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Les OPERAS DE VERDI: Éléments d'un langage musico-dramatique
Les OPERAS DE VERDI: Éléments d'un langage musico-dramatique
Les OPERAS DE VERDI: Éléments d'un langage musico-dramatique
Livre électronique512 pages5 heures

Les OPERAS DE VERDI: Éléments d'un langage musico-dramatique

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À propos de ce livre électronique

Année après année, Giuseppe Verdi reste le compositeur d’opéras le plus joué dans le monde. Pourtant, peu d’études musicologiques sur son style ont été publiées à ce jour, et encore moins en français. En fait, ce livre, véritable guide d’analyse opératique, est le premier dans toutes les langues qui traite de façon systématique du langage musical du compositeur. En s’appuyant sur les 23 opéras en italien et en mettant en lumière leurs conventions et leurs principes sous-jacents, l’auteur examine méthodiquement les personnages et leurs intrigues au regard de l’écriture musicale et brosse ainsi le portrait d’une oeuvre grandiose. À l’aide de plusieurs exemples, il décrit avec brio la forme musico-dramatique d’un compositeur dont le style unique est, ultimement, au service de la théâtralité.

Steven Huebner est musicologue à l’école de musique Schulich de l’Université McGill et titulaire de la chaire James McGill.
LangueFrançais
Date de sortie24 janv. 2017
ISBN9782760633049
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    Aperçu du livre

    Les OPERAS DE VERDI - Steven Huebner

    INTRODUCTION

    Ce livre est issu d’une série de quatre conférences que j’ai eu le privilège de prononcer à l’Université de Montréal en 2011 dans le cadre des Conférences de prestige organisées à la Faculté de musique depuis 2008. Cette série annuelle présente des spécialistes provenant des différentes branches de la musicologie qui donnent un aperçu complet de leur champ de recherche respectif. Son titre initial – proposé d’abord par Jean-Jacques Nattiez, fondateur et organisateur jusqu’en 2012 – n’était rien de moins que «Comment analyser l’opéra». Confronté au fait que le champ opératique est immense et qu’il s’étend à des répertoires que je ne connais pas nécessairement très bien, j’ai très vite réduit l’objet d’étude à l’analyse des opéras italiens. Bien qu’il ait été question d’un grand nombre d’œuvres allant du baroque jusqu’au XXe siècle, c’est le nom de Giuseppe Verdi qui fut tout naturellement cité le plus souvent. Avec un brin d’humour, on pourrait faire remarquer que ce n’est pas sans rapport avec le sujet plus vaste préalablement suggéré puisque, selon le site web operabase.com, Verdi demeure, année après année, le compositeur d’opéras le plus joué dans le monde. Durant la saison 2013-2014 (qui englobait certes partiellement le 200e anniversaire de sa naissance) son rival immédiat, Puccini, avec ses 2 062 représentations, n’approcha pas le record de Verdi qui mena avec 3 009 représentations (2 012 pour Mozart, 1 131 pour Wagner). De tels chiffres font penser à l’omniprésence de Beethoven et de Brahms dans le répertoire symphonique, ou au prestige de Bach et de Haendel dans le répertoire baroque. Mais la recherche internationale sur Verdi est plus jeune que celle sur ces autres maîtres, et ce, pour des raisons enracinées dans l’histoire de la discipline.

    La musicologie a véritablement connu son essor après la Seconde Guerre mondiale. Au début, l’attention, dans tous les champs d’expertise – de l’étude des sources aux études de style –, s’est tournée vers les maîtres consacrés allemands et autrichiens et les grands musiciens du Moyen-Âge et de la Renaissance. Puis, lorsque les départements de musique sont devenus plus grands, les chercheurs plus nombreux, l’éventail des sujets acceptables plus large, et le regard vers les cultures non occidentales plus urgent, l’intérêt porté aux compositeurs d’opéra italien du XIXe siècle, teintés de populisme et de mercantilisme, a finalement connu un épanouissement remarquable, et notamment après 1970 avec une explosion de recherches sur Verdi réalisées entre autres par Philip Gossett, Pierluigi Petrobelli, Julian Budden, David Rosen, Martin Chusid, Marcello Conati, Lorenzo Bianconi et Anselm Gerhard parmi tant d’autres. Peu après, le jazz et la musique populaire ont franchi les portes de l’université, et cette évolution a accompagné l’accueil alors récent de l’opéra italien du XIXe siècle. La logique disciplinaire a d’abord privilégié une exploration du terrain documentaire, biographique et institutionnel avant de se pencher sur l’analyse musicale elle-même, surtout dans le cas des compositeurs ayant précédé Verdi, dont les œuvres sont parsemées de problèmes philologiques.

