessité de surveillance. Peu après, deux autres soignants déplaçaient aussi son lit. Le lendemain, nous trois aussi avons changé de chambre. J’espérais bien que mon père saurait me retrouver. Et ce fut le cas. Une fois de plus, j’avais la preuve qu’il veillait bien sûr moi. Où que j’aille, il savait me retrouver.

    Par la suite, à travers les conversations des soignants, j’avais appris que mon petit voisin était mort. Je ne savais pas trop quoi penser. Je l’avais touché et peut-être que j’allais être la prochaine à mourir. Cependant, je me raccrochais au fait que ma main avait été désinfectée.

    Ma mère me visita et je lui ai raconté mon inquiétude. Elle m’avait réconforté, tout en s’enquérant auprès d’une soignante de ma température. Celle-ci l’avait rassurée et lui annonça que mes bottes en plâtres seraient ôtées dans quelques jours. J’aurai une radiographie des jambes à faire et si le résultat convenait au chirurgien orthopédiste, je pourrais être sortante assez rapidement et rentrer chez moi. Nous étions toutes les deux très contentes. C’était une bonne nouvelle. J’étais sur le chemin de la guérison. Une fois de plus, mon père avait raison. Ce jour-là, je me souviens d’avoir bien supporté la séance de coiffure. J’avais une vraie tignasse de cheveux crépus et longue sur la tête. Ma mère me faisait une fois par semaine des petites nattes. Parfois, elles partaient dans tous les sens. Elle les parait de jolis rubans de couleur qui n’étaient plus à mes cheveux à sa visite suivante. Plus rarement que souvent, un ou deux rubans pouvaient réapparaître dans le tiroir de la table de nuit. Je me souviens qu’elle en était profondément agacée : ne pas savoir où allaient et d’où venaient mes rubans. Elle a fini par ne plus m’en mettre. Elle repartait toujours avec mon matériel de coiffure. Comme elle disait, « on ne sait jamais qui est qui ». Je ne comprenais pas le sens de cette parole qui me semblait mystérieuse, mais je lui faisais confiance. C’était une femme pleine de sagesse et très visionnaire. En tous les cas, elle était au petit soin pour moi. Sa visite signifiait un passage à la douche pour une toilette approfondie. Elle me portait dans ses bras. J’étais un peu grassouillette, rajouter le poids des plâtres, et pourtant, elle me soulevait avec aisance pour me conduire jusqu’à la salle de bain qui était située au bout d’un couloir qui me paraissait bien loin de ma chambre.

    Effectivement quelques jours plus tard, le chirurgien a coupé mes bottes. J’avais très peur que la scie électrique vienne entailler ma peau et que je sois encore obligée de recevoir des soins hypothétiquement douloureux. Mes jambes étaient toutes maigres et ma peau tellement bizarre. C’était effrayant et déroutant. La petite fille que j’étais commençait à imaginer le pire. N’avais-je pas attrapé une maladie qui attaquait mon épiderme ? Le docteur, fin observateur a vite deviné mon inquiétude et très gentiment m’a expliquée le pourquoi de cette peau ridée, craquelée et croûteuse. Après le bain antiseptique, celle-ci avait retrouvé une apparence plus humaine mais toujours pas comme je l’aurais voulu.

    Mon père avait été heureux de me voir sans plâtre et surtout je n’avais plus les pieds en équin. Il était prévu que je porte des bottines en cuir pendant plusieurs mois. J’avais espéré me chausser de jolie ballerine ou spartiate comme ma grande sœur. Grande était ma déception et je devrais faire l’apprentissage de la patience encore.

