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Aux quatre coins de mon passé
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Livre électronique264 pages3 heures

Aux quatre coins de mon passé

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À propos de ce livre électronique

Quand Elena Bas s’est réveillée ce mardi matin-là, dans son appartement de Barcelone, elle ne s’imaginait pas que le jour de ses quarante ans se transformerait en un parcours à travers son passé.

Avant neuf heures du matin, Elena se retrouverait face à des sentiments qu’elle croyait enfouis, des amours lointains qui, d’une certaine manière, avaient changé sa vie. À quarante ans, elle était la somme de toutes les Elena qu’elle avait été un jour, mais aussi de l'Elena de Quim, d’Edward, de Gibel et de Manel. Quatre personnes, quatre histoires, quatre moments dans une vie.

Si vous aviez la possibilité de regarder votre passé dans les yeux.

Que lui diriez-vous ?

LangueFrançais
ÉditeurBadPress
Date de sortie17 sept. 2021
ISBN9781667411002
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    Aperçu du livre

    Aux quatre coins de mon passé - Alaitz Arruti

    Des baisers, sans en donner ! Gloire... celle que l’on me doit !

    Que tout vienne à moi telle l’aura !

    Que les vagues me portent et me guident,

    mais que jamais elles ne m’imposent un chemin à parcourir !

    ****                               

    Je ne vous demande rien. Je ne vous aime ni ne vous hais. Que l’on me laisse,

    ce que je fais pour vous, vous pouvez le faire pour moi...

    La vie peut bien prendre la peine de me tuer,

    car moi-même je ne prends pas la peine de vivre ! ...

    Ma volonté est morte un soir de pleine lune

    où il était si bon de ne rien penser ni vouloir...

    Un baiser de temps en temps, sans arrière-pensée.

    Ce baiser généreux que je ne suis pas obligé de rendre !

    Manuel Machado

    Je n’ai jamais aimé le mardi. Des sept jours de la semaine, s’il y en a bien un en trop, c’est incontestablement le deuxième, le seul sans intérêt. Les autres jours ont tous un but, ils annoncent un début, une fin, ils nous offrent le plaisir du temps libre, des nuits universitaires ou indiquent simplement que c’est le milieu de la semaine. Mais le mardi ? Le mardi, tu es encore moins motivé que le lundi, un abîme te sépare du vendredi et encore plus de la grasse matinée du samedi matin. Lorsque quelqu’un te dit que tu dois faire quelque chose trois fois par semaine, tu ne vas même pas penser au mardi, ce n’est pas une option envisageable. Lundi, mercredi et vendredi forment un équilibre, une mélodie, donnent du rythme, mais le mardi, c’est juste un jour gris et ennuyeux, du silence sur une portée musicale. Tout le monde sait qu’il ne peut rien arriver d’intéressant le mardi, d’ailleurs, le dicton devrait plutôt être : « Il ne faut rien entreprendre un mardi ».

    Je me suis réveillée à six heures et demie du matin, comme tous les mardis. J’avais peu dormi, mais bien. La veille, j’étais restée jusque tard dans le canapé devant un film. Quand il s’est terminé, je me suis retenue de regarder l’heure pour éviter de compter les heures de sommeil qu’il me restait à dormir. Sûrement très peu. Au moment où le réveil a sonné, j’ai regretté, comme d’habitude. Tel quelqu’un qui se promet de ne plus jamais boire un jour de gueule de bois, je me suis jurée de me coucher plus tôt le soir même. La lumière du jour ne s’infiltrait pas encore entre les lames des stores et j’ai dû chercher l’interrupteur de la lampe de chevet à tâtons, pour éviter de me casser un orteil contre un meuble en me levant ou de me cogner contre le coin du lit, il n’était jamais au même endroit. Le lit m’en voulait, j’en suis sûre parce que les pieds changeaient toujours de place. Je suis allée me doucher, gênée par les crottes d’œil qui campaient devant mes yeux, je faisais attention aux coins des murs, tout en essayant de ne pas faire de bruit.

