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Le jour où... j'ai foutu ma vie en l'air
Le jour où... j'ai foutu ma vie en l'air
Le jour où... j'ai foutu ma vie en l'air
Livre électronique475 pages7 heures

Le jour où... j'ai foutu ma vie en l'air

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À propos de ce livre électronique

S'il y a deux petites choses que j'ai comprises pendant mes dernières années au secondaire, c'est qu'il n'existe aucun mode d'emploi pour les cerveaux dysfonctionnels, ni pour apprendre à respirer quand on embrasse pour la première fois.
À l'aube de cette nouvelle année scolaire, j'ai l'intention de survivre même si mes deux mères sont complètement excentriques, même si ma réputation est en chute libre, et même si je n’ai aucune idée de ce que je veux faire plus tard.
Parce que la vie, parfois, c’est comme les dominos : il suffit qu'un élément bascule pour que les catastrophes s'enchaînent.
LangueFrançais
Date de sortie18 oct. 2021
ISBN9782924782378
Le jour où... j'ai foutu ma vie en l'air
Auteur

Andrée-Anne Chevrier

Native de Québec, Andrée-Anne Chevrier vit au rythme de ses nombreuses passions. Amoureuse de la littérature jeunesse sous toutes ses formes, elle cherche dans ses lectures et dans son écriture l'étincelle qui fait briller les yeux et accélérer les battements de coeur.

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    Aperçu du livre

    Le jour où... j'ai foutu ma vie en l'air - Andrée-Anne Chevrier

    L’art de vivre

    (et de respirer tout court)

    avec un cerveau dysfonctionnel

    À la question comment on fait les bébés, ma mère m’a répondu: avec une pipette de cuisson et beaucoup d’alcool. Après quoi, elle et mon autre mère ont éclaté de rire sans donner plus d’explications. J’avais cinq ans, et cette image m’a toujours hantée depuis.

    Je pense que ç’a fait un peu l’effet d’un blocage. J’ai déjà consulté la psychologue de l’école pour ça, mais elle a orienté notre rencontre sur ma perception de la diversité sexuelle, parce qu’elle mettait mon problème sur le dos d’une frustration refoulée d’avoir été élevée par des mères lesbiennes. J’ai eu beau lui répéter que j’adore mes mères et que je suis fière qu’elles vivent leur amour ouvertement, elle n’a jamais compris mon blocage et on n’a jamais parlé de mon vrai problème. Je ne suis jamais retournée la voir, j’étais trop insultée.

    Je ne sais pas comment elle aurait vu ma situation si je lui avais dit que je suis incapable de faire l’amour avec mon amoureux depuis que j’ai surpris mes parents hétérosexuels en train de le faire. Pas certaine qu’elle m’aurait trouvé des «frustrations refoulées». Elle se serait contentée de suggérer des façons de me changer les idées, et c’est justement de ça que j’ai besoin!

    Le problème, c’est que je ne sais pas à quoi penser.

    Seb embrasse bien, je pense. J’aime ça l’embrasser, même si des fois, je trouve que sa langue prend un peu trop de place dans ma bouche. Il prend la technique «rouler» très au sérieux et l’applique à la lettre. Je ne sais juste pas où mettre la mienne, donc je le laisse faire et je suis le rythme.

    Il finit par délaisser mes lèvres (ce qui donne une pause à ma mâchoire) pour s’attaquer à mon cou. Il descend le long de ma clavicule alors qu’avec ses mains, il remonte de ma taille vers mes seins.

    Ce bout-là, ça va quand même bien. Le problème, c’est que mon cerveau n’arrête pas de tourbillonner. Pas parce que j’ai peur qu’il ne me trouve pas belle, j’ai réussi à passer par-dessus ce problème-là en fermant les lumières et en tirant le rideau. Non, c’est plutôt que je ne sais pas à quoi penser, pendant qu’on fait ça.

    Je me demande s’il voudrait que je le caresse moi aussi, mais ses bras prennent toute la place et quand j’essaie de faufiler mes mains sous son chandail, ça donne des nœuds pas super confortables. En tout cas, il semble aimer ça, parce qu’il soupire dans mon cou et augmente la vigueur de ses pressions sur ma poitrine.

    Il passe sa main sous ma brassière de sport, mais son poignet étire vraiment l’élastique et ça me pince la peau. La tension l’oblige à écraser un peu ma poitrine, et comme je n’ai qu’un maigre B bonifié par du pigeonnant (qui devient du AA dans mon super élégant sous-vêtement de sport fait pour aplatir et non rehausser), j’ai l’impression qu’il est en train de me presser les seins entre les côtes de ma cage thoracique pour en faire des tranches.

