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D'Amour et de Foi
D'Amour et de Foi
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Livre électronique343 pages4 heures

D'Amour et de Foi

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À propos de ce livre électronique

Roman philosophico-religieux, baignant dans la pesanteur des traditions. Elle, Florence, fille de kabyle mais athée, revendiquant sa liberté à la fois dans sa vie de femme mais aussi dans son activité professionnelle (D.R.H. d'une grande entreprise). Lui, David, prof de philo, élevé dans le plus pur judaïsme séfarade à l'égard duquel il s'efforce très tôt de prendre ses distances. Deux écorchés de la vie, se méfiant de toute relation durable, parviendront-ils à se rapprocher et peut-être à s'aimer ?
LangueFrançais
Date de sortie15 janv. 2014
ISBN9782312027067
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    Aperçu du livre

    D'Amour et de Foi - Alex Pascoët

    cover.jpg

    D’Amour et de Foi

    Alex Pascoet

    D’Amour et de Foi

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2014

    ISBN : 978-2-312-02706-7

    Avant-Propos

    Régis Debray écrit dans son ouvrage « Dieu, un itinéraire » :

    « La Bible a magnifiquement rempli son rôle de matrice communautaire en fabriquant de l’origine pour s’inventer une destination ».

    Les mots sont forts.

    Affabulation ou événement historique, l’antagonisme judéo-arabe naît de la descendance du premier patriarche Abraham dans l’Ancien Testament.

    Sara, femme d’Abraham, ne lui avait pas donné d’enfant et elle décide de faire prendre pour femme à son époux Agar, sa servante égyptienne. Elle fait d’elle ainsi la première femme porteuse de l’Histoire.

    Ismaël, père de toutes les nations arabes, naît de cette union. Puis, l’Éternel dit à Abraham : « J’établirai mon alliance entre toi et moi et je te multiplierai à l’infini » puis « Sara, ta femme aura un fils ».

    Effectivement Sara devint enceinte et elle enfanta un fils à Abraham dans sa vieillesse. Il avait cent ans à la naissance de son fils, Isaac, père de toutes les tribus d’Israël.

    Peu de temps après, Sara vit Ismaël « rire » avec Isaac et elle demanda alors à son mari de chasser Agar et son fils dans le désert.

    Dieu, dans le désert, prend pitié des plaintes d’Agar et lui dit : « Lève-toi, prends l’enfant, saisis-le de ta main car je ferai de lui une grande nation ».

    A propos de cet épisode biblique, les musulmans évoquèrent plus tard à la fois le terrible mépris de Sara à l’égard d’Agar alors qu’elle était enceinte avec son accord mais aussi le fait qu’elle réclamera à Abraham l’exil de la mère d’Ismaël et de son fils dans le désert, à cause d’un futur héritage.

    Ainsi débutait un conflit ancestral qui, jamais, ne s’acheva.

    Chapitre I

    Elle s’appelle Florence Kaci et elle a trente- cinq ans. Toujours délicat pour une femme d’annoncer son âge, même si le sien passe pour être avouable.

    Et puisqu’on doit la décrire, essayons d’être le plus juste possible.

    Pas très grande, moyennement jolie, un menton autoritaire qui semble prédestiné à la direction des hommes, peu typée compte tenu de ses origines, une tendance à s’épaissir, tendance qu’elle combat avec entêtement. Les photos de sa mère, qu’elle n’a que très peu connue, l’obsèdent. Un gène qui traîne. On dit qu’elle a un charmant sourire. Dans son métier, cela aide à la séduction. Convaincre, c’est autre chose, il faut des mots et ça elle sait faire.

    Elle a été élevée par un père partagé entre la tradition familiale et l’appel de la modernité et très tôt elle a senti monter en elle la conviction que la rébellion était sa vraie nature. Elle a utilisé alors tous les moyens mis à la disposition d’une enfant, d’une adolescente puis d’une femme : la roublardise, le vrai/faux mensonge, l’astuce, le raisonnement puis l’affrontement borné et enfin la retraite de contournement.

    Avec le temps et les expériences de toutes sortes qui ont jalonné sa vie, elle a façonné son personnage. Elle ne fait pas partie des femmes qui attendent.

    Ras le bol du sexe docile, pénétré donc soumis.

    Elle se complaît, dit- elle, dans une sorte d’esthétisme du pouvoir. «Je commande, je sanctionne, je trie, j’expulse mais avec classe, avec légèreté, sans franchise mais gracieusement». Enfin, elle essaie de s’en convaincre.

