Espoir et Victoire - Le comble pour une gynécologue
Par Marie Crédoz
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Aperçu du livre
Espoir et Victoire - Le comble pour une gynécologue - Marie Crédoz
Espoir et Victoire
Dr Marie Crédoz
Espoir et Victoire
Le comble pour une gynécologue
Préface du Professeur Michel Canis
LES ÉDITIONS DU NET
22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2016
ISBN :978-2-312-04529-0
À mes trois amours,
À tous ceux qui continuèrent de m’aimer malgré ça,
À tous les mouchoirs en papier qui finirent dans la corbeille…
Je remercie ma « vieille » amie scoute, Servane Nelva, de son étroite collaboration. Psychologue clinicienne de formation, elle prit l’habit de « sage-femme » pour m’aider à mettre au monde ce « bébé », relisant, corrigeant et embellissant mon manuscrit.
Préface
Quand Marie m’a relaté sa traversée de la maladie, tout de suite m’est venue l’idée qu’elle devait raconter…
Raconter pour se reconstruire, aider les femmes et, surtout, guider les médecins qui prennent en charge les patientes atteintes d’un cancer. Je savais Marie compétente et attentive. Je connaissais une « belle personne ». Mais ses mots vont au-delà.
La force de vie qui l’animait avant l’a guidée, même quand elle a eu l’impression de se perdre. Dans ce monde qui ne communique plus que formellement ou virtuellement, Marie rappelle aux patients et surtout aux soignants l’importance des mots qui viennent du cœur, du toucher, de la solidarité, de l’amour, de la fidélité, du don, du temps que l’on prend pour l’autre, de l’humour, du bonjour…
Elle nous dit que, sans la vie, la science n’est rien. Que, sans l’amour, …
Il est des mots que tous les hommes partagent, quelles que soient leurs origines, leurs croyances ou leur religion. Il est des mots qui donnent quand ils viennent du cœur. Peut-on soigner une personne atteinte d’un cancer sans donner de soi, sans se « mouiller », sans raconter un peu ses souffrances ou ses peurs, sans avoir la voix qui tremble, sans partager son émotion ? Peut-on prétendre à l’empathie sans avoir traversé des moments difficiles ? Peut-on enseigner que l’homme ou la femme qui soignent sont plus importants que le savoir acquis au cours des études ?
Dans ce livre, les soignants apprendront comme moi qu’au-delà du traitement la rééducation à la vie est indispensable, que notre rôle est aussi d’ouvrir les patients sur tous ces à-côtés qui les aident à se retrouver. Nous devons les encourager à débuter dès que possible activité physique, activité professionnelle adaptée, accompagnement psychologique, accompagnement esthétique, relaxation… Nous devons les aider à retrouver la vie et l’espoir au-delà de la peur. Il me revient en mémoire la tristesse d’une patiente amoureuse du soleil à qui son chimiothérapeute avait contre-indiqué tout bronzage pendant la durée du traitement. Son sourire, quand je lui avais dit que cela me paraissait bien strict et qu’elle était revenue bronzée quelques semaines plus tard, racontait l’évidence : faire ce qu’elle aimait tant, de manière raisonnable et prudente, était aussi important pour sa guérison que les produits injectés dans ses veines… Est-il possible de survivre en renonçant complètement à ce que l’on aime ? Pour le médecin, le traitement n’est qu’une étape vers l’après. Mais, pour le patient, est-il si facile de se convaincre que la vie continuera quand les nuits sont habitées par l’angoisse de mort ? La rigidité des protocoles ne se justifie pas toujours ! Est-il si grave de retarder le traitement de quelques jours pour permettre des vacances ? Est-il si grave de prendre un peu de soleil ? Quand on oublie ses rêves, on meurt…
Oui, Marie, le malade reste un homme ou une femme qui aime et a besoin d’être aimé(e). Oui, la vie doit garder la première place. Oui, donner est le plus grand privilège des médecins et des soignants. Je dis souvent aux plus jeunes d’entre nous : « Faites-vous plaisir, soyez gentils avec les gens ! »
Merci, Marie. Je vais essayer de ne pas oublier, de garder le temps d’écouter, de demander ce qu’il y a derrière « les mots qui résument ». Comme lorsqu’un patient que l’on voit tous les ans répond « L’année a été difficile… » au rituel « Comment allez-vous ? » qui commence la consultation. Et il faut alors prendre le temps d’une deuxième question pour entendre que son conjoint ou un de ses proches est gravement malade ou décédé récemment. Comment prendre en compte l’homme ou la femme si l’on ne demande pas la signification de ce « difficile », tellement vague… ?