    Durant la même période, la musicologie anglo-américaine a vu naître la music theory, un domaine de recherche à l’identité professionnelle plus indépendante que celle des traditions européennes continentales et dans lequel s’inscrit (entre beaucoup d’autres champs de recherche) l’analyse des éléments de syntaxe musicale sur les plans local et global de l’œuvre. La fondation de la Society for Music Theory en 1978 – une initiative faisant suite au constat que les institutions et les publications musicologiques traditionnelles ne répondaient plus aux besoins de ceux qui souhaitaient élargir les méthodes d’analyse – est un moment décisif de la musicologie anglo-américaine. Mais l’émergence de cette nouvelle discipline ne s’est pas produite sans un certain parti pris quant au répertoire. L’élargissement des méthodes semble avoir été jugé indispensable surtout pour les compositeurs de la tradition allemande, sans grande préoccupation pour le répertoire de l’opéra. De 1980 à nos jours, les quatre principales revues scientifiques vouées à la music theory (Music Theory Spectrum, Journal of Music Theory, Music Theory Online, In Theory Only) ont publié 91 articles sur le triumvirat viennois Schubert-Brahms-Schoenberg, mais pas plus de deux sur les compositeurs du groupe suivant: Rossini, Donizetti, Bellini, Verdi, Puccini, Meyerbeer, Gounod, Bizet et Massenet. Même les opéras de Mozart et de Wagner reçoivent peu d’attention des professionnels de la music theory: en fait, durant cette période, il n’y a aucun article sur les opéras de Mozart, et seulement six sur ceux de Wagner.

    Parallèlement, l’analyse musicale a aussi réalisé de grandes avancées dans l’espace francophone. La revue Musurgia témoigne de cette richesse avec un éclectisme rafraîchissant qui dépasse de loin la variété des revues scientifiques anglo-américaines, y compris sur les études analytiques de la musique des autres cultures. Toutefois, jusqu’à présent, on y note très peu d’articles sur l’opéra et aucune étude sur Verdi ou les compositeurs du groupe mentionnés plus haut.

    Comment expliquer ce manque d’intérêt des spécialistes pour l’analyse musicale opératique? L’attrait de la musique instrumentale allemande se fonde sans doute en partie sur le fait que, depuis longtemps, elle fournit un riche matériel pour l’enseignement de la syntaxe musicale dans les conservatoires de musique. En effet, le professeur d’analyse ou d’écriture apportera en classe une fugue de Bach ou une sonate de Beethoven plutôt qu’un air de Verdi. Le côté popularisant de l’opéra italien a un rôle à jouer dans cette discrimination, car son orientation privilégie l’événement plutôt que l’œuvre, pour employer une opposition binaire souvent exploitée par le musicologue allemand Carl Dahlhaus. L’œuvre fait appel à la qualité esthétique de l’autonomie soutenue par des valeurs d’unité et de cohérence, comme un petit «écosystème» de matériaux musicaux autosuffisant dont les éléments constitutifs fonctionnent rationnellement les uns par rapport aux autres ainsi que par rapport à des unités syntaxiques plus larges, voire par rapport à la totalité de l’œuvre. L’idéal de permanence et d’atemporalité y joue un grand rôle. Les méthodes schenkériennes et celles de la set theory s’avèrent toujours efficaces pour répondre aux questions fondées implicitement sur ces prémisses. L’événement, par contre, reste ancré dans son contexte; il est pragmatique, façonné par les circonstances et moins assujetti à une fidélité absolue au seul texte, concept relié implicitement à l’intégrité d’un «écosystème». Même si cette division binaire n’est pas sans poser problème sur le plan épistémologique – surtout pour un compositeur comme Verdi qui a grandement participé au développement de l’idée de l’œuvre en Italie sans jamais y adhérer inconditionnellement –, elle explique en partie pourquoi les spécialistes de l’analyse musicale ont favorisé la musique instrumentale allemande, habitat indigène du concept d’œuvre.