    Le yoga est un de ces hobbies auquel je m’adonne trois fois par semaine et, ce matin-là, je n’y suis pas allée pour la simple et bonne raison qu’on était mardi. Cela faisait plus de cinq ans que je me rendais tous les lundis, mercredis et vendredis, dans un petit studio près de chez moi pour me relaxer. J’ai commencé à en faire grâce à une amie qui s’était passionnée pour le yoga pendant des vacances à Los Angeles et je dois bien reconnaître, que cela me convenait très bien à moi. Pas tant sur le plan spirituel mais surtout sur le plan physique. Depuis que j’en faisais, je me sentais littéralement plus légère. Comme si mes responsabilités s’arrêtaient sur le pas de la porte du studio et que les problèmes pesaient moins lourd en sortant. Je n’avais pas spécialement beaucoup de problèmes, ce qui aidait certainement, mais le plaisir procuré par ces soixante-quinze minutes consacrées à moi-même, exclusivement, empêchait tout risque de montée de stress.

    Je suis allée à la cuisine, les cheveux encore humides et avec le peignoir rose bonbon que ma fille avait choisi pour moi lors d’un voyage à Disneyland Paris. Ce peignoir était horrible, il m’allait encore moins bien qu’au mannequin dans la vitrine de la boutique. Mais lorsque ma fille m’avait regardée avec ses yeux de petit chaton innocent, promis, juré, et craché, que c’était le plus beau peignoir du monde et que je serais la maman la plus belle de tout Disneyland en le mettant, je n’avais pas pu refuser. J’avais accepté de l’acheter et, à partir de ce jour, j’avais renoncé à me regarder dans les miroirs de la maison.

    Le vide du réfrigérateur m’a fait penser qu’il fallait que j’aille au marché acheter quelques fruits et légumes, mais j’ai quand même pu trouver deux bananes, une pomme, une mangue et trois kiwis pour le petit déjeuner. Ce n’était pas si mal pour un mardi.  

    La sonnerie de mon portable m’a avertie que quelqu’un avant moi s’était souvenu que c’était le jour de mon anniversaire.

    « Joyeux quarantième anniversaire Elena ! Que les années ne t’atteignent pas, pour moi, tu seras toujours « mon petit bébé ». On mange ensemble ? Ta maman qui t’aime ».

    -  Joyeux anniversaire maman !

    Ma fille a sauté du lit, s’est mise à courir pieds nus sur le parquet du couloir et s’est agrippée à mon cou pour que je la prenne dans mes bras.

    -  Oh, que tu es lourde, ma grande ! – elle avait huit ans et était la prunelle de mes yeux. Mon plus beau trésor et mes plus grandes peurs à la fois.

    -  C’est que tu commences à te faire vieille Maman – m’a-t-elle répondu en me serrant très fort.

    Je me suis dit –­ vieille, vieille... quand même pas, plutôt mature, intelligente, sage – je n’avais pas peur des années qui passent, en tout cas pas pour moi. J’avais plus de mal avec les anniversaires de ma fille qu’avec les miens. Je me disais qu’elle devenait grande, qu’elle entrerait bientôt dans sa période d’adolescence et que je deviendrais alors sa plus grande ennemie. Qu’elle aurait des peines de cœur, qu’elle essaierait l’alcool, le sexe, et peut-être les drogues, qu’elle partirait de la maison, – pas trop loin, j’espère – et qu’elle construirait sa vie sans moi. Je la voulais pour moi, ma fille, telle quelle, les pieds nus avec son t-shirt Bambi, son petit pantalon jaune et ses bouclettes emmêlées. Que le temps s’arrête, qu’elle reste toujours à mes côtés, à me tourner autour.

    -  Appelle grand-mère, dis-lui de venir te chercher à l’école et qu’on se retrouve à une heure devant mon travail pour manger toutes les trois – ma mère et ma fille s’adoraient, elles étaient comme deux sœurs jumelles avec soixante ans d’écart. Elles faisaient les mêmes gestes, avaient le même regard, le même cœur pur. – Et dépêche-toi, il est presque sept heures et demie.

