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Al Jhamat - Tome 3: Pour les rendre éternels
Al Jhamat - Tome 3: Pour les rendre éternels
Al Jhamat - Tome 3: Pour les rendre éternels
Livre électronique397 pages5 heures

Al Jhamat - Tome 3: Pour les rendre éternels

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À propos de ce livre électronique

A Barney, à Stefan, à leurs compagnons, la Pyramide de Dojraha a livré son terrifiant secret. Il leur faut convaincre des Autorités vacillantes que ce secret conduira à l’effondrement d’Al Jhamat. Pendant ce temps, Olympe poursuit son itinéraire imprévisible, qui la confronte à l’histoire tourmentée de sa famille et au passé enfoui d’Al Jhamat.

Déviants ambigus hésitant à livrer leur savoir, Gardiens impitoyables, rebelles irréductibles menacés dans leur éblouissante cité perdue, fantômes issus des rêves et des visions d’Olympe, tous apportent leur pièce d’un puzzle qui s’assemble lentement, méthodiquement. Jusqu’aux révélations dont résulteront les promesses d’un avenir pour Al Jhamat ou de nouvelles destructions.

A Barney qui a promis à ce peuple de le rendre éternel, reviendra le choix final, entre la mémoire et l’oubli.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Avec Al Jhamat, Pour les rendre éternels, Laurence Vagnier clôture sa trilogie mettant en scène un groupe d’adolescents cherchant à comprendre le monde sans repère d’Al Jhamat.
LangueFrançais
Date de sortie18 juin 2021
ISBN9782889492787
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    Aperçu du livre

    Al Jhamat - Tome 3 - Laurence Vagnier

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    Laurence Vagnier

    Al Jhamat

    Pour les rendre éternels

    Du même auteur

    – Al Jhamat, Des pierres et des ombres, Tome 2

    5 Sens Editions, roman, 2021

    – Al Jhamat, Pour que rien de dure, Tome 1

    5 Sens Editions, roman, 2020

    – Tous les empires ont une fin

    5 Sens Editions, roman, 2018

    « Il s’agit de les rendre éternels. » Où avait-il lu cela ? « Ce que vous poursuivez en vous-même meurt. » Il revit un temple au dieu du soleil des anciens Incas du Pérou. Ces pierres droites sur la montagne. Que resterait-il, sans elles, d’une civilisation puissante, qui pesait, du poids de ses pierres, sur l’homme d’aujourd’hui, comme un remords ? Au nom de quelle dureté, ou de quel étrange amour, le conducteur des peuples d’autrefois, contraignant ses foules à tirer ce temple sur la montagne, leur imposa-t-il de dresser leur éternité ? Rivière revit comme un songe les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leurs kiosques à musique. « Cette sorte de bonheur, ce harnais », pensa-t-il. Le conducteur de peuples d’autrefois, s’il n’eut peut-être pas pitié de la souffrance de l’homme, eut pitié, immensément, de sa mort. Non de sa mort individuelle, mais pitié de l’espace qu’efface la mer de sable. Et il menait son peuple dresser au moins des pierres que n’ensevelirait pas le désert.

    Saint-Exupéry

    Vol de nuit

    Le petit garçon grimaça pour retenir ses larmes. Son père lui manquait terriblement, et son ours en peluche, sa chambre, ses copains, loin de la cabane infecte où on l’enfermait. La vieille qui le gardait ronflait bruyamment : cette sieste inopinée lui offrait l’occasion unique de se sauver de ce trou à rats. À pas de loup, il contourna le fauteuil de la vieille, s’approcha de la porte et poussa lentement le frêle verrou. Quelques secondes plus tard, il respirait à l’air libre. Mais il déchanta vite : un ciel bas et gris, la saleté ambiante, des ruelles étroites où s’amoncelaient des déchets, les planches branlantes des pauvres masures. Comment retrouver son père dans ce taudis ?

    Il s’aventura sur des passages fangeux, avançant sans repères. On retenait forcément son père dans l’une de ces hideuses bicoques, mais s’il se mettait à frapper aux portes ou à regarder par les fenêtres rendues presque opaques, ses ravisseurs le rattraperaient et le boucleraient à nouveau dans son cloaque. Il jugea plus prudent de prendre de la distance, il aviserait plus tard. Insensiblement, il s’éloigna du cœur du bidonville, et discerna dans le lointain une sorte de terrain vague avec, de l’autre côté, une route, ou plutôt une voie ferrée.