À l’heure où l’on demande aux médecins de faire des économies de santé et de produire toujours plus d’actes pour gagner leur vie ou pour justifier le financement de l’hôpital public… À l’heure où le retour rapide au travail et à la productivité tend à devenir le principal but de la chirurgie... À l’heure où l’argent règne sans partage… , ton rappel à la vie m’a fait du bien.
Courage, Marie, tu es sur le chemin de la vie, mais il est encore long. N’aies pas peur de nous dire ou de nous rappeler ce que tu traverses. Les autres vont oublier parce que les difficultés de l’autre nous compliquent la vie ou les paroles. Bien des mots auront encore en toi des échos que les autres ne peuvent pas deviner. Pour voir disparaître l’angoisse des patientes qui passent la porte de mon bureau de consultation après le traitement d’un cancer, il faut dix ans. Dix ans pour que l’angoisse de mort ou de la récidive les quitte et que leur sourire devienne alors simple et nature ; il n’est plus crispé ni figé dans l’attente des mots que je vais prononcer à la fin de l’examen ou à la lecture des résultats des examens qu’elles ont réalisés avant de venir… Oui, le chemin sera long. Mais tu as tellement à donner que cela passera vite. Tout va tellement plus vite quand on aime et que l’on est aimé.
À bientôt,
Pr Michel Canis
Chef du service de gynécologie-obstétrique
CHU Estaing, Clermont-Ferrand
« On ne peut pas accepter de ramper quand on se sent l’envie de voler. »
Sourde, muette, aveugle : histoire d’une vie, Helen Keller
Collège
Chaque année, début décembre, se tient la grand-messe des gynécologues-obstétriciens de France et des pays francophones, organisée par notre Collège national. C’est un rendez-vous que j’essaie de ne pas manquer, car il permet d’une part de rester à la page des actualités concernant la spécialité, d’autre part, de retrouver tous les confrères. Depuis que j’ai débuté mon internat en gynécologie-obstétrique, j’ai manqué ce congrès à trois reprises : les deux premières fois, j’étais en congé maternité ; l’an passé, dans la tourmente de la chimiothérapie.
Cette année, je suis profondément heureuse – et fière – de m’y rendre. J’arrive à la Défense avec un sentiment victorieux. Je revois beaucoup de confrères : certains savent, d’autres ne savent pas. Je croise même une ancienne interne tunisienne qui est passée dans le service il y a six ans. « Tu es magnifique avec ta nouvelle coupe de cheveux ! », me dit-elle. « Si tu savais… », pensé-je. Mais je n’avais aucune envie de m’épancher sur mon cancer. Le sujet était trop sensible.
Je rencontre Michel – l’un de mes maîtres en cœlioscopie –, qui est désormais chef de service. Il fait partie des meilleurs chirurgiens que j’ai pu côtoyer au cours de ma formation. Il est véritablement doué, et très humble. Je pense souvent à lui quand, en cœlioscopie, je « grille »{1} le moindre globule rouge. Je l’entends me dire : « Tu vois, le bon plan, en chirurgie, il s’offre à toi ! » Il m’aura beaucoup soutenue pendant cette année si particulière en m’envoyant régulièrement des courriels : « Tes mots sont pleins de courage et de vie, même si les jours sont sûrement plus difficiles qu’ils n’en ont l’air à te lire. Cette vie est une leçon, tu vas gagner, l’amour est invincible… » Je lui relate ce parcours de vie. « Il faut l’écrire, tout ça ! », me dit-il. Je lui réponds, presque en soupirant : « Oui, tu as raison, il faut que je l’écrive… »
Son message fait écho à la réflexion d’une consœur amie qui m’avait soufflé – quelques mois plus tôt – de faire quelque chose avec ce qu’il m’arrivait. À ce moment-là, j’étais tellement dans le brouillard que je n’avais pas saisi le sens de ses paroles. En faire quoi ? Une gynécologue atteinte d’un cancer du sein… À part pousser la devinette – quel est le comble pour une femme gynécologue ? –, qu’y avait-il à dire sur le sujet ? Je ne voyais pas ce que mon infortune pouvait apporter aux autres… Petit à petit – le recul aidant – écrire pour témoigner de cette expérience, si douloureuse à vivre, en mêlant mon regard de femme et ma vision de médecin-gynécologue, est devenu une évidence. Si la parole libère, l’écriture possède également des vertus cathartiques et thérapeutiques. Elle apaise. Et surtout, elle permet de s’orienter à nouveau vers la vie.