    Y a-t-il chose plus difficile à établir que le jugement sur soi. Tellement d’angles, tellement de regards différents. Son prof de philo disait : «Chacun de nous est unique mais chacun est multiple».

    Quelques brèves liaisons. Mais elle a toujours refusé de s’engager. Le contrat lui fait peur. Un paradoxe de plus. Elle passe sa vie à signer des contrats ou peut- être en est-ce la conséquence.

    Les hommes avec qui elle a vécu ont pourtant tout fait pour la combler, certains avec une touchante obstination, au point d’en être pitoyables.

    Vraies confrontations entre deux personnalités qui s’épient puis se combattent : histoires familiales entremêlées, décalages amoureux, distorsions hormonales.

    Son problème, qui devenait celui de ses partenaires : Florence ne plie pas, ne veut pas plier. Plier, l’aveu de faiblesse

    L’image de sa mère la hante encore, sans doute assujettie avec délectation comme toutes les femmes musulmanes, inconsciemment masochiste sous le joug familial. Inutile de battre les femmes, comme l’enseigne le Coran, elles acceptent d’emblée la domination naturelle de l’homme.

    Rue glissante sous la pluie. Les talons de Florence claquent au rythme de l’eau sur le pavé. Toujours le même trajet, le même temps pourri en hiver. Passeport pour la déprime. Ses origines algériennes la font rêver de soleil.

    Ah le bled… corvée imposée jusqu’à ses dix huit ans. Soumission au père malgré tout, plutôt pour elle excuse facile, une sorte de compromis à l’équilibre de la famille. Elle avait appris à lâcher dans ce domaine.

    Le bled, fierté du clan, dont Mokrane s’est arraché avec peine, à l’âge de huit ans.

    Les racines… Combien de fois a-t-elle entendu prononcer ce mot qui n’arrêtait pas de tinter à ses oreilles ? N’oublie jamais tes origines, tes racines…

    El Maïn, ce village de petite Kabylie, à près de mille mètres ; perché dans la montagne, là où disait son père, les hommes cassent mais ne plient pas.

    Elle marche vivement sous cette pluie tenace, persévérante.

    Elle pense à son village, elle dit « son village ». Elle le voit petit. Elle ferme les yeux un instant et comme à chaque fois, des images, des bruits, un air frais, des odeurs indéfinissables.

    Énervée par ces visions, elle accélère le pas. Les racines, ras le bol. Un écrivain et philosophe d’origine algérienne proclame : « il faut se libérer de ses attaches ». L’Islam est un tombeau, si l’on n’y prend pas garde. Pour progresser, y compris dans la lecture du Coran, il faut le lire autrement. Ses racines pourraient être nocives, stérilisatrices.

    Faire comprendre ça à son père, un accrochage de plus. Et dit ainsi, c’est la guerre.

    Au fond, il n’est pas si borné, il accepte la discussion, même si cela le met en rage.

    Florence Kaci approche de la boite où elle passe dix heures par jour, en exerçant avec une passion policée la fonction de DRH.

    Toutes ses longues et pénibles années d’études pour parvenir à ce poste enfin.

    Quand elle songe, encore maintenant, les jours sans repas ou avec une pomme, le visage tourmenté et sévère du père, accumulant les heures supplémentaires, l’interdiction d’échouer. Et puis, une fois dans l’entreprise, les mesquineries des collègues, les vannes racistes, en sourdine.

    Hier fut une journée très importante.

    Le PDG définissait la nouvelle stratégie d’entreprise où le rôle de Florence devenait déterminant. Elle a encore dans les oreilles le discours de son président.

    « Nous assistons depuis peu à la fin de la période euphorique d’un certain type de croissance avec les OPA et les méga-fusions. Ces illusions perdues nous ramènent à la réalité. L’entreprise, quelle que soit sa forme, crée de la valeur par son intelligence, son adaptation permanente, par sa capacité à organiser des coopérations élargies, pas forcément par sa taille.

    Fondé sur cette dynamique de l’ouverture, un nouveau courant de création de valeur s’affirme. Un nouveau pilotage stratégique est en train de naître.

    Avec la planification il fallait produire, toujours produire. Le producteur était roi et dictait sa loi. C’est encore souvent le cas. C’est donc une logique qui avait sa légitimité.

