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La Belgique libérale et bourgeoise: 1846-1878
La Belgique libérale et bourgeoise: 1846-1878
La Belgique libérale et bourgeoise: 1846-1878
Livre électronique324 pages4 heures

La Belgique libérale et bourgeoise: 1846-1878

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La période 1846-1878 constitue un moment clé de la Belgique fraîchement indépendante...

Terre d'industrie, héritage de la période française et hollandaise, le pays s'est structuré en s'appuyant sur la classe montante - la bourgeoisie - et sur l'essor industriel de la Wallonie. La noblesse belge témoigne d'une belle capacité d'adaptation qui se traduit par ses alliances matrimoniales avec la bourgeoisie industrielle et ses participations financières dans les sociétés par actions. Elle confirme aussi sa vitalité politique par son emprise sur le Sénat et, en partie, sur la Chambre des représentants.

Quinze ans après la proclamation de son indépendance, le courant libéral se constitue en une organisation politique disposant d'une programme d'action précis. Cette fondation d'un parti moderne rompt avec un système politique - l'unionisme - qui a permis à la Belgique de se doter d'institutions politiques et judiciaires stables, d'assurer une paix intérieure et d'écarter les menaces extérieures. Un nouveau paradigme vient dicter sa loi: celui d'une politique de partis, d'affrontements d'idées et d'actions...

Les années 1850 inaugurent une ère de prospérité, mais aussi d'ouverture des frontières, des marchés qui entraîne, par le jeu de la concurrence, l'approfondissement des inégalités sociales. La Belgique se transforme peu à peu de pays agricole en pays industriel, mais l'évolution ne touche que quelques régions - le sillon industriel wallon, Gand et Anvers. L'urbanisation progresse et Bruxelles, Anvers, Gand, Liège participent de cette croissance urbaine, mais entre le Nord et le Sud du pays, les différences se creusent...

Ces années sont des années capitales. La lumière crue du conflit politique entre catholiques et libéraux, qui paraît majeur, cache d'autres réalités qu'il convient de faire surgir car elles annoncent les grands problèmes de l'avant-guerre : les questions électorale, féminine, flamande et sociale...

À PROPOS DES AUTEURS

Éliane Gubin est professeure à l'Université libre de Bruxelles où elle enseigne l'histoire de la Belgique contemporaine et l'histoire des femmes ; elle est spécialisée en histoire sociale et en histoire politique du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle.

Jean-Pierre Nandrin est professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis. Il y enseigne l'histoire contemporaine, en particulier l'histoire du droit et des institutions, la théorie de l'histoire et l'histoire des droits de l'homme. Ses recherches portent sur l'histoire politique de la Belgique contemporaine, l'histoire du droit social, l'histoire de la justice et l'histoire des femmes.
LangueFrançais
ÉditeurLe Cri
Date de sortie10 août 2021
ISBN9782871067160
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    Aperçu du livre

    La Belgique libérale et bourgeoise - Éliane Gubin

    INTRODUCTION

    La période 1846-1878 constitue un moment clé de la Belgique fraîchement indépendante. Les années 1830-1840 ont été celles de la « construction d’une nation », de la consolidation de la révolution et de ses acquis. Les institutions mises en place ont été rodées, elles ont fait leur maladie d’enfance. La survie économique du pays, sur laquelle pratiquement personne en Europe n’était prêt à parier un penny, est assurée, grâce en grande partie au chemin de fer, au développement industriel et à la collaboration du capital financier. L’économie, mise à mal par la révolution, a surmonté le choc. Terre d’industrie, héritage de la période française et hollandaise, le pays s’est structuré en s’appuyant sur la classe montante – la bourgeoisie – et sur l’essor industriel de la Wallonie. La noblesse belge témoigne d’une belle capacité d’adaptation qui se traduit par ses alliances matrimoniales avec la bourgeoisie industrielle et ses participations financières dans les sociétés par actions. Elle confirme aussi sa vitalité politique par son emprise sur le Sénat et, en partie, sur la Chambre des représentants.

    Quinze ans après la proclamation de son indépendance, le courant libéral se constitue en une organisation politique disposant d’un programme d’action précis. Cette fondation d’un parti moderne rompt avec un système politique – l’unionisme – qui a permis à la Belgique de se doter d’institutions politiques et judiciaires stables, d’assurer une paix intérieure et d’écarter les menaces extérieures. Un nouveau paradigme vient dicter sa loi : celui d’une politique de partis, d’affrontements d’idées et d’actions.

