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Symphonie Mortelle
Symphonie Mortelle
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Livre électronique365 pages4 heures

Symphonie Mortelle

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À propos de ce livre électronique

Août 1997. L’inspecteur Réal Rondeau assiste à un concert de la Philharmonique de Saint-Hyacinthe.

La Symphonie Inachevée de Schubert bat son plein lorsqu’un des musiciens est soudain victime d’un malaise. Une autre disparait: on la retrouve assassinée.

L’enquête débute, mais le mystère n’a pas fini de s’épaissir. Qu’ont donc à cacher les membres de l’orchestre ? Et que s’est-il passé durant les heures précédant le concert ?

Les morts s’accumulent…
L’inspecteur et son adjointe doivent résoudre l’affaire avant qu’il ne soit trop tard.
LangueFrançais
ÉditeurÉditions Corbeau
Date de sortie2 oct. 2024
ISBN9782898192159
Symphonie Mortelle
Auteur

Vincent Fournier-Boisvert

Originaire de St-Hyacinthe, Vincent Fournier-Boisvert est musicien et enseignant. Il a joué pour Cavalia et dans des groupes de trad, de free jazz et de black métal. Le puits est son premier roman.

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    Aperçu du livre

    Symphonie Mortelle - Vincent Fournier-Boisvert

    Cover of Symphonie mortelle by Vincent Fournier-Boisvert

    Ô ruisseau mon amour,

    Comme tu es étrange !

    Je ne le répéterai pas,

    Dis-moi seulement si elle m’aime.

    La Belle Meunière

    Allegro moderato

    Chapitre 1

    Les chemises accrochées sur leur cintre. Sa Leo Chevalier, celle du Zellers, la beige pâle qu’il ne porte plus. On dirait des pelures d’oignon.

    Réal aurait dû refermer la porte du garde-robe depuis une bonne grosse minute déjà. Mais voilà. La chemise qu’il a en tête – sa fameuse Pierre Cardin que lui ont offerte les collègues à l’occasion de son cinquante-troisième anniversaire – ne se trouve nulle part.

    Elle s’est comme qui dirait volatilisée.

    — Je t’attends dans l’auto ? le menace Lucie, tannée d’attendre après lui.

    Peu importe le vêtement, comparé à sa femme, l’inspecteur Réal Rondeau aura toujours l’air d’un hobo.

    Elle a rabattu l’édredon. Les parfums qui pénètrent par la fenêtre s’entremêlent à ceux de l’amour qu’ils viennent de déposer sous les draps.

    Réal s’interroge. Quand est-ce que ça lui a pris, coudonc ? Ce désir inexpliqué de faire un effort ? D’enfiler des vêtements décents ? Un peu après leur dernier baiser, sans doute. Avant que Lucie descende du lit, en tout cas.

    Le bruit de ses talons sur le bois franc le ramène à la réalité.

    — Vas-y, chérie. Attends-moi pas. Les clés sont sur la commode.

    Cette batinse de chemise n’est ni au lavage ni dans le bac à linge sale ; où est-elle donc passée ? Va falloir lâcher prise. Le morceau de vêtement a beau avoir couté la peau des fesses à Monique et consort, ça n’est tout de même que du tissu. Du tissu peut-être même trop chaud pour la soirée.

    Il repart à sa recherche, épluche un à un les vêtements empilés. Ça y est. Il met enfin la main dessus. Tissu rayé, boutons marron : elle jouait tout bonnement à cache-cache. Avec ça, il a des chances d’éviter le look hobo.

    Il l’enfile. Le temps presse. 19 h 10. Le concert débute dans vingt minutes. Il imagine déjà Lucie se plaindre :

    « Voyons, Réal. C’est toi-même qui tenais à y aller. Pourquoi tu m’fais attendre de même ? »

    Dehors, le soir s’installe.

    Schubert, le concert. La Symphonie « Inachevée » en plein air. C’est le sergent Gaudreault qui leur a vendu l’idée. Une œuvre majeure du romantisme allemand, selon lui. Mieux, un jalon de l’histoire de la musique.

    Pourquoi inachevée ? La réponse du sergent avait de quoi faire sourire. Le type avait contracté la syphilis. Après ça – difficile de le blâmer –, l’envie d’achever son chef-d’œuvre l’aurait pour ainsi dire abandonné. Il avait, comme qui dirait, d’autres chats à fouetter.