    Puis ce fut la grande période du couple naturel « marketing stratégique » et « management stratégique ». Les entreprises les plus compétitives furent celles qui, conjointement à la réduction des coûts, mobilisèrent d’autres sources de productions de valeurs : offres différenciées, attractivité de l’attelage produit-service, qualité de l’image, efficacité de la relation client.

    La deuxième mutation, celle que nous sommes en train de vivre, est celle de l’entreprise « à intelligence élargie ».

    La course à la satisfaction du client franchit un nouveau degré. Il en veut plus, il attend qu’on prenne en charge à sa place l’assemblage d’un ensemble de produits et de services non homogènes pour répondre à ses besoins. Il reporte le travail de sélection et d’assemblage sur le prestataire. »

    Ces phrases fortes s’étaient imprimées dans sa mémoire, comme un enregistrement sur bande magnétique.

    Elle comprenait bien sûr que cela sous-entendait des jours difficiles pour son job.

    « L’entreprise élargie », ce vocable indissociable allait devenir un leitmotiv et hanter les rêves de Florence avec les expressions : sous-traitance, externalisation, gestion déléguée, alliance, marques fédératives, marketing composite.

    Les réunions avec les syndicats et le comité d’entreprise s’annonçaient sportives.

    En somme, les soucis pointaient leur nez.

    ***************

    Ce matin, le réveil de David est douloureux, le crâne dans un étau. Souvenir d’une soirée inhabituellement abreuvée avec quelques collègues enseignants.

    Discussions enflammées, comme toujours.

    Peut-on mêler philosophie et religion ?

    Après coup, il se rend compte que cette passe d’armes a laissé des traces.

    Certes, ses études de philo l’ont élevé au sein de la laïcité, toute puissante, centripète. Et il est conscient que, par une sorte de réaction anti -familiale, il en a fait peut-être plus que d’autres pour se protéger.

    Et, depuis plusieurs semaines, quelque chose remonte en lui, de l’ordre de la spiritualité, parce qu’il refuse de prononcer pour lui-même le mot « religion » ou, à plus forte raison, le mot « religieux ».

    Pourquoi cela lui fait-il peur ? Sent-il des entrailles surgir le chant de ses viscères séfarades ?

    Hier soir, il a failli se trahir, prenant par défi la thèse opposée à la majorité. Bien sûr, le but de la philosophie, c’est de définir la vie bonne et, certes, à la différence des religions, il faut le faire à sa manière, sans passer par Dieu, ni par la foi, ce qui est la même chose. Le sage n’a nul besoin d’une « aide » extérieure.

    « J’adhère à cette thèse, se dit-il, accepter sa condition de mortel est la première condition de la liberté du philosophe. Notre finitude absolue nous rend totalement responsable, ancien marqueur sartrien.

    La pire période de l’histoire fut celle du Moyen Age où, pendant plus de dix siècles, se mélangèrent, sans pouvoir les distinguer, philosophie et religion.

    Alors, pourquoi biaiser, argumenter sur le rôle moral des religions, sur le soutien de la foi sans préjudice de la conduite sociale ? Pourquoi soutenir que l’une peut être miscible dans l’autre, sous prétexte que beaucoup de choses les rapprochent ?

    « J’ai dû mettre trop de véhémence » se reproche t-il ce matin.

    Il regarde ce torse ascétique, ses côtes qui pointent, ces bras dépourvues de muscles et il ricane intérieurement « on ne me voit que le nez ». La parfaite image de l’intellectuel juif.

    « Est-ce que je souffre, comme d’une affection héréditaire, d’un défaut de transmission? »

    « J’ai, depuis longtemps, refusé les fêtes de famille qui scellent la tradition, par crânerie, par opposition à la communauté. Ma résistance, sait-on pourquoi, était-elle si forte ou alors les anciennes générations ont manqué de conviction pour m’instiller toute la vigueur de la diaspora ? »

    David s’observe et il prend conscience que trente- cinq siècles de culture juive en fait ne pouvaient s’éteindre comme cela, uniquement par défaut, sur une génération ? La faute à la modernité, comme certains le disent ? Par le fait de l’enseignement de la philo ?

    Il y a deux semaines, il a franchi la porte de la synagogue, ce qu’il n’avait pas fait depuis des années, comme un voleur, en catimini, pendant un office.

    Il faisait partie ce jour là des « juifs du Kippour » qui ne fréquentent la synagogue que le jour de la fête la plus solennelle du calendrier juif.

    Le Yom Kippour, ou le jour de l’expiation, est le nom officiel de la célébration juive connue sous le nom du Grand Pardon.