    Il y a certes quelques prémices car assez rapidement l’unionisme cache mal la réalité politique : derrière les accords, qui sont réels, sur les questions comme les structures communales et provinciales (1836) ou l’enseignement primaire (1842), d’autres débats opposent les libéraux et les catholiques, principalement sur le rôle du clergé dans la société civile et la mesure dans laquelle l’État (la bourgeoisie émancipée) prend en charge lui-même l’enseignement et l’assistance publique. Dès 1840, un premier gouvernement libéral rompt le pacte initial en se constituant comme gouvernement homogène. Même si l’expérience est de courte durée, un an, les premières banderilles sont plantées. Dans La Revue nationale, le libéral Devaux entame la charge contre l’unionisme et la prédominance de l’Église catholique sur la société civile. Le glas a sonné. Tirant un trait sur les illusions de l’unionisme, très logiquement les libéraux s’engagent dans la voie d’une organisation systématique de leurs forces et de l’élaboration d’un programme politique. La fondation du parti libéral en 1846 est un coup d’éclair dans un ciel qui, il est vrai, n’était plus tout aussi bleu que ne le souhaitaient les catholiques.

    L’ouvrage s’ouvre sur l’épreuve que doit surmonter le premier gouvernement de parti, constitué en pleine crise économique européenne et brutalement confronté aux révolutions de 1848 qui viennent, un bref moment, perturber la confortable distribution du pouvoir répartie au lendemain de la révolution de 1830.

    Il s’organise ensuite en combinant les dimensions chronologiques et thématiques, les deux s’entremêlant constamment.

    Après un tableau de l’état des forces libérales, il prend comme fil conducteur les efforts de sécularisation de la société, selon les mesures inscrites au programme de 1846 et poursuivies avec constance par tous les ministères libéraux. C’est le signal de la réaction catholique, qui s’organise laborieusement en parti politique permanent, mais c’est aussi le signal des divisions internes car il n’est pas évident de regrouper sous des bannières aux contours définis le spectre infini de nuances et d’intérêts que recèlent les milieux politiques. L’unanimité chez les catholiques comme chez les libéraux sera d’ailleurs très rare, y compris dans les votes au Parlement où aucune « discipline de parti » ne semble même concevable à ces bourgeois épris de « liberté ». Si la division clérico-libérale caractérise surtout cette période et constitue même l’image de marque véhiculée par l’ensemble de l’historiographie, ce qui frappe surtout quand on pénètre au sein des partis, ce sont leurs propres déchirements.

    On ne pouvait passer sous silence l’économie dans sa dimension politique. Les années 1850 inaugurent une ère de prospérité, mais aussi d’ouverture des frontières, des marchés qui entraîne, par le jeu de la concurrence, l’approfondissement des inégalités sociales. La Belgique se transforme peu à peu de pays agricole en pays industriel, mais l’évolution ne touche que quelques régions – le sillon industriel wallon, Gand et Anvers. L’urbanisation progresse et Bruxelles, Anvers, Gand, Liège participent de cette croissance urbaine, mais entre le Nord et le Sud du pays, les différences se creusent. Il faudra mesurer selon quelles modalités la bourgeoisie tout entière, catholique comme libérale, acquise en principe aux théories libre-échangistes, appliquera ce credo économique. Comment aussi l’État interviendra dans les arts et les sciences, selon les circonstances et au gré des besoins.

    Ces années sont des années capitales. La lumière crue du conflit politique entre catholiques et libéraux, qui paraît majeur, cache d’autres réalités qu’il convient de faire surgir car elles annoncent les grands problèmes de l’avant-guerre : les questions électorale, féminine, flamande et sociale.

    L’ÉPREUVE DU POUVOIR : SURMONTER LES CRISES

    (1847-1852)

    À peine formé le 12 août 1847, le gouvernement libéral est confronté à plusieurs crises successives, internes et externes, qui bouleversent le paysage politique, social et économique. La crise économique est générale mais elle revêt une intensité effrayante dans certaines régions, comme en Irlande et dans les Flandres. Devenue « question nationale », la question des Flandres mobilise tous les efforts du gouvernement. Sur ces difficultés se greffent brutalement, au début de 1848, les secousses des révolutions qui éclatent partout en Europe.