    Il ne faudrait cependant pas tomber dans la caricature. Les tendances ont désormais changé, et le champ des études spécialisées de la music theory s’est beaucoup élargi dans l’espace anglo-américain. Mais en ce qui concerne l’opéra, les statistiques sur les publications en analyse musicale demeurent justes et éloquentes. En dépit de nombreux articles publiés dans les revues musicologiques plus généralistes1, le présent ouvrage est le premier qui analyse systématiquement le langage musical de Verdi, selon une méthodologie englobant de façon synthétique paroles, modalités d'écriture, style mélodique, forme et planification tonale. Ce livre cherche à sensibiliser les intéressés au style musico-dramatique de Verdi et se veut abordable pour le lecteur mélomane qui ne possède pas nécessairement de connaissances préalables en la matière. C’est la raison des allers-retours constants entre des principes généraux et des exemples précis et détaillés.

    En effet, ce sont des musicologues comme moi, et non pas forcément des music theorists, qui ont pris la relève pour examiner les partitions de Verdi. En 1972, le musicologue Pierluigi Petrobelli a pu encadrer son projet d’analyse verdienne d’un certain idéalisme en essayant de le rapprocher des courants à la mode:

    Bien entendu, nous sommes encore bien loin de pouvoir cerner, avec confiance et précision absolues, les principes formels d’après lesquels les partitions de Verdi furent composées et les lois structurelles auxquelles elles obéissent. Sûrement, leur extraordinaire richesse – dont témoigne cette constante redécouverte de valeurs et de sens dans ces œuvres qui nous habitent depuis un certain temps déjà – ne peut être expliquée autrement que par la présence de principes formels dont le pouvoir déterminant est directement en lien avec, et mesuré par, les relations complexes et multiples qu’il établit2.

    En avançant l’idée que le «pouvoir déterminant» des «principes formels» s’inscrit dans un réseau de «relations complexes», Petrobelli a proposé une piste d’investigation qui semble partiellement attribuer la «richesse extraordinaire» des partitions de Verdi à des lois immuables – et, implicitement, profondément enfouies et ingénieuses – attendant d’être découvertes par des spécialistes perspicaces en possession d’outils appropriés. Existe-t-il une méthode secrète semblable à celle «découverte» par Alfred Lorenz dans les œuvres de Wagner qui pourra révéler les habiletés techniques derrière la magie apparente? Les buts proposés par Petrobelli ne semblent pas très éloignés de ceux des chercheurs en laboratoire en quête de systèmes organiques et s’avèrent une piste répondant aux mentalités de notre époque contemporaine.

    Ce livre penche plutôt vers ce qu’on pourrait nommer un «paradigme d’historicité», sans juger de la valeur de celui-ci et en insistant sur le fait qu’il s’agit plus d’une tendance que d’une règle. Il renonce à l’illusion d’objectivité historique – une prise de position qui s’explique aisément quand on regarde l’envers de la médaille. On peut en effet facilement accuser d’anachronisme envahissant les transpositions à l’opéra italien de méthodologies habituellement appliquées aux symphonies et aux sonates. Il y a plus de trente ans, dans le premier volume de sa grande trilogie sur les opéras de Verdi, Julian Budden était déjà d’avis que la polarité de la tonique et de la dominante projetée de manière dramatique dans l’écriture symphonique trouvait peu d’échos dans l’opéra italien du XIXe siècle:

    Il est inutile de chercher dans les opéras de Verdi et de ses contemporains un schéma tonal à grande échelle comme on en trouve dans les scènes de Wagner ou les finales des actes de Mozart… Il n’y a aucune raison structurelle pour laquelle le duo de l’acte II dans Rigoletto devrait débuter en mi mineur et se conclure avec une cabaletta en la bémol majeur; c’est simplement que ce que Schoenberg appelait les «régions tonales» ne joue aucun rôle dans le mode de pensée de Verdi3.