    On observe ce jour un jeune de 25 heures, ce que David n’avait pas fait, et on prie avec une ferveur particulière, en implorant le pardon de Dieu. La journée se termine par un repas de rupture de jeûne.

    A la sortie, presque en courant, un double sentiment l’animait, d’abord une sorte de honte de s’être conduit en observateur infidèle et puis, presque simultanément, de la fierté pour avoir affronté son héritage, d’avoir renoué, même fugitivement, avec sa famille.

    Récemment, Pierre Markovitz, son ami et camarade de promotion, agrégé comme lui, juif ashkénaze, lui avait fait cette remarque qui l’avait beaucoup troublé : « Tu es atteint du déni d’appartenance, comme les femmes du déni de grossesse ».

    En prenant de l’âge, est-il naturel de se rapprocher de sa famille spirituelle et pourquoi résister ?

    La spiritualité, terme pris dans son acception la plus traditionnelle, touche à l’intime dans sa relation à la mort, à l’au-delà, dans le contact avec la transcendance.

    La religion implique davantage de participation extérieure, il faut se dévoiler, pratiquer les rituels, la liturgie. En somme, entrer dans une confrérie.

    Tout ce côté enrégimenté que David abhorre.

    Et dans ces moments de doute, Nietzsche venait à son secours pour le rassurer. En même temps, la phrase de Paul Valéry lui revint à l’esprit : « Nietzsche, disait-il dans ses cahiers, c’est un excitant », confirmé par la remarque du philosophe allemand lui même : « Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite ».

    D’ailleurs, à moment donné, se dit David, tout le monde a voulu s’approprier ce grand philosophe méconnu. L’aristocratie, les antisémites, le prolétariat, les métaphysiciens, les moralistes. Certains allant même jusqu’à le considérer comme un moraliste français, type La Rochefoucauld, Vauvenargues ou Chamfort, plutôt que comme un philosophe allemand. D’autres, comme un philosophe spiritualiste, imaginant que la conscience est située en dehors du corps, sous forme d’un élément subjectif indépendant.

    Ce qui a plu à David d’abord, c’est cette volonté de réhabiliter le corps.

    « Je suis corps entier et rien d’autre »

    Mais si l’âme est une partie du corps, la santé des philosophes devient-elle aussi un enjeu philosophique ? En somme, hypocondriaques du seul corps-matière, sans dommage pour l’âme ? Ou pas ?

    Comment aimer Bergson et Nietzsche à la fois, ses deux auteurs favoris ?

    En fait, faut-il donner du sens à son existence ?

    Son oncle, le rabbin, lui a répondu : « Si tu cherches du sens à l’existence, fais ton alya ». Il lui proposait donc d’émigrer en Israël, le malade.

    David n’oublie rien, il a été élevé dans le rite, la loi juive, la Halakha que d’aucuns comparent à tort à la Charia islamique, Simon son père dirait : « l’Éternel n’est pas un tyran domestique ». Élevé par exemple au rite du vendredi soir, les bougies, la prière, toutes les bénédictions, sur le vin (le kiddouch), sur le pain, la longue prière de fin dont il ne se souvenait plus.

    Se rappeler tout cela le fit frissonner.

    Chapitre II

    Le métro, neuf heures trente.

    David n’est pas pressé, ses cours ne commencent qu’à dix heures.

    Il aime bien ces moments, au milieu de ces gens disparates, absents. Le compartiment n’est pas bondé, une dizaine de personnes tout au plus.

    Il observe les personnes présentes et imagine leur vie, leur profession.

    Une jeune femme attire son attention. Bon genre, petites lunettes fines, une jolie peau, sûrement agréable à caresser, se dit-il, son attaché-case posé entre ses jambes. Comme il le fait rarement, par timidité, il cherche à capter son regard avec une lourde insistance. Le nez rivé sur ses dossiers, elle ne bouge pas. Il renonce à regret.

    Et il songe à sa vie sentimentale.

    « Ratée, épisodique, anémique » devrais-je dire. Ah oui, des bouts d’essai, des rencontres fugitives, le désir presque toujours déçu de former un couple, à part une fois, mais raté. Et chaque fois, la même question, pourquoi, à qui la faute ? »

    Rêveur, romantique, décalé, exigeant.

    Sexuellement déficient, c’est-à-dire d’après les remontées post-coïtales, plutôt du genre éjaculateur précoce, ce qu’il s’était refusé à admettre longtemps. Cela l’avait tellement perturbé qu’il avait pris pour habitude de comptabiliser les minutes pendant l’acte. L’obsédé de la performance, crispation sur la chair.