    Cinq minutes plus tard, ils sont en route.

    — Tu prends pas par Girouard ?

    — Oui, scuse.

    Clignotant à droite, ensuite à gauche, il roule sous le tunnel ferroviaire et devant le poste de police. Des cèdres couverts de toiles d’araignées accompagnent leur balade. Ça et le croissant de lune naissant. Une goutte de sueur lui roule dans le dos. L’air climatisé ne fonctionne qu’à moitié.

    — On marche un peu ? demande Réal.

    C’est son ventre qui parle. La douleur près du sternum. Un pincement, presque rien, mais qui finit chaque fois par lui gruger un peu plus de son énergie. Faire aller ses grandes jambes réussit habituellement à atténuer la douleur.

    Lucie n’y voit pas d’objection. Il gare sa voiture en face du Jean Coutu, remonte sur Cascades et se dirige vers le marché. Lucie a une drôle de remarque à propos d’un immeuble un peu miteux où lui et son équipe ont l’habitude d’intervenir ; il s’arrête pour replacer la languette de son soulier et il lui prend la main afin de gravir Saint-Denis.

    Le parc se trouve de l’autre côté de la rue, avec son ­pavillon, ses grands érables et ses guirlandes de lumières ; Réal attend que la camionnette fenêtres ouvertes qui crache une reprise des Animals disparaisse sur Mondor et il traverse la chaussée. La douleur dans son ventre est partie. Un petit millier de Maskoutains se massent au pied du pavillon. Les plus vieux d’entre eux confortablement installés sur l’espace dallé au milieu et les autres debout de part et d’autre de l’immense fontaine qui divise le parc en deux.

    Par curiosité, Réal avale une grande tasse d’air par les narines. Le verdict le surprend. Ça ne sent ni le chocolat ni le purin. C’est leur soir de chance. Il se demande si quelqu’un d’autre a remarqué. Le cerveau humain ayant tendance à s’attarder aux irritants plutôt qu’au côté positif de l’existence, il se dit qu’il est probablement le seul spectateur à avoir noté l’absence de ces mauvaises odeurs caractéristiques de Saint-Hyacinthe. Les trois ou quatre habitués du centre-ville qu’il croise affichent tous la même dégaine nonchalante de celui qui ne souhaite qu’une chose, disparaitre, se fondre dans la foule. La même envie l’effleure. Des épaules l’accrochent, une mémé et son sac en bandoulière rempli d’un fouillis de journaux et de dépliants le dépassent. Il pique au travers de la foule via le sentier de gravier qui longe la mairie et rejoint l’arrière du parc. Lucie, habituée de jouer les sauvageonnes, le suit sans rien dire.

    — Ça te va, ici ? fait Réal.

    Deux ados se bécotent sur une table de pique-nique. Ils n’ont même pas remarqué l’orchestre symphonique. L’arrivée du couple Rondeau leur passe dix pieds par-dessus la tête.

    — Parfait, chéri. Je vois quand même bien.

    Sur la scène, les musiciens s’activent sous le toit anguleux du pavillon. Des tuyaux troués s’agitent derrière leurs rangées de lutrins. Des pistons s’enfoncent dans des torsades de métal. Des cordes émettent des plaintes félines. Combien de temps avant la fin de cette cacophonie ? Réal guette les signes. Il est loin d’être un expert, mais il devine que la musicienne installée à l’avant à la robe fourreau, au collier de perles et à la chevelure noire séparée par une crête risque d’être celle par qui le calme va arriver. Son violon, au magnifique vernis fauve, tangue docilement sous son menton tandis qu’elle mitraille et teste un passage difficile du bout des doigts. Son air sévère, à peine adouci par d’épaisses montures rouges, ramène Réal quelques décennies en arrière. Le souvenir, vif comme la foudre, le fait se pencher à l’oreille de sa femme :

    — Je t’ai raconté la fois où j’ai joué du violon ?

    — La fois où quoi ?

    — Mon année de syntaxe, au séminaire. On avait un prof de maths qui était aussi violoniste. Il nous a fait essayer son instrument.

    — Et Monsieur a osé ?

    — Trois secondes, oui. Le gros Lampron venait après moi. Il me l’a quasiment arraché des mains.