    Je pourrais l’enlever, mais retirer une brassière de sport, ce n’est pas vraiment commode. L’élastique me reste souvent coincé en dessous du nez, puis ça me tire les cheveux vers l’arrière. En plus, j’ai un petit malaise à me retrouver les seins à l’air dans ma chambre. J’ai toujours l’impression à ce moment-là qu’il y a de petites caméras partout et que le monde entier est au courant de ce qui se passe. Ou pire, que c’est à ce moment-là que l’une de mes mères va entrer dans ma chambre en criant «Au feu!», qu’et elle va me tirer dehors sans que j’aie le temps de me rhabiller, par peur que je respire trop d’émanations si je reste deux secondes de plus pour enfiler un truc. Une fois sur le trottoir, elle me sermonnerait devant tous mes voisins, qui me verraient comme une jeune fille dévergondée qui ne pense qu’à faire l’amour pendant que ses pauvres mères luttent contre un incendie mortel.

    Une fois le feu éteint et tout le monde en sécurité sur le trottoir, elle me demanderait si au moins on a utilisé un préservatif, en le disant un peu trop fort pour que tout le monde sache qu’elle est une bonne mère. Il faudrait que je lui explique qu’on n’a rien fait, mais elle ne me croirait pas, parce que j’aurais encore les seins à l’air. Je serais obligée de parler de mon blocage devant public, ce qui les gênerait sans doute un peu, maman et elle (surtout le truc avec la pipette de cuisson), et les voisins repartiraient en scandant des propos haineux sur les couples homosexuels et les adolescents dévergondés.

    Je ne pense pas toujours à un incendie, mais quand je retire mon chandail en présence de Seb, j’ai le pressentiment qu’il va se produire une catastrophe. Comme les répercussions peuvent être dramatiques tant pour moi que pour la société, je préfère ne pas me risquer à enlever mes sous-vêtements.

    Mais aujourd’hui, j’ai mis mon soutien-gorge de sport. Je ne pensais pas que Seb resterait après le souper pour qu’on fasse nos devoirs. En fait, je pensais qu’au pire on ferait nos devoirs. J’ai un truc à remettre en maths demain et ça ne me tente vraiment pas.

    En plus, mes mères sont en bas et le plancher craque, ça m’énerve. Le souper est fini, j’en conclu que les risques d’incendie sont mineurs, mais elles peuvent encore faire exploser la maison avec leur fer plat ou une mauvaise programmation du tapis de course.

    Si l’une de mes mamans tombait en s’entraînant, c’est sûr que mon autre mère monterait me chercher pour que je les accompagne à l’hôpital, et…

    Seb arrête son «tâtage» et retire sa main de mon chandail en se reculant. Le soleil passe un peu à travers les fentes du rideau, alors je le vois quand même bien dans la pénombre. 18h30, c’est encore un peu tôt au mois de septembre pour espérer recréer la nuit. Je me sens aussitôt envahie par une vague de remords à l’idée de m’être encore perdue dans mes pensées. Je ne sais pas ça fait combien de temps que je suis rigide, mais il a dû se tanner d’embrasser une planche de 2 x 4.

    Et ça y est, il me lance ses petits yeux piteux, pleins d’amour et d’anxiété.

    — Est-ce que j’ai fait quelque chose que t’aimes pas?

    Il prend mes mains et les serre. On est assis sur mon lit côte à côte, le corps un peu tordu pour se faire face. Je remonte une jambe et tiens mon genou contre ma poitrine.

    — Non, c’était vraiment correct. C’est mon cerveau qui ne fonctionne pas comme il faut, je pense.

    J’essaie de le rassurer en me balançant pour que mon épaule le touche, mais ça continue de l’inquiéter. Peut-être parce que mon cerveau bogue chaque fois. On sort ensemble depuis la fin de la sixième année, mais au début, ça ne faisait aucune différence. On était encore amis comme avant.

    Il m’a demandé si je voulais sortir avec lui pendant la récré, dans les dernières journées avant les vacances. Je pense que c’était plus une façon de s’assurer qu’on ne se perdrait pas de vue avant le secondaire. Il portait des broches qui le faisaient postillonner un peu. C’est sa mère qui lui coupait les cheveux et il était tout le temps mal peigné. Un beau blond aux yeux bleus. Juste assez tannant pour que les gros intimidateurs de l’école le laissent tranquille. Juste assez sage pour que tous les profs l’aiment.

    Je ne voulais pas de chum, ça me stressait trop. Mais quand il me l’a demandé, presque toute la classe savait qu’il allait le faire, donc ils l’ont suivi partout pendant la récréation et l’ont obligé à le faire même si tout à coup, il était trop gêné pour me parler.