    La question des Flandres

    Dans les Flandres, le gouvernement Rogier hérite d’une situation totalement dégradée mais aussi des remèdes que les cabinets précédents lui ont appliqués. Depuis 1844 en effet, la Chambre a voté à diverses reprises des subsides pour faire face à la crise, particulièrement dans les Flandres ; sur le crédit extraordinaire de deux millions voté en 1845, près d’un million est consacré aux provinces flamandes¹.

    La misère des Flandres, évoquée dans le volume précédent, est d’autant plus complexe à gérer qu’elle combine les effets des crises conjoncturelles qui sévissent partout (crise agricole en 1846 ; épidémies de typhus et choléra en 1847-1848) et d’une profonde crise structurelle qui ébranle l’économie flamande. Celle-ci repose traditionnellement sur la combinaison des activités agricoles et d’une production domestique de toiles de lin. Cette industrie linière à domicile, complémentaire à l’origine des travaux des champs, s’est transformée depuis la fin du xviiie siècle en une véritable proto-industrialisation des campagnes flamandes, dirigée par un capitalisme marchand influent. L’enquête linière constate en 1840 que les ouvriers du lin sont devenus de véritables prolétaires à la campagne, dépendant des marchands de toile et vivant du produit de leur industrie devenue « la ressource unique ou la ressource principale »². Mais leur présence est capitale pour l’agriculture flamande, caractérisée par une exploitation intensive sur de très petites parcelles (environ 2 ha) ; le travail agricole ne requiert que peu de main d’œuvre salariée sauf pour des tâches saisonnières qui mobilisent les ouvriers liniers. L’équilibre existe donc, de manière précaire, entre deux secteurs dont aucun ne peut faire vivre son homme ; il explique la très forte pression démographique (en moyenne 230 habitants au km²), et procure aux propriétaires fonciers une rente particulièrement élevée. Tel quel, ce mode d’existence est soutenu et vanté par les conservateurs qui y voient un modèle de vie « ancestral », préservant les Flamands des influences pernicieuses de la ville et de la grande industrie, c’est-à-dire de la déchristianisation et de la francisation.

    On comprend dès lors combien l’arrivée massive sur le marché belge des fils de lin mécaniques, produits en Angleterre, déstructure le système et provoque dès la fin des années trente une crise dont le climax se situe dix ans plus tard. Dans les autres régions textiles proto-industrielles du nord de l’Europe, l’accumulation des capitaux marchands, l’accroissement démographique et l’industrialisation des ruraux forment « une phase caractéristique de la transition vers la société bourgeoise et le capitalisme moderne »³, c’est-à-dire un passage vers une industrialisation. C’est le cas du « triangle » textile de Lille-Roubaix-Tourcoing. Mais dans les Flandres les négociants refusent la mécanisation, pour des raisons idéologiques (une vision conservatrice de la société) et économiques (la foi dans les vertus de l’ancienne industrie et dans le protectionnisme). Ils opposent une résistance acharnée aux nouvelles techniques, groupés au sein de l’Association nationale pour la conservation et le progrès de l’ancienne industrie linière (1838). Seuls les milieux industriels du coton gantois s’attellent à la mécanisation du fil de lin⁴. À partir de la fin des années 1840, deux modes de production inconciliables s’affrontent ; mais entre le rouet et la légendaire salive de la fileuse d’une part, la machine à vapeur qui dévide un fil numéroté de qualité égale d’autre part, le combat est inégal. L’Association pour la conservation de l’ancienne industrie ne peut exercer qu’une action humanitaire, distribuer des aides, inciter le gouvernement à intervenir. Toutes les chambres de commerce enregistrent le déclin du filage manuel et poussent à la reconversion. Mais les possibilités de reconversion des quelque 300 000 fileuses manuelles sont pratiquement nulles dans une région où le négoce traditionnel n’a pas investi pour diversifier la production.

    Le chômage prend des proportions effrayantes, tandis que l’agriculture est touchée par la maladie de la pomme de terre et la rouille du seigle. Le prix du pain, base de l’alimentation, atteint des prix exorbitants. La population flamande, plongée dans une détresse profonde, confrontée à la disette et bientôt à la famine, est décimée. Les crises combinent leurs effets et entraînent, en amont et en aval, la ruine des activités préparatoires du lin (teillage, sérançage) et des industries annexes (fabriques de peignes, de pièces de métier, blanchisseries). En 1848, la paupérisation générale de la population se répercute sur l’ensemble de l’économie : faillite des brasseries, des distilleries, du petit commerce de détail. Alors qu’un quart de la population est secourue par les bureaux de bienfaisance en 1841, elle passe à la moitié en 1850.