    Le gros Lampron, sa dernière année de cours classique… Sa femme est tout ouïe. Comme pour sa relation avec son père et ses nombreuses infidélités, Réal a longtemps placé son parcours scolaire sous le sceau du secret. Lucie a découvert bien des choses à son sujet au cours de la dernière année et demie ; elle ignore toujours qu’il ment presque aussi bien en latin qu’en français.

    — Et Lampron, il savait se débrouiller avec un archet ?

    — Pas vraiment, non. Il l’a fait exploser, en fait. Il a tellement appuyé sur la baguette que les crins ont fini en feu d’artifice. Le frère Jean-Paul nous a pris en grippe pour le restant de l’année. Demande-toi pas pourquoi je suis aussi mauvais en maths !

    Le parfum de sa femme…

    Sous prétexte de frotter son grand nez busqué, Réal balaye une larme naissante du coin de sa paupière.

    Batinse d’effluves de fleurs givrées…

    Ce concert-là aurait dû débuter depuis quelques minutes déjà, non ? Ça y est, la violoniste se décide. Elle coince son instrument sous la manche de sa robe et renvoie sa collègue assise au milieu à l’embouchure plantée au bout de son instrument. Un son à la fois nasillard et doux émerge du chaos. Les cuivres s’accordent, puis les bois, suivis des différentes sections de cordes, par ordre de grandeur.

    Dernières à s’estimer satisfaites, les contrebasses font résonner leur immense caisse en bois sous les projecteurs. Leur vocalise prend fin à l’apparition du chef, un nabot en costume trois-pièces et au crâne lustré comme le cul d’une luciole. Le bonhomme s’avance, l’air hautain, sans saluer personne.

    À son passage, les musiciens se lèvent, puis se rassoient presque aussitôt.

    Le silence s’installe.

    Le chef ouvre la partition, énorme bottin jauni posé sur un lutrin géant, puis il lève dans les airs la baguette jusque-là couchée à sa droite ; elle trace un arc de cercle au-dessus du vide.

    Les violoncellistes déroulent le commencement de la symphonie du bout de leur archet.

    -

    La clarinette prend le relais. Une mélodie à la fois simple et envoutante survole le brouillard de cordes.

    Fantomatique. Magique, presque.

    À mesure que se déploie cette musique céleste, Réal sent de drôles de nœuds se délier dans son dos. On dirait qu’il assiste à l’approche furtive d’un ténébreux oiseau de proie.

    Schubert. Son mal couvait, peut-être. Quelque part dans son corps. Il avait eu vent de l’orage à l’horizon. Des problèmes qui l’attendaient. On n’attrape pas une MTS sans l’avoir un peu cherchée, après tout. Surtout pas la syphilis.

    La syphilis… Franchement… se dit Réal, un peu dégoûté. Il n’est pas là pour ruminer. Encore moins pour s’apitoyer sur la santé sexuelle d’un artiste disparu. C’est une belle soirée – une soirée parfaite, tranquille, sans problème. Ses histoires de cul sont loin derrière. Très loin, même. Lucie et lui, c’est du solide. Ils ont mis les points sur les i, entrepris des démarches sérieuses pour réparer leur couple. Mervens Sainte-Claire, leur psy, a confiance en lui. Lucie aussi, malgré les multiples adultères pour lesquels il a dû demander pardon. Depuis, leur couple est blindé. Un petit miracle a eu lieu. Il a enfin compris la chance qu’il avait de partager sa vie avec une femme de la trempe de Lucie. Plus rien ne pourra les atteindre ; ni le travail ni quelque rencontre ou quelque face-à-face avec une ex-maitresse bien roulée. Un fil d’or les relie, aussi gracieux que cette mélodie qui vient de passer à la flûte et au hautbois – mais plus fort, dur comme une chaîne. Le vol d’une chouette au-dessus de l’abime. Le signe d’une soirée parfaite. Le parfum de sa femme, sa paume brûlante dans la sienne ; c’est à peine s’il note le tremblement diffus, la fausse note que vient d’émettre la flûtiste solo.

    La musicienne en question est coincée entre deux gaillards souffrant d’embonpoint sur l’estrade du fond. Chevelure frisée, boucles d’oreilles géantes, teint caramel, elle a aussi attiré l’attention de Lucie, qui se hisse sur la pointe des pieds :

    — T’as entendu, Réal ?