    Soudain il entendit des cris derrière lui, qui ressemblaient à des cris de joie – comme si la joie existait en ce lieu de désolation. Une dizaine de gamins de son âge le dépassa, sales, maigres, ébouriffés, se bousculant les uns les autres, insouciants, joyeuse bande d’oiseaux piailleurs. Ils coururent sans lui prêter attention vers le terrain vague, où ils se dispersèrent comme un envol rieur. À sa grande stupéfaction, ils entamèrent une magnifique partie de football, rapides, experts, rebondissant en agiles cabrioles derrière leur ballon – malgré la distance, le petit garçon vit que le ballon était fait de chiffons roulés en boule et rassemblés avec une ficelle.

    Alors qu’il brûlait d’envie de les rejoindre, ils réalisèrent sa présence immobile et l’un d’eux le héla :

    – Tu viens jouer avec nous ?

    Il ne se le fit pas dire deux fois et courut vers eux, libéré, heureux, shootant dans le pauvre ballon, faisant des passes habiles à ses coéquipiers, marquant sous leurs cris de victoire un but dans des cages faites de deux misérables bouts de bois. Il ne pensait plus à son père.

    – Comment tu t’appelles, l’interrogea un des gamins en lui renvoyant la balle ?

    – Alex.

    À l’autre bout du bidonville, un homme rugissait de colère, réclamant son fils. Le garçon aux yeux transparents, l’homme à la longue balafre, le Scientifique traître à sa caste, qui lui servaient de geôliers, se regardaient avec stupeur, incapables de comprendre comment le gamin s’était sauvé. Ils entreprirent sans succès une fouille méthodique du bidonville, sous les accusations forcenées du père, et finalement l’un d’eux désigna, derrière la dernière rangée de cabanes, le terrain vague. Ils s’y dirigèrent.

    Une bande de gamins joyeux jouait au foot. Joues rouges, hardes chiffonnées et boueuses, clameurs de triomphe à chaque passe réussie, ils ne remarquèrent leur présence qu’au bout de plusieurs buts marqués sous les vivats. Alors l’un des gamins tourna la tête vers eux, poussa à nouveau des cris de joie, et se précipita vers l’homme en criant :

    – Papa, papa, j’ai plein de copains !

    Mais à l’abri des bras de son père, il leva vers lui une petite figure désolée, et murmura :

    – Tu sais, papa, ici, ils n’ont même pas de ballon ! Ils jouent avec une vieille boule de chiffons. Tu pourras leur acheter un vrai ballon, dis, à mes copains ?

    1

    Nephtys

    La nuit répandue sur les toits de Dojraha teintait de bleu la ville de terre. Rhadika Randy, à l’abri de l’aldiya silencieuse, commanda du thé et des fruits, puis regagna sa chambre. Seule dans son écrin de luxe, elle arracha ses espadrilles, se jeta, comme désarticulée, au milieu des coussins de soie éparpillés sur le large divan. Il manquait peu de choses pour qu’elle sombre dans le sommeil, écrasée de chaleur et de fatigue. Mais une communication importante l’attendait.

    Elle tira de sa pochette la boîte noire et plate, alluma le minuscule écran, appuya sur l’un des noms qui s’affichaient. La voix de celui dont elle ignorait la cachette murmura :

    – La petite avait raison. Il y a bien une arme au cœur de la Pyramide.

    – Quel genre d’arme ? demanda-t-elle d’une voix encore plus étouffée.

    – Je n’en sais rien. L’objet ne ressemble à rien de tout ce que j’ai vu de ma vie entière. Pas même aux bombes thermobariques.

    – À quoi ressemble-t-elle ?

    – En forme de tube, elle mesure moins de deux mètres de long, avec un diamètre de quatre-vingts centimètres environ. Elle semble faite d’acier, avec une pointe en forme d’ogive et une partie arrière munie d’une sorte d’aileron, visiblement démontable.

    – Vous l’avez démontée ?

    – Je n’ai pas pris ce risque. Vous m’imaginez trafiquer cette chose inconnue dans une crypte à peine éclairée du sous-sol de la Pyramide ?