Je dédie cet ouvrage à toutes les anciennes ou nouvelles victimes, à leurs familles ainsi qu’à l’ensemble du personnel soignant (dont je fais partie) pour qu’il change son regard sur la maladie… Le cancer du sein est naturellement très féminin, mais il peut aussi frapper les hommes. J’espère que mon récit pourra aider ceux qui le subissent de plein fouet, qu’il s’agisse des malades eux-mêmes ou des proches. Car le cancer est un tsunami qui n’épargne rien ni personne sur son chemin.
Ce livre est un peu comme le passage de témoin lors d’une course de relais : le relayé approche, le bras allongé en avant, et le relayeur – prêt à s’élancer – attend, le bras tendu en arrière… Dans cette épreuve, l’essentiel est de ne pas laisser choir le bâton au moment de la « transmission ». De cette étape cruciale dépend la victoire.
« Jusqu’à ce qu’aujourd’hui devienne demain, on ne saura pas les bienfaits du présent. »
Proverbe chinois
Joyeux anniversaire
Je viens d’avoir quarante ans. C’est l’occasion de donner une grande fête pour réunir l’ensemble des êtres – aimés – qui ont su m’entourer sans relâche au fil des ans. Nous nous retrouvons dans notre maison de campagne, baptisée la Jeunerie. Nous sommes quelque soixante-dix personnes. Mon mari Lorenzo et moi avons organisé un rallye – sur le thème de l’art – pour faire découvrir la région à nos invités. Le principe du jeu est de répondre à une série de questions et de réaliser un parcours préétabli – en un minimum de temps et de kilomètres –, tout en se divertissant. Les équipes – tirées au sort le jour même – vont ainsi découvrir différentes formes d’art : le cirque, l’émail, la peinture, la sculpture et la musique.
Pendant que les adultes battent le pays, les plus jeunes participent à des activités ludiques sur le thème du cirque. Le soir, nous avons le bonheur d’écouter un solo de guitare classique. L’instant est magique. Nous sommes assis dans l’herbe, éblouis par ce guitariste qui joue à la perfection. Arrive l’heure du dîner. Les tables sont dressées sous un grand chapiteau installé par notre ami Karim. La décoration rappelle les arts du cirque avec des guirlandes de ballons jaunes et rouges. Pour m’amuser, j’ai donné des noms à toutes les tables : Les arts ont dit, Art à vis, Art gus, Art is to chat, Art terre, Art scénique, Art penteur, Art osé.
Une belle fête, presque un mariage. Je rayonne. Je suis si heureuse. On parle souvent de la crise de la quarantaine : moi, je n’ai pas vu la différence ! Je me sens épanouie, bien dans mon corps et dans ma tête. J’ai un mari avec qui je file le parfait amour, deux beaux enfants, une profession qui me révèle : je suis comblée.
La fin de l’été arrive, les vacances se terminent tranquillement chez mes parents. Lorenzo a repris le travail. Un soir, alors que je bouquine, une légère douleur irradie mes seins. Je les palpe machinalement et sens un tout petit truc de la taille d’un gros grain de riz dans le quadrant inféro-externe du sein gauche. Je me rassure immédiatement : il doit s’agir d’un simple kyste. Le cœur insouciant, je projette que, s’il est encore là dans quinze jours, j’irai passer une échographie mammaire. Je reprends le travail à fond de train, avec toute l’énergie de mes quarante ans.
« Il n’y a pas d’obstacle que l’on ne puisse surmonter,
Pas de défi que l’on ne puisse relever,
Pas de peur que l’on ne puisse maîtriser,
Aussi impossible que cela paraisse à première vue. »
Erin Brockovich
11 septembre
Tout le monde se souvient exactement de ce qu’il faisait le 11 septembre 2001 au moment où la barbarie de l’homme s’abattait sur New York, faisant s’écrouler les Tours jumelles. Le 4 août de cette année-là, j’épousai Lorenzo. Les noces étaient champêtres, à notre image. Nous sommes tous deux issus de régions où la culture bovine est importante avec la limousine – une race à viande –, du côté de Lorenzo, et l’abondance – une espèce laitière –, du mien. Il n’a pas été nécessaire de réfléchir bien longtemps pour trouver le thème de notre mariage : le choix de la vache s’est imposé naturellement. Le vin d’honneur eut lieu à la Jeunerie, où les grands-parents maternels de Lorenzo s’étaient mariés soixante-dix-neuf ans plus tôt. Escortés de nos enfants d’honneur, nous avons réservé à nos invités la surprise d’arriver sur la charrette du grand-père repeinte en bleu et tirée par deux limousines. Parmi les souvenirs que nous avons conservés de cette journée figure une magnifique photo sépia prise devant la grange. Certains convives composent un rôle pour reproduire le cliché des aïeux, qui tient un instrument de musique, qui sert à boire à son voisin, qui – perché sur une échelle – agite son chapeau. Les enfants se tiennent assis, au premier rang, sur des bottes de paille, et un couple d’amis présente la photo des anciens. Mon beau-frère Jé eut la bonne idée de secouer la bouteille avant de faire partir le bouchon. Clic ! La photo est prise instantanément : les regards suivent la trajectoire du mousseux qui jaillit en perles de pluie, d’aucuns imitent l’éléphant quand d’autres font des grimaces, et Lorenzo et moi rions tandis que ma robe, légèrement retroussée, découvre mes pieds{2}.