    J’avais quarante ans et je pouvais être fière de les avoir vécus intensément. On ne pourrait pas m’accuser du contraire. J’avais étudié, travaillé, voyagé, aimé, pleuré, en gros, j’avais fait tout ce qui se termine en -é. Même un bébé ! Cela ne faisait pas partie de mes projets quand j’étais plus jeune, cependant, ç’a été ma meilleure décision. Pour elle, je n’étais que sa maman, mais pour les autres, j’ai été beaucoup d’Elena. La protagoniste des nombreuses vies que j’ai vécues. Car durant ces quarante années, j’avais eu le temps de donner le meilleur de moi, en plusieurs versions, avec toutes sortes de déguisements et de masques. La vie m’avait beaucoup donné et je me suis donnée à elle sans parachute. « Elle est morte d’avoir vécu » c’est ce que pourront dire les personnes qui ont fait partie de mon histoire le jour où elle ne sera pour eux qu’un souvenir.

    -  À la vie ! – me suis-je souhaitée à moi-même, en trinquant dans le vide avec mon smoothie.

    À quarante ans, j’étais l’Elena que je voulais être et un peu toutes les Elena que j’avais été un jour.

    Comme tous les matins, j’ai accompagné ma fille à l’école avant de me rendre au travail. S’il y a bien quelque chose que j’avais gagné à la sueur de mon front en vingt ans de carrière, c’était la gestion de mon emploi du temps. Depuis que je partageais ma vie avec une petite fille de huit ans, les aiguilles de ma montre tournaient autour d’elle. J’avais également appris à économiser les minutes et les distances : ma maison, l’école et mon bureau formaient un triangle que l’on pouvait facilement parcourir à pied, en moins de quinze minutes. Au cours de ces quarante années, j’avais gagné la récompense de pouvoir vivre sans le stress des voitures, du métro et du bus.

    -  Rappelle-toi, grand-mère vient te chercher à une heure et on mange ensemble – lui-ai-je dit tandis que j’enfilais son sac sur son dos – évite de te mettre en retard en jouant avec tes copines.

    -  Oui maman... – m’a-t-elle répondu dans un soupir présageant déjà d’une adolescence difficile. Elle n’avait pas encore atteint ses dix ans et elle avait déjà plus de personnalité que la plupart de mes connaissances. Je l’aimais pour ça mais cela m’effrayait d’autant plus. – Joyeux anniversaire maman ! – m’a-t-elle crié au loin, en agitant sa main, sans même tourner la tête pour me regarder. Son sac était plus lourd qu’elle, il la dépassait presque, mais cela lui importait peu, elle allait à l’école, heureuse. En fait, ma fille était toujours joyeuse, cela faisait de moi une femme infiniment privilégiée.

    -  Merci ma chérie – lui ai-je répondu.

    Elle ne m’a pas entendue. Elle courait le long du couloir, impatiente de retrouver ses meilleures copines. Elle me faisait penser à moi, petite. J’adorais l’école, surtout les récréations, les jeux, les goûters, les sorties de fin d’année, les cours de musiques et de danse... J’étais née pour devenir une vedette de la télévision. Jusqu’à ce que j’aie treize ans, et que je commence à détester être le centre d’attention. Toute la grâce de ma tendre enfance avait été gâchée par le rouge qui me montait aux joues dès que plus de cinq personnes me regardaient attentivement. Je ne faisais pas que rougir mais je me métamorphosais ! Et bien sûr, mes camarades de classe, ces âmes charitables, faisaient en sorte que ce mauvais moment n’en reste pas là et pendant que je faisais tout pour contrôler mes nerfs et ma sueur, eux, levaient leurs stylos rouges en l’air. Comme si je ne savais pas que mes joues étaient sur le point d’exploser et que nous courrions tous, oui eux aussi, un grave risque d’incendie.

    À cette époque, ma mère avait pensé que des cours de théâtre pourraient m’aider dans ma bataille contre la honte et j’ai alors commencé à me rendre dans une école d’arts dramatiques les samedis matin. J’ai tenu trois semaines. Le jour où mon professeur m’a proposé de monter sur scène et de jouer un poisson dans un aquarium, j’ai refusé. Je me suis alors convaincue que la honte se soignerait avec le temps. Je crois que je ne me suis pas trompée. En attendant, je décidais de me réfugier dans la lecture, dans les études et les voyages. J’étais un mélange entre la fille solitaire et la fille bizarre mais ma mère préférait dire à mes grands-parents que j’étais juste « spéciale ».

    Spéciale, un mot seulement comparable à l’autre mot que ma mère utilisait pour parler de moi, « rigolote ».

    -  Maman, tu aimes cette coiffure ? – lui demandais-je devant le miroir, avec plus de barrettes sur la tête que de cheveux.