    – D’où peut-elle provenir ? Qui l’a placée là, quand, pourquoi ? Comment savoir de quoi cet engin est capable ?

    – Chaque question en son temps, Madame. Pour l’instant, il faut la sortir.

    La sortir, affirmait-il ! Elle lâcha un rire ironique à l’entendre, si sûr de lui, si inconscient.

    – Vous plaisantez ? Vous ignorez quels dégâts peut produire cette chose et les risques que vous courez à la manipuler. Qui sait si un simple déplacement de quelques centimètres ne provoquerait pas une explosion, et c’en est fini de la Pyramide et peut-être de tout Dojraha.

    – Alors ceux qui l’ont placée là encouraient un risque encore plus grand. Risque, dites-vous ? Madame, le risque fait partie de ma vie depuis tant d’années qu’il est devenu mon compagnon le plus sûr. Je n’ai jamais rien fait d’autre que satisfaire ses exigences.

    – Et une fois que vous l’aurez sortie ? Vous l’exhiberez au cœur du Markaz de Dojaraha pour que tous les habitants admirent la chose qui dort sous la Pyramide depuis des temps indéterminés ?

    – Mes spécialistes l’examineront et je me fierai à leurs conclusions pour décider de la suite.

    Ainsi Barney disposait de ses propres ressources en compétences et capacités d’expertise rares.

    – Où procèderont-ils à cet… examen ?

    – À mon quartier général.

    Il marqua un temps d’arrêt avant d’ajouter :

    – Le Grand Ordonnateur saura bientôt que je détiens une arme bien plus puissante que tout ce qu’il peut imaginer.

    – Vous imaginez un quart de seconde qu’il vous croira ?

    – Moi, il ne me croira pas. Mais vous, il vous croira.

    Un bruit résonna dans le couloir. Elle mit fin par prudence à la conversation. Un coup léger vibra à sa porte. À son invitation, un Serviteur légèrement incliné vers l’avant entra, portant un plateau ciselé, qu’il déposa sur une jolie table basse aux pieds torsadés.

    – Désirez-vous autre chose, Madame ?

    Encore sur le qui-vive, elle s’étira pour donner le change.

    – Trine est toujours alitée ?

    – Oui, Madame.

    Rhadika Randy lâcha ce que le Serviteur interpréta comme un juron. Trine Marty, la naturopathe masseuse personnelle de la Grande Inspiratrice, arrivée avec elle de State, supportait très mal le séjour à Dojraha, entre la chaleur suffocante et la nourriture épicée. Plongée dans une semi-léthargie, se nourrissant à peine, elle ne quittait plus sa chambre.

    – Trouvez-moi une masseuse expérimentée. Je la veux dans ma chambre dans une demi-heure. Je ne peux plus attendre le rétablissement de Trine.

    Malgré l’abandon des escarpins, ses pieds enflés la faisaient trop souffrir.

    Elle engloutit une tasse de thé bouillant et s’allongea, les jambes surélevées. Sa main descendit jusqu’à la pochette en bandoulière qui contenait, en plus de la boîte de dialogue, le minuscule revolver argenté. La demi-heure assignée au Serviteur se terminait à peine qu’il frappa à nouveau à sa porte. L’homme entra, traînant derrière lui une forme longue et souple, engoncée dans des voiles turquoise dont rien ne dépassait. Même le regard disparaissait sous une dentelle ajourée du même bleu.

    – Votre masseuse, madame. Fathiâa, nièce d’un Marchand d’épices fournisseur de l’aldiya. Le vieux affirme qu’elle a un vrai talent pour ressentir les corps et soulager leurs maux.

    Il se retira et Rhadika Randy ordonna à la forme turquoise :

    – Dégage ton visage.

    Une main fine surgit du tissu et tira sur la dentelle bleue. Une petite figure étroite émergea, que la Grande Inspiratrice reconnut aussitôt. L’apparition inopinée de Tao Li la surprit à peine. Tao Li souriante, malicieuse, posa son doigt sur ses lèvres et dit à voix très basse, sur un ton légèrement ironique :

    – Autant vous avouer, Madame, que je ne connais rien à l’art ancestral du massage, particulièrement cultivé ici à Dojraha. Mais je connais les plans de Barney. Il m’envoie vous les exposer et m’assurer de votre aide.