    Mais, hormis l’avis controversé de Budden à propos de Wagner et de Mozart, ces affirmations sont douteuses d’un point de vue épistémologique. Bien que fondées sur un vocabulaire et des paradigmes de l’époque, les études érigées sur l’hypothèse du «mode de pensée de Verdi» – c’est moi qui souligne – finissent par utiliser ces paradigmes afin de recomposer la partition indirectement dans un contexte contemporain. Cette recomposition évoque ce que le théoricien de la littérature Stanley Fish nomme l’«acte ardu de l’imagination [du critique] qui s’efforce d’égaler l’acte accompli par le poète4». Fish fait référence non pas à une méthodologie particulière, mais à l’énergie créatrice, éventail couvrant une large gamme d’objectifs différents, de ceux de Verdi aux anachronismes possibles de nos jours. L’ «acte ardu de l’imagination» est historiquement situé dans ces deux cas: on ne peut faire appel au «mode de pensée de Verdi» afin de faire une distinction entre des approches historicistes et non historicistes. «Étant donné que toute action est historiquement intégrée […] être historique n’est pas une option, remarque Fish ailleurs dans son étude, mais inévitable, et donc l’historicité ne peut constituer une base permettant de faire une distinction entre divers styles d’interprétation». Il n’est pas suffisant de reconnaître que des paradigmes historicisants interagissent avec des perspectives modernes. Le problème, en fait, avec tout type de modèle dialogique du genre, c’est que le critique historiquement situé structure entièrement le discours et manipule les idées, les concepts et la rhétorique d’un interlocuteur historique en les soumettant à des routines cautionnées par les pratiques professionnelles actuelles. De plus, comprendre parfaitement l’interaction d’une pratique du passé – et ce, quel que soit son degré d’exhaustivité – avec la culture d’aujourd’hui (universitaire ou autre) requiert une dislocation impossible à atteindre. Je recommande fortement le point de vue de Fabrizio Della Seta, exprimé dans un court article publié en 1998, qui fait valoir que l’évasion de certaines des questions posées à la musique allemande au nom de la sensibilité culturelle crée une insularité artificielle qui minerait la participation de l’opéra italien à la scène européenne5. Mais je n’aborde pas cette question dans ce livre.

    Bref, établir un programme d’analyse suivant «le mode de pensée de Verdi» reste limité comme stratégie. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain, pour reprendre l’expression familière. À défaut de toujours avoir des indications précises sur la pensée du compositeur, il semble raisonnable d’établir des paramètres plausibles de ses choix musico-dramatiques. Verdi lui-même laissa des indices dans sa correspondance, comme l’ont fait quelques critiques contemporains, notamment Abramo Basevi dans son important Studio sulle opere di Giuseppe Verdi (1859)6. Cet ouvrage contient une analyse musicale plus ou moins ad hoc de chaque opéra, de Nabucco à la première version de Simon Boccanegra, sautant d’opéra en opéra, de numéro en numéro, et observant les faits musicaux et dramatiques saillants de chacun. Mais Basevi parsème son discours d’expressions révélatrices qui insinuent – sans jamais que l’auteur n’élabore longuement sur le sujet – que les mêmes procédures se retrouvent partout dans le corpus des opéras de Verdi. L’extrapolation est de mise. Cette opération a été poursuivie par des chercheurs comme Harold Powers et Scott Balthazar à propos de la forme musico-dramatique des numéros. Pour le lecteur francophone, Gilles de Van a présenté ces principes dans son excellent Verdi, un théâtre en musique (1992), dans un aperçu synthétique de l’esthétique dramatique du compositeur. Nous allons reprendre les questions de l’organisation musico-dramatique sur le plan local dans le quatrième chapitre. Il est possible de caractériser ces formes standardisées comme des relations fonctionnelles grâce auxquelles des unités musicales s’imbriquent (sur le plan de la syntaxe, des affects et de l’évolution dramatique) afin de produire un tout musico-dramatique composite qui règle l’organisation interne du numéro d’opéra.