    C’était mon meilleur ami. Je lui ai demandé ce que ça voulait dire, «sortir avec lui». Il m’a répondu: «Être encore plus que des amis».

    Ça me tentait, et j’ai dit oui.

    Cet été-là, quand on se voyait, on faisait comme d’habitude. Il venait sauter à la corde à danser dans ma cour et on allait jouer aux figurines dans son salon. Sauf qu’on ne sortait plus au parc avec les autres de l’école, parce qu’ils chantaient tout le temps des chansons stupides en collant leurs index ensemble pour imiter des gens qui s’embrassent. Ça me gênait, mais quand on repartait, tout le monde chantait encore plus fort.

    On s’est inscrits à la même école secondaire. Il a demandé à sa mère s’il pouvait faire le même programme de musique que moi, mais il s’est tanné et il est allé au régulier, finalement. Sauf qu’il continue de m’écouter m’exercer au piano et il m’a déjà dit une fois qu’il aurait aimé continuer la clarinette. Ça l’a rendu triste, alors je n’ai pas posé de questions. J’en ai conclu qu’il ne s’était peut-être pas tanné, que sa famille n’avait peut-être juste pas assez d’argent pour qu’il continue.

    On s’est embrassés pour la première fois en deuxième secondaire. On ne se tenait pas encore la main, ça me gênait trop. Il venait de faire enlever ses broches, il avait manqué l’école en avant-midi à cause de son rendez-vous. Quand je suis arrivée à ma case avant le début du cours suivant, les filles du programme parlaient de lui et de son nouveau look.

    Ça a l’air qu’il était «vraiment beau», et elles se sont toutes mises à encourager une autre fille pour qu’elle lui avoue enfin qu’elle le trouvait cute.

    Je me souviens qu’à ce moment-là, j’ai réalisé que je ne le voyais que comme mon meilleur ami, depuis six ans. Je n’avais même pas remarqué qu’il était beau. Qu’il avait grandi. Qu’il avait laissé pousser ses cheveux blonds jusqu’aux oreilles et que ça lui allait bien. Qu’ils étaient même un peu plus foncés qu’avant!

    J’avais remarqué qu’il avait de l’acné, on en parlait souvent, ainsi que du fait que sa mère n’avait pas les moyens d’acheter la crème prescrite par la dermatologue.

    Il ne m’avait même pas dit qu’il avait un rendez-vous pour ses broches. Dans ma tête, elles faisaient partie de lui comme ses che-veux et son nez dans son visage. Je ne me souvenais même pas qu’il ne les avait pas toujours eues.

    J’ai refermé ma case et je suis allée le retrouver à la sienne. J’espérais qu’il y soit encore et qu’il ne soit pas déjà parti pour son cours. Mais non, il était là, et il y avait plein de monde autour de lui qui s’esclaffait chaque fois qu’il souriait. Il était la nouvelle vedette, comme si tout le monde venait de le remarquer. Alors que moi, ça faisait six ans que je savais qu’il existait.

    Et je détestais tout le monde d’essayer de me le prendre, tandis que j’avais failli ne pas me rendre compte de ce que j’avais.

    Je suis arrivée derrière lui et comme s’il m’avait vue avec sa super vision périphérique cachée en dessous de ses cheveux, il s’est tourné vers moi. Il m’a souri en me montrant toutes ses dents, trop fier de passer sa langue sur une surface lisse sans se heurter sur des morceaux de métal. À force de se faire dire par tout le monde qu’il était beau, ça lui a monté à la tête et il s’attendait à ce que je m’esclaffe comme tous les autres pour qu’il puisse se pavaner comme un coq.

    Sauf que moi, je n’étais pas comme tout le monde.

    Et à ce moment-là, j’ai voulu qu’il s’en souvienne. Peut-être que lui aussi, il avait oublié que j’avais grandi. Peut-être qu’à force de faire comme si on ne sortait pas ensemble, on avait arrêté de le faire pour vrai.

    — T’étais mieux avant. Mais maintenant, tu vas pouvoir manger des pommes.

    Son sourire est devenu encore plus vrai, plus naturel. Il n’arrêtait pas de me dire qu’il avait hâte de croquer dans une pomme.

    Et de manger des bonbons sans passer une heure à se nettoyer la bouche et les cordages après.

    Il y avait juste moi qui savais ça.

    — Tu trouves pas que j’ai l’air d’un top modèle? qu’il m’a demandé en levant le nez dans les airs.

    J’ai ri. Tout le monde sentait qu’il se passait quelque chose, personne n’osait intervenir. Il y en a même qui étaient partis, maintenant qu’ils n’avaient plus l’attention de la nouvelle vedette. C’était comme au primaire. Les autres faisaient un rond autour de nous, trop curieux pour se mêler de leurs affaires.