    Quarante ans déjà et cette vie qui lui fuit entre les doigts.

    « Tu vois, tu te tourmentes encore, apprivoiser la femme ne suffit pas, au fond tu aimerais la dominer, la domestiquer. Une réminiscence ancestrale et biblique. »

    Cela lui amène un sourire intérieur.

    Il reste deux stations et le temps lui paraît soudain long.

    Trois jeunes pénètrent dans le compartiment, deux noirs costauds et un autre de type maghrébin, plutôt fluet. Visiblement excités, ils bousculent immédiatement toutes les personnes sur leur passage.

    A vue d’œil, ce sont des adolescents, seize, dix sept ans à peine.

    Tout le monde baisse les yeux, cherche à échapper à leur attention.

    Ils commencent à crier puis à hurler « Bandes de rats, on vous enc…, vous allez raquer… allez toi, ton portable » gueule l’un d’eux en s’adressant à un jeune garçon. « Et alors tu piges pas ? Ton téléphone ! »

    Il le bourre de coups sur l’épaule. Très apeuré, le jeune s’exécute.

    David a-t-il à ce moment-là esquissé un rictus, froncé ostensiblement les sourcils, un des agresseurs, le plus menu, s’approche vivement et lui lance, en approchant sa tête au plus près de son visage : « T’as quelque chose à dire, bouffon ? »

    David se sent vidé de son sang. Tout le monde attend sa réaction, on le dévisage, il comprend qu’il doit faire quelque chose puisque c’est lui qui est directement interpellé. Mais il ne peut plus bouger, paralysé, tout courage l’abandonne.

    « Qu’est-ce que je fais là ? Je voudrais me téléporter ailleurs, d’un claquement de doigt. Putain, tout le monde me regarde et je suis seul. Personne ne va intervenir »

    « Alors, pauvre mec, t’as pas de couilles ? Je suis sûr que t’as pas de meuf ! »

    Au moment où il va dire quelque chose, David reçoit une claque magistrale qui lui fait tourner la tête. Des larmes lui viennent, pas de la douleur, de l’humiliation.

    L’énergumène va sans doute renouveler son geste mais une main ferme arrête son bras.

    La jeune femme, dont il avait essayé d’attirer le regard, s’est interposée et murmure à l’oreille de l’assaillant une phrase que David n’a pu entendre, si ce n’est que cela ressemblait à de l’arabe.

    Le jeune homme, apparemment décontenancé, hésite un moment et se demande quel parti prendre. Puis, visiblement calmé, il se concerte avec ses amis et, à la surprise de tous, ils décident de quitter les lieux.

    Un froid polaire envahit le compartiment. David dit merci, s’assoit puis se relève de suite, sa station arrive.

    En descendant, il jette quand même un regard en arrière. La femme a remis son nez dans ses dossiers.

    David se pose sur le quai, hébété. Il s’assoit sur une banquette, ses jambes tremblent encore, ses tempes tapent à la vitesse de son cœur, à 120. Il déglutit trois fois.

    Il n’a rien pu faire, rien pu dire devant ces adolescents et surtout il s’est rendu ridicule face à cette jeune femme intrépide.

    « Pas de c… ». Assurément la preuve. Cette fois, aucun doute.

    Rapide remake de sa vie.

    Les rares occasions où il a été confronté à des actions violentes, il a réussi à s’échapper avec adresse, la plupart d’ailleurs grâce à sa virtuosité dialectique.

    Cette facilité verbale a été, est toujours sa grande force et elle l’a aidé à sortir de bien des mauvais pas. Une sorte d’assurance mais qui ne pouvait avoir de prise sur ces jeunes exaltés et primaires.

    La rue lui parait bien inhospitalière d’un coup.

    Puis lui revient brutalement le souvenir de ses jeunes années de lycée et surtout de cette année de quatrième où une espèce de grand escogriffe pustuleux l’avait persécuté un trimestre entier, jusqu’à son renvoi.

    Lui, le premier de la classe, le chouchou de tous les profs, faisait bien des jaloux et, dans le fond, il s’en délectait.

    Il réalisa, prouesse de la mémoire, qu’il avait tout occulté de cette période, sans doute aussi parce qu’il ne s’était confié à personne.

    Sa mère aimante à l’excès, comme toutes les mères séfarades, prête à tous les débordements pour sa perle de fils, eût piqué une crise de nerfs et ameuté le quartier.