    – Et si je refuse ?

    – Vous ne refuserez pas. Le Grand Ordonnateur ne vous fait plus confiance. Vous ne retrouverez jamais votre pouvoir et vous ne reverrez jamais votre tour ovoïde. Barney, lui, vous fait confiance.

    Rhadika Randy savait fondamentalement que Tao Li disait vrai.

    – Barney, que cherche-t-il à faire ?

    – Ce qu’il vous a dit il y a moins d’une heure : sortir Nephtys de la Pyramide.

    – Nephtys ?

    – Il fallait bien donner un nom à cet engin. Nephtys, une très ancienne déesse, que priaient les gens d’ici il y a des milliers d’années, symbolisait l’obscurité, l’invisible, la nuit…

    Elle marqua un temps d’arrêt.

    – … la mort.

    – Comment sait-il tout ça ?

    – Barney sait tant de choses que même moi, grandie au sein d’une Haute Caste, je ne connais pas. Vous, peut-être…

    Rhadika Randy réfléchissait à toute vitesse :

    – Et après ? Que compte-t-il en faire après avoir sorti cet engin à l’air libre ? Se promener dans le désert en la tirant à sa suite ? Sait-il au moins quels risques il court ? Si je comprends bien, personne ne connaît rien à cette chose et n’a la moindre idée de l’ampleur des dégâts qu’elle peut provoquer.

    – Barney pense que la puissance de cette arme est des milliers de fois supérieure à celle des bombes thermobariques. Il va la faire examiner par ses experts pour savoir ce qu’elle contient exactement, quel type de combustible, quelles matières utilisées pour sa fabrication, quel mode de déclenchement. Ses concepteurs disposaient certainement de moyens et de connaissances supérieurs à ceux des Scientifiques actuels.

    – Tu me parais bien affirmative, pour une étudiante Architecte de deuxième année qui ignore tout des armes. Et comment les experts de ton Barney peuvent-ils en savoir plus que nos Scientifiques ?

    Tao Li afficha un air de triomphe :

    – Parce que ce sont des Scientifiques.

    Elle appuyait sur les mots. Radhika Randy écarquilla les yeux, se rappelant les paroles de Barney sur ses propres experts. Elle se doutait que Barney avait gagné à sa cause des membres de castes réglementées, mais n’imaginait pas l’étendue de ses réseaux et la densité du maillage qu’il tissait depuis des années.

    – Barney doit évacuer Nephtys. La sortir de la Pyramide en prenant un maximum de précautions. L’emmener, en contrôlant tous les risques possibles, à son quartier général, dans les montagnes. Où il la livrera aux Scientifiques installés là-bas.

    – Loin de Dojraha ? ça signifie qu’il quittera Dojraha ? Qu’il renoncera à empêcher l’Effacement de la Grande Pyramide ?

    – Il n’y renoncera jamais, dit Tao Li en pinçant les lèvres. Il laissera une partie de ses troupes ici. Sa principale lieutenante, Nora.

    Rhadika Randy secoua la tête. Elle ne prêterait pas son concours à cette absurde folie. Entre la méconnaissance absolue des caractéristiques de l’engin, les risques encourus, la vigilance des troupes de Jennifer Jones, Barney courait à l’échec. Quand bien même il parviendrait à hisser sur le sable du désert cette ogive métallique de plusieurs centaines de kilos, l’emporter loin de Dojaraha sur de mauvaises routes vers un lieu inconnu relevait à la fois de l’insensé et de l’impossible. Mais Tao Li poursuivait, sûre de son fait :

    – L’opération pour extraire Nephtys de la Pyramide se déroulera la nuit prochaine. Il faudra dans la journée protéger l’accès à la façade est. En détourner l’attention. Il vous appartient de trouver le prétexte. Et les moyens.

    Tao Li expliqua comment, dissimulés par des échafaudages, Barney et les siens avaient travaillé toute la journée pour laisser le jeu nécessaire autour du bloc qui gardait l’entrée du corridor. Une sorte de rampe improvisée, faite de cylindres de métal, les mêmes que ceux utilisés pour certains échafaudages, permettait de le dégager plus facilement. Un des wagonnets utilisés sur le chantier pour le transport du matériel servirait à tirer Nephtys de son écrin enfoui. Un camion sécurisé l’emporterait dans le secret de la nuit noire, loin de son refuge plusieurs fois millénaire.