    — Vu sous cet angle-là, c’est vrai que t’es pas mal.

    C’est là que mon cœur s’est serré en me disant que c’était le moment où jamais de savoir. La bande de filles était descendue aussi, je les entendais glousser en approchant et en poussant celle qui voulait faire la grande demande. Elle était aussi brune que moi, juste un peu plus grande, avec juste un peu plus de formes.

    Je la détestais juste parce qu’elle existait, à ce moment-là.

    Sinon, elle était quand même fine.

    Et comme si j’avais ressenti l’urgence de réaliser ce que j’avais avant de le perdre, j’ai bafouillé un truc stupide:

    — C’est ta blonde qui est vraiment chanceuse.

    Je voulais juste qu’il sache que j’espérais encore l’être, même si ça faisait deux ans que je m’étais contentée d’être sa meilleure amie.

    À la façon qu’il avait de me regarder, j’ai vu qu’il se rendait compte de ce qui s’était passé en deux ans. J’étais devenue plus brune. Juste un peu plus grande. Mais toujours pas de formes.

    Il s’est approché de moi. À ce moment-là, il n’était plus mon meilleur ami. Il était le gars le plus cute parmi les élèves de deuxième secondaire et même de tout le reste de l’école.

    Et il m’avait demandé deux ans auparavant de sortir avec lui. Et j’avais dit oui.

    — Moi, je suis chanceux.

    Il s’est rapproché encore et on s’est embrassés. Juste les lèvres sur les lèvres. C’était tellement bizarre d’avoir mon visage aussi près du sien, et de savoir que tout le monde nous regardait, que j’ai fait un autre pas de plus et je me suis collée contre lui pour mettre fin à ce premier baiser de 0,3 seconde. Sauf que même le câlin, ça faisait bizarre. Parce que depuis le tout début de notre amitié, on ne s’était jamais touchés. C’est comme si on ne savait pas comment se faire un câlin.

    Tu mets tes bras où? Et la tête? Et le nez? Est-ce qu’on ferme les yeux quand on fait un câlin? Si tu les gardes ouverts, tu regardes où? Je voyais juste le cercle autour de nous qui faisait des bruits pour nous encourager. Comme les chansons dans le parc, ça me gênait et ça me donnait envie de tout arrêter.

    Je continuais juste parce que je sentais les bras de Sébastien autour de moi. Et l’odeur de son parfum. (Ça faisait vraiment six ans qu’il sentait bon comme ça et je n’avais même pas remarqué?)

    — Je resterais comme ça pendant mille ans, mais la cloche vient de sonner, a-t-il murmuré dans mon oreille.

    — Oh, s’cuse…

    Je me suis reculée, un peu honteuse sans raison, sans trop comprendre depuis combien de temps on était là à se coller pendant que tout le monde nous regardait. Les filles sont reparties en gloussant un peu moins fort. Je venais de me trouver des ennemies sans le faire exprès.

    Et je venais de vivre mon premier bogue de cerveau.

    Trois ans plus tard, alors qu’on s’embrasse dans ma chambre et que personne ne nous regarde, je me rends compte que j’ai développé d’autres problèmes avec le temps: l’anxiété, une vision négative de mon corps, une faible estime de soi, la peur des foules, l’embarras des brassières de sport, la peur d’être vue à la lumière du jour, le crainte des incendies, celle de figer en imaginant mes parents faire l’amour, et celle de rester prise dans des broches orthodontiques. Ça fait partie des choses qui peuvent freiner les pulsions sexuelles…

    Même si mon amoureux est vraiment beau. Et vraiment fin. Et vraiment compréhensif.

    — C’est correct, Sammy. Je veux juste que tu te sentes bien.

    Il passe sa main dans mes cheveux et m’attire vers lui pour poser un baiser sur mon front. Après, il me serre contre lui en me frictionnant l’épaule pour me faire rire.

    — Tu le sais, que je te trouve belle, hein?

    — Oui… C’est pas ça, c’est juste…

    — C’est quoi?

    C’est les risques d’incendie. Ma brassière de sport, les os de ma cage thoracique qui font du steak haché avec mes seins et mon incapacité de respirer quand j’ai une langue dans la bouche.

    Je passe mes bras autour de son cou pour le serrer contre moi. J’ai compris dès notre premier baiser que c’était la solution aux moments angoissants. Ça marche tout le temps, depuis.

    Je me suis découvert une vraie passion pour les câlins.

    Il me serre contre lui et respire dans mon cou.

    — Je m’excuse, Seb…

    — Excuse-toi jamais pour ça.

    Il me gronde, mais ça me fait du bien.

    C’est le bon côté d’embrasser son meilleur ami. On le sait qu’on s’aime, même si ça ne marche pas tout le temps.