    — La flûtiste ?

    — C’est normal, tu penses ?

    La musicienne a sans doute manqué de souffle. Ou alors de confiance en elle. S’agit d’un orchestre amateur, après tout. Déjà, elle se reprend. Ses épaules dénudées se détendent. Elle jette un œil à sa gauche, vers un des trombonistes, puis revient au chef, souriante. L’orchestre se raplombe ; tout ça n’a duré qu’une fraction de seconde.

    Personne, lorsque le mouvement s’achève, n’en garde le moindre souvenir.

    Un des spectateurs plus loin souffle le nom du mouvement suivant à sa conjointe. Andante. Réal l’attrape en plein vol, dans le silence recueilli de la foule.

    L’amorce aux cuivres lui donne l’impression de marcher dans la forêt. Une mousse verte s’étale sous ses pieds. L’inquiétant oiseau de proie juché sur sa branche continue de le suivre des yeux. Le ciel s’est teinté de gris. Encore quelques minutes et l’impressionnant rail de projecteurs au-dessus de la scène trouvera enfin sa raison d’être. Des insectes s’agglutinent tout autour. Des papillons de nuit, probablement.

    Le fil entre lui et Lucie : une pensée vient soudain le tendre. Et s’il se trompait ? Et si ce qui les reliait était non pas constitué d’acier, mais d’une fibre fragile qui menace de céder à tout moment ?

    Et si son cœur était infidèle par nature ? S’il marchait sur de la glace ?

    Le peu qu’il connait de l’amour, c’est à elle qu’il le doit. À Lucie. Elle lui a aussi insufflé la confiance qui lui a permis de se bâtir une carrière. Son titre d’inspecteur, c’est grâce à elle. Tout ça peut s’effondrer n’importe quand, il en est parfaitement conscient. Pour rester à l’abri, il doit à tout prix éviter les faux pas – plus de mauvaises surprises, plus de regards à la dérobée, et surtout, surtout, plus de mensonges. Plus de mensonges, non. Sinon, toute sa vie va s’écrouler.

    Ce n’est pas sur de la glace qu’il marche, c’est sur un château de cartes. Un coup de vent, le battement d’ailes d’un papillon, n’importe quoi, il le sait, peut le balayer.

    — Bizarre, hein ? demande Lucie, tournée vers lui.

    — Quoi ? répond Réal, perdu dans ses pensées.

    Une soudaine et étrange agitation vient de secouer le fond de la scène. Un des musiciens semble chercher son air sur l’estrade des cuivres. Un tromboniste. Il a posé sa coulisse par terre, comme s’il n’arrivait momentanément plus à tenir son instrument. Ses confrères continuent de jouer. La rangée des vents au complet, du truc rond terminé par une cloche (un cor ?), aux trompettes, en passant par ce long tube rouge à tête d’ivoire, tous soufflent passionnément dans leur instrument.

    Pas le tromboniste. Celui-là a arrêté.

    — Le gars, au fond, il a pas l’air bien. Comme la flûtiste de tantôt, hein ?

    — Je sais pas, Lucie. Ils ont peut-être juste de la difficulté avec leur partition.

    — Mais non, niaiseux ! Regarde-lui la face ! Il est pas bien, ça parait !

    Réal plisse les yeux. Le type, un chauve osseux au cou démesuré, n’a effectivement pas l’air dans son assiette. Si tantôt il a déposé la coulisse de son trombone entre ses jambes, le voilà qui tangue sur sa chaise comme un bateau sans gouvernail.

    Il pose une main sur l’épaule de son voisin puis il penche sa tête au-dessus de ses cuisses.

    — Voyons, Réal… Tu vois ben que ça va pas, là…

    Le tromboniste se redresse. On dirait qu’il a vu un fantôme. Son partenaire de pupitre a cessé de jouer, tout comme les violoncellistes, qui l’examinent sans réagir. Le musicien se lève, les mains sur les genoux. Il jette un œil au chef, lequel demeure enfermé dans son indifférence hautaine, pour ensuite expulser un jet de vomissure sur son pantalon. Son instrument lui glisse des mains, tombe de l’estrade. On entend la cloche cogner par terre et un spectateur dans la première rangée pousser un cri. L’orchestre, pendant ce temps, fait la sourde oreille. Le chef a le nez dans sa partition. Les violons font aller leur archet comme s’il n’y avait pas de lendemain. Les contrebasses grondent d’une même voix caverneuse. Derrière, pourtant, ça se déglingue. Le tromboniste s’est à nouveau agrippé à son voisin, lequel, pris de court par l’appel à l’aide de son partenaire (ou carrément rebuté par son haleine), le repousse.