    Radhika Randy se recroquevilla sous la marée des coussins, minuscule, désarmée. L’engrenage tournait, désormais inexorable. Rien ne l’arrêterait. Au-dessus de la mécanique impitoyable se dressait Nephtys, obscure et fatale. Elle imaginait la forme élancée d’une femme immense vêtue de soie noire et cuirassée d’or, au visage dissimulé derrière un masque de métal incrusté de pierreries, figurant un animal menaçant, un serpent peut-être, l’un de ceux émergeant de la Pyramide pour répandre leur venin mortel. Royale et hiératique, la femme se dressait, dardant un sceptre effrayant pour interdire toute approche des abords du monument. Nephtys. Au bout du pouvoir de Nephtys, la fin de son pouvoir à elle, la Grande Inspiratrice des Architectes. Ou un commencement, comment savoir…

    Elle fit enfin signe de s’asseoir à Tao Li.

    – Tu resteras ici cette nuit. Personne n’y verra rien que de très normal. Après tout, je peux avoir besoin de ma masseuse à toute heure du jour et de la nuit. Demain, tu m’accompagneras sur le chantier. En attendant, dis-moi ce que tu veux dîner.

    Rhadika Randy s’endormit difficilement. À la vague lumière d’une veilleuse, elle contemplait cette très jeune fille, recrue de hasard, étendue sur un matelas de fortune, la nuit estompant la couleur de ses voiles. Elle s’interrogeait sur l’étrange enchaînement d’évènements conduisant en si peu de temps une étudiante du meilleur monde à embrasser la cause des rebelles. Le goût de l’aventure, le garçon blond au regard franc, la capacité de conviction de Barney ? Ou une série de hasards, tout simplement.

    Une question l’obsédait : d’où venait Nephtys ?

    Au matin, une forme turquoise que les autres dévisageaient avec curiosité collait à chaque pas de Rhadika Randy sur le chantier.

    – Vous communiquerez mes instructions à ce Pier Klum, annonça Radhika Randy à son délégué en lui tendant une liasse de feuillets imprimés.

    Il déchiffra avec surprise : isoler, protéger et sécuriser la façade ouest.

    – Pourquoi la façade ouest, Madame ?

    – Parce que toutes les attaques survenues dans le passé émanaient de la façade ouest. Les insectes, les gaz toxiques… Si l’esprit de la Pyramide se manifeste à nouveau, il sortira par la façade ouest.

    Encore un caprice de diva, pensa Kim Phan. Le délégué ne croyait pas à ces légendes et estimait que la Grande Inspiratrice attachait une importance excessive à ces croyances sans autre fondement que le bouche-à-oreille traversant les siècles sans l’ombre d’une preuve.

    Radhika Randy se tourna ensuite vers Jennifer Jones qui regardait ses ongles sans perdre une bribe de la conversation.

    – Vous mobiliserez vos Gardiens pour la surveillance nocturne du site. Façade ouest.

    Jennifer Jones bouillonnait intérieurement, en rage de devoir obéir aux instructions de l’Architecte, mais ne voyait rien à objecter aux mesures de sécurité prescrites.

    Tout l’après-midi, les ouvriers sans-castes, sous les ordres aboyés par Pier Klum et ses sbires, érigèrent des murs de sacs de sable de deux à trois mètres de hauteur pour isoler la façade ouest du reste du chantier. Les murs couraient sur des dizaines de mètres, prolongeant par un biais très large les arêtes nord et sud. Si la ressource en sable était inépuisable, les sacs de toile commençaient à manquer. D’autres équipes s’évertuaient, peinant sous le soleil, à achever dans le prolongement de la façade nord les voies d’évacuation. Vers la fin de la journée, alors que la chaleur faiblissait à peine, et que les colonnes grises et affaissées des ouvriers se groupaient en rangs serrés pour regagner les abris de fortune montés en hâte à quelques centaines de mètres du monument, Kim Phan vint trouver sa supérieure, visiblement troublé.

    – Madame, des équipes parlent d’un phénomène étrange le long de la façade ouest.

    – Oui ?

    – Des étincelles vertes jailliraient des pierres. Elles émergent par d’infimes interstices et glissent le long des parois.