    Une telle situation de misère est, par définition, inquiétante et explosive. Des troubles éclatent d’ailleurs, agitation diffuse, vols de pains, pillage de boulangeries.

    Si les fileuses ont peu réagi – sauf à sombrer dans la prostitution – les ouvriers sans travail manifestent bruyamment. Partout le gouvernement est attentif et prescrit des mesures de répression. Les autorités tentent d’empêcher le déferlement des pauvres vers les grandes villes, de canaliser les bandes de mendiants et d’indigents qui sillonnent les campagnes. L’Église joue ici pleinement son rôle de garde-fou social, maîtrise la situation grâce à ses œuvres de charité et son discours de résignation.

    « Les fileuses souffrent beaucoup dans le district de Courtrai, les fileuses de Moorsleede qui gagnaient 5 sous n’en gagnent plus qu’un. La plupart vivent en mendiant et en maraudant dans les bois… Dans toute la maison [d’un tisserand], le Comité [d’enquête] n’a aperçu qu’un seul lit composé d’une paillasse sans draps et d’une couverture en étoupe de lin. Cette habitation consiste en deux pièces, l’une où se trouve le métier, l’autre où l’on fait la cuisine et l’on file… Pendant tout l’hiver ces gens ne se chauffent qu’avec le petit bois qu’ils ramassent ; ils travaillent de 5 h et demie du matin jusqu’à dix heures du soir. »

    Enquête sur l’industrie linière. État de la classe ouvrière,

    t. II, Bruxelles, 1841, p. 369 et 386

    À partir de 1847, l’ampleur des conséquences sociales exige une ingérence massive, systématique et répétée du gouvernement. Bien que le cabinet soit libéral et partisan en principe de la non-intervention, il pratique une véritable économie « dirigée », soutenue et réclamée par les élus (en majorité catholiques) des provinces flamandes. Cette intervention est fortement critiquée dans les rangs libéraux : beaucoup sont partisans de couper les branches mortes d’une économie condamnée par l’évolution technologique, de hâter la fin d’une industrie qui a cessé d’être concurrentielle. La politique de Rogier est jugée inutile, coûteuse, néfaste. Dans les sphères gouvernementales, on sait que le filage manuel est condamné ; de nombreux rapports établissent la supériorité du fil mécanique. Charles Rogier connaît d’autant mieux la situation qu’il a visité personnellement les Flandres en août 1846 avec Laurent Veydt, un ami de longue date, ancien député permanent de la province d’Anvers, ministre des Finances en 1847-1848 et futur directeur de la Société générale (1848-1866).

    Mais le ministère ne peut éluder le coût social de la mécanisation. Contre le sentiment de son parti, Rogier est amené à intervenir de plus en plus énergiquement. Dès le 12 octobre 1847, un Bureau spécial pour les Affaires flamandes est créé au sein du ministère de l’Intérieur dans le but de coordonner les moyens de secours. Le 4 décembre 1847, Rogier expose à la Chambre le plan de son gouvernement pour redresser l’économie flamande : dans l’immédiat, enrayer la misère en donnant du travail (grands travaux publics), en distribuant des secours et en favorisant l’émigration interne et externe. À plus longue échéance, restructurer l’industrie flamande en perfectionnant le tissage à domicile et en orientant massivement les anciennes fileuses vers une production exigeant peu d’investissements, comme la fabrication de la dentelle.

    Les moyens proposés pour juguler la crise sont donc classiques mais ils mettent les pouvoirs publics fortement à contribution. La politique de grands travaux entreprise systématiquement pour diminuer le chômage masculin est critiquée par les tenants d’un libéralisme économique pur et dur, mais aussi par tous ceux qui, craignant une déqualification systématique de la main-d’œuvre flamande, accusent le gouvernement libéral de vouloir transformer en terrassiers tous les tisserands flamands. Parallèlement, Rogier soutient des projets de défrichement des bruyères de la Campine et la création de nouveaux villages, autour de l’église et de l’école. Mais ces mesures constituent des palliatifs.