    Mimi, Cricri, Didi

    — C’est un nouveau maquillage?

    — Maman, je suis même pas maquillée.

    — Oups.

    Ma mère se retient de pouffer de rire en se tournant vers mon autre mère avec autant de subtilité qu’un éléphant qui tournerait sur lui-même dans une rangée de pharmacie. J’ai juste envie de reprendre mon bol de céréales et d’aller le manger dans ma chambre.

    Je pousse un grognement pour lui faire comprendre que je n’ai pas trouvé ça super drôle, et je pense que ça marche. Elle flatte mon bras et pose un bisou sur ma joue.

    — Tu sais bien que je t’agace, Mimi.

    — T’as pas bien dormi? Veux-tu en parler?

    Mon autre mère vient s’asseoir avec nous à la table avec sa tasse à café, juste en face de moi. Elles me cernent physiquement et psychologiquement avec des questions et une place stratégique autour de la table, c’est ça, leur technique. L’une d’elles se lève au-dessus de la table pour voir ce que j’ai dans mon bol et m’en vole une poignée.

    — Ark, t’aurais dû me dire que t’avais mis du lait! s’exclame-t-elle en se dépêchant de se lever pour ne pas dégouliner partout.

    Mes mères sont crampées de rire, moi je me contente de creuser un trou au milieu de mon bol avec ma cuillère. Ça me paraît pas mal moins ragoûtant depuis que maman a mis sa main dedans, d’autant plus qu’elle a volé presque toutes les guimauves qui flottaient. Elle revient finalement s’asseoir avec la boîte et se verse une poignée de céréales sur la table qu’elle mange sèches.

    — Passe-les-moi aussi, vous me donnez le goût, toutes les deux, lui dit mon autre mère avant de l’imiter. Bon, maintenant dis-nous ce qui te joue dans le cerveau, Mimi.

    Je mange une bouchée pour me donner le temps de trouver une réponse. Mes mères peuvent être à la fois super gentilles et super étouffantes. Elles seraient du genre à me donner l’argent pour me faire tatouer ce que je veux, mais si je reviens avec une nouvelle paire de souliers, elles me questionnent pendant une demi-heure pour comprendre ce qui n’allait pas avec mon autre paire et s’assurer que je ne suis ni dépressive ni acheteuse compulsive.

    — C’est rien, vous comprendriez pas.

    — C’est sûr, on est niaiseuses. T’entends ça, Diane?

    — Non, je suis trop niaiseuse.

    Elles sourient en mangeant leurs céréales, fières de leur coup. Leur complicité m’énerve vraiment, des fois. Ça fait vingt-trois ans qu’elles sont ensemble, mais elles sont tellement bébés que des fois, on dirait encore des ados. Non, pire. C’est vraiment gênant.

    Elles se sont rencontrées à l’université. Les deux faisaient partie de l’orchestre symphonique du campus, mais l’une étudiait en psychologie et l’autre en enseignement au primaire. C’est un coup de foudre qui les aurait unies. Ou plutôt, un coup d’archet dans les côtes à la première pratique.

    Finalement, maman Diane n’a jamais fini ses études en psychologie et elle s’est ouvert un salon de coiffure. Elle disait qu’elle avait plus l’impression d’aider les gens comme ça qu’en ouvrant son bureau de consultation. Elle change les vies une coupe à la fois, en travaillant dans notre garage transformé en super salon esthétique.

    Elle teste de nouveaux mélanges de couleur sur elle-même quand elle a du temps à perdre, ce qui fait qu’elle n’a jamais la même tête. Elle ressemble toujours à un épi, mais elle passe du dégradé de bleu au rose, en passant par le blanc. Aujourd’hui, c’est vert. Très pâle à la racine, puis plus foncé vers les pointes.

    Elle aime tester des trucs qu’elle ne ferait jamais en vrai à ses clientes.

    Je ressemble un peu plus à maman Christine, ce qui n’a aucun sens, puisque c’est maman Diane qui a accouché de moi, donc je n’ai aucun lien biologique avec mon autre mère. Mais quand je pense à ça, j’ai encore les images de la pipette à cuisson qui me reviennent en tête et j’aime mieux ne pas m’arrêter sur la génétique ou me poser trop de questions.

    Maman Christine a de longs cheveux bruns parsemés de fils blancs qu’elle refuse de couper ou de teindre, sans doute par opposition à sa blonde qui gère les têtes comme une dictatrice. Je ne comprends pas comment elles peuvent encore être ensemble aujourd’hui malgré cette énorme problématique dans leur vie.

    Elle enseigne en quatrième année parce qu’elle trouve qu’en sixième, ils sont trop grands et en première, trop petits.