    Mais la syntaxe d’un opéra de Verdi ne se résume pas aux décisions purement musicales. La structuration du livret, ainsi que le choix du type de vers, à une plus petite échelle, fournit l’ossature du numéro tant sur le plan de son évolution dramatique que sur celui du choix des tempos, des modalités d’écriture et du caractère des lignes mélodiques. Pour comprendre l’art dramatique verdien, ainsi que tout opéra italien, il faut nécessairement connaître les principes de la poésie italienne. C’est pourquoi au premier chapitre, non seulement j’explique les pratiques de versification structurant la poésie du livret (un aspect sur lequel Basevi ne se prononce pas), mais je discute aussi des effets que ces principes peuvent avoir sur la prosodie, sur la communication du sens des paroles et enfin sur le caractère mélodique. Au deuxième chapitre, j’aborde les modalités d’écriture de l’opéra verdien dans le but d’établir un vocabulaire usuel relatif à un phénomène multidimensionnel, une question partiellement traitée par Basevi. Il ne s’agit pas simplement, d’un côté, du récitatif et, de l’autre, de la musique lyrique, mais de plusieurs types de récitatifs et de plusieurs types de musique lyrique. En effet, une typologie s’avère particulièrement utile parce que les musicographes contemporains n’ont pas adopté de terminologie uniforme. L’écriture lyrique prédomine dans les opéras de Verdi, c’est-à-dire des mélodies avec une carrure plus ou moins symétrique et une succession de phrases qui se combinent dans les regroupements syntaxiques plus importants. Cette syntaxe sera l’objet du troisième chapitre, qui révèle non seulement la coordination entre le sens et les unités syntaxiques, mais aussi la manière dont l’organisation des phrases met en valeur la voix chantante. Basevi a clairement conscience de cette question, mais ne l’approche pas systématiquement ou avec le genre de vocabulaire technique qui permettrait de traiter un grand nombre de paramètres avec plus de précision. Cela constitue un exemple particulièrement flagrant de la frontière floue entre les méthodologies contemporaines et l’orientation historicisante. Poésie, modalités d’écriture, structures de phrases: la préparation de ces ingrédients m’amènera, au quatrième chapitre, à me pencher sur l’organisation des numéros en entier. En guise de conclusion, j’explorerai quelques facettes de l’unité et de la cohérence au-delà du numéro individuel, c’est-à-dire qui traversent l’acte ou l’opéra complet.

    Dans le contexte de la tradition italienne de l’Ottocento, le corpus étudié sera relativement homogène: je fais référence à chacun des 23 opéras de Verdi en langue italienne, mais le plus grand nombre d’exemples proviennent de La traviata, et ce, dans le but de faciliter la tâche du lecteur qui connaît généralement bien cet opéra. Bien que mes observations s’appliquent avec pertinence au répertoire italien de Rossini à Puccini, l’homogénéité du corpus permet de traiter de façon concise des questions analytiques au sein d’une étude transversale, ce qui réduit la nécessité d’explications supplémentaires découlant d’un champ élargi de variables. L’homogénéité est certes relative, car Verdi a beaucoup évolué durant sa carrière, mais en écartant ses opéras français (particulièrement ceux écrits à l’origine pour l’Opéra de Paris, Les Vêpres siciliennes et Don Carlos) c’est la grande «variable» des aménagements de Verdi avec la tradition française – tant pour le livret que pour les conventions musicales – qui est mise de côté. D’ailleurs, comme l’a démontré de manière convaincante le musicologue Andreas Giger, la tradition française a exercé une influence considérable sur les opéras italiens de Verdi à la fin de sa carrière, surtout sur son style mélodique, et cette question émergera inévitablement, quoique de façon indirecte, dans mes propos7.