    Quelques-uns, dont Édouard Ducpétiaux, envisagent la création de colonies plus lointaines, notamment aux États-Unis. Cette idée est soutenue par des libéraux anversois, qui espèrent en tirer des avantages économiques par l’ouverture de marchés ; elle reçoit aussi l’appui de Jean Teichman, le gouverneur de la province, ingénieur de formation, ancien ministre, qui entrevoit le moyen de faire d’Anvers un grand port d’émigration. Rogier est plus réticent mais accepte néanmoins l’idée d’une colonisation extérieure « sous la direction et la garantie de l’autorité publique ». Le 23 mars 1849, il obtient du Parlement un crédit extraordinaire d’un million. Les prospecteurs privilégient le Nord de l’Amérique, car la colonie de Santo Tomas au Guatemala est en train de tourner au désastre pour des raisons sanitaires. Une Association pour la colonisation de Sainte-Marie en Pennsylvanie est fondée ; le gouvernement prend en charge le voyage, fournit 25 acres de terrain par famille, du matériel de construction, des outils agricoles, une vache, un porc et les semences pour les premières récoltes. D’autres projets suivent (New Flanders surnommé ironiquement « la rue Rogier »⁵, New Brussels, fondé par un prêtre avec des subsides de l’État). À partir de la moitié des années 1840, on assiste à un véritable exode de tisserands flamands : Mouscron, Rekkem, Herseaux perdent plus d’un cinquième de leur population⁶. Des journaliers agricoles quittent aussi le Brabant wallon et le nord de la province de Namur pour s’établir au Wisconsin, près de Green Bay. Mais si l’on observe bien un pic d’émigration entre 1847 et 1866⁷, ce « remède » (selon la formule du temps) n’apporte qu’un allégement dérisoire. En revanche, ces expéditions de pauvres finissent par attirer l’attention des autorités américaines, d’autant plus que s’y ajoute bientôt la « déportation » des condamnés libérés – un projet mis en place avec l’appui de Jean Teichman et du ministre de la Justice Victor Tesch pour alléger les charges des dépôts de mendicité, tout en offrant aux émigrants une chance de se réinsérer dans un « nouveau monde ». Comme l’immigration d’indigents est interdite sur le sol américain, les autorités renforcent leur contrôle sur les bateaux en provenance d’Anvers ; la situation provoque un incident diplomatique qui met un terme brutal à ces expériences en 1856. Désormais, le gouvernement belge s’abstiendra de toute ingérence dans l’émigration jusqu’en 1914. Quant aux ouvriers flamands, ils cherchent à échapper à la misère en traversant la frontière : l’émigration massive vers le Nord de la France transforme peu à peu le triangle textile de Lille-Roubaix-Tourcoing en véritable « colonie » belge. Plus d’un tiers de la population est d’origine belge (37 %) avant 1850. Le nombre s’accroît encore entre 1851 et 1856 et l’arrivée de cette main-d’œuvre qualifiée, qui accepte n’importe quel travail à n’importe quel prix, est fortement encouragée par le patronat français mais suscite une franche animosité chez les travailleurs. Les salaires chutent, mais aussi le savoir-faire des migrants, souvent acculés à accepter des emplois de manœuvres⁸.

    Par ailleurs, le gouvernement de Rogier recherche de nouveaux débouchés par l’intermédiaire d’une Société de Commerce et d’Exportation. De nombreuses études sont faites par les autorités consulaires pour installer des comptoirs commerciaux à Singapour, à Manille, à Batavia.

    Mais toutes ces expériences sont des emplâtres sur une jambe de bois. À la différence de l’Irlande qui, dans le même temps, cherche son salut dans une émigration massive, les populations flamandes meurent de faim sur place, encadrées par les notables et le clergé.

    Le plus gros défi posé au ministère est la restructuration de l’économie flamande. Au plus profond de la crise, les pouvoirs publics ont paré au plus urgent par des aides directes aux comités industriels chargés de fournir du travail. Le gouvernement développe ensuite des ateliers d’apprentissage et de perfectionnement pour expérimenter de nouvelles techniques mais aussi pour orienter les reconversions⁹. Le climax de la crise passé, le gouvernement cesse de subsidier ces comités, confiés à l’initiative privée. Ils présentent des résultats extrêmement variables selon les régions. En Flandre occidentale, la plupart d’entre eux sont aux mains d’ecclésiastiques qui les gèrent comme des comités de secours, convertissant l’aumône en salaire déguisé, veillant surtout à maintenir « la moralité par le travail » et à prévenir la délinquance. En Flandre orientale, au contraire, un certain nombre d’entre eux sont dirigés par des industriels qui ont réussi à diversifier la production, à redresser l’économie locale, à introduire des métiers plus perfectionnés et à former de véritables réseaux de travail à façon.