    J’étais partie dans la matinée avec une aide-soignante dans une petite voiture ambulance pour effectuer mes radiographies des jambes. J’avais au pied des petites bottes en cuir pour la marche, conformément à la prescription médicale. Nous avons quitté le service radiologie, cependant il fallait repasser plus tard pour récupérer les résultats. C’était presque la fin de matinée et je commençais à avoir faim. Elle me fit asseoir sur un banc public dans l’enceinte de l’hôpital et me dit d’attendre là. Elle allait revenir me chercher après réception des radios. Elle avait aussi un autre petit patient à prendre dans un autre service. J’étais un peu inquiète de devoir rester là toute seule. Je ne connaissais pas ce lieu. Je me demandais si j’avais bien compris toutes ses consignes. Ma déambulation était encore bien difficile à cause de mes talons d’Achille qui étaient très sensibles et douloureux. Je ne savais pas combien de temps s’était écoulé, mais j’avais bien compris que c’était beaucoup trop et que ce n’était pas normal. Les larmes coulaient déjà sur mes joues, un chagrin silencieux. Les passants ne semblaient pas plus préoccupés de voir une petite fille assise toute seule sur un banc. Tout se bousculait dans ma tête, des idées sans espérance chevauchaient à toute allure. Que faire pour les éloigner ? Très instinctivement, je commençai à lister dans ma tête toutes mes lacunes : Ma faiblesse à la marche, ne pas savoir comment retourner à la clinique, ni comment avertir mes parents, ni où prendre un taxi pour rentrer chez moi. Et surtout, je n’avais pas d’argent. J’ai vu les gros chariots métalliques qui transportaient les repas dans les services passés avec leurs effluves de nourriture. C’était l’heure du déjeuner et me rassura en pensant que dans le service on s’apercevrait de mon absence. Et toujours pas d’aide-soignante en vue à l’horizon. Puis les chariots repassèrent dans l’autre sens. Tous les malades avaient donc fini de manger… qui avait vu que je n’avais pas déjeuné ? C’est celle-ci qui viendrait me chercher, me persuadais-je. Ma propre faim ne me préoccupait plus. Elle avait disparu.

    Habitant en commune dans les mornes, la sensation du jour qui décline, je connaissais. C’était approximativement l’heure du goûter. Cavalcade d’idées funestes. J’imaginais le soir qui tombait sur moi tel un oiseau de proie. Petite, fragile, sans défense, mon sort était scellé d’avance. Disparition d’une petite fille dans l’enceinte d’un hôpital à Fort-de-France. L’imaginaire populaire lancerait toute sorte de théorie malfaisante - enlevée par un nèg mawon, emporté par un dorlis ou je ne sais quoi d’horrible encore. Je n’avais plus de larmes et instinct de survie oblige, j’ai décidé de prendre mon destin en main. J’ai quitté le banc où j’étais assise depuis bien trop longtemps pour me diriger vers le lieu d’où j’étais sortie auparavant. Alors que je clopinais courageusement, une vieille dame tête marée s’arrêta à ma hauteur. Elle me rappela ma grande tante Dada qui vivait dans une petite maison à côté de la nôtre. Je me souviens qu’elle m’avait demandé avec une certaine incompréhension curieuse et beaucoup de douceur « doudou qu’est-ce que tu fais là toute seule ? ». Je lui ai dit que j’attendais l’aide-soignante pour rentrer à la clinique. Après une série de questions, elle avait compris qu’il y avait un vrai problème. Elle semblait vraiment désolée et puis le « tchip » qu’elle a fait en marmonnant quelques mots en créole révélait son agacement. Elle m’a souri gentiment en me prenant la main. Je n’ai pas cru à un seul moment qu’elle aurait pu m’être néfaste. Elle avait un sourire lumineux et doux. Elle m’a conduite à l’intérieur et a interpellé un agent de service. J’avais observé toute la scène, tous mes sens en éveil. Au regard ahuri de notre interlocuteur, il était évident que ma mésaventure était à classer dans la catégorie évènement grave. Puis après tout était allé très vite, l’appel téléphonique, des voix haut-perché, des signes d’énervement. Je ne saurais dire combien de temps s’était écoulé avant de voir apparaître au pas de course une aide-soignante à la mine défaite, probablement un court instant comparé à celui que j’avais subi seule, hors les murs. Enfin, on venait me chercher. C’était un visage connu, j’étais rassurée. Sur le chemin du retour, elle m’avait cajolée avec sincérité. Toute une gestuelle manifestant la reconnaissance d’un grave manquement. Notre retour dans le service avait été discret. Il fallait faire profil bas tout en étant attentionné. Lavée et rhabillée car j’avais fini par faire pipi sur moi. J’ai encore le souvenir de cette petite robe en vichy rose et blanc, plissée à la taille et boutonnée dans le dos. Puis, j’ai pu prendre un petit goûter. Au cœur d’une mésaventure qui heureusement a bien fini, j’ai dû promettre de ne rien dire à mes parents.