    – Des étincelles vertes, dites-vous ? Vous les avez vues ?

    – Non, mais il vaut mieux se méfier…

    Il ne croyait pas à ces vieilles légendes, disait-il. Elle réprima un sourire et pinça les lèvres avant de retrouver son sérieux pour dire à son délégué :

    – La Pyramide ne se laissera pas intimider. J’avais donc raison de vous demander d’isoler la façade ouest du reste du chantier. Faites savoir à madame Jones qu’elle devra doubler l’effectif des Gardiens qui surveilleront le site cette nuit.

    Alors qu’il rebroussait chemin, elle l’interpella :

    – Je croyais que vous jugiez toutes ces histoires stupides et sans fondement ?

    Il baissa piteusement la tête.

    Radhika Randy se retournait sur sa couche, incapable de dormir, attendant le signal de Barney sans savoir quelle forme il prendrait. Comme la nuit précédente, Tao Li dormait – ou veillait, comment savoir – sur un simple matelas posé au sol, sous un édredon léger comme le souffle d’un oiseau. Quand la boîte de dialogue vibra, Radhika Randy reconnut la voix de son délégué. Kim Phan lui annonça avec une angoisse à peine voilée :

    – Il se passe quelque chose aux abords de la Pyramide !

    – Quoi ?

    – Des coulées d’étincelles vertes le long des parois. Pas seulement quelques étincelles isolées, comme cet après-midi, mais des torrents. Il en sort un genre de vapeurs toxiques.

    – Façade ouest ?

    – Oui, Madame. De simples étincelles cet après-midi, de véritables fleuves verts et lumineux cette nuit, qui ruissellent sur les pierres.

    Tous les doutes du délégué sur les étranges manifestations entourant la Pyramide s’évanouissaient. Radhika Randy sourit à la pensée de l’imagination de Barney, se demandant quels moyens inédits lui permettaient de déclencher un si curieux phénomène.

    – Appelez un chauffeur. Je me rends sur place.

    Elle sauta de son lit et attrapa ses vêtements. Tao Li jaillit à son tour du lit de fortune et s’enveloppa dans ses voiles bleus.

    – Je vous accompagne. Barney a tout préparé pour l’évacuation.

    La voiture attendait devant l’aldiya, le délégué déjà à bord. S’il s’étonna de voir apparaître la forme enroulée dans des voiles turquoise, il le garda pour lui. Il fallut moins de trois minutes au chauffeur pour parvenir à la Pyramide, une fois dépassées les murailles du Markaz. La voiture contourna le mur de sacs de sable et s’arrêta, stoppée par la cohue. Une foule sombre – des Gardiens, des Constructeurs, tous visiblement dépassés – se pressait le long de la muraille de fortune qui commençait à s’effondrer dans l’agitation ambiante. Plus visibles encore que la monumentale silhouette se détachant dans la nuit, éclataient à un rythme effréné, depuis son sommet, des boules d’étincelles vertes qui ensuite dévalaient sa pente comme des roues de malheur. « D’où sort-il tout ça ? », se demanda encore Radhika Randy. Les boules explosaient en rafales pétaradantes et malodorantes – l’odeur prit à la gorge les passagers de la voiture dès qu’ils en sortirent.

    – Arrêtez ça ! hurla une voix déchaînée.

    Jennifer Jones se tenait à quelques mètres, vociférant ses ordres à ses Gardiens. Mais ceux-ci tombaient à mesure qu’ils tentaient une approche, les mains tendues devant leur visage pour se protéger maladroitement des éclats de lumière verte et des émanations nocives.

    Même à quelques dizaines de mètres, les yeux de Radhika Randy la picotaient désagréablement. Elle comprit alors le moyen utilisé par Barney : de simples gaz lacrymogènes, certes perturbants car brouillant la vue et dévorant le visage, mais ne présentant aucun réel danger. Plus quelques fusées, une odeur fétide pour les habiller, et un colorant vert, le tour était joué, et la diversion réussie pour concentrer toutes les forces des Gardiens sur la façade ouest, tandis qu’il gardait le champ libre de l’autre côté de la Pyramide, façade est. Les Gardiens, convaincus d’une nouvelle attaque de la bête insondable cachée au cœur du monument, gesticulaient comme d’impuissantes marionnettes, incapables dans la confusion générale de reconnaître la nature du gaz que les fusées répandaient dans l’air.