11 septembre 2001 – Je suis en huitième semestre d’internat de gynécologie-obstétrique et savoure le travail hospitalier. Il me reste une année seulement pour finir le cursus, soutenir ma thèse et devenir chef de clinique. À ce niveau d’études, on commence à maîtriser l’art de sa spécialité et à se sentir plus à l’aise avec les patients sans avoir encore le poids de la responsabilité de senior. En me rendant au chevet des patientes opérées ou hospitalisées dans le service pour la contrevisite, je découvre – médusée – les images que passent en boucles toutes les chaînes de télévision. Ce jour-là, c’est le monde entier qui s’écroule. Je panique en pensant à Lorenzo qui doit partir pour les États-Unis une quinzaine de jours dans le cadre de son activité professionnelle. Heureusement, les frontières resteront fermées.
11 septembre 2012 – L’événement qui s’abat sur moi est à peine plus réjouissant : je dois subir une biopsie du sein.
Nous sommes le 4 septembre. Les quinze jours d’« insouciance » se sont écoulés, et le « petit truc » est toujours là. Dur, indolore à la palpation. J’appelle le cabinet de radiologie en indiquant avoir découvert un nodule dans mon sein gauche, mais sans révéler que je suis médecin. Au son de ma voix, la personne en ligne a dû sentir mon inquiétude : elle me propose un rendez-vous dès le jour suivant. Je demande à Fany, ma secrétaire, de déplacer toutes mes consultations, le temps d’aller passer une échographie mammaire pour « un petit truc de rien du tout ».
Le lendemain, je me rends bien compte que ce nodule – lequel mesure 6 x 9 mm – n’est pas un kyste.
« Il serait bien de faire une biopsie…, dit le radiologue sur un ton très ennuyé.
— De toute façon, je vous l’aurais demandé ! », répliquai-je.
Le praticien met en exergue que j’ai eu de la chance de palper ce nodule, car il aurait pu aisément passer au travers de l’échographie étant donné ses faibles dimensions. En médecine, on parle toujours de chance. Jamais de risque.
« On va en profiter aussi pour faire une mammographie… puisque vous êtes là ! »
C’est ainsi qu’en deux temps trois mouvements mes seins se retrouvent à l’air, compressés sous un appareil numérique. Le radiologue me laisse observer les clichés sur le négatoscope : c’est le privilège d’être médecin. Au préalable, je lui avais remis d’autres clichés, réalisés dix-huit mois plus tôt – dans un vent de panique – en apprenant qu’une consœur âgée de trente-cinq ans était soignée pour un cancer du sein. Bien m’en a pris ! Les nouvelles images comparées aux anciennes révèlent l’existence d’un foyer de microcalcifications – séparé du nodule –, mais logé dans le même quadrant. Le radiologue les classe ACR3{3}, ce qui permet en théorie un contrôle dans six mois.
La biopsie du nodule est réalisée six jours plus tard par un autre praticien. Il est jeune, et adorable. Ma situation de gynécologue semble le mettre mal à l’aise. Je le comprends. J’ai apporté une ampoule de Naropeine® pour remplacer la Xylocaïne® habituellement utilisée en anesthésie locale, mais dont l’efficacité dure moins longtemps. Le jeune radiologue ne connaît pas cet anesthésiant ; je mentionne que nous l’utilisons – même sous l’effet d’une péridurale – pour suturer une cicatrice de césarienne, d’épisiotomie ou de déchirure vaginale.
Résultat : aucune sensation désagréable pendant douze heures. C’est à peine si je m’en tire avec une ecchymose sur le sein.
Le radiologue me tranquillise en déclinant trois éléments encourageants : le nodule n’est pas adhérent au plan profond, il reste bien limité, et il n’y a pas d’adénopathie suspecte au niveau axillaire.
« Au pire, il peut s’agir d’un carcinome in situ{4}…, dit-il
— Si seulement, ce pouvait être un in situ !… », répondis-je.