    À terme, l’économie des provinces flamandes sort transformée, mais pas dans le sens d’une modernisation. Le maintien du tissage à domicile, qui paraît toujours concurrentiel puisqu’il n’est pas encore mécanisé, s’effectue au prix d’un coût social considérable. Le tisserand flamand est devenu désormais un simple rouage dans un système de fabrique collective et décentralisée ; les métiers, plus perfectionnés, sont la propriété des employeurs qui fournissent aussi le fil de lin mécanisé. Tout, sauf libre, le tisserand à domicile est condamné à une lutte quotidienne, où toute la famille, femme et enfants, se livre aux opérations préliminaires, mais pour un seul salaire, celui payé pour la toile produite. Dans son ensemble, la population rurale végète, son niveau de vie demeure très bas ; encore dans les années 1880, le retard économique des provinces flamandes – que d’aucuns comme Ducpétiaux attribuent à l’isolement par la langue¹⁰ –, est régulièrement souligné, de même que les répercussions sociales et sanitaires : mortalité accrue, espérance de vie réduite, nombreuses infirmités. La Belgique présente une économie à deux vitesses, qui est utilisée aussi dans le débat politique puisque les Flandres sont majoritairement catholiques et la Wallonie et Bruxelles majoritairement libérales.

    Les révolutions de 1848

    À la veille de 1848, l’Europe, en proie à la crise alimentaire et à la crise industrielle, dort sur un volcan : « Le vent de la révolte souffle, la tempête est à l’horizon » (Alexis de Tocqueville). Aux souffrances des classes populaires se joignent les revendications d’une petite et moyenne bourgeoisie travaillée par des aspirations libérales ou nationales. Aux premiers signes de révolte – les barricades parisiennes et la chute de Louis-Philippe le 24 février 1848 – l’Europe s’enflamme. L’onde de choc, d’une amplitude considérable, atteint rapidement l’Allemagne, ébranle l’empire austro-hongrois, fait surgir des courants nationalistes dans les futures Hongrie, Tchécoslovaquie, Pologne, Italie, Roumanie, Yougoslavie. Par son extension géographique la vague révolutionnaire fait craindre une « révolution mondiale » et par son extension sociale, elle annonce les soubresauts du long xixe siècle. Toutes les régions sont touchées, qu’elles soient industrialisées ou rurales ; toutes les classes sont concernées, masses paysannes, prolétariat industriel, bourgeoisie. La vague révolutionnaire fait jaillir pêle-mêle les réactions contre les conséquences humaines de l’industrialisation du travail, les aspirations des bourgeoisies libérales, les nationalismes bridés sous le « joug » des grands empires. C’est aussi une des dernières grandes flambées agraires de type traditionnel.

    Ce « printemps des peuples » est foudroyant mais éphémère. La révolte naît en février, s’enfle à partir de mars, mais dès juin, c’est la décrue. À la fin de 1849, l’élan est brisé et les anciens régimes sont restaurés partout, sauf en Suisse où une nouvelle constitution voit le jour. Les leaders révolutionnaires prennent le chemin de l’exil et certains se retrouvent en Belgique. Partout triomphe une réaction conservatrice, appuyée par un centre modéré, effrayé par les émeutes populaires. Bien que brève et défaite, l’irruption des peuples dans la politique laisse des traces profondes qui orientent toute l’histoire européenne de la seconde moitié du siècle. En revanche, les pays de l’Ouest européen échappent aux émeutes : l’Angleterre, les Pays-Bas, la Belgique, les pays nordiques, et dans le Sud, l’Espagne et le Portugal.

    Aux premières loges des émeutes parisiennes, la Belgique officielle est saisie d’une inquiétude mortelle. Le renversement de Louis-Philippe, le beau-père de Léopold Ier, plonge celui-ci dans l’abattement : le 26 février, il écrit à sa nièce la reine Victoria : « Comment cela finira-t-il ?… Dieu seul sait ce qui va advenir de nous. » L’inquiétude est identique dans les milieux politiques : le même jour, Adolphe Dechamps écrit à Pierre De Decker : « Nous voici jetés dans l’abîme ; dans huit jours serons-nous encore Belges? » ¹¹

    Bien que la Belgique soit parmi les premiers pays à reconnaître la Deuxième République, dès mai 1848, les relations restent tendues. La république est indissociablement liée dans les esprits au désir d’expansion et la crainte d’une invasion française est partout sensible : dans les milieux bien informés, on sait

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