    – Appelez les secours ! hurla encore la Gardienne.

    Comme quelques nuits plus tôt dans le quartier des Miliciens, des véhicules aux sirènes vibrantes, clignotant de tous leurs feux, envahissaient les abords du site. Des femmes et des hommes en combinaisons blanches en jaillissaient, se précipitant sur les Gardiens à terre.

    Tao Li prit la Grande Inspiratrice par le bras.

    – Venez !

    Elles reculèrent précipitamment, jusqu’à glisser hors de la vue du délégué, et coururent à toute allure, haletantes, au bout du mur de sacs de sable. Loin de l’agitation de la façade ouest, un calme surprenant régnait de l’autre côté de la Pyramide. Elles discernèrent des silhouettes aux mouvements mesurés, une plateforme qui se mouvait lentement, à peine visible dans la nuit, quelques véhicules dont les moteurs tournaient au ralenti. Une forme battait des bras comme pour indiquer une direction à prendre ou à éviter. Le garçon blond. À son signal, elles se dirigèrent vers l’un des véhicules. Un camion, comme il y en avait des dizaines sur le chantier, à la plateforme découverte. Tao Li, souple et agile malgré les voiles qui l’enveloppaient, sauta à son bord et invita Rhadika à s’y installer à son tour. Elle s’exécuta, réalisant à peine qu’elle ne se posait aucune question sur ce qui suivrait. Le bruit du moteur, jusque-là étouffé, marqua l’accélération. Le camion s’apprêtait à démarrer.

    – Attendez, dit Tao Li.

    Elle lui tendit une étoffe noire, qu’elle dissimulait sous ses propres voiles. Une abaya.

    – Je ne vois pas l’utilité de me cacher là en dessous. Il fait nuit.

    – Barney en voit l’utilité.

    – Où est-il ?

    – Au bout du voyage.

    Tao Li fit glisser l’abaya sur la Grande Inspiratrice qui ne réagit pas et lui recouvrit les yeux d’une écharpe sombre. Le camion démarra sans que Radhika Randy, avant que l’écharpe ne l’aveugle, ne discerne le nombre de passagers grimpant à son bord pour se serrer sur les banquettes inconfortables. Le grand garçon blond, objet des pensées de Tao Li ? Des Scientifiques traîtres à leur caste ? Le sans-caste aux lunettes rondes ou celui dont les bracelets en perles de bois tintaient encore dans ses souvenirs ? Nephtys voyageait certainement à bord d’un autre véhicule, assurée de toutes les précautions et de tout le confort dus à son statut de déesse de la mort. Barney empruntait-il le même véhicule pour se remplir les yeux de ce qui constituerait son arme absolue contre le Grand Ordonnateur ? Il n’abandonnait pas vraiment Dojraha, et ne renonçait pas à son objectif d’empêcher l’Effacement de la Grande Pyramide, se dit-elle : la découverte de Nephtys le poussait à une nouvelle stratégie et à de nouvelles décisions, sachant que sans Rhadika Randy sur les lieux pour diriger les opérations, le chantier ne redémarrerait pas de sitôt.

    Secouée par les cahots des mauvaises pistes que suivait le camion, elle ne put, pendant les heures qui suivirent, trouver le sommeil, et se força à rester impassible malgré les crampes qui déchiraient ses mollets et l’engourdissement qui gagnait tout son corps. Le froid envahissait la nuit, kilomètre après kilomètre, indiquant que la route s’élevait vers les montagnes, confirmant donc que le convoi partait vers le sud. Prévenant ses frissons, Tao Li lui tendit une couverture de laine grossière et elle s’y emballa, surprise de voir comment dans cette région des confins d’Al Jhamat, on passait de la chaleur la plus suffocante à un froid tenace au cœur de la nuit.

    Tao Li restait muette depuis le début du voyage et Radhika Randy ne l’interrogea pas sur leur destination. La mécanique tournait, ses questions n’y changeraient rien, après tout elle s’était jetée d’elle-même dans cette aventure improbable, sans retour. Elle resserra la couverture et tâta sous l’abaya la pochette contenant sa boîte de dialogue et le revolver. Tout ce qui lui restait de son pouvoir, au final.