    -  Oui, tu es rigolote ma chérie – me répondait-elle, avec une sincérité vraiment particulière.

    -  Mais rigolote, c’est bien ou pas ?

    -  Rigolote, c’est rigolote – me disait-elle – ni bien, ni mal, rigolote quoi – et elle s’échappait de la salle de bain prétextant une tâche « très urgente ».

    Moi je voulais être belle, pas rigolote, mais ce dont j’étais certaine, c’est que je préférais être spéciale plutôt que bizarre.

    Le matin de mon quarantième anniversaire, après avoir laissé ma fille à l’école, j’ai coupé la sonnerie de mon portable pour profiter du silence. Il était huit heures et demie, j’avais vingt minutes de marche, à pas lents, entre la porte de l’école de ma fille et mon bureau. Une journée de travail chargée m’attendait et plus de vie sociale que je n’aurais voulue. Aux appels que je recevais quotidiennement pour motifs professionnels et les quelques-uns de ma vie privée (les appels indispensables et quelques autres), s’ajouterait quantité de messages, de mails et d’appels pour me souhaiter un joyeux anniversaire : une accumulation dans la mémoire du smartphone imposé par mon chef. Je promets que je n’avais rien contre le fait d’avoir quarante ans, ç’avait l’air d’être un âge merveilleux, mais les années, en plus d’apporter des rides et la sagesse, m’offraient aussi le droit de me dispenser de certaines contraintes, les appels de « joyeux anniversaire », en faisaient partie.

    Pour certaines personnes, l’affection de l’entourage se mesure à la quantité de messages d’anniversaire que l’on reçoit ce jour-là. Moi au contraire, je pouvais me passer de ces messages et me sentir aimée pour autant. Si ce n’est plus.

    J’empruntais la rue Verdi, dans le quartier de Gracia, au niveau du cinéma du même nom, après avoir passé la maison, la numéro 39, celle que j’ai toujours rêvée avoir et que je n’ai jamais eu – j’ai encore le temps – me suis-je dit. Je marchais, plongée dans mes pensées, je me demandais comment pouvait être la maison de mes rêves de l’intérieur (je n’en connaissais que la façade). Comment pourrais-je la décorer ? Disposait-elle d’un ascenseur ? Y avait-il des fenêtres dans chaque pièce ? Je l’imaginais remplie de lumière naturelle, avec de hauts plafonds et un sol en marbre.

    C’était un de ces matins de printemps où le soleil réchauffe la promenade, où nos vestes nous gênent et où l’on commence à sentir la brise de l’été que l’on attend avec impatience. On peut mesurer la longueur de l’hiver à la pâleur de la peau, les premières heures à quinze degrés en annoncent la fin et le commencement d’autre chose. Pendant le printemps, Barcelone change de peau, elle sort ses couleurs. Les gens qui partageaient leur chemin et leur routine avec moi, affichaient des sourires plus radieux en cette matinée, indifférents à mon anniversaire, surpris par le soleil. J’aimais bien fêter mon anniversaire. J’ai toujours aimé.

    Je n’ai jamais compris, ou plutôt, je n’ai jamais partagé l’opinion des personnes qui regardent le passé comme une époque meilleure. Qu’on soit d’accord, j’adore mon passé, mais je l’aime à distance, dans le souvenir infidèle et plutôt édulcoré d’une époque que j’ai laissée derrière moi. Je ne le regarde ni avec nostalgie, ni avec mélancolie mais plutôt comme l’école qu’il a été pour moi. J’ai refermé beaucoup de portes durant ces quarante années, quelques-unes avec détermination, d’autres avec des doutes et certaines par obligation car cela ne dépendait par seulement de moi de les laisser ouvertes.

    Une porte fermée protège le monde derrière elle, elle garde ses secrets et maintient les odeurs intactes. La porte et son souvenir évoquent la personne que nous avons été, les moments vécus, les personnes qui nous ont entourées. Mais ils nous rappellent surtout les décisions que nous avons prises et nous expliquent ce que nous sommes devenus. La porte, c’est juste le cadre de nos photos, la preuve du chemin parcouru.