    Là, la paix domestique, si ce n’est la paix intérieure.

    Quant à son bigot de père qui aurait voulu être rabbin et qui admirait son frère portant la parole de la Thora à la petite communauté du coin, il aurait, sans doute invoqué l’Éternel « Béni soit-il » et assommé son fils de conseils religieux. Le pauvre peuple juif voué à la diaspora et à la souffrance rédemptrice.

    Ici, la paix spirituelle par l’évitement.

    Au fond, c’est bien sûr et une fois de plus, la preuve est là : « Je suis le produit naturel de ma race- bien que j’en conteste la réalité scientifique- d’un père accroché à son vaisseau talmudique et d’une mère farouchement dhimmie, soumise non au statut musulman mais à sa position de femme séfarade. »

    David s’arrête alors, au cœur de ses réflexions, sur un banc, un peu rasséréné.

    Il respire profondément deux fois, comme son prof de yoga lui a appris, par l’abdomen.

    Il se persuade qu’il va pouvoir effacer facilement cet épisode, le minimiser, à peine regrettable.

    « Je ne prendrai plus cette station, à cette heure, si je peux »

    Il se met à sourire puis à se racler la gorge comme s’il avait eu peur qu’on ait entendu sa pensée et il trouve, comme d’habitude, une consolation dans ses grands hommes, grâce à cette phrase d’Anatole France qui l’avait ravi : « A mesure qu’on s’avance dans la vie, on s’aperçoit que le courage le plus rare est celui de penser ».

    L’heure de son cours se rapprochait. Il devait faire bonne figure et intéresser ses élèves à Kant. Pas une mince affaire. Surtout que Kant le barbait, son œuvre et sa vie. Mais, au fond, était-il si différent de cet homme, dont la journée était cadencée à la minute près, répétant presque rituellement les mêmes gestes, aux mêmes heures ?

    A quoi se réduisait sa propre existence, sans aucune fantaisie, sans la moindre anicroche, vouée aux mêmes trajets, aux fréquentations programmées ?

    En ricanant, il se dit que la baffe du jeune arabe venait de fissurer son quotidien.

    Et surtout de dévoiler publiquement sa lâcheté, sa terrible lâcheté.

    Un recours, une échappatoire… « Papa, maman, qu’avez-vous fait de moi ? »

    Facile, peu élégant, de rendre les autres responsables.

    Et puis, qui est intervenu dans ce compartiment ? A part cette jeune femme ?

    Le comble pour un juif, nourri à la bible, berceau de la misogynie, défendu par une femme…

    Chapitre III

    Dimanche.

    Florence sirote son café, tranquille, apaisée. A sa place habituelle, elle peut voir sans être vue. Le lieu de rendez-vous des turfistes et des joueurs de loto est encore assez calme, bruissant à peine, comme en attente des vagues bientôt déferlantes des accrocs.

    Elle voudrait ne penser à rien. Impossible bien sûr. Si elle pouvait arrêter de penser de temps en temps. Et toujours le boulot qui l’accapare.

    Grosse réunion hier, avec tout le staff et les dirigeants sur la mise en œuvre de la nouvelle stratégie d’entreprise, sur la désormais incontournable notion d’« entreprise élargie ».

    Les missionnés ont fait assaut d’imagination et de créativité, les pauvres, sous le regard censeur de « Monsieur le PDG ».

    En gros, il faut comprendre : nouvelle gestion du cœur de métier- va expliquer ça- qu’on pourrait résumer : faire évoluer l’organisation interne, nouvelles compétences pour de nouvelles activités, pour préparer ce qu’on appelle pudiquement « l’externalisation », plus prosaïquement des délocalisations.

    En somme des emmerdes pour la DRH… Pas de quoi passer un dimanche cool.

    Elle s’apprêtait à rentrer chez elle, quand son attention fut attirée par un homme qui venait de s’asseoir. Où l’ai- je vu, est-ce une de mes connaissances ?

    Et l’image jaillit en un instant, avec fulgurance : « Merde, c’est le mec qui s’est fait gifler dans le métro !! ».

    Elle l’avait en face et elle pouvait l’examiner en toute quiétude. Lui semblait ne se douter de rien, perdu dans ses pensées qu’elle imaginait sombres.

    « Pas mal finalement, maintenant que je peux le voir sans son expression atterrée de pauvre gamin persécuté. De l’allure, apparemment bien proportionné, assez élégant dans son costard du

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