    Au final, j’ai cru comprendre que la soignante qui devait revenir me chercher avait confié à une autre cette mission. Celle-ci ayant trop de travail et cette tâche n’étant pas inscrite sur son planning, j’ai été oubliée. Ce dysfonctionnement est resté gravé en moi. Quant à la vieille dame, celle qui était venue à mon secours. Je n’ai pas su garder son visage en tête, sinon qu’elle portait une robe en madras. Toutes les fois où j’ai essayé de la visualiser, c’était le visage de ma grande tante Dada que je voyais, son magnifique sourire et ses yeux rieurs pleins de douceur. Aujourd’hui, je le compare volontiers au sourire de la Vierge Marie et je me dis que dans ma détresse, Toi Sainte Vierge du Sourire, tu étais là.

    Chapitre 2

    Ti manmay

    J’étais assise dans la salle à manger dans la chaise d’enfant qui avait été confectionnée par mon grand-père surnommé « papa Jo ». Il n’était plus de ce monde alors cet ouvrage avait une grande valeur sentimentale pour ma mère. Je me souviens comment son visage s’illuminait quand elle me racontait combien son père avait pris soin à sa fabrication. Elle avait des accoudoirs fermés et on pouvait passer une large bande de tissu tout autour, m’empêchant ainsi de tomber. Elle était spacieuse et je m’asseyais souvent dessus.

    Les rétractions des tendons d’Achille ont retardé considérablement ma marche et quand elle fut acquise, j’embrassais très souvent le sol. Alors les bosses sur le front, je connaissais. Maman me disait que j’aimais être dans les bras de papa Jo. Il était de grande taille et bien charpenté, une force de la nature. Il s’habillait très souvent d’un ensemble khaki style colonial et se coiffait d’un casque du même genre. Elle me disait qu’il avait la peau rouge et là, je bloquais sur cette description. Alors, j’essayais à travers son récit et avec toutes les autres petites histoires qui s’y rajoutaient de l’imaginer. Et puis, au bout d’un moment, le regard de ma mère s’emplissait de tristesse et une certaine amertume figeait son beau visage. J’avais bien compris, au gré des bribes de conversation des grands, que le décès de papa Jo avait été un drame. Mais à 7 ans, les préoccupations sont autres et ces histoires de grandes personnes étaient vite reléguées au grenier des mystères.

    Pour l’heure, je me contentais d’essayer de terminer la jupe que je cousais à la main pour ma poupée. Elle était importante tant pour moi que pour mon père. C’était un cadeau de mon parrain qui m’avait rendu une visite à la clinique Clarac durant ma longue hospitalisation. Je n’ai qu’un bref souvenir de son passage et pas vraiment son visage en mémoire. Je crois qu’il était décédé quelques mois après ou peut-être plus. C’était un ancien combattant qui portait les stigmates de ce sacrifice. Ce jour-là, il accompagnait mon père, ma marraine et il y avait un autre homme. Par contre, je me souviens bien plus de la présence de ma marraine ; son élégance, ses longs cheveux bruns et ses beaux vêtements de la ville. Elle était mince et élancée, tout à fait le style pour le mannequinat. Et un sourire magnifique qui irradiait tout son visage. En somme, une vraie beauté tant physique que de cœur. Encore aujourd’hui et malgré la distance qui nous a empêchés de nous voir autant que nous le souhaiterions, nous sommes toujours restées en bonne relation.

    Nous profitions encore des grandes vacances scolaires même si la rentrée des classes pointait déjà à l’horizon. Les parents nous avaient annoncé que nous allions expérimenter le passage du jour de congé de la semaine, du jeudi au mercredi. Toute une réorganisation, notamment autour du catéchisme.

    Il nous restait probablement une dernière semaine pour jouer car ma mère était en plein atelier de couture. Je me souviens qu’elle faisait tourner la manivelle de la machine à coudre à une telle vitesse que j’en restais toujours bouche bée. L’aiguille piquait puis repiquait le tissu toujours plus vite, la bobine de fil semblait virevolter presque à s’envoler et tous ces différents bruits créaient une impression de mécanique infernale sous contrôle. C’était une excellente couturière et les patrons n’avaient aucun secret pour elle. C’était un don. Elle regardait un vêtement sur un catalogue ou tout autre magasine, puis le créait ou le réinventait pour ses enfants, mon père ou elle-même. Nous étions toujours bien vêtus. Chaque rentrée des classes voyait nos placards se garnir de nouvelles pièces. Nous avions bien sûr l’obligation de prendre soin de nos vêtements, ceux du dimanche et ceux pour aller à l’école. Étant nombreux, cinq filles et quatre garçons, les plus grands avaient la responsabilité de les transmettre en bon état à celui de son genre qui suivait. Quand ils étaient trop abîmés, ceux-ci servaient de linge pour rester à la maison et au fur à mesure de leurs usures, se retrouvaient en chiffons pour le ménage. Rien n’était perdu.