    Comprendre le «système» qui sous-tend les opéras de Verdi constitue un grand pas en avant vers une appréciation de son style (qu’il faudrait compléter avec une étude sur d’autres paramètres comme l’harmonie ou l’orchestration) et s’avère aussi un précieux soutien pour d’autres méthodologies musicologiques. J’ai déjà mentionné le problème de l’intention: comprendre le style permet de poser des hypothèses (et même, quoique rarement, d’avoir des certitudes!) sur les intentions créatrices d’un compositeur en cernant la gamme des choix à sa disposition et des faits musicaux qui sont obligatoires, probables, possibles ou impossibles dans un contexte stylistique donnée. Ce contexte sera toujours instable, la configuration de l’obligatoire, du probable, du possible et de l’impossible toujours en mouvement, soit de façon synchronique, d’individu en individu travaillant dans un contexte particulier, soit de manière diachronique, dans le sens d’une évolution stylistique. La définition des prototypes et de leurs dérives sur un plan synchronique ou dans un continuum diachronique est une partie essentielle de cette étude. Dans l’historiographie de l’Ottocento, l’aspect de l’évolution diachronique demeure particulièrement important pour souligner le fait que la tradition italienne a été parfaitement capable d’évoluer par elle-même, sans l’influence de Wagner. Sans vouloir nier celle-ci, on peut toutefois se demander si on l’a parfois surestimée. Les musicographes, peut-être facilement séduits par l’épithète wagnérienne formulée par Joseph Kerman de l’opéra agissant en drame, auraient intérêt à réfléchir sur le remaniement proposé par le critique italien Gabriele Baldini – un drame agissant en opéra – et largement soutenu par Gilles de Van, qui fait appel à d’autres modèles d’évolution.

    Une autre hypothèse étayée dans ce projet est que la compréhension du style constitue une étape essentielle de la démarche herméneutique, aussi bien sur le plan de la signification des personnages et de leurs actions que sur celui de la représentation musicale du sens des paroles ou des phrases individuelles. Je cherche ainsi à offrir des clés qui ouvrent la porte à la connaissance des normes. Une musique qui se situe hors des normes stylistiques de son environnement et qui habite, par exemple, l’interstice entre le possible et l’impossible augmente par ce fait grandement son pouvoir de signification. Plus les techniques d’analyse de style sont raffinées et sensibles aux anomalies, plus il y a de couleurs sur la palette de l’adepte de l’herméneutique. De la même façon, l’imputation de la signification aux faits stylistiquement banals risque aussi de nous faire tomber dans le solipsisme.

    La connaissance du style joue aussi un rôle dans les études de la réception des œuvres, notamment les discours musicologiques qui mettent l’accent sur l’horizon d’attentes du public contemporain du créateur. Dans ce cas, le fait musical hors normes perturbe ces attentes et sème la confusion et l’antipathie. Mais il faut être prudent avec ce qu’on entend par le «public». S’agit-il de critiques de l’époque, musicalement érudits, ou de mélomanes sans grandes connaissances techniques? Les musicologues ont une fâcheuse tendance à présumer que la contemporanéité du compositeur et de ses auditeurs fait du public de jadis un récepteur idéal, plus sensible au style que le musicographe spécialiste d’aujourd’hui. Si l’on demandait à l’auditeur moyen de nos jours ce qu’il comprend de la musique qu’il entend, et, surtout, quelles sont ses attentes, la précision technique lui fera souvent défaut. Il y a peu de raisons de croire que les choses étaient différentes au XIXe siècle.

    Pour Verdi, les attentes du public étaient manifestement importantes. Il s’exprimait souvent à ce propos, non en termes techniques, mais en insistant sur l’efficacité théâtrale de ses productions, par exemple en se demandant si le résultat était «froid» ou non. Cette notion était principalement liée à sa quête de concision, comme en témoigne la fois où il a demandé à son librettiste de réduire le nombre de vers après la mort de Leonore dans Il trovatore. Selon Verdi, la solution précédente – pourtant elle-même assez courte – aurait paru glaciale à ce moment clé de la fin de l’opéra («dodici versi […] sarebbero rimasti fredissimi8»). Après tout, l’auditeur moyen se plaint, à n’importe quelle époque, de la monotonie, et, certes, le rideau-éclair à la fin du Trovatore est toujours apprécié. De prime abord, ce n’est pas très «technique», mais Verdi a indubitablement façonné sa musique en vue de sa théâtralité. Toute analyse qui vise à sensibiliser l’auditeur au style verdien doit tenir compte de ce principe.

    D’ailleurs, c’est sur le principe de l’effet que s’ouvre le premier chapitre sur la prosodie et la versification.

    1. Pour une énumération détaillée, le lecteur est invité à consulter Gregory W. Harwood, Giuseppe Verdi. A Research and Information Guide, 2e éd., New York – Londres, Routledge, 2012, p. 161-185.