    Alors que je marchais en direction du bureau, la maison de mes rêves derrière moi, j’ai repensé à l’Elena que j’avais été. Durant toutes ces années, je me suis débarrassée, un par un, des masques que la société et moi-même m’avions fait porter un jour. Je me suis libérée du fardeau des obligations que personne ne m’avait obligé à assumer mais qu’on attendait tout de même de moi. J’ai appris à m’aimer pour ce que je suis, à mettre en valeur mes défauts et mes qualités, à me laisser aller sans me sentir coupable... Non, pour rien au monde je ne reviendrais en arrière. Mon présent était, sans aucun doute, l’endroit dans lequel je préférais vivre. Je ne devais pas regarder en arrière, seulement en avant. Bien évidemment, ce mardi matin, je ne pouvais pas imaginer que ce qui n’était pour moi qu’une réflexion, se transformerait en un étrange prélude, un cadeau d’anniversaire très particulier. J’étais la somme de toutes les Elena que j’avais été un jour, mais j’étais aussi l’Elena de Quim, celle d’Edward, celle de Gibel et de Manel. Quatre personnes, quatre histoires, quatre moments dans ma vie.

    Ce matin-là, je retrouverais des sentiments que je croyais oubliés, des amours lointains, des personnes qui, d’une manière ou d’une autre, avaient changé ma vie.

    Les quatre coins de mon passé sont venus me saluer le jour de mes quarante ans.

    Quim

    Les voyages à Norfolk, un comté de l’est de l’Angleterre, étaient les meilleurs moments de Noël,

    Ma mère, Helen, qui avait vécu jusqu’à ses vingt-et-un ans dans le cottage familial, à cinquante kilomètres de la Capitale, Norwich, avait déménagé à Barcelone en 1977, trois mois après avoir fait la connaissance de mon père, Manel, sur une plage de la Costa Brava. Je suis le fruit d’un amour de vacances typique de la Méditerranée. Ma mère, si anglaise, si pâle avec ses manières si raffinées, était tombée immédiatement amoureuse de Manel, à l’instant même où elle l’avait vu, au bord de l’eau, alors qu’il nettoyait une vieille barque de pêcheur décolorée. Manel était un jeune homme rustre, loin des jeunes gens distingués qu’elle avait l’habitude de côtoyer. Ma mère avait étudié à l’école de filles Saint Mars, elle ne connaissait les hommes que par ouï-dire en quelque sorte. Elle voyait les garçons de son âge se retrouver devant le pub, jouer au cricket sur le terrain et elle les rencontrait de temps en temps dans les fêtes populaires. Elle les voyait mais sans les toucher. Comme s’il s’agissait de pièces de porcelaine fine. Si un garçon s’approchait d’elle, ma mère répondait selon son éducation distinguée, mais elle ne franchissait pas les limites fixées par ma grand-mère. Des limites rigides et oppressantes qui l'étouffaient.

    Ma mère, en décidant de voyager en Espagne pour connaître le monde et dans l’inespérable espoir d’échapper au carcan dans lequel l’élevait sa mère, ne s’était sûrement pas imaginée tomber amoureuse. Mais lors de sa rencontre avec Manel, elle n’avait pas pu l’éviter. C’était un jeune homme fort, musclé, à la peau mate. Son regard brun et profond se perdait parmi les vagues. Extérieur à son entourage. Manel hypnotisait. Le regarder impliquait de se perdre, et c’est exactement ce que recherchait ma mère.

    Ils étaient si différents tous les deux que l’amour avait été inévitable. Un amour de crépuscules éternels, de ciels étoilés et de baisers au goût de sel. L’amour d’un été adolescent, senteur d’eucalyptus et de mer.

    Manel était un rêveur, un romantique, un marin poète de Tossa de Mar. Ses mots volaient. Il ne parlait pas mais il t’élevait les pieds du sol pour t’emmener dans un voyage imaginaire à travers son propre univers. Mon père vivait dans un monde bien à lui dans lequel ma mère n’avait pu pénétrer que grâce à son amour inconditionnel et aveugle. Pour la première fois de sa vie elle s’était sentie légère. Elle avait pris son envol et s’était laissée emporter.

    Plus qu’une histoire d’amour, la sienne était un poème en vers libres.

    À la fin de l’été, l’automne avait laissé tomber ses feuilles, vidant les plages de Tossa de Mar de leurs touristes. Les rues

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