    Maman Cricri, maman Didi, et bébé Mimi. C’était comme ça qu’on s’appelait quand j’étais petite, et on le fait encore quand on est juste toutes les trois. En fait, mes mères le font encore tout le temps, même si elles ne respectent jamais les règles que j’invente au fur et à mesure que les besoins s’imposent.

    Elles l’ont tellement eu difficile avec leur famille quand elles ont décidé d’être ouvertement qui elles étaient qu’elles ont peur que je me sente à mon tour incomprise ou heurtée dans mon moi profond, donc elles passent leur temps à me montrer qu’on fait front commun.

    Des fois, c’est un peu trop intense. Je pense même qu’elles étaient déçues quand j’étais petite et que je m’obstinais à aimer le rose et les princesses. Chaque fois qu’elles m’offraient la poupée dont je rêvais, elles me disaient: «Tsé, Mimi, tu peux aimer les dinosaures, aussi. On comprendrait.»

    Je n’ai rien contre les dinosaures. Mais j’aimais vraiment les poupées. Je me sentais presque mal d’être une enfant stéréotypée.

    — C’est pas que vous comprendriez pas, c’est que j’ai pas envie d’en parler.

    — Ça concerne Seb?

    — Il est parti tôt hier, non?

    Je pousse un loooooooong soupir exaspéré en faisant semblant de me frapper la tête une dizaine de fois contre mon bol. Même la psy à l’école était moins harcelante. Mon meilleur allié, c’est le temps. Maman Cricri regarde l’heure sur le four et jure en prenant une dernière bouchée de céréales, puis se lève.

    — On va s’en reparler ce soir? me demande-t-elle en posant un bec sur ma tête. Tu me racontes tout tantôt? ajoute-t-elle dans un murmure à ma mère en pensant que je ne l’entends pas, avant d’embrasser maman Didi.

    Elles sourient tout le temps en s’embrassant, comme si les lèvres étaient l’endroit le plus chatouilleux de leur corps. Je me demande à quoi elles pensent quand elles s’embrassent. Après vingt-trois ans, elles en ont, de la pratique. Elles ne doivent plus se demander si elles pèsent trop fort ou pas assez. Ou si elles devraient passer leur langue pour humidifier un peu avant, ou au contraire, essuyer leur bouche subtilement sur leur manche en faisant semblant d’avoir échappé un dix cents et de le chercher en baissant la tête.

    Ça doit être tellement plus facile à leur âge. Quand Seb et moi on va être rendus là, il va m’embrasser et je ne m’en rendrai même plus compte. Peut-être même qu’il ne fera plus la différence entre moi et un 2 x 4.

    Ouin… non.

    Maman Didi prend une autre gorgée de son café et tend la main pour flatter la mienne.

    — Menstruations, alors?

    — Argh!

    Je me lève et file dans ma chambre, juste pour arrêter le bombardement de questions agaçantes. Non, mais elles se prennent pour qui, à m’espionner comme ça et à penser tout savoir sur ma vie?

    J’ouvre mon tiroir pour trouver ma vieille paire de jeans et un chandail long, juste au cas où.

    Ben oui, je suis menstruée. Pis?

    Changement de plan improvisé

    (mais rien pour foutre sa vie en l’air encore)

    — Un père, c’est tellement con. T’es chanceuse de pas en avoir.

    Kim jette son sac à dos dans le fond de notre case et lui donne des coups de pied pour l’enfoncer. Elle va devoir se pencher pareil pour rentrer les ganses, sinon on ne pourra plus jamais fermer la porte, mais je la laisse se défouler deux minutes encore avant d’intervenir.

    — Ç’a pas rapport, j’en ai deux des pères, et je les adore, lui dis-je.

    Elle arrête de donner des coups de pied inutiles et se penche pour regarder dans le petit miroir un peu flou aimanté dans la porte de notre case, entouré de photos de nous deux, et d’une de Seb et moi.

    Kim est un peu plus grande que moi, mais comme c’est plus facile pour elle de plier les genoux que pour moi de grandir, on a mis le miroir à ma hauteur. On aurait pu le mettre dans le haut, finalement, parce que je ne m’en sers jamais, mais une fois qu’on a eu fini de mettre de la gommette sur toutes nos photos pour les fixer, ça ne nous tentait plus de refaire la décoration.

    Le corps de Kim est fait comme trois beignes empilés: ses seins, son ventre, ses fesses. Trois étages en rondeur dans tous les sens. Ses cuisses sont dodues aussi, et elle a des super mollets à cause de ses entraînements de ballet. Elle n’en fait plus, sous prétexte qu’elle n’aimait plus ça, mais je sais que c’est seulement parce qu’elle était tannée de se faire parler de sa taille par les autres filles.