    J’avais appris à coudre en observant les gestes de ma mère. Elle me donnait les chutes de tissus dont elle savait n’avoir plus du tout besoin. Ma poupée avait donc un beau trousseau. Je lui confectionnais, des jupes, des corsages, des robes et un petit fichu pour attacher ses longs cheveux blonds suivant la tenue qu’elle aurait à porter. C’était une grande poupée. Elle devait bien mesurer trente-cinq centimètres et pour l’époque, elle était impressionnante.

    Dehors, il faisait chaud et humide. Nous étions dans la saison cyclonique. Les rentrées des classes normales n’étaient donc jamais bien certaines. Le transistor était toujours allumé à la maison, du matin au soir. C’était le lien avec les autres communes, les Antilles, les Caraïbes et la métropole. Il était impératif d’écouter la météo et les avis d’obsèques. La première était diffusée plusieurs fois par jour, avec de nombreuses alertes en cas de formation de tempête tropicale et la seconde, deux fois par jour. Aux Antilles, les liens de parenté sont étendus et rajouter à cela les différentes affinités, il y aurait moult raisons de participer à une veillée mortuaire ou à des funérailles religieuses.

    Venant du dehors, j’entendais le bavardage et les rires de mes frères et sœurs. Ils devaient être en train de jouer dans les environs proches de la maison. Nous n’avions pas l’autorisation de quitter l’enceinte de la propriété sans l’accord des parents et sans une bonne raison. Les cousins ou cousines venaient prendre part à nos jeux ou réviser leurs connaissances scolaires. Et parfois aussi, des amis qui étaient « des enfants de la maison » comme on dit chez nous. La proximité de leurs familles avec la nôtre, pour diverses raisons, engendrait cette expression. Nos parents s’assuraient toujours qu’ils avaient obtenu des leurs cette autorisation. Et il ne valait mieux pas mentir. La vérité arrivait toujours très vite à leurs oreilles et la punition qui allait avec pour les menteurs. Je ne pouvais pas toujours jouer avec eux en extérieur. Au moindre escarpement ou dénivellement du terrain, je perdais l’équilibre et c’était la chute. Je n’étais pas malheureuse pour autant. Il y avait tellement d’autres possibilités de jeux plus adaptées à mes capacités physiques.

    Quand j’étais de la partie, nous jouions essentiellement à la marchande qui bien sûr tenait une boutique. Nous avions une balance créée avec les objets qui nous passaient sous la main, boîtes de sardines vides, conserves de lait concentré ou tous autres contenants. Des petits bouts de bois, des cailloux, des morceaux de briques et pour être efficaces et inventifs, nous n’hésitions pas à fouiller dans la cabane à outils de notre père. Nous avions créé nos étals, notre balance, nos poids et bien d’autres éléments. Nos échoppes étaient toujours bien garnies. Des fruits et des légumes à profusion autour de nous facilitaient le ravitaillement.

    Nous avions de nombreux arbres fruitiers tout autour de la maison. Dès l’entrée trônaient deux majestueux « arbre à pain » marquant le début de l’allée qui menait à la maison familiale et de chaque côté de celle-ci, des terres cultivables. À droite s’étendait un grand potager qui s’arrêtait aux abris des moutons et des poules. Ma mère y plantait aussi quelques plants de bananiers, de choux, d’igname et autres légumineux. Un peu plus loin, nous avions deux arbres qui étaient chaque saison généreux en pomelos, un mandarinier, un caféier, deux cocotiers, un pommier d’eau et en contrebas, un calebassier. En lisière de cette surface, des fleurs et autres arbustes aux feuillages chamarrés, des pieds de canne à sucre et un cerisier. À gauche de cette grande allée, se développaient de nombreux bananiers de différentes espèces, encore plus de pieds d’igname, de dachine, de choux de chine, de patates douces, manioc, bien d’autres légumes et légumineux. Il y avait toujours un bout de terrain en jachère, les animaux y

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