    Le tromboniste titube, fait un pas devant, pour ensuite poser le pied dans le vide et s’écraser une douzaine de pouces plus bas à côté de l’estrade.

    Cette fois, ça y est. Le raz-de-marée atteint la rive. Ici et là, les cuivres cessent de jouer, inquiets pour leur collègue. Le chef soulève son crâne chauve en direction de ce silence soudain. Il arrête le mouvement de sa baguette. Les cordes se taisent à leur tour, une toux sèche retentit, quelques murmures étouffés se fraient un chemin au-devant de la scène. Les spectateurs, comme le groupe de musiciens pendus à la baguette du chef, ont cessé de respirer.

    Pour ce qui est du tromboniste, impossible d’en savoir plus. Son costume étriqué a disparu dans le fouillis d’épaules et d’instruments. Réal l’a perdu de vue.

    — Chérie, attends-moi ici, d’accord ?

    — Fais attention, répond Lucie.

    Coudes relevés, l’inspecteur entreprend de fendre la foule.

    -

    Premier signe de panique, ce gardien de sécurité – le pendant maigrichon d’un duo dans le genre Laurel et Hardy –, qui gesticule au pied de la scène.

    La mouche du coche, songe Réal.

    Le gardien rappelant Laurel a beau posséder un badge, un uniforme et une petite radio CB qu’il agite dans tous les sens, il ne sert à rien. Son collègue dodu accourt à ses côtés l’instant d’après. Malgré tous ses efforts, il ne fait guère mieux.

    Réal se résout à brandir son badge de police :

    — Laissez-moi passer, s’il vous plait.

    Le sien pèse pas mal plus lourd que ce misérable K argenté cousu sur l’épaule des deux idiots. Kolossal, la compagnie. Deux scouts en habits bleus. Aussi utiles que des bouées de sauvetage dans le désert.

    — Bien sûr, monsieur l’agent, lance l’un d’eux à Réal. Y a un gars qui est tombé, y est peut-être malade…

    — Oui, j’ai vu. Empêchez les gens de monter, d’accord ?

    — C’est sûr.

    Il n’est pas au bout de ses peines. Un écervelé lui crie en haut des marches :

    — Vous pouvez pas, monsieur ! Vous pouvez pas ! C’est réservé à l’orchestre ! Orchestre seulement ! Reculez, j’ai dit !

    Un jeune. Tête blonde, visage en pointe. De drôles d’yeux bleu flash par-dessus des pommettes rouges. Son faciès est franchement étrange, limite difforme ; il n’y a qu’à voir la façon dont il sautille pour comprendre qu’il est dérangé. Heureusement, Laurel se porte à la défense de Réal :

    — Y est policier, Ian ! Laisse-le passer !

    — Policier ? Oh ! Monsieur est policier, hein ! Oui, laissez passer, dans ce cas ! Laissez passer, tout le monde ! Tassez-vous !

    Les cris du jeune blond réussissent à dégager une partie de la scène. Réal se faufile entre les lutrins. Les visages sont longs, anxieux. Le tromboniste, à plat ventre près de l’estrade, a le sien couvert de vomissures.

    S’est-il disloqué l’épaule en chutant ? L’angle de son bras, en tout cas, n’a rien de rassurant. Son crâne dégarni est couvert d’une inquiétante pellicule de sueur, ses lèvres pâles continuent de recracher des grumeaux de bile jaune, si bien que Réal sent ses organes se nouer. Un type à la chevelure colorée est penché sur le malade. Il lui tient la main, en pleurs, à moitié hystérique. S’il s’agit de son copain, ne peut s’empêcher de réfléchir Réal, alors ce tromboniste les aime diablement jeunes.

    — Je te prierais de reculer, s’il te plait, lui intime l’inspecteur.

    Le musicien dégage une mèche mauve de son visage. Sa réponse se coince dans le fond de sa gorge :

    — Faites quelque chose, crisse ! Y bouge plus !