    La route serpentait, puis redevenait parfaitement droite, s’élevait vers d’invisibles sommets, redescendait vers d’étroites vallées. Elle ne mesura pas les heures de ce voyage interminable, ne réalisant la durée du trajet qu’à l’alternance des pistes ensablées et des voies parfaitement lisses, adaptées aux véhicules à moteur. Plusieurs fois le camion stoppa sans que Tao Li ne l’invite à descendre. Elle ignorait, aveuglée par l’écharpe, si le jour succédait à la nuit. Quand la faim et la soif se manifestèrent, elle mit un point d’honneur à les oublier. Enfin, le silence laissa place à une agitation fébrile qu’elle percevait, malgré les tissus qui l’enveloppaient, à des échanges confus dont elle ne comprenait aucun mot au point de se dire que la langue utilisée n’était pas la sienne.

    – On va descendre du camion, dit Tao Li. Je vous aide. Laissez-vous glisser de la plateforme.

    – Où sommes-nous ? Fait-il jour ?

    – Oui, nous sommes au petit matin. Nous nous trouvons à proximité du quartier général de Barney. C’est ici qu’il rassemble ses troupes. Les fameux rajaniyas. Sur place, vous pourrez vous nourrir et vous reposer.

    Les rajaniyas. Elle ignorait la signification de ce mot et ne posa pas de questions. Tao Li la guida, lui indiquant où poser les pieds.

    – Nous terminerons le trajet sur des ânes.

    – Des quoi ?

    – Nous nous trouvons à l’entrée d’un défilé. Certains véhicules ne peuvent pas s’y engager, comme le camion dans lequel vous avez voyagé. D’où les ânes.

    Tao Li lui prit la main et la posa sur la croupe rugueuse d’un animal immobile, l’invitant à glisser le pied dans un étrier. Une forte odeur animale incommoda ses narines, mais Radhika Randy devinait qu’ici les réticences et les pudeurs s’effaçaient. Après tout la gamine, Architecte elle-même et grandie dans le luxe et le confort autant qu’elle, utiliserait le même mode de déplacement. Les ânes se mirent en route, avançant posément, avec rigueur et discipline, devinant que ce trajet constituait le premier d’une longue série. D’abord surprise par le balancement inconfortable de leur marche régulière, Radhika Randy, toujours plongée dans le noir, comprit rapidement comment trouver son équilibre et s’adapter à leur rythme. Elle fut presque surprise quand Tao Li lui annonça la fin du trajet.

    – Je vous aide à descendre.

    Elle sentit un sol ferme sous ses espadrilles et laissa Tao Li lui retirer son abaya et dénouer l’écharpe. La lumière du jour, enfin, l’atteignit, éclatante. Elle vacilla sur ses jambes, se retenant à la jeune fille pour ne pas perdre l’équilibre. Le monde autour d’elle se diluait dans une vapeur dorée qui s’estompa lentement entre deux cloisons de rochers s’élevant à une hauteur vertigineuse.

    Au bout d’un corridor large de quatre ou cinq mètres, une façade monumentale étageait ses colonnes et ses chapiteaux de grès rose et ocre. Des déesses de pierre figées dans leur éternité déversaient le contenu de leurs cornes d’abondance sous le disque solaire, orné de cornes de bovins et d’épis de blé. Incrédule, elle avança de quelques pas et déboucha du corridor sur une esplanade baignant dans les tons chamarrés du grès, où ruisselaient les rayons d’un soleil implacable. Sous un ciel d’un bleu cru, la façade se dévoila dans son intégralité à ses yeux éblouis. Un incroyable silence figeait le reste du monde. Flottant entre rêve et réalité, traversée par une émotion d’une intensité jamais éprouvée, elle se sentait transfigurée par l’apparition magique.

    – Comment s’appelle cet endroit ? demanda-t-elle enfin.

    – Khazneh, répondit Barney.

    2

    Vince

    Barney appelait le Palais, le somptueux monument qui ouvrait le site. La salle principale du Palais, en forme de rotonde, et désignée sous ce nom, abritait son poste de commandement. Installé sur des caisses sommairement recouvertes de tissu grossier, aux côtés de Brianda et de Kaïs, il accueillit Vince et deux hommes d’âge mûr à l’allure sévère. Pour sa réunion, il

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