    Ses cheveux bruns lui tombent jusqu’aux fesses et elle prend le temps de les boucler un peu tous les matins avec son fer plat. Même quand j’essaie d’en faire un peu plus en m’arrangeant le matin, j’ai toujours l’air d’une itinérante comparativement à son look naturel.

    — C’est sûr que tu les aimes, t’habites pas avec, April. Tu peux pas comprendre. Regarde-moi la face, dit-elle en décidant de changer de sujet pour s’intéresser davantage à ses boutons. Tu sais pas ce que mon père a fait ce matin?

    — Nop.

    Je me pince les lèvres et cherche mon cahier de maths pour éviter de répondre autre chose qui pourrait briser notre amitié pour toujours.

    — Minutage du temps de salle de bain! Kelly-Anne a encore fait une crise niaiseuse, pis…

    — Elle part au moins une demi-heure avant toi, tu peux prendre la salle de bain quand elle est partie, non?

    Je le sais parce que sa petite sœur a été dans la classe de ma mère l’année passée. Elles commencent l’école beaucoup plus tôt que nous, c’est comme ça qu’on gère le trafic, nous, à la maison.

    Kim se tourne vers moi avec un air bête qui paraît encore pire par des matins comme aujourd’hui où elle a raté la ligne de crayon en dessous de ses yeux, la faisant un peu trop basse.

    — C’est ça, dis que mon père a raison, toi aussi! beugle-t-elle en tirant sur son cahier de maths, faisant tomber tous les autres au-dessus.

    Je m’empresse de les attraper avant qu’ils tombent sur le sol, mais des feuilles volantes pliées à force d’avoir été écrasées sous des livres dans le fond de la tablette tombent un peu plus loin, et Kim ne va pas les récupérer.

    — Ben non, c’est vrai que c’est con, dis-je pour m’éviter une autre chicane.

    Elle fouille dans les feuilles qui dépassent de ses cartables, quand finalement elle en sort notre devoir, un peu mal en point, mais complété.

    Merde, j’ai arrêté d’y penser hier et je ne l’ai pas fait. Et la cloche sonne dans… trois minutes.

    — Je peux copier sur toi?

    Kim hausse les épaules en me tendant sa feuille.

    — J’ai copié sur Martin, on devrait s’en sortir quand même bien.

    Quand la cloche sonne, je n’ai pas encore fini de retranscrire, alors j’écris tellement vite que ça finit par être évident que je n’ai pas fait toutes ces démarches-là pour vrai.

    — Heille, il y a une faute, là, c’est pas le bon résultat au calcul.

    — On s’en fiche! me presse Kim pour pas être en retard. Le prof te fera pas couler pour ça!

    — Mais si on est trois à avoir fait la même erreur niaiseuse, oui!

    — Tu copies ou tu copies pas, Einstein?

    Je finis d’inscrire la dernière réponse en grognant, je lui remets sa feuille un petit peu plus froissée que ce qu’elle l’était à la base, et je ferme la porte de la case pour filer jusqu’au cours. La plupart des élèves sont déjà montés, et au troisième, les corridors sont pratiquement déserts. On met le pied dans la porte de notre classe au moment où la deuxième cloche sonne.

    — Vous remettez vos devoirs ici et vous allez vous asseoir, les filles.

    L’écriture sur ma feuille est croche et pratiquement illisible, alors qu’on dirait que le travail de Kim a été digéré par son chien. Notre prof, monsieur Samson, nous lance un regard qui me laisse présumer qu’on est fichues, avec nos copies copiées, et nous fait signe d’aller à notre place.

    Au moins, on n’est pas en retard.

    Ma place est toujours la première en avant, dans le coin, parce que mon nom de famille, «April», arrive en premier dans l’ordre alphabétique de notre groupe. Kim est quelque part au milieu, juste derrière Martin, où elle a une vue sur ses belles oreilles.

    Il paraît que Martin a vraiment de beaux lobes d’oreilles. Une belle nuque, aussi. Mais je n’ai jamais remarqué. Kim, elle a juste ça à faire. Il paraît que c’est beau, une ligne de cheveux sur la nuque quand ça vient d’être coupé. Et que Martin, il est le seul gars à se soucier de ça. C’est sûr, il est le seul à avoir le tour de tête rasé, et une petite couette sur le dessus.

    Le programme de musique n’attire pas beaucoup de gars, ils sont juste six dans notre groupe. Les autres portent les cheveux plus longs, un peu comme Seb. On ne voit ni leurs belles oreilles ni la ligne de leur cheveux fraîchement rasés sur la nuque.