    — Laisse-moi faire. Recule.

    Hardy a suivi Réal. Il s’empresse d’attirer le jeune musicien vers lui. L’inspecteur remarque malgré lui d’énormes pustules rouges sur la joue de l’agent. L’heure n’est évidemment pas aux considérations esthétiques, mais Réal se surprend tout de même à souhaiter au corpulent gardien de sécurité de recevoir un traitement anti-acné au plus sacrant. Il en va du bien de tous.

    Bon, il se rend utile, au moins… C’est mieux que rien…

    Son collègue Laurel a quant à lui disparu. Dommage. Il aurait pu aider à éloigner le troupeau de musiciens qui s’est agglutiné autour.

    — C’est grave ? demande justement un de ceux qui partageaient l’estrade du tromboniste.

    L’homme, vaguement strabique, cache son embonpoint sous un dispendieux complet trois-pièces. Son visage est marqué par d’épais sourcils bruns. Son menton et sa bouche charnue trahissent une dépendance aux grandes tables qu’alimentent des doigts potelés et ornés de bagues. Réal est d’abord tenté de lui dire la vérité, à savoir que ça ne va pas bien du tout pour le tromboniste, puis il décide de garder la mauvaise nouvelle pour lui. Le copain paniqué est revenu.

    — Y a un téléphone en bas de la scène ! s’écrie l’inspecteur. Quelqu’un doit appeler le 911, ça presse. Vous savez s’il souffre d’allergies ? Une maladie connue ?

    — Alex ? demande le strabique au musicien aux cheveux colorés.

    — Non, non… Y a pas…

    — Est-ce qu’il a mangé quelque chose de bizarre aujourd’hui ? Un truc pas frais, je sais pas ?

    — Rien, non, répond le Alex en question. Ce matin, comme d’habitude. Des toasts. Et cet après-midi, j’avais pas faim alors on a partagé la même assiette. Je me sens normal, moi…

    — Bon… Aidez-moi, s’il vous plait.

    Le strabique tire sur les pans de son dispendieux pantalon et pose un genou par terre. Réal déplace lentement le bras replié du tromboniste et demande à l’autre de l’aider à le faire basculer sur le côté pour l’éloigner de ses vomissures.

    Déjà que son cœur ne battait pratiquement plus, voilà que le filet d’air qui s’échappe de sa bouche semble maintenant vouloir se tarir.

    — Tabouère… Ça regarde pas bien, hein ? souffle le strabique.

    — Oui. Mais y a de l’espoir, y a encore un pouls. C’est bon signe.

    Le strabique se tourne vers le jeune en crise.

    — T’inquiète, Alex. On s’occupe de Max. Recule, d’accord ?

    Tandis que Hardy repart avec le jeune amant éploré, Réal s’attarde auprès du musicien mal en point, à l’affût du moindre signe de détérioration de son état.

    — Vous pouvez m’en dire plus à son sujet ? questionne-t-il.

    — Maxime Fitzpatrick… Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Ça fait un bail qu’il joue dans l’orchestre. Il souffre d’aucune maladie. Du moins, pas à ce que je sache. Il demeure tout près, dans le quartier Bois-Joli.

    — Son âge ? Quarante ans, environ ?

    — Quarante… Dans ces eaux-là, oui…

    — Bon, j’espère que l’ambulance est en chemin…

    La cohue, après une brève accalmie, envahit à nouveau la scène. Réal réussit à apercevoir la foule de spectateurs au travers du ballet de robes et de pantalons qui ondule sur la scène. Il ne voit pas sa femme, mais il devine qu’elle doit attendre plus loin.

    L’agent en surpoids, quelques pieds à sa droite, peine à retenir Alex. Une femme prête mainforte : la flûtiste au teint basané et à l’imposante chevelure bouclée qui a eu ce moment d’hésitation durant le premier mouvement. Sa présence semble calmer le musicien. Un type à la mâchoire carrée et au toupet gommé entraine quant à lui le strabique plus loin. Il a une serviette à lui prêter. Tant mieux : son pantalon est couvert de vomissures.

    Et le chef, lui ? s’interroge Réal.

    Nulle part. En même temps, le rideau de vêtements qui danse devant ses yeux est trop opaque pour permettre une vue d’ensemble. Soudain, un râle du tromboniste attire son attention. L’homme est franchement

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