    2. Petrobelli, Pierluigi, «Per un’esegesi della struttura drammatica del Trovatore», dans Mario Medici et Marcello Pavarani (dir.), Atti del III Congresso internazionale di studi verdiani, Parme, Istituto di studi verdiani, 1974, p. 387-400; éd. américaine «Toward an Explanation of the Dramatic Struture of Il trovatore», dans idem, Music in the Theater. Essays on Verdi and Other Composers, Princeton University Press, 1994, p. 100-101.

    3. Julian Budden, The Operas of Verdi, 2e éd., 3 vol., Oxford, Clarendon Press, 1992, I, p. 15 (c’est moi qui souligne).

    4. Stanley Fish, Professional Correctness. Literary Studies and Political Change, Harvard University Press, 1995, p. 29.

    5. Fabrizio Della Seta, «Some Difficulties in the Historiography of Italian Opera», Cambridge Opera Journal, 10/1 (1998), p. 3-13.

    6. Je m’appuie sur l’édition critique récente: Abramo Basevi, Studio sulle opere di Giuseppe Verdi (1859), édition critique par Ugo Piovano, Milan, Rugginenti, 2001.

    7. Andreas Giger, Verdi and the French Aesthetic. Verse, Stanza, and Melody in Nineteenth-Century Opera, Cambridge University Press, 2008.

    8. Lettre de Verdi à De Sanctis (à l’intention de Leone Emmanuele Bardare), 14 décembre 1852, dans [Giuseppe Verdi et Salvatore Cammarano], Carteggio Verdi-Cammarano, édition établie par Carlo Matteo Mossa, Parme, Istituto nazionale di studi verdiani, 2001, p. 398.

    CHAPITRE 1

    Versification et prosodie

    Le caractère musico-dramatique de l’opéra verdien, cela va presque sans dire, est façonné par la narration – l’arrivée d’un personnage, les combinaisons variées des voix, le déroulement des péripéties. Il l’est également par la structure même de la poésie italienne qui est un des principaux critères définissant l’espace du morceau musical – il pezzo chiuso – ainsi que son organisation interne9. Cette organisation provient de pratiques compositionnelles employées par Verdi jusqu’à Aida, et en bonne partie également dans Otello et Falstaff. Les poètes, bien entendu, doivent s’adapter au genre littéraire du livret. Mais même les praticiens renommés n’ont pas toujours su satisfaire le goût de Verdi, ce que vécut le compositeur, par exemple, avec le journaliste et poète Antonio Somma et son fameux projet shakespearien du Re Lear (qui ne vit jamais le jour) et d’Un ballo in maschera. La correspondance de Verdi avec Somma prend souvent une tournure didactique, et révèle la frustration du compositeur envers les brouillons successifs issus de la plume du poète. Au cours de l’élaboration du Re Lear en août 1853, Verdi lui écrit:

    Je vous dis que la forme se prête mal à la musique. Personne ne privilégie la nouveauté de la forme plus que moi, mais la nouveauté devrait toujours être en accord avec la musique. Il est vrai que tout peut être mis en musique, mais tout ne produira pas de l’effet. Pour faire de la musique, il est essentiel d’avoir des strophes qui forment des cantabili, des strophes qui unissent les voix, des strophes qui font des larghi, des allegri, etc. […] le tout en alternance pour que rien ne devienne froid ou monotone10.