« Si tu as quoi que ce soit à me dire d’important,
pour l’amour de Dieu, commence par la fin. »
Sarah Jeannette Duncan
Pas toi
Je ne m’attendais pas à recevoir un appel du radiologue si rapidement. Pendant deux jours, je me suis oubliée dans le travail, j’ai couru à droite à gauche. Cela fait dix jours que Lorenzo est parti pour Miami en déplacement professionnel. Il rentre ce soir, enfin. Ce jour-là, en ouvrant mon portable au sortir de l’hôpital, je tombe sur un message laissé par le radiologue qui m’invite à le rappeler. Je m’arrête au bord de la route et compose le numéro. Avant même d’entendre la voix de mon interlocuteur, je comprends. D’habitude, c’est moi qui annonce à mes patientes le résultat anatomo-pathologique{5} des biopsies ; ce ne sont ni les radiologues ni les pathologistes qui exécutent cette corvée.
Le radiologue est dans ses petits souliers. Le pauvre, ce que je lui inflige... Il en bafouille sur le résultat fatidique : « C’est un in situ. Non, pardon, c’est un infiltrant ! » Je ne lui en veux pas. J’aurais peut-être fait pire à sa place. Il me conseille d’appeler l’« anapath » chargé d’interpréter la biopsie de mon nodule. Je m’en acquitte aussitôt.« C’est bien un carcinome canalaire infiltrant{6} SBR2 et, fort heureusement, les récepteurs hormonaux sont positifs. L’Her2 est en cours… Voulez-vous que je recherche le Ki67 ?
— Bien sûr. », dis-je.
Je retiens mes émotions jusqu’à ce qu’elle raccroche. Puis j’éclate en sanglots.
Un cancer au sein, moi ? Les résultats que je redoutais le plus se sont avérés. Tout s’écroule. La vie n’a soudain plus le même sens. Je pense à Lorenzo, à mes enfants, à cette existence qui s’arrête d’un coup. Comment leur annoncer la triste vérité ? J’ignore comment je suis parvenue à rentrer. Ce n’est pas moi qui ai conduit la voiture ; c’est elle qui m’a ramenée. Mon pare-brise était si embué de pleurs que je n’ai rien vu de la route. Arrivée enfin chez moi, je gravis les escaliers. Lorenzo m’attend dans le salon – ravi d’être à la maison, malgré le décalage horaire. Mon visage est inondé de larmes. Il comprend immédiatement : « Oh non, pas toi… » Je tombe dans ses bras, et continue à sangloter.
Lorenzo me confiera plus tard qu’avant l’annonce fatidique, pas une seule seconde, il ne s’était figuré que le cancer ferait irruption dans notre existence. C’était sans doute un moyen de défense : il est souvent plus commode de penser que la maladie grave n’arrive qu’aux autres. Pour ma part, en qualité de médecin, je sais pertinemment que nul n’est à l’abri. Combien de fois n’ai-je pas été, auprès de mes patientes, la diseuse de mauvaise aventure ? Le soir même, je mets les enfants au courant en leur révélant que j’ai « un bobo dans le sein » et qu’il va falloir me l’enlever. Mim’s, du haut de ses sept ans et demi, ne s’inquiète pas. Du moins, pas sur-le-champ. Mais Del’s pleure en s’avisant de mon regard chagrin. Elle vient d’avoir six ans.
Je passe ma première nuit blanche : le cancer est entré dans ma vie. Il m’obsède déjà.
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque ;
À te regarder, ils s’habitueront. »
les Matinaux, René Char
Rendez-vous urgent
Pour reprendre les mots de Mim’s : « je n’ai pas fermé l’œil de la nuit ! » Mon ordinateur a fonctionné à plein régime toute la nuit, et mes yeux sont restés grands ouverts. Rivés sur l’écran. « Il faut que je voie J.-S. de toute urgence, il faut que l’on s’occupe de moi sans délai ! »
J.-S. est un collègue spécialisé en chirurgie gynécologique et cancérologique. J’étais sa chef de clinique quand il était interne en neuvième semestre. J’aimais être de garde avec lui, car il était calme, posé et travaillait avec assurance. Mais, à l’instar du chat noir, il attirait souvent le labeur et les ennuis. Je me souviens d’une nuit de garde où nous faillîmes perdre une parturiente{7}. Choc hémorragique, deux heures après la césarienne : nous dûmes reprendre la jeune femme au bloc. Je fis venir mon chef de service – au milieu de la nuit. Quand le Pr B. arriva, la cause de l’hémorragie était déjà traitée. Il s’agissait d’une déchirure de l’artère utérine gauche qui saignait en rétro-utérin. Nous n’avons jamais compris comment cela avait pu se produire,