    Mais c’est vrai que Martin n’est quand même pas si pire. Il est roux, ce qui fait de lui un gars populaire dans l’échelle sociale des cinquièmes secondaires, mais en plus, il a commencé à s’entraîner depuis qu’il fait du rugby en parascolaire. Il vient d’avoir dix-sept ans, et ç’a été comme un coup de baguette magique de sa fée marraine, aux yeux de Kim.

    Personnellement, lui voir la bouche déformée par son protège-dents m’a tout de suite coupé l’appétit, mais il faut dire que je suis devenue difficile depuis que j’embrasse celle plus que parfaite de Seb.

    Je ne la comprends pas de triper autant sur un gars qu’on côtoie depuis presque cinq ans. Il était niaiseux dans ce temps-là, je ne vois pas ce qui a pu changer depuis.

    — C’est comme pour toi et Seb, me répond-elle sur l’heure du dîner, quand je lui en parle. C’était pas le coup de foudre quand tu l’as connu au primaire. Mais après, on dirait que tu as commencé à le voir autrement. Un peu comme si c’était un nouveau gars, tu comprends?

    — Oui, mais je l’ai jamais trouvé niaiseux. J’ai juste attendu qu’il devienne un peu plus beau.

    — Ouais, et t’as bien fait d’attendre!

    On pouffe de rire au moment où Seb arrive avec Martin, justement. D’habitude, il vient nous rejoindre seul à notre table, mais les belles oreilles le suivent jusqu’ici et s’arrêtent au bout de la table où on est assises, Kim et moi.

    La cafétéria est tout le temps remplie, donc on se dépêche de se trouver une table et on étend notre lunch partout pour réserver les autres chaises. Kim me lance un sourire pas subtil du tout et tend le bras pour récupérer sa boîte de jus et son sac de bâtonnets de fromage qu’elle avait placé là pour s’assurer que personne de désagréable ne vienne squatter notre espace. Seb se penche au-dessus de moi et m’embrasse avant de s’asseoir à côté.

    — On mange vite, ce midi, il faut qu’on aille à la rencontre du comité pour préparer le party d’Halloween, dit Sébastien en sortant un sandwich jambon moutarde qu’il engloutit en deux bouchées en enfonçant chaque moitié dans sa bouche.

    — Tu fais partie de ce comité-là? lance Kim à Seb, un peu surprise que je ne lui en aie pas parlé.

    Je fais ma surprise aussi, pour qu’elle comprenne que je ne le savais pas.

    — Ouin, depuis quand?

    — Depuis dix minutes, répond Martin à sa place. On a besoin de ses contacts et de son rabais d’employé pour des bonbons.

    — Moi aussi, c’est pour ça que je sors avec lui, expliqué-je, ce qui me vaut une grimace de la part de mon chum, suivie d’un câlin et de chatouilles sur le ventre.

    La mère de Sébastien est propriétaire d’un magasin de bonbons qui se spécialise dans les réceptions et fêtes d’enfants. Elle prépare des «bars» thématiques super originaux, et Seb travaille là la fin de semaine pour préparer les commandes et la salle de réception. Depuis qu’on est tout petits, on connaît le trajet en autobus pour s’y rendre. On n’y va presque plus depuis qu’il travaille là officiellement, mais on s’y est inventé des milliers d’aventures dans l’arrière-boutique, à se perdre dans des forêts de sucre à la recherche d’un trésor.

    Même si Seb n’est plus dans le programme de musique depuis la deuxième secondaire, il connaît tout le monde encore et ce n’est pas une surprise de le voir se tenir avec Martin. Mais je peux voir dans le regard de Kim, qui ne lâche pas son nouveau voisin des yeux, qu’elle pense qu’il y a une autre raison qui pousse Martin à passer soudainement plus de temps avec son nouveau meilleur ami.

    Avec Seb, donc avec la blonde de Seb, donc avec la meilleure amie de la blonde de Seb.

    Je devine l’équation dans la tête de Kim comme si on communiquait mentalement.

    — Vous allez faire jouer le band de Karo au party d’Halloween? demande mon amie à Martin.

    — Non, on veut que tous les élèves de l’école puissent profiter du party. Ça va être autre chose, mais on ne peut pas en parler encore.

    — Vous allez l’apprendre en même temps que tout le monde, ajoute mon chum pour me taquiner.

    À les voir se trémousser avec leurs secrets, on dirait qu’ils ont invité un super gros band au succès international. Ils se lèvent après avoir avalé leur lunch en trois minutes et se préparent déjà à repartir. Je me lève aussi pour l’embrasser avant qu’il parte.

    — Faut que j’aille aider ma mère, ce soir, mais on se voit après? me demande-t-il.

    En voyant le sourire sur son visage et le bonheur qui fait briller ses

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