    L’effet

    Cette lettre résume la perspective verdienne à partir de la fin des années 1840. La quête de nouveauté y est un thème récurrent, mais cette nouveauté est presque toujours encadrée par une reconnaissance de la tradition. Certes, les solutions «en accord avec la musique» peuvent souligner implicitement le caractère de faits immuables venant soutenir n’importe quelle bonne musique d’opéra. Après tout, la polémique conservatrice présentera naturellement le statu quo comme la seule façon de ne pas trahir l’art dans ses principes fondamentaux. Mais en évoquant devant Somma la notion d’«effet» – une expression et un concept qui émergent maintes fois dans sa correspondance –, Verdi, pour qui la question est primordiale, fait preuve d’une tout autre orientation. Pour lui, les procédés conventionnels utilisés avec dextérité et imagination sont garants d’effets théâtraux convaincants, tandis que la nouveauté, sans ces balises, peut réduire l’impact sur scène. Bien qu’elle ait mauvaise presse sur l’échelle de valeurs de l’esthétique romantique (les paroles bien connues de Richard Wagner vilipendant Meyerbeer comme le pourvoyeur d’«effets sans cause» sont un locus classicus), la notion d’effet prend chez Verdi un aspect résolument positif, sans jamais qu’il explique de façon détaillée ce qu’il entend par cette catégorie esthétique. La lettre à Somma décrit utilement l’antipode de l’effet – la froideur et la monotonie (freddo e monotono) – tandis qu’une autre lettre, également à Somma datée de la même année, souligne le contraste entre un Re Lear rempli «de situations très intéressantes, mais sans variété» et un Rigoletto créé deux ans auparavant qui, pour sa part, semble être le meilleur sujet qu’il n’a jamais mis en musique «quant à l’effet […]: on y trouve des situations très puissantes, de la variété, le brio, le pathétique11».

    On peut en conclure sans doute que, par son organisation interne, un bon livret met en valeur une variété d’émotions. Par ailleurs, on peut mettre l’accent sur l’efficacité avec laquelle la poésie du livret – outre ses qualités, si importantes soient-elles, de style et de langage – forme ces contrastes. Même si la structure de la poésie italienne destinée au livret suit une série de conventions, le thème que je développe tout au long de ce chapitre ne doit nullement réduire l’importance du livret à un fait esthétiquement négligeable, du moins du côté de l’intention des créateurs. Le livret n’est en aucun cas une simple ossature destinée à être remplie de matière musicale esthétiquement significative. Au contraire, la correspondance de Verdi avec ses librettistes montre qu’il est toujours à la recherche d’expressions à la fois théâtrales et efficaces en elles-mêmes. Daniela Goldin Folena a récemment observé qu’aux yeux du compositeur, la musique pourra véhiculer une action théâtrale seulement si les vers possèdent une grande autonomie esthétique12. Et selon Abramo Basevi, Verdi démontre une grande capacité à «juger si le poète a bien exprimé l’action selon les inflexions naturelles du cœur humain13».

    Rien n’illustre mieux l’importance que Verdi accorde aux paroles de ses livrets que le concept de parola scenica ou «mot théâtral». Cette expression, qu’il emploie à de rares occasions vers la fin de sa carrière dans sa correspondance avec ses librettistes, prend plus d’envergure dans la critique verdienne actuelle, bien qu’elle ne soit pas utilisée systématiquement14. Verdi ne l’ayant jamais expliquée, il s’agit apparemment pour lui de paroles ou d’expressions vocales qui résument l’essentiel d’une situation tout en créant des résonances dramatiques au-delà des effets purement ponctuels. Malgré le manque d’indices directs à cet effet, la notion de parola scenica s’apparente sûrement au même souci esthétique que la quête perpétuelle de la concision dont témoigne la correspondance du compositeur avec ses collaborateurs. «L’effet sur le public de telles paroles est toujours puissant», écrit-il à l’éditeur Giulio Ricordi en 1870, en faisant remarquer que ces expressions ne sont pas nécessairement littéraires, autrement dit, que l’effet de la concision théâtrale ne doit rien céder à la beauté (Verdi en dira autant à propos de la musique d’opéra)15. Pensons à «Ahi! sciagurata!» («Ah! la misérable!») que lance Manrico lors de sa grande scène avec Azucena au deuxième acte d’Il trovatore. Ces paroles, en quelque sorte, résument l’événement déclencheur de toute l’intrigue et servent de tremplin au long récit chanté par Azucena qui évoque la mort de sa mère. Les mots de Macbeth après le meurtre de Duncan, «Tutto è finito!», avant son grand duo avec Lady Macbeth au premier acte de l’opéra éponyme, résonnent dans ce duo et même dans l’opéra en entier: le roi est mort, l’usurpateur mourra aussi. Le motif mélodique de  ˆ6-ˆ5 énoncé par Macbeth alors qu’il chante «Tutto è finito!» s’illustre plusieurs fois au cours de ce long duo, selon une stratégie musicale emblématique de la pertinence dramatique de la parola scenica (